Ouverture

1Comment le rapport entre spectacle vivant – principalement théâtral – et lieu patrimonial se noue-t-il, quand le premier prend place dans le second ? L’éventail des relations possibles (alliance, indifférence, mésalliance…) et la variété des configurations (coordination, subordination, surimpression…) conduisent à se défaire de toute tentation téléologique. Non ! Ce n’est pas parce qu’Avignon compte parmi les quinze villes françaises les plus dotées de monuments historiques, ce n’est pas parce que la cité et la Cour du Palais des Papes accueillent depuis 1947 le plus grand festival de théâtre de l’espace francophone, qu’il faudrait placer l’événement spectaculaire et les vieilles pierres sous le signe d’une rencontre nécessaire et l’auspice d’un mariage assurément heureux. Un tiers seulement des sites investis par le Festival IN depuis sa création est protégé au titre des monuments historiques, d’après les données collectées par Kévin Bernard. Le Festival aurait pu s’implanter dans un espace débarrassé d’histoire – et Vilar, lui-même, de l’envisager ou de s’en amuser :

Remarque que je n’utilise pas le côté historique, le côté vieilles pierres d’Avignon, fenêtres éclairées, murs mis en relief. Non, je cherche à m’en abstraire. C’est le spectacle seul qui compte. Peut-être un jour je pourrais travailler ailleurs¹.

2L’ampleur actuelle du OFF, bien plus détaché de la monumentalité, fournit un contre-exemple remarquable.

3L’identité du Festival d’Avignon n’en demeure pas moins liée aux monuments (Palais, cloîtres, chapelles…) et aux marqueurs du passé qui lui sont associés : figuration de l’emblème de la cité pontificale – les clés – sur les affiches ; substitution aux trois coups de brigadier de trois sonneries de trompette, évocatrices des busines médiévales, pour annoncer le début de la représentation. Dès leurs origines, les réflexions théoriques sur l’architecture du lieu théâtral tissent, en outre, des liens étroits avec celles du Festival : le premier colloque à interroger l’alliance de l’architecture théâtrale et de l’écriture dramatique se tient en présence de Jean Vilar, en 1948, un an après la première Semaine d’Art². Parce qu’Avignon est devenue une référence centrale pour le théâtre européen et son étude, parce que nombre de créations menées sur le vieux continent prennent place dans un cadre patrimonial en temps de Festival³, la question du rapport entre le théâtre et le patrimoine mérite une investigation.

4Vestige de l’histoire jugé indispensable à la construction culturelle de la nation, joyau que l’État inscrit dans son héritage et entend préserver, le bien patrimonialisé est, au contact de l’événement spectaculaire, nécessairement métamorphosé. Le rôle que les créateurs, médiateurs et spectateurs accordent et confèrent au monument dans la synthèse théâtrale font de l’édifice un espace aux fonctions multiples, à l’identité plurielle, animé par des rapports de forces (entre le respect des pierres et les impératifs de la représentation) et gagné par des conflits de mémoire. Interroger l’entrelacement du théâtre et du patrimoine permet d’envisager l’œuvre du spectacle vivant, art du présent, dans la construction collective d’un rapport au passé et permet de révéler une histoire des sensibilités. Une telle étude nécessite de confronter les situations et de croiser les approches, sans rechercher l’exhaustivité.

5Lourdement médiatisée, « écrasante » par son poids symbolique et mémoriel, la Cour d’honneur offre, à bien des égards, un cas-limite. Avant de l’examiner lors d’une prochaine étude, il convient d’éclairer l’interaction des logiques patrimoniales et des dynamiques théâtrales dans les autres lieux monumentaux, investis par l’événement spectaculaire, et souvent négligés dans les travaux universitaires. Le cloître des Carmes offre, de ce point de vue, un intérêt majeur. « Avec ses cinquante-deux éditions [et ses cent quarante-trois spectacles représentés de 1967 à 2018, il] se place aujourd’hui au deuxième rang des lieux de spectacle du festival d’Avignon, après la Cour d’honneur », rappellera Lenka Bokova. De façon singulière, c’est également dans les vestiges de cet ancien couvent, à proximité du cloître, qu’est né le OFF au Théâtre des Carmes d’André Benedetto. Une troisième scène théâtrale y a même pris place depuis 2005, de façon saisonnière, dans le garage donnant au 33 rue Carreterie (théâtre Gilgamesh, devenu Essaïon en 2011). Une quatrième aire de jeu pourrait être mentionnée : le square lui-même accueille ponctuellement, grâce à une autorisation municipale, des compagnies avignonnaises ; citons la création de L’Homme seul par Seb Lanz en 2018.

6Ce lieu s’est ainsi imposé comme un terrain d’observation particulièrement fécond pour mettre à l’épreuve les réflexions menées depuis 2017 au gré de séminaires réunissant à l’Université d’Avignon des chercheurs venus d’horizons disciplinaires variés (histoire, littérature, études théâtrales, langues et civilisations étrangères, sémiologie et architecture), intrigués par les noces du théâtre et du patrimoine dans l’ancienne cité pontificale. Le présent volume rend compte de ces regards croisés en rassemblant les actes de la journée d’étude du 5 juin 2018, généreusement accueillie par l’équipe du Théâtre des Carmes. La scène patrimoniale, lieu chargé d’histoire (Paul Payan, Kévin Bernard), susceptible d’être mise en valeur par les médiateurs (Lise Renaud) fait l’objet d’un premier examen ; l’inscription du spectacle dans les pierres constitue le second. Les mises en scène de l’édifice (Lenka Bokova) et leurs réceptions par les spectateurs (Marie Galéra) sont analysées de façon diachronique avant d’être appréhendées de façon synchronique. La pratique de quelques compagnies et metteurs en scène emblématiques, tels le Living Theatre (Émeline Jouve), Angélica Liddell (Antonia Amo Sánchez) et Tiago Rodrigues (Sophie Gaillard), livre ainsi le dernier temps de l’étude. Au fil du parcours, la parole est donnée à des témoins singuliers : le directeur du Théâtre des Carmes, Sébastien Benedetto ; un ancien membre de la Nouvelle Compagnie d’Avignon, Christian Bourgeois ; le photographe officiel du Festival d’Avignon, Christophe Raynaud de Lage et le directeur technique du Festival, Philippe Varoutsikos.

7Les auteurs de cet ouvrage expriment toute leur reconnaissance aux contributeurs de la journée d’étude, aux étudiants du master Théâtre et Patrimoine, ainsi qu’aux laboratoires ICTT et CIHAM, à la Fédération de Recherche Agorantic, au Théâtre des Carmes, à l’antenne BnF de la Maison Jean Vilar, enfin à Guido Castelnuovo et à son équipe des Éditions Universitaires d’Avignon pour avoir accompagné avec patience et efficacité la mise en forme de ce travail.