Introduit au Théâtre des Carmes par Daniel Auteuil, Christian Bourgeois assiste aux représentations de Statues et prend part, sans le savoir, à la création du OFF. Cette même année de 1966, il rejoint, en tant que comédien, la Nouvelle Compagnie d’Avignon. Il y travaille aux côtés d’André Benedetto durant cinq ans et demi.

Comment était le théâtre, lorsque vous êtes arrivé, en 1966 ?

La scène d’aujourd’hui était murée. Au fond, il y avait une cabine de projection, avec un escalier en fer. Le sol était en béton armé, avec des dénivellations et des sièges en bois. Il y avait une entrée du théâtre avec un guichet. En revanche, le lieu où se trouve aujourd’hui l’entrée du théâtre était un garage Simca. Les loges existaient déjà. Derrière le mur, au-dessus de la scène originelle, de vieux costumes étaient suspendus sur des cintres, preuve qu’il y avait aussi des représentations de pièces de théâtre. Remontons le temps : avant la compagnie, je venais ici, parce que c’était une salle paroissiale qui appartenait au curé, Jacques de la Celle. Il y faisait du catéchisme et du cinéma. Deux cents mètres plus loin, un cinéma s’est ouvert, Le Roxy. Quand le directeur a appris ce que faisait le curé, il a considéré que c’était de la concurrence et l’a dénoncé aux pompiers. Les pompiers sont venus : « Soit vous mettez un rideau de fer qui coupe la scène de la salle en cas d’incendie, soit vous murez. » Ils ont donc muré, et le cinéma s’est plus ou moins arrêté.

Quelles incidences avait la disposition du lieu sur les mises en scène d’André Benedetto ?

Avec le mur, le théâtre imposait une manière de jouer qui était tout à fait différente du théâtre à l’italienne. Tous les spectacles étaient pris sur la salle. Automatiquement, on perdait des spectateurs (il ne devait pas y avoir plus de quatre-vingts personnes). À part Statues, beaucoup de pièces se jouaient au milieu du public, soit en rond (Le Minotaure, pour laquelle une arène de corrida avait été reconstituée dans la salle), soit en carré. Tout l’espace était occupé. Il y a même eu une pièce qui s’est jouée derrière, avant que le mur ne soit abattu (Manteau d’espion, 1984) ; ou encore une autre, sur le côté droit depuis la scène actuelle (Radio Solo, 1982). Systématiquement, comme l’espace était réduit à cause du mur, on a gagné en hauteur : bien souvent, dans les spectacles, il y avait des promontoires avec des comédiens qui jouaient assez haut pour gagner cet espace (Napalm, 1967). Dans La Contradiction dans l’œuf, il y avait une nacelle qui était accrochée au plafond et le public était installé tout autour.

Comment le théâtre a-t-il évolué au fil des années ?

En 1969, on a refait le toit avec le curé. La deuxième tranche, ce fut le réaménagement du théâtre. Ils ont décidé de rajouter des places, parce que ce n’était pas viable ; ils ont monté des gradins. C’est une salle qui peut être transformée, tout peut se démonter. Tout a été monté avec des tubes dans ce but-là. En 1988, grâce au Conseil général, l’autorisation a été donnée d’abattre le mur ; avec les pompiers, un système d’aération a été conçu. La scène s’est ouverte et automatiquement, comme on l’a vu avec la mise en scène, cette ouverture a posé un autre problème : là, d’un coup, on est tombé dans le théâtre à l’italienne, c’est-à-dire un théâtre frontal. Par la suite, il y a eu la création du balcon, dans les années 1988-1990. Les structures en bois de la scène ont été conservées, elles sont d’époque. Il y avait quand même une volonté de préserver le lieu, de ne pas tout détruire. Le mur du fond n’a jamais été touché. Cette scène a une histoire. À l’origine, il y avait une scène en très mauvais état. Mais en 1993, Philippe Caubère jouait à côté, au cloître des Carmes, Le Roman d’un acteur ; il avait fait construire une scène et, à la fin du Festival, il l’a donnée à Benedetto : « Benedetto ne voulait pas que je rentre dans son théâtre, maintenant je vais y entrer avec ma scène. » La scène du Théâtre des Carmes est donc celle de Philippe Caubère, celle sur laquelle il a joué vingt ans plus tard, notamment dans Urgent crier (2010).

La régie a été construite à la place de la cabine de projection de l’ancien cinéma. Depuis, le théâtre n’a pas bougé. Aujourd’hui, il y a 185 places et le Théâtre des Carmes fait partie des cinq scènes permanentes d’Avignon.

Quelles sont les contraintes de ce lieu ?

Il n’existe pas de contraintes au niveau patrimonial. En revanche, tous les ans, systématiquement, au mois de juin, les pompiers viennent : ils font le tour de tous les théâtres pour vérifier les problèmes de sécurité. En 1969, pour Kamodé, on avait fait un couloir qui était sur la partie droite de la salle, depuis la scène ; un couloir en forme d’hommes et de femmes, avec, à l’intérieur, de la mousse : c’était un élément de conditionnement pour le spectateur. Et à l’arrivée, il y avait des gens avec des mains en bois qui prenaient les spectateurs dans leurs bras, qui les caressaient. Hurlements des pompiers : « Cassez tout ou on vous ferme votre théâtre. »

En quoi peut-on dire qu’avec certaines pièces d’André Benedetto le patrimoine est entré dans le théâtre ?

À Avignon, trois spectacles d’André Benedetto font entrer le patrimoine dans le théâtre. Dans À bec et à griffes (1971), c’est l’histoire d’Avignon, des hommes préhistoriques à la destruction du quartier de La Balance, en passant par Bénézet et les papes. À la fin du spectacle, il y avait un crâne (la fameuse découverte archéologique dont les mauvaises langues disaient que tout avait été détruit pour ne pas gêner le chantier de réhabilitation de La Balance) et, derrière, un panneau surgissait avec cette inscription : « F2, 2 millions ». Dans Ville à Vif (1978), c’est dans les lieux d’Avignon que la mise en scène va emmener les gens : il y avait d’abord trois spectacles dans le théâtre (le premier dans une piscine, à l’entrée du théâtre ; le deuxième derrière le mur, où une comédienne parlait ; le troisième, Le Minotaure, lié à un marcheur, un jeune homme qui déambulait dans les rues d’Avignon, la chemise ouverte, faisant de grands gestes et parlant tout seul) ; puis le public sortait et tous partaient se promener dans Avignon : la prison (une catastrophe pour la démocratie, selon André) ; le rocher des Doms ; les bords du Rhône et le pont Saint-Bénézet ; le palais Paul Vidal (Champfleury) où était reconstituée une rue d’Avignon avec ses restaurants et ses boutiques et où étaient joués des spectacles (Madame Popolo veut à tout prix passer le réveillon dans le Palais des Papes, parce que c’est le peuple qui l’a construit) ; le spectacle se terminait par un feu d’artifice. Tout au long de la déambulation, des textes étaient dits par des comédiens. Le troisième spectacle à avoir mis en valeur le patrimoine avignonnais est Les Arpenteurs de la cité (1999). Mais en réalité, dès 1971, on a fait des parades avec une fanfare dans les rues d’Avignon et dans les quartiers. On invitait les gens des quartiers à nous rejoindre ; depuis Saint-Ruf et Monclar, on remontait la rue de la République. Tout cela crée un rapport particulier avec Avignon. Ensuite, ont été mises en place des manifestations sur la guerre du Vietnam (un carnaval avec mise à feu de Monsieur Carnaval au pont Saint-Bénézet), des performances faites place de l’Horloge. André était en avance sur son temps : les défilés avec les grosses têtes, comme les Bread and Puppet aux États-Unis, nous, nous ne les avions vus qu’à Nancy. En 1971, avec La Commune, on a décidé de faire une manifestation et d’inviter les Avignonnais pour fêter le centenaire. On a construit une Commune qui faisait six mètres de haut, un canon avec des roues de charrettes, des bonnets phrygiens, des chevaux. En fin de compte, c’était pour préparer la fête de l’Humanité où on avait été invité à faire un énorme défilé. On est parti dans Avignon par les petites rues et on est arrivé place de l’Horloge. Et bien sûr, au bout d’un moment, qui est-ce qui est arrivé ? La police. « Autorisation ? » La police n’a pas osé, c’était tout de même culturel. Ils nous ont dit : « Faut arrêter, vous rentrez ! » On est rentré, mais on a continué à faire le défilé, c’est-à-dire à chanter, à balancer des pétards ; petit à petit on s’est retrouvé à plus de cent. La ville n’était plus considérée seulement comme un patrimoine, mais aussi comme un lieu de spectacle, une scène, et les habitants étaient là. Enfin, il faut aussi mentionner l’affaire Dominici et la pièce Pourquoi et comment on a fait un assassin de Gaston D (1972), une enquête montrant comment on a manipulé ce paysan bas-alpin pour lui faire avouer des choses qui sortaient la veille dans les journaux. La pièce a été mise en scène dans le cloître des Carmes. André a pris le lieu comme il l’était, sans scène, sans aménagement.