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Les sources du funéraire en France à l'époque contemporaine

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Bruno Bertherat

CHAPITRE 1 : les enjeux de la conservation et de l'exposition

Exposer des derniers portraits

Rôle et responsabilité du conservateur de musée et du commissaire d’exposition

Emmanuelle Héran

Texte intégral

1L’exposition « Le Dernier Portrait » (Paris, musée d’Orsay, 5 mars – 26 mai 2002) se proposait d’évoquer la pratique ancienne qui consiste à faire le portrait d’un défunt sur son lit de mort ou avant sa mise en bière – pratique extrêmement répandue dans les pays occidentaux au XIXe siècle, et jusque dans la première moitié du XXe siècle. Y ont été montrés 199 œuvres, objets et documents : masques mortuaires, photographies, peintures, dessins, gravures, ouvrages et documents graphiques.

  • 1 M. Bessy, Mort où est ton visage ?, Monaco, Éditions du Rocher, 1981. Maurice Bessy (1910-1993) est (...)

2Sous cette forme pluridisciplinaire, l’exposition était sans précédent. Elle a trouvé son origine dans un ouvrage fascinant de Maurice Bessy, Mort où est ton visage ? qui, au fil des pages, égrenait 132 reproductions de masques mortuaires d’hommes et de femmes célèbres1. Par ailleurs, elle s’appuyait sur les richesses du fonds du musée d’Orsay, où nous exercions alors la fonction de conservateur des sculptures. Parmi elles, des icônes comme la photographie de Victor Hugo par Nadar (1885) ou Camille sur son lit de mort, peinte par son époux Claude Monet (1879).

3Ne pas isoler les masques mortuaires, mais au contraire rapprocher des domaines de l’art trop souvent cloisonnés a dirigé notre démarche, selon l’esprit pluridisciplinaire originel du musée d’Orsay. Ainsi, le cliché de Victor Hugo pris par Nadar côtoyait le plâtre sculpté par Aimé-Jules Dalou (Paris, musée d’Orsay) d’après le masque moulé par Amédée Bertault ; Proust photographié par Man Ray (1922, Paris, musée d’Orsay) était accompagné d’un dessin de Dunoyer de Segonzac (ibid.). D’où l’expression « dernier portrait », qui permettait de désigner des œuvres et objets disparates et fournit dès l’origine du projet un titre évocateur. Nous avons choisi d’excéder les limites chronologiques imposées du musée d’Orsay – soit 1848-1914 : le premier « dernier portrait » de l’exposition était un masque du Quattrocento, le dernier un cliché de Mère Teresa, morte en 1997.

Un corpus pour le public, une expertise pour les spécialistes

  • 1 Uzès, musée Georges Borias ; Dordrecht, Dordrechts Museum.

4Les recherches préalables à une exposition obéissent à des règles particulières. Il s’agit de constituer un corpus d’œuvres, d’objets, de documents à même d’être montrés au public et de lui parler immédiatement. Nos recherches n’ont donc pas été seulement livresques, mais nous ont conduite à explorer les collections publiques et privées, à aller voir les œuvres, pour vérifier leur « montrabilité », pour appréhender leur réalité concrète, nous assurer de leur état, en demander parfois la restauration, le montage et l’encadrement pour les dessins et les photographies, le soclage pour les sculptures, les objets et les ouvrages. La liste des prêteurs – obligatoire dans un catalogue d’exposition - fait apparaître soixante-dix noms - cinquante-sept en France et treize à l’étranger -, plus « tous ceux qui ont préféré garder l’anonymat ». Elle en dit long sur nos recherches, effectuées tant dans les réserves des institutions les plus connues comme le Louvre ou la Bibliothèque nationale que dans des musées confidentiels à Uzès ou Dordrecht1, jusque dans les fonds d’associations telles que les Amis de Jean Cocteau, d’Édith Piaf ou d’Elsa Triolet et Louis Aragon.

  • 2 Ophtalmologue new-yorkais, Stanley B. Burns a accumulé depuis 1975 une collection de près de 700 00 (...)

5Notre objectif était d’exposer aussi bien des hommes célèbres que des anonymes, et, entre les deux, des oubliés ou des personnages moins prestigieux. Ainsi, nous avons mis en série le célébrissime masque de Napoléon Ier († 1821), celui de son fils le Duc de Reichstadt († 1832) – qui porte les stigmates de la tuberculose - et de Napoléon III († 1873). Les anonymes allaient de la terrible Jeune femme sur son lit de mort peinte en 1621 par un anonyme flamand (Rouen, musée des Beaux- Arts) aux enfants qui, autrefois, mouraient si nombreux en bas âge et immortalisés dès l’âge du daguerréotype (New York, collection Stanley Burns2).

6Les masques mortuaires étant souvent remisés en réserve avec des fiches et des dossiers d’œuvre succincts, nous avons rendu un service d’expert à des confrères démunis. Nous avons d’abord identifié de nombreux masques conservés dans des collections publiques et évité bien des confusions : Schiller († 1805) est fréquemment pris pour Napoléon, et les sexes parfois confondus. Dans les cartels de l’exposition et dans le catalogue, nous avons tenu à mentionner les mouleurs, ces « sous-sculpteurs » trop souvent méprisés : c’est Augusto Benvenuti qui, à Venise, a pris l’empreinte du visage de Richard Wagner († 1883), Johann Christian Weissbrod qui a moulé Franz Liszt († 1886), deux masques d’une qualité exceptionnelle par leur précision.

7Vivant ou mort ? La confusion la plus répandue est celle du masque pris du vivant de l’homme célèbre avec son masque mortuaire : c’est le cas pour Beethoven, dont le visage a été moulé deux fois, en 1812 par Franz Klein, alors qu’il avait 36 ans, et à sa mort en 1827 : son visage amaigri, marqué par la cirrhose du foie, ne laisse pas place au doute. Le premier masque est très répandu, le second rarement reproduit. Dans bien des cas, nous avons reconnu la mort quand on ne voulait voir que le sommeil, car les peintres et les photographes représentent le défunt comme s’il était endormi : c’est le cas de l’Enfant mort du musée de Besançon, peint vers 1650 et deux siècles plus tard dans le magnifique cliché d’Alphonse Bon Le Blondel représentant un homme au chevet de son enfant (New York, The Gilman Paper Company Collection).

Du catalogue au site Internet

  • 3 E. Héran éd., Le Dernier Portrait, Paris, RMN, 2002.
  • 4 Histoires littéraires, n° 11, juillet-août-sept 2002, en ligne sur http://histoires-litteraires.fr/ (...)
  • 5 Liste des essais : C. Raynaud, « Du cortège funèbre au portrait posthume : fonctions et enjeux du m (...)

8« Si les expositions, comme la vie, sont transitoires, elles laissent plus qu’un souvenir : le petit monument qu’est un catalogue »3, écrivait un chroniqueur anonyme à propos de notre exposition4. Pourtant tiré à 7 000 exemplaires, le catalogue du « Dernier Portrait » a été rapidement épuisé ; jamais réédité, il nous est souvent réclamé. On le trouve rarement sur Internet, donc à un prix très élevé. Nous l’avons conçu comme une synthèse et une référence : comptant 237 pages, avec 250 illustrations, dont cent en couleurs - c’était avant la généralisation du numérique dans l’édition - il proposait huit essais, précédés par notre avertissement intitulé « Comment peut-on collectionner et exposer les morts ? »5. Les annexes étaient riches : une anthologie de textes établie par deux stagiaires, Clément Dirié et Cécile Bargues, la liste des œuvres exposées, indispensable à tout catalogue d’exposition, avec une courte notice sur chaque défunt qui précise son âge à son décès et donne les causes et les circonstances de sa mort, et enfin un index des noms cités et des personnes représentées.

9L’exposition et l’ouvrage ont été imaginés, conçus et mis en œuvre par nous, mais, comme c’est toujours le cas dans le monde des musées, ce travail a été collectif et cumulatif, grâce à la contribution de Joëlle Bolloch, alors chargée d’études documentaires pour la photographie au musée d’Orsay, de deux assistants, de six stagiaires et des représentants des corps de métier indispensables à la mise en œuvre professionnelle d’une manifestation de ce type, tels que les photographes, la chef du service des expositions, la régisseuse, les monteurs-socleurs et les installateurs d’œuvres d’art, ainsi que les agents d’accueil et de surveillance et les conférenciers. La scénographe Véronique Dollfus a imaginé une mise en scène simple et claire, que nous ne voulions ni morbide, ni spectaculaire ; les graphistes Nadia Leriche et Cyril Lebrun ont accédé à nos souhaits de pédagogie et de lisibilité. Le résultat était élégant et sobre. Le catalogue, édité par Dagmar Rolf pour la Réunion des musées nationaux, était dans le même ton.

  • 6 J. Bolloch, Post mortem, Arles, Actes Sud, 2007.
  • 7 S. B. Burns, Sleeping Beauty. Memorial Photography in America, New York, Twelvetrees/Twin Palms Pre (...)
  • 8 I. Jonas, La Mort de la photo de famille ? De l’argentique au numérique, Paris, L’Harmattan, 2010.
  • 9 E. Pernoud, L’Enfant obscur. Peinture, éducation, naturalisme, Paris, Hazan, 2007, p. 145 et suivan (...)
  • 10 Le texte d’Hélène Pinet sur l’Inconnue de la Seine publié dans Le Dernier Portrait a été réédité en (...)
  • 11 B. Tillier, « La Belle noyée. Enquête sur le masque de l’inconnue de la Seine », Paris, Arkhê Éditi (...)
  • 12 G. Mazeau, Corday contre Marat. Deux siècles d’images, ouvrage publié à l’occasion de l’exposition (...)
  • 13 Par exemple, V. De la Cruz Lichet, El Retrato y la Muerte. La tradición de la fotografía post morte (...)

10À notre satisfaction, ce catalogue a suscité des prolongements académiques à court, moyen et long terme. Joëlle Bolloch elle-même a publié un ouvrage dans une collection grand public6, contribuant ainsi à populariser en France la photographie post mortem, qui était déjà bien étudiée par les Anglo-Saxons7. Désormais, les ouvrages et expositions sur le portrait en photographie n’omettent plus ce phénomène. La sociologue Irène Jonas a ainsi consacré un beau livre à la photo de famille8, dont le premier chapitre s’intitule « Mort des photographies et photographies des morts ». La section consacrée aux enfants a marqué les esprits : l’historien de l’art Emmanuel Pernoud lui a consacré plusieurs pages dans son ouvrage L’Enfant obscur9. Certains essais du catalogue ont été marquants : poursuivant les recherches entamées par Hélène Pinet10, l’excellent Bertrand Tillier a fait paraître une passionnante enquête sur le prétendu masque mortuaire de l’Inconnue de la Seine11. Les études sur la période révolutionnaire intègrent désormais la question du portrait mortuaire et funéraire – funéraire est l’adjectif s’appliquant aux portraits dérivés d’un portrait mortuaire et utilisés pendant les funérailles ou le tombeau -, comme celle de Guillaume Mazeau sur l’imagerie de Marat et de sa meurtrière, Charlotte Corday12. À l’étranger, les recherches académiques se multiplient dans ce domaine, notamment dans les pays hispaniques13.

  • 14 C. Lheureux-Prévot, « L’affaire des masques mortuaires de Napoléon », Napoleonica. La Revue, 2008, (...)

11Pourtant, à nos yeux, plus de dix ans après sa publication, le catalogue de notre exposition demeure trop confidentiel et son influence trop faible sur le public extra-académique. Or cette influence nous importe au plus haut point. Nous en voyons pour preuve le fait que, sur Internet, les questions soulevées par le masque mortuaire de Napoléon Ier ne se sont pas appuyées sur lui. Une mise au point bibliographique sur les exemplaires conservés du masque de l’empereur et leurs historiques, publiée après la polémique déclenchée par Benoît Roy-Henry en 2007, omet la contribution pourtant très didactique d’Alain Pougetoux à notre catalogue14.

  • 15 K. Woodthorpe, « Death Mask », É. Jaworski, « Depictions of Death in Art Form », C. D. Bryant et D. (...)
  • 16 Le site du musée d’Orsay est tout de même bilingue français-anglais. Signalons qu’à la demande de R (...)
  • 17 Voir par exemple le dossier pédagogique de l’exposition Portraits / Visages à la Bibliothèque natio (...)

12Si les dictionnaires consacrés à la mort créent désormais des entrées « masque mortuaire », voire « dernier portrait »15, aucun site internet en revanche n’a été consacré à ces sujets. La page d’archives consacrée à l’exposition sur le site du musée d’Orsay ne contient plus qu’un résumé, et quelques textes16. Or en l’espace d’une décennie, le rôle d’un commissaire d’exposition au sein d’une institution publique a considérablement évolué vers davantage de médiation. Il se doit aujourd’hui de proposer des contenus en ligne, qui survivent à l’évènement qu’est son exposition17 et, s’il ne les rédige pas lui-même, il lui revient de valider les dossiers pédagogiques que lui soumettent les professionnels de la médiation culturelle et de l’édition en ligne.

Que sont devenues les œuvres ?

13L’exposition réussie est à nos yeux celle qui, certes, sort des réserves des œuvres qui ne sont jamais montrées au public parce qu’elles ne sont plus comprises, mais aussi qui n’autorise plus leur retour en réserve. Que sont donc devenues celles que nous avions montrées en 2002 ? Sont-elles visibles ? Sont-elles consultables en ligne ? Pourrions-nous retrouver aisément les 250 images que nous avions alors reproduites ? Voici un échantillon du résultat de cette enquête, restreinte aux masques mortuaires.

  • 18 Le texte du cartel est en ligne sur le site de la très commode base Atlas des œuvres exposées au mu (...)
  • 19 Renaissance. Révolutions dans les arts en Europe 1400-1530, Louvre Lens, 12 décembre 2012 – 11 mars (...)

14En 2011, le département des Sculptures du musée du Louvre a fait restaurer le prétendu masque de Battista Sforza, l’épouse de Fréderic de Montefeltre, duc d’Urbino, morte à 25 ans après avoir donné naissance à son septième enfant. Le cartel de l’œuvre, récemment réécrit par le conservateur des sculptures italiennes, Marc Bormand, fait la synthèse de ses dernières recherches : « Souvent cités par les textes au XVe siècle en Italie, mais rarement préservés, les masques funéraires ornaient les maisons et les palais, par exemple à Florence où, selon l’exemple de la Rome antique, ils rappelaient la mémoire des ancêtres de la famille. Cette œuvre, acquise à Florence, formait probablement un pendant avec une figure masculine aujourd’hui conservée au Victoria and Albert Museum de Londres. Ce visage est issu d’un moulage pris sur le visage d’une personne défunte, puis reporté par estampage sur de la terre cuite. Celle-ci est ensuite recouverte d’une polychromie naturaliste : carnations rose pâle, coiffe bleu clair et cheveux bruns qu’une restauration récente a permis de redécouvrir. La coquille est peinte d’une alternance de rose ‘‘fuchsia’’ et de rose pâle et la couronne de laurier présente des feuilles vertes et des fruits rouges »18. L’œuvre a figuré dans l’exposition « Renaissance », au moment de l’inauguration du Louvre Lens19, dans une section judicieusement consacrée à la mort.

15Plus modeste, le musée d’Art et d’Histoire de Provence à Grasse montre le masque mortuaire de Mirabeau († 1791) – y compris sur son site. En effet, l’hôtel de Clapiers-Cabris, qui abrite ses collections, a été la demeure de la sœur du député du tiers-état. En revanche, alors que nous avions trouvé un précieux masque de Marat à la Bibliothèque municipale de Lyon, provenant du médecin légiste Alexandre Lacassagne, ses fonds numérisés ne contiennent pas encore sa reproduction20. Les institutions qui exposent des masques mortuaires sont davantage les maisons d’hommes célèbres. Celui de Debussy († 1918), pris par Élisa Beetz-Charpentier, est visible à Saint-Germain-en-Laye, dans sa maison natale, où il a été déposé par la Cité de la Musique, mais ne l’est pas en ligne ; si la maison de Cocteau à Milly-la-Forêt expose la riche iconographie de Cocteau sur son lit de mort, elle ne la livre pas sur son site Internet, alors que le cinquantenaire de sa mort a été dûment célébré en octobre 2013.

  • 21 Voir la critique de l’exposition « Clemenceau et les artistes modernes », Les Lucs-sur-Boulogne, Hi (...)

16Notre conclusion navrée est la suivante : dans bien des cas, les institutions, et non des plus pauvres, continuent de négliger les masques mortuaires. Ainsi, depuis plusieurs années, le musée Carnavalet retient la publication de sa collection de masques mortuaires : il faut espérer que le projet d’exposition sur la mort à Paris verra le jour et sera l’occasion de montrer ces masques et de les publier, notamment sur les sites dont s’est dotée la Ville de Paris afin de valoriser son patrimoine. Notre rôle d’ex-commissaire et spécialiste de référence doit donc être plus incitatif. Une recherche récente sur le masque mortuaire d’Auguste Blanqui († 1881), donné par Clemenceau au musée Carnavalet en 1908, nous a permis d’agir. Nous l’avions repéré mais pas emprunté en 2002. En le signalant aux commissaires d’une exposition prévue en 2014 sur Clemenceau, nous avons permis qu’il soit restauré, photographié, prêté, donc visible par le public, et il figure désormais dans la base www.roger-viollet.fr21.

17Livrons quelques constats optimistes : certaines erreurs ne sont aujourd’hui plus reproduites. Le masque prétendument mortuaire d’Henri II (1559, Paris, musée du Louvre), est désormais considéré comme funéraire : il s’agit du modèle exécuté par Germain Pilon pour le visage d’Henri II sur le gisant du monument funéraire de Saint-Denis, vers 1565. Il n’y pas si longtemps, cette terre cuite était considérée comme le masque mortuaire pris par le peintre François Clouet sur le visage du roi après sa mort. Ainsi, les sites web des musées permettent de diffuser des informations officielles et fiables, qui sont ensuite recopiées par les internautes.

  • 22 Sur l’histoire de ce fonds, voir Marie-Pierre Griffon, « Rouvroy : les photos hissées haut », L’Éch (...)
  • 23 C’est la préparation de l’exposition « Polonia, des Polonais en France depuis 1830 », 2 mars 2011 – (...)
  • 24 Le site www.histoire-immigration.fr ne mentionne ni ne reproduit ses photos d’enfants morts, mais l (...)

18Quid des collections privées, que nous avions exploitées ? Le fonds du photographe Kasimir Zgorecki (1904-1980), vu par Joëlle Bolloch chez ses descendants à Rouvroy22, est entré dans les collections de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration23. Arrivé en France à l’âge de 16 ans, ce Polonais d’abord mineur puis photographe a pris d’impressionnants clichés d’enfants morts qui, dans l’exposition, évoquaient la communauté polonaise du Nord de la France, face à ceux collectés par Stanley Burns aux États-Unis24.

Du commissaire au conservateur 2.0

19Au terme de notre enquête, nous nous sommes demandé si nous ne devions pas devenir contributeur de Wikipedia… L’article « Masque mortuaire » de cette encyclopédie en ligne contributive est en effet des plus succincts. « Un masque mortuaire est un masque moulé sur le visage d’une personne morte récemment. L’objet permet la conservation fidèle en trois dimensions au-delà du court laps de temps qui laisse le cadavre intact ». L’illustration montre celui de Blaise Pascal (1662) – il figurait dans l’exposition - ; or elle provient d’un site ukrainien www.deathmask. kiev.ua ! Nous avons consulté cette page le 29 décembre 2013 puis le 24 février 2014, pour constater qu’elle avait peu évolué. L’illustration s’est enrichie des masques d’Oliver Cromwell et du commandant Ferdinand von Schill, respectivement captés sur les sites du Museum of London et du Deutsches Historisches Museum de Berlin.

20On pourrait imaginer ainsi un inventaire des masques mortuaires conservés dans les collections françaises. Mais pour cela, il faudrait qu’un conservateur puisse se dédier à un thème durant toute sa carrière, ce que ses fonctions successives ne lui permettent pas toujours. Il ne nous reste donc qu’à suggérer à de jeunes historiens de l’art de se pencher sur ce sujet. Car le patrimoine qui a été étudié et publié a toutes les chances d’être bien préservé. Autrement dit, de notre point de vue, la responsabilité du conservateur-commissaire d’exposition n’est pas seulement de découvrir des œuvres et de les montrer aux visiteurs, elle devrait se poursuivre, au-delà de l’événement, en adoptant d’autres formes de diffusion, plus durables et peut-être moins élitistes.

Notes

1 Uzès, musée Georges Borias ; Dordrecht, Dordrechts Museum.

2 Ophtalmologue new-yorkais, Stanley B. Burns a accumulé depuis 1975 une collection de près de 700 000 photographies à l’origine limitée à la médecine, puis étendue à la mort sous toutes ses formes et quelles qu’en soient les causes – mort naturelle, épidémies, catastrophes, crimes, émeutes, révolutions, guerres, attentats terroristes. Voir le site www.burnsarchive.com

3 E. Héran éd., Le Dernier Portrait, Paris, RMN, 2002.

4 Histoires littéraires, n° 11, juillet-août-sept 2002, en ligne sur http://histoires-litteraires.fr/comptes-rendus/comptes-rendus-du-n10-au-n19/comptes-rendus-du-n11/

5 Liste des essais : C. Raynaud, « Du cortège funèbre au portrait posthume : fonctions et enjeux du masque mortuaire à la fin du Moyen-Âge » ; E. Héran, « Le dernier portrait ou la belle mort » ; C. Peltre, « Un « métier de croque-mort » : les portraits posthumes dans la critique d’art du XIXe siècle » ; J. Bolloch, « Photographie après décès : pratiques, usages et fonctions » ; A. Pougetoux, « Le masque de Napoléon : de la relique au bibelot » ; B. Chenique, « Le masque de Géricault ou la folle mémoire d’un culte sentimental et nauséabond » ; H. Pinet, « L’eau, la femme, la mort : le mythe de l’ Inconnue de la Seine » ; M. Hanus, « Le renouveau de la mort ».

6 J. Bolloch, Post mortem, Arles, Actes Sud, 2007.

7 S. B. Burns, Sleeping Beauty. Memorial Photography in America, New York, Twelvetrees/Twin Palms Press, 1990 ; Ruby, Secure the Shadow. Death and Photography in America, Boston, MIT Press, 1995.

8 I. Jonas, La Mort de la photo de famille ? De l’argentique au numérique, Paris, L’Harmattan, 2010.

9 E. Pernoud, L’Enfant obscur. Peinture, éducation, naturalisme, Paris, Hazan, 2007, p. 145 et suivantes.

10 Le texte d’Hélène Pinet sur l’Inconnue de la Seine publié dans Le Dernier Portrait a été réédité en ligne sur le site http://expositions.bnf.fr/portraits/grosplan/inconnue/index.htm

11 B. Tillier, « La Belle noyée. Enquête sur le masque de l’inconnue de la Seine », Paris, Arkhê Éditions, 2011.

12 G. Mazeau, Corday contre Marat. Deux siècles d’images, ouvrage publié à l’occasion de l’exposition « Corday contre Marat. Les discordes de l’histoire », Vizille, musée de la Révolution française, 26 juin – 28 septembre 2009.

13 Par exemple, V. De la Cruz Lichet, El Retrato y la Muerte. La tradición de la fotografía post mortem en España, Madrid, Temporae, 2013. La photographie mortuaire tient une place importante dans le livre dirigé par Anne Carol et Isabelle Renaudet, La Mort à l’œuvre (La Mort à l’œuvre. Usages et représentations du cadavre dans l’art, Aix-en- Provence, Presses universitaires de Provence, 2013). Trois contributions scientifiques y sont consacrées J. Bolloch : « La photographie post mortem. Pratiques, usages et fonctions », p. 205-227 ; I. Renaudet, « Entre trajectoire individuelle et imaginaire collectif. Les collections de photographies post mortem du Muséu del Pueblu d’Asturies », p. 229-246 et G. M. Vidor, « La photographie post mortem dans l’Italie des XIXe et XXe siècles. Une introduction », p. 247-267. Voir aussi la postface de l’artiste photographe Sophie Zénon : « In Case We Die. Palerme. Naples. Derniers portraits », p. 289-307.

14 C. Lheureux-Prévot, « L’affaire des masques mortuaires de Napoléon », Napoleonica. La Revue, 2008, n° 3, p. 60-75 (disponible sur http://www.cairn.info/revue-napoleonica-la-revue-2008-3-page-60.htm) Elle cite la notice synthétique de Jacques Macé, « Masques mortuaires de Napoléon », Dictionnaire historique de Sainte-Hélène, Paris, Tallandier, 2004, p. 310-314, mais pas notre catalogue.

15 K. Woodthorpe, « Death Mask », É. Jaworski, « Depictions of Death in Art Form », C. D. Bryant et D. L. Peck ed., Encyclopedia of Death & the Human Experience, Los Angeles, Sage Publications, 2009, vol. 1, p. 322-323, p. 353-356 ; É. Héran, « Dernier portrait », Dictionnaire de la mort, éd. P. Di Folco, Paris, Larousse, 2010, p. 314-317.

16 Le site du musée d’Orsay est tout de même bilingue français-anglais. Signalons qu’à la demande de Régis Debray, nous avions consacré un article à l’exposition, qui exploitait notamment les réactions des visiteurs dans le livre d’or et par courrier : E. Héran, « Le Dernier Portrait », Les Cahiers de médiologie, n° 15, 2003/1, p. 181-188 http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE =CDM_015_0181

17 Voir par exemple le dossier pédagogique de l’exposition Portraits / Visages à la Bibliothèque nationale de France, qui met à disposition des textes didactiques sur la photographie post mortem. http://expositions.bnf.fr/portraits/arret/2/index5.htm Sur la médiation, voir C. Whitehead, Interpreting Art in Museums and Galleries, New York, Routledge, 2012.

18 Le texte du cartel est en ligne sur le site de la très commode base Atlas des œuvres exposées au musée du Louvre.

19 Renaissance. Révolutions dans les arts en Europe 1400-1530, Louvre Lens, 12 décembre 2012 – 11 mars 2013, n° 54.

20 Nous l’avons trouvée sur un site privé : www.morinie.com

21 Voir la critique de l’exposition « Clemenceau et les artistes modernes », Les Lucs-sur-Boulogne, Historial de la Vendée, 8 décembre 2013 - 2 mars 2014, sur le site http://www.latribunedelart.com 3 février 2014 : Bénédicte Bonnet- Saint-Georges y signale un « objet rarement visible, le masque funéraire d’Auguste Blanqui, que "le premier flic de France" avait donné au Musée Carnavalet, […] sorti des réserves pour l’occasion ».

22 Sur l’histoire de ce fonds, voir Marie-Pierre Griffon, « Rouvroy : les photos hissées haut », L’Écho du Pas-de- Calais, n° 84, mai 2007 http://www.echo62.com/article-les-photos-hissees-haut

23 C’est la préparation de l’exposition « Polonia, des Polonais en France depuis 1830 », 2 mars 2011 –28 août 2011, qui a suscité cette acquisition.

24 Le site www.histoire-immigration.fr ne mentionne ni ne reproduit ses photos d’enfants morts, mais le catalogue de l’exposition évoque la pratique de la photographie funéraire dans : M. Chominot, « Les Polonais devant l’objectif : deux territoires photographiques en territoires de migration », Polonia, des Polonais en France depuis 1830, Paris, Cité nationale de l’immigration/Montag, 2011, p. 112. Un article récent porte sur la photographie funéraire de la communauté polonaise dans le Nord-Pas-de-Calais et surtout en Pologne, mais n’évoque pas la figure de Zgorecki : É. Jaworski, « Usages et fonctions de la photographie post-mortem dans la communauté polonaise du Nord-Pas-de-Calais et en Pologne », Le Pouvoir de l’image, éd. J.-R. Gaborit, Paris, CTHS, 2012 (édition électronique), p. 159-171 (cité par M. Chominot, Art. cit., p. 112).

Notes de fin

1 M. Bessy, Mort où est ton visage ?, Monaco, Éditions du Rocher, 1981. Maurice Bessy (1910-1993) est surtout connu des cinéphiles comme scénariste, historien du cinéma et collectionneur.

Auteur

Conservateur en chef du patrimoine à la Direction générale des patrimoines (Paris), Emmanuelle Héran a longtemps été en charge de la collection de sculptures du musée d’Orsay. Nommée ensuite adjoint de l’administrateur général à la Réunion des musées nationaux, elle y assuré la programmation des expositions au Grand Palais et au musée du Luxembourg. Elle a été commissaire de nombreuses expositions, dont « 1900 », « Auguste Rodin- Eugène Carrière », « Alexandre Charpentier, Renoir au XXe siècle », « Beauté animale » (Paris, Grand Palais, 2012). Elle a conçu et monté l’exposition « Le Dernier Portrait » (musée d’Orsay, 5 mars – 26 mai 2002) qui, pour la première fois, a réuni des portraits post mortem, du Moyen Âge à nos jours, dans un esprit résolument pionnier et pluridisciplinaire.

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