1Voici un nouvel exemple du décalage entre la mémoire et l’histoire. Les Avignonnais connaissent bien le quartier des Carmes, sa place vivante et accueillante, sa vaste église paroissiale dont le vocable Saint-Symphorien n’a jamais fait oublier le nom du couvent, son cloître investi en juillet par le Festival et récemment ouvert à la promenade, son théâtre fondé par André Benedetto, son association de quartier qui organise chaque année les « Médiévales des Carmes »… Et cependant, l’histoire du couvent qui a donné son nom à ce quartier reste assez mal connue. Il s’agit pourtant du seul couvent mendiant avignonnais relativement préservé, notamment grâce à la transformation de son église en lieu de culte paroissial au début du xix^e siècle. Du vaste établissement des Dominicains, il ne reste que quelques rares vestiges cachés dans des propriétés privées à proximité de la rue Victor Hugo ; de celui des Franciscains ne subsiste qu’une partie de l’église au début de la rue des Teinturiers, et les restes de celle des Augustins, voisins des Carmes, se retrouvent divisés au sein d’appartements privés. Or, si l’histoire des Franciscains d’Avignon – ou Cordeliers – est désormais bien connue grâce aux travaux de Clément Lenoble et Simone Balossino¹, si le couvent des Augustins a bénéficié en 1998 de l’étude archéologique de Magali Truel et François Guyonnet², les Carmes attendent encore une étude approfondie, à la fois historique et archéologique.

Le couvent des Carmes et celui des Augustins (au premier plan) au xvii^e siècle

2Depuis la présentation des vestiges du couvent à l’occasion du Congrès archéologique de France tenu à Avignon en 1909³, la seule recherche un peu ambitieuse, à défaut d’être rigoureuse, se trouve dans une curieuse histoire anonyme parue en feuilleton dans le bulletin paroissial « la Voix des Carmes », de 1929 à 1936⁴. À cette époque, le cloître était encore en partie privé et donc largement méconnu. Il ne sera dégagé complètement qu’après la guerre, à la suite du legs à la mairie de la propriété de M. Manon. Depuis, des travaux de restauration ont fait apparaître quelques vestiges des bâtiments conventuels à l’est du cloître, et les nombreuses recherches historiques portant sur l’Avignon médiévale, notamment celles d’Anne-Marie Hayez, de Jacques Chiffoleau ou de Simone Balossino, permettent d’éclairer quelque peu la place de ce couvent dans l’histoire de la ville.

3Ce sont ces fragments que je rassemble ici, comme un point de départ pour une histoire qui reste largement à écrire, afin d’apporter quelques éléments de réflexion sur les héritages diffus qui sont à l’œuvre dans la réutilisation comme espace théâtral de cet ancien couvent.

L’installation d’un ordre mendiant au xiii^e siècle

4L’origine de l’ordre des Carmes se trouve en Orient à la fin du xii^e siècle, à un moment où la présence franque issue des croisades est fortement fragilisée par la reconquête musulmane. Une petite communauté de religieux s’établit alors à proximité du Mont Carmel, qui donna son nom à ce nouveau modèle de vie religieuse, encadré par une règle rédigée par le patriarche Albert de Jérusalem entre 1206 et 1214. L’invention d’un nouveau mode de vie communautaire et spirituel est alors loin d’être exceptionnelle. Depuis un siècle au moins, un besoin de réforme profonde du vieux monachisme s’est fait sentir, et les initiatives se sont multipliées, avec l’apparition par exemple des Chartreux ou des Cisterciens. Mais la véritable nouveauté éclate au début du xiii^e siècle, avec les disciples de François d’Assise et de Dominique de Guzman, inventant un mode de vie nouveau, fondé sur la mendicité, sur la prédication et sur une vie communautaire ouverte vers des milieux urbains en plein essor. À la charnière entre clergé régulier et clergé séculier, ces frères mendiants, qui ne sont pas des moines à proprement parler, rencontrent très vite un large succès populaire.

5Les héritiers du Mont Carmel, dont la vocation était essentiellement contemplative, étaient relativement éloignés de ce mouvement. Cependant, soucieux d’éviter la dispersion et la multiplication de ces nouveaux ordres, le pape Grégoire IX n’accepta de reconnaître les Carmes qu’à la condition qu’ils s’inscrivent parmi les Mendiants. Cela imposa quelques années plus tard, en 1247, des modifications à la règle originale et une ouverture nouvelle des frères Carmes sur les activités pastorales. Aux côtés des Franciscains, des Dominicains et des Augustins, ils constituent dès lors un des quatre ordres mendiants reconnus par la papauté après la suppression de communautés similaires à la fin du xiii^e siècle.

6L’installation des couvents mendiants dans les villes d’Occident est rapide. Avignon voit sans doute s’installer des Franciscains et des Dominicains dès les années 1230⁵. Si l’on ignore la date de l’arrivée des Carmes, il est probable qu’elle est de peu postérieure. Le premier document à mentionner leur présence à Avignon est une transaction datée du 14 octobre 1267 entre l’évêque, le chapitre cathédral et les frères Carmes – ils sont cinq, dont le prieur, à être nommés dans le texte⁶. Ce grand parchemin portant sceau de l’évêque est conservé dans un chartrier relié au milieu du xvi^e siècle. Il témoigne de discussions serrées et de tensions entre le clergé traditionnel de la ville et les nouveaux frères mendiants. Une telle situation est courante à ce moment, car les curés de paroisse craignaient, à juste titre, la concurrence de ces prédicateurs innovants et populaires. Le document de 1267 montre que les Carmes, probablement installés depuis quelque temps dans un lieu non déterminé, souhaitent édifier une église et un couvent – une domus – dans la ville ou dans ses faubourgs. Ils obtiennent le droit de le faire, mais seulement à l’extérieur des murs. Une série de restrictions leur est imposée dans leurs activités pastorales, preuve qu’ils sont déjà suffisamment bien intégrés dans la société urbaine pour inquiéter le clergé local : ils ne pourront avoir qu’une seule cloche, l’accueil d’un défunt dans leur cimetière sera dépendant d’une autorisation de l’évêque, de même que l’administration des sacrements aux fidèles, ils devront faire bénéficier à la paroisse des aumônes reçues… Ces règles sévères seront néanmoins assouplies à la fin du siècle.

7Le compromis de 1267 est donc à l’origine de l’implantation du couvent actuel, édifié à la périphérie immédiate de la vieille enceinte, aujourd’hui disparue, qui délimitait la ville depuis le xii^e siècle. Le lieu est néanmoins très bien choisi, proche du portail Matheron, principale entrée de la cité, et donc de la route venue du nord, un axe de circulation très fréquenté. L’installation des Carmes à Avignon semble donc connaître une histoire assez comparable à celle des Franciscains, initialement fixés à l’intérieur de la ville, probablement dans la paroisse Saint-Pierre, avant de déménager vers 1264 à l’extérieur des murs et à proximité d’une porte, pour édifier un couvent plus vaste.

8À la fin du xiii^e siècle, Avignon fait partie des villes suffisamment importantes et attractives pour posséder un couvent de chacun des quatre ordres mendiants. Ceux-ci entourent en quelque sorte la cité, les Dominicains à l’ouest, les Franciscains au sud, les Carmes et les Augustins à l’est, de chaque côté de la route principale venue du nord.

Un vaste couvent

9On ignore tout des premières constructions qui ont probablement suivi l’accord de 1267, et seule une étude archéologique approfondie permettrait d’en déceler des traces éventuelles. Comme tous les établissements religieux de la ville, les Carmes ont largement profité de l’arrivée d’un pape à Avignon, et surtout de l’investissement dans la cité de Jean XXII, qui en avait été l’évêque et qui choisit de s’y installer dès son élection à Lyon en 1316. La comptabilité pontificale garde ainsi la trace de dons effectués par le pape pour des chantiers de construction. En 1318 puis 1324, une somme est versée pour l’édification d’une chapelle Sainte-Agnès, in capite ecclesie⁷. En 1325, il est encore question d’une chapelle mais aussi du chevet⁸. On peut donc supposer que l’on décide alors d’agrandir une église devenue trop petite. En 1332, c’est la nef qui fait l’objet d’un financement pontifical⁹. En 1345 encore, sous le pontificat de Clément VI, une somme est allouée pour les murs de l’église¹⁰.

10Une première phase de construction a donc lieu dans les années 1320-1330, et il est probable que le cloître ait été édifié au moins en partie à ce moment, même si aucun don pontifical ne l’atteste. Son style architectural, marqué par d’imposants contreforts servant à soutenir les larges croisées des galeries, est très proche de celui du cloître de la collégiale de Villeneuve, édifié à partir de 1335¹¹. Les nombreux culots sculptés qui supportent les nervures mériteraient une étude particulière qui permettrait sans doute de préciser cette chronologie.

11L’église que l’on observe aujourd’hui témoigne de l’ampleur du projet initial. Conformément à la plupart des édifices mendiants, elle est particulièrement grande de manière à accueillir un nombre important de fidèles pour écouter les sermons des prédicateurs. La nef est large et dégage un vaste espace propice à la diffusion de la parole, bordé de petites chapelles latérales destinées à accueillir les dévotions privées, familiales ou confraternelles. Le plan est ainsi conforme à la fois aux usages des Mendiants et aux traditions architecturales méridionales, attachées à la nef unique.

12Il semble néanmoins que les Carmes ne soient pas parvenus à aller au bout de leur projet au cours du xiv^e siècle. En effet, on devine une nouvelle phase importante de construction au début du xvi^e siècle : la façade occidentale de l’église ainsi que le portail d’entrée du couvent, encore visible sur la rue Carreterie, montrent des gables à fleurons typiques du gothique finissant pratiqué à ce moment par les maîtres d’œuvre avignonnais. De même, les vestiges de la salle capitulaire à l’est du cloître comportent une voûte à liernes et tiercerons caractéristiques de cette époque. Enfin, il semble que le cloître lui-même ait eu besoin de travaux, attestés par un acte notarié de 1510¹². C’est d’ailleurs en 1520 seulement qu’intervient la consécration officielle de l’église, aboutissement d’un long chantier qui se sera échelonné sur deux siècles.

13Le plan d’Avignon de 1618 montre que le couvent des Carmes occupe alors un vaste îlot urbain entre les actuelles rues des Infirmières et de la Carreterie. Au sud, l’enceinte empiète largement sur la place d’aujourd’hui. Le portail monumental ouvre sur une allée bordée d’arbres qui conduit à l’imposante église en longeant probablement le cimetière. La taille du cloître a visiblement impressionné le dessinateur qui en a exagéré les dimensions. À l’est et au nord, on devine des bâtiments conventuels dont il ne reste que quelques vestiges.

14En dépit d’un incendie en 1562, l’église est encore couverte d’une charpente de bois, solution économique permettant de se dispenser d’imposants contreforts et de donner une allure plus légère à l’édifice. Mais, en 1672, un incident plus grave entraîne l’écroulement du mur sud, au-dessus des chapelles. On envisage alors un voûtement en pierre et des contreforts sont édifiés, modifiant fortement l’aspect extérieur de l’édifice. Néanmoins, probablement en raison de difficultés financières, le projet ne pourra aboutir. Il faut attendre la transformation en église paroissiale pour que la voûte soit finalement réalisée, en 1836.

Une forte intégration dans la société urbaine

15Conformément à la vocation mendiante à laquelle il se rattache, le couvent des Carmes a toujours été assez largement ouvert sur la ville et intégré à la vie de la société avignonnaise. Lieu de prière, il est aussi un lieu où se déploie la parole de la prédication et où l’on pratique l’étude, destinée justement à former des orateurs compétents, dans le cadre d’un studium. Celui des Carmes semble avoir été particulièrement actif au xiv^e siècle, lorsque les papes résidaient à Avignon. Dans les années 1330 y enseignait un certain Jean Rubei – ou De Clarano – proche du pape Jean XXII qui le nomma évêque de Terralba en 1332. On connaît de lui un sermon prononcé devant le pape le 21 mars 1333 pour le dimanche de la Passion, dans lequel il se montre favorable à l’opinion controversée du pontife sur la vision béatifique¹³. La même année, on apprend par une lettre de Jean XXII que le couvent d’Avignon est agité : on parle de disputes, de bagarres, de calomnies… Il faut sans doute imaginer un établissement dynamique et attractif où se pressent de jeunes frères avides de profiter de la proximité du siège apostolique.

16Quelques années plus tard, le couvent bénéficie du passage d’un autre Carme de renom, le frère Pierre Thomas. Arrivé à Avignon en 1345 en tant que procurateur de l’ordre des Carmes, il est apprécié par le pape Clément VI qui le nomme expert en théologie en 1351, puis par Innocent VI et Urbain V qui l’envoient comme légat en Italie et en Orient. Mort à Chypre en 1366, en odeur de sainteté, il sera finalement canonisé au xvii^e siècle¹⁴.

17Cette proximité avec le pouvoir pontifical se double d’un succès populaire, sensible dans le nombre des élections de sépulture chez les Carmes et dans l’accueil des confréries urbaines. L’étude de Jacques Chiffoleau sur les testaments avignonnais des xiv^e et xv^e siècles a montré le succès grandissant des ordres mendiants dans la nouvelle société urbaine : selon ses calculs, environ 50 % des marchands, 35 % des artisans et 12 % des agriculteurs choisissent de se faire enterrer chez les Mendiants¹⁵. La concurrence est forte entre les quatre ordres, et Franciscains et Dominicains arrivent largement en tête. Mais l’on observe une certaine spécificité des Carmes, qui accueillent beaucoup plus d’artisans que les autres : parmi ceux qui choisissent un couvent mendiant comme dernière demeure, 43,66 % des artisans choisissent les Carmes, contre 16 % des marchands et 25 % des agriculteurs¹⁶. Cette impression est renforcée par la présence de nombreuses confréries de métiers installées dans ce couvent : tailleurs, orfèvres, peintres, scieurs… Cela peut s’expliquer par la sociologie d’un quartier périphérique assez populaire, mais peut-être aussi par la nature d’une action pastorale que l’on connaît encore mal.

18Ce succès explique le dynamisme d’un établissement qui se prolonge encore un bon siècle après le départ des papes. Le déclin commence au cours du xvi^e siècle, et il s’accentue après l’installation en 1608 d’un couvent de Carmes déchaussés, une branche réformée de l’ordre, plus exigeante.

19Si le couvent périclite au xviii^e siècle à l’image de tous les établissements religieux, la période révolutionnaire montre que le lieu focalise encore la vie sociale et politique. En 1790, le quartier est particulièrement actif dans les manifestations hostiles au pouvoir pontifical et les habitants utilisent la grande église des Carmes pour de nombreuses réunions politiques. Les discours enflammés des révolutionnaires succèdent aux sermons des prédicateurs.

20Après le rattachement à la France et la vente des biens d’Église, le couvent des Carmes, y compris son cloître, se retrouve fractionné en plusieurs parcelles privées. Seule l’église connaît une nouvelle vie à partir de 1803 en tant qu’église paroissiale, remplaçant la vieille église Saint-Symphorien qui était située rue Banasterie. Pourtant, le nouveau vocable ne fait pas oublier le nom des Carmes, qui reste profondément inscrit dans la toponymie urbaine et l’identité du quartier, à tel point que le bulletin paroissial paraissant au début du xx^e siècle s’appelle « la Voix des Carmes ».

21Il serait facile de conclure que le théâtre poursuit aux Carmes l’histoire multiséculaire d’un lieu consacré à la parole, à la méditation, et ouvert sur la ville et ses habitants. Il faut pourtant se garder de tout déterminisme historique, tant il est évident que l’activité théâtrale se pose en rupture avec la fonction première du couvent. Ce n’est pas l’église, toujours en activité, qui a été investie, mais le cloître, c’est-à-dire un espace destiné d’abord à la déambulation, la méditation et la discussion. En s’installant dans sa partie centrale, la scène et les gradins occultent en partie ses composantes essentielles, les galeries, réduites au rôle de coulisses ou d’éléments de décor. Il s’agit donc bien d’un usage à contre-emploi, mais qui profite de la taille exceptionnellement grande de ce cloître qui, elle, est directement liée à l’identité mendiante du couvent.

22Si les Carmes s’imposent à partir de 1967 comme l’autre lieu du Festival après la Cour d’honneur, c’est d’abord grâce à la réhabilitation récente du cloître et à un long mouvement de redécouverte du patrimoine avignonnais. Dans le même temps, André Benedetto investissait de l’autre côté de l’église une ancienne salle paroissiale ayant déjà servi de lieu théâtral dans les années 1930, pour y fonder les prémices d’un Festival OFF et y poursuivre une activité artistique tout au long de l’année. Mais le succès de ces entreprises doit peut-être quelque chose à la mémoire confuse d’un lieu à l’identité très marquée et dont l’histoire est liée depuis plus de sept siècles à celle du quartier et de la ville. En retour, le théâtre a permis de poser un nouveau regard sur des vestiges fragmentés, retrouvant presque l’unité de l’ancien couvent : même le vieux portail isolé de la rue Carreterie sert d’entrée pour une salle du Festival OFF. Le théâtre rajoute ainsi à la patine des pierres une nouvelle couche d’histoire.

Façade de l’église Saint-Symphorien, ancienne église des Carmes

Cloître et clocher des Carmes