1Les archives judiciaires ne parlent pas que de justice. Des travaux historiques les utilisent pour appréhender le culturel, le social, le politique¹. Une « lecture au second degré »² de ces sources manuscrites permet d’entrevoir, avec plus ou moins de détails, le quotidien des individus d’une époque et de suivre certains d’entre eux « du berceau à la tombe »³ . Enquêtant sur les décès violents ou suspects, les représentants de la justice observent à l’occasion quelques-uns des rites funéraires locaux, voire se renseignent sur les comportements et les agissements de l’entourage endeuillé. La consultation des dossiers de procédures d’instruction offre alors un complément ou une mise en perspective des travaux que des ethnographes comme Arnold Van Gennep⁴ ou des historiens comme Philippe Ariès⁵ et Michel Vovelle⁶ ont menés sur le sujet. Les procédures d’instruction criminelle sont conservées aux archives départementales dans la sous-série 2U pour les cours d’assises instituées en 1811, et dans la série L pour les tribunaux de la période révolutionnaire⁷. À celles-ci peuvent être jointes des affaires issues des tribunaux correctionnels et répertoriées dans la sous-série 3U. L’intérêt des sources judiciaires est qu’elles offrent un panel tant géographique que social varié. Le crime se produit dans les villes et villages comme dans les hameaux les plus isolés. Il touche les paysans pauvres comme les riches propriétaires. Cependant, d’un dossier à l’autre, la précision des détails est très fluctuante, variation imputable au contexte singulier dans lequel les informations sont relevées. Un contexte qui peut, par ailleurs, influer sur les éléments transcrits par la plume des divers acteurs du monde judiciaire et qui requiert de la part du chercheur une certaine prudence quant aux conclusions qu’il est amené à en déduire.

2Après une présentation du corpus archivistique mobilisé pour l’étude et des multiples documents pouvant contenir des renseignements funéraires, il s’agira d’exposer plus en détail ces derniers. Enfin, il importe d’indiquer les précautions d’analyse que le chercheur doit prendre dès lors qu’il utilise les archives judiciaires ainsi que les problèmes auxquels il pourrait être confronté.

La consultation des archives judiciaires

3Face aux archives judiciaires, le chercheur lancé sur les traces des processus funéraires et des comportements relatifs au décès peut rapidement perdre courage et patience. Tous les dossiers de procédures criminelles relatifs à un décès ne sont pas source d’informations funéraires. De plus, les renseignements de cette nature peuvent être immergés dans la masse des données récoltées par les représentants de la justice au cours de leurs investigations. S’il est difficile de désigner les catégories de crimes susceptibles d’offrir le plus d’éléments, il est en revanche possible de cibler les documents du dossier de procédure pouvant en contenir.

Le corpus archivistique

4La consultation des dossiers criminels et correctionnels conservés aux Archives départementales de la Vienne a permis de constituer un corpus d’un peu plus de 330 affaires, pour la période 1795-1915⁸. Les catégories de crimes ne se répartissent pas équitablement au sein de ce corpus⁹. Celui-ci comprend pour moitié des enquêtes relatives au décès d’un nouveau-né et qualifiées d’infanticide, de suppression d’enfant, d’avortement, d’exposition d’enfant ou d’inhumation sans autorisation. Viennent ensuite, à parts égales, ce que la justice nomme les assassinats d’une part, et les homicides, meurtres et autres homicides par imprudence d’autre part. Enfin, dans des proportions bien moindres, se trouvent les coups et blessures ayant entraîné la mort, les empoisonnements et les parricides.

5Sur l’ensemble de ces dossiers, la part des procédures criminelles et correctionnelles renfermant des données funéraires est relativement réduite. À peine plus du quart d’entre elles a pu fournir des renseignements sur le processus funéraire¹⁰. En outre, la répartition des affaires pourvoyeuses d’informations de nature funéraire ne suit pas celle des catégories de crimes. En effet, il apparaît que seuls 20 % des dossiers d’infanticide recèlent des données funéraires, contre les trois quarts des procédures pour empoisonnement. Ce phénomène est imputable au déroulement du crime et à sa découverte. Dans les affaires d’infanticide, il est fréquent que le corps de l’enfant soit dissimulé par la mère afin de cacher son comportement répréhensible, si ce n’est aux yeux de la justice, au moins à ceux de la communauté villageoise. La volonté de faire disparaître le corps exclut de facto toute mise en place d’un processus funéraire. Dissimulation de la dépouille dans les affaires d’infanticide et dissimulation de la nature criminelle du décès dans les cas d’empoisonnement. En effet, les procédures d’instruction pour empoisonnement sont bien souvent initiées alors que des jours, voire des mois, se sont écoulés depuis le trépas. Le processus funéraire peut être achevé, au point qu’une exhumation est nécessaire. De plus, la nature du crime engage les magistrats à s’intéresser de plus près au comportement des proches au moment du décès et dans les heures qui l’ont suivi.

6Or l’intérêt judiciaire pour certaines informations et certains comportements empêche le chercheur de cibler plus particulièrement une catégorie de crimes en vue d’obtenir des données funéraires. Les dossiers de procédure rapportent ces renseignements quand ceux-ci font avancer l’enquête, quand ils permettent de comprendre le déroulement du crime, mettent en exergue une conduite suspecte et servent d’indices pour confondre le criminel. Leur mention dépend également de la manière dont le crime a été perpétré et découvert, de la présence de témoins auprès du défunt immédiatement après le trépas.

7S’il est impossible de dégager une catégorie de crimes plus à même de fournir des indications sur les processus funéraires, il est permis de focaliser les recherches sur certaines pièces de procédure.

Des pièces précieuses

8Les dossiers des procédures d’instruction du XIX^e siècle se composent de diverses pièces qui ne recèlent pas toutes des indications sur les pratiques funéraires. Il est possible de distinguer trois ensembles documentaires qui peuvent contenir des détails à ce sujet : les écrits à vocation administrative, ceux faisant état de constatations et ceux transcrivant des témoignages.

9Le premier groupe rassemble des documents rédigés pour répondre à une nécessité administrative de l’institution judiciaire. Il s’agit d’abord des lettres que les représentants locaux de la justice, les maires et juges de paix, envoient aux procureurs pour leur faire part d’un décès suspect et potentiellement criminel. Les réquisitoires rédigés par les procureurs pour demander un complément d’information offrent parfois des éléments. De même, les actes d’accusation préparés en vue du procès ont l’avantage de retracer la chronologie des événements qui ont précédé, accompagné ou suivi le trépas d’un individu. Enfin, quelques dossiers de la fin du XIX^e siècle renferment des procès-verbaux de mise en bière et d’inhumation¹¹ émis par des commissaires de police.

10Un deuxième ensemble documentaire est constitué par la production scripturale des représentants de la justice en vue de narrer les constatations qu’ils ont pu effectuer lors de leurs travaux d’enquête. Ce sont les pièces les plus nombreuses. Un dossier d’instruction¹² débute généralement par un procès-verbal des gendarmes, du maire ou du juge de paix. Des appellations comme « Procès-verbal de levée de corps » ou « Procès-verbal de délit » sont également utilisées. Les constats établis par la gendarmerie sont particulièrement intéressants, car ils font souvent mention de détails qui ne sont pas indiqués dans les autres documents par la suite. Dès lors que le juge d’instruction est officiellement investi de la procédure, il se déplace sur les lieux et rédige à son tour un procès-verbal qui peut être « de transport » ou « de constat de décès et de disposition des lieux ». Pour les aider, les représentants de la justice font appel à d’autres corps professionnels, notamment à des médecins, qui rédigent des rapports d’expertise. Enfin, certains dossiers d’instruction contiennent un document précieux et très instructif pour appréhender le funéraire : le procès-verbal d’exhumation.

11Ces deux corpus rassemblent les constatations faites a posteriori par les enquêteurs. Un dernier ensemble de pièces d’instruction rapporte les propos et les comportements des protagonistes de l’événement criminel. Il s’agit de documents qui, bien qu’écrits par une main de justice, consignent les paroles, sentiments et attitudes des acteurs plus ou moins impliqués dans la mort d’un individu et dans le processus funéraire qui lui succède nécessairement. Au cours de l’instruction d’une affaire criminelle ou correctionnelle, trois catégories de protagonistes coexistent, en sus des représentants de la justice : la(es) victime(s), le(s) prévenu(s) et les témoins. Si la première a souvent été réduite au silence avant l’arrivée des hommes de loi, les paroles des témoins sont, elles, relevées dans des « Déclaration de témoins », « Procès-verbal d’information » ou seulement « Information ». Quant à l’individu suspecté, il lui est demandé de s’exprimer durant les « Interrogatoires ».

12Au sein de ces divers documents peuvent être récoltées de multiples informations, sans qu’il soit néanmoins possible d’attribuer systématiquement à un genre documentaire un type de renseignements qui lui serait propre.

Les traces du funéraire

13Les indications qui peuvent être glanées au fil de la lecture des pièces de l’instruction ont trait à trois objets : d’abord les métiers en lien avec le trépas ; ensuite la préparation du corps du défunt et des funérailles ; enfin l’inhumation.

La mort est (parfois) leur métier

14Dans leur quête d’informations, tant sur le déroulement du trépas que sur ses suites, les représentants de la justice entendent des témoins privilégiés qui ont un lien direct avec le défunt : des parents, des voisins, des amis. Ils se tournent aussi vers des individus qui ont assisté et même été acteurs du processus funéraire en raison de leur activité professionnelle. D’aucuns ont manipulé le corps du défunt avant l’arrivée des autorités municipales, policières ou judiciaires ; ils ont pu y constater des traces suspectes. D’autres ont participé à la préparation des funérailles et à l’inhumation ; ils ont pu observer des comportements inhabituels. Leur témoignage est d’autant plus capital pour les hommes de loi qu’ils n’appartiennent pas au cercle familial ou amical du défunt.

15Certains villages disposent de femmes préposées à la toilette des défunts. Dans les alentours de la commune d’Amberre, les corps sont confiés aux soins d’une certaine Marie S. surnommée « La Cacheuse »¹³. Lors d’une affaire d’assassinat en octobre 1876, ce témoin étranger au drame est d’abord entendu par les gendarmes¹⁴, puis auditionné par le juge d’instruction¹⁵. Le lecteur des dossiers d’instruction croise aussi régulièrement les sacristains. S’étant occupés de creuser la fosse, ils sont naturellement appelés par les magistrats lors des exhumations. Il est possible aussi de lire le témoignage de curés qui ont officié lors des funérailles, ainsi que de menuisiers et charrons qui ont construit le cercueil.

16Les représentants de la justice peuvent eux-mêmes confier des tâches funéraires lors de leurs investigations. En juin 1825, un juge d’instruction qui souhaite procéder à une exhumation, demande au maire de la commune de Thuré de « mettre à [sa] disposition quatre hommes, qui ont de suite, d’après [son] ordre commencé l’ouverture de la fosse[…] »¹⁶ . Ou encore ce premier assesseur du juge de paix du canton de Sauves qui, en nivôse an IV, demande au concierge de la maison de détention d’enterrer la dépouille du nouveau-né qu’une détenue a mis au monde¹⁷.

17Les dossiers d’affaires judiciaires sont l’occasion de donner la parole à certains « professionnels de la mort » qui, en raison du rôle actif qu’ils y jouent, sont à même de fournir des éléments d’information sur le processus funéraire. Ils sont en outre des observateurs des attitudes et agissements de l’entourage entre le décès et l’inhumation, temps consacré à la préparation de la dépouille et des funérailles.

Préparations post mortem

18En leur qualité généralement de voisins ou de membres de la famille du défunt, les témoins et les prévenus relatent leur conduite suite à l’annonce de la mort. En juin 1843, Vincente C. témoigne devant le juge d’instruction de Poitiers. Elle explique au magistrat que deux ans auparavant, le 15 août 1841, alors qu’elle revenait de la messe de 7 heures du matin, elle rencontra sa nièce. Celle-ci lui apprit le décès de sa mère, sœur du témoin. Puis, la femme précise que sa nièce se rendit à la cure pour « faire sonner le glas »¹⁸.

19La nouvelle annoncée tant à la famille qu’à l’ensemble du village¹⁹, il s’agit alors de préparer le corps à rejoindre sa dernière demeure en procédant à la toilette mortuaire. Celle-ci est faite par des voisins ou par des personnes extérieures à l’entourage direct du défunt. En outre, alors qu’Arnold Van Gennep affirme que « c’est une règle générale en France que la toilette du mort ne doit pas être faite par des proches parents »²⁰ , il apparaît que quelques membres de la famille ont pu réaliser cette tâche. Pendant que sa nièce allait faire sonner le glas, Vincente C. se rendit au domicile de la disparue car, ainsi qu’elle l’explique au juge d’instruction, elle voulait « rendre les derniers devoirs à sa sœur »²¹ . La femme qui avait été appelée pour remplir cette tâche s’en retourna alors chez elle. En revanche, personne ne se proposa pour effectuer cette besogne à la place de « La Cacheuse ». Entendue par le magistrat instructeur, Marie R. femme B., déclare que prévenue à 11 heures du soir du décès de sa mère par deux voisins de celle-ci, elle envoya son mari quérir la préposée à la toilette mortuaire du village ; et lorsque cette femme est arrivée sur place, elle « a cachi [sic] le cadavre »²² .

20Des précisions peuvent ensuite être fournies sur les linges et les vêtements dont le défunt est paré lors de cette étape préparatoire aux funérailles. De tels détails découlent souvent de la nécessité d’identifier la dépouille dans les cas d’exhumation. Enquêtant sur un empoisonnement supposé, en 1848, le juge d’instruction de Loudun fait comparaître la femme qui s’est chargée d’ensevelir le corps en vue d’avoir une description des effets mortuaires. Marie M., femme B., déclare :

« C’est moi & la femme Guesnin qui avons ensuairé Fouquet : sa femme nous donna en ce moment le drap la chemise & un caleçon : le drap était de toile jaunâtre, la chemise a [sic] peu près du même linge, je n’ai pas remarqué si le col était de la même toile ou d’une autre espèce, le caleçon était en serge de coton, il avait des boutons […] »²³ .

21Dans la mesure où la description de l’état du corps est un passage obligé de la procédure d’enquête, des indications vestimentaires peuvent également se trouver dans les procès-verbaux des magistrats et dans les rapports d’expertise. Les docteurs Orillard et Moreau sont requis d’examiner la dépouille d’une femme en mai 1838. Dans leur rapport, ils notent : « Le linceul ayant été décousu, nous vîmes que des bas bleus en laine, une chemise, un foulard en soie, rayé blanc et brun, croisé sur la poitrine, une calotte en toile, retenue par une bride, formaient le vêtement du cadavre […] »²⁴.

22Le corps ainsi paré, une nouvelle étape attend l’entourage du disparu : l’organisation et l’attente des funérailles. Durant ce laps de temps, certains témoins déclarent avoir prié et veillé le défunt. Le nommé François B. précise qu’une fois l’ensevelissement de sa belle-mère par « La Cacheuse » terminé, de « l’eau bénie[sic] » fut jetée sur le corps et les personnes présentes se mirent « en prière »²⁵ . Si « La Cacheuse » affirme être restée toute la journée et toute la nuit auprès de la défunte²⁶, d’autres ont interrompu la veillée. En février 1815, Marie A., femme P., déclare au magistrat instructeur qu’avec une autre femme, elles veillèrent sa belle-sœur jusqu’à une heure après minuit²⁷. Après la phase préparatoire post mortem et le temps du recueillement vient le moment des mises en bière puis en terre.

La bière et la terre

23Dans leur volonté de récolter des indices qui assureront l’identification du défunt lors de son exhumation, les magistrats s’intéressent également à la fabrication des cercueils. C’est pour cela que le juge d’instruction fait comparaître Pierre G. en février 1848. L’homme a réalisé le cercueil de Jean F. qui aurait été victime d’un empoisonnement. Il précise s’être « servi de bois blanc de Léard [et de] pointes qui avaient six centimètres de longueur »²⁸.

24La lecture des témoignages peut permettre en outre de savoir qui a placé le corps dans la bière, puis a porté celle-ci jusqu’à la tombe. L’un donna un coup de main au fabricant du cercueil pour y mettre la dépouille de sa mère²⁹. Une autre, domestique de Monbrillais, aida au transport du cercueil jusqu’au cimetière. Cette femme donne par ailleurs une autre information notable : le cercueil descendu dans la fosse, une « couronne d’immortelles attachées avec un ruban blanc »³⁰ fut déposée dessus, à la tête³¹. Au même titre que les vêtements, les objets sont fort utiles pour reconnaître un corps, surtout quand il repose déjà depuis plusieurs mois sous terre. Le juge en charge de l’instruction dans une affaire d’empoisonnement prend bien soin de faire noter par le greffier qu’une tabatière en carton se trouve dans le cercueil du défunt qu’il veut faire déterrer³².

25Les procédures d’exhumation apportent également des détails sur les fosses. En 1843, deux médecins présents à l’exhumation d’une femme décédée deux ans auparavant précisent dans leur rapport que le cercueil était à 1, 20 mètre de profondeur³³. Mais les exhumations mettent surtout en exergue l’organisation des cimetières et les problèmes que celle-ci peut susciter. Afin de situer la tombe recherchée, le juge d’instruction de Loudun entend le sacristain de la commune de Saint- Léger comme témoin. Non seulement l’homme est en mesure de donner l’emplacement exact de la fosse, mais il dresse même la liste des défunts qui occupent les tombes avoisinantes. Il apparaît alors que les corps furent placés les uns à côté des autres selon l’ordre chronologique du trépas, à deux exceptions près. En effet, « sur la demande de leurs familles respectives »³⁴ , un enfant de 11 ans et une jeune fille de 23 ans furent inhumés dans une autre partie du cimetière. Le dossier d’instruction offre même un plan du cimetière³⁵. Dans cette affaire, le magistrat est chanceux ; le sacristain dispose d’une bonne mémoire. En effet, les représentants de la justice ne peuvent bien souvent s’appuyer que sur les souvenirs de ceux qui procédèrent ou assistèrent à l’inhumation pour localiser la tombe. Et dès lors que la mémoire des témoins de l’enterrement est défaillante, les magistrats se voient parfois dans l’obligation de s’adonner à une chasse au cadavre.

26Le 22 juin 1825, un juge d’instruction pénètre dans le cimetière de Thuré muni d’indices sérieux pour identifier la dépouille, une tabatière en carton et une fracture de la clavicule mal ressoudée. Le sacristain l’a en outre assuré de pouvoir localiser aisément l’emplacement où la dépouille a été inhumée. Cependant, alors qu’il arrive au fond du cimetière, du côté du levant, le sacristain perd ses certitudes et désigne trois tombes. La fille et le gendre du défunt, appelés par le magistrat, se montrent tout aussi indécis. L’ouverture de trois premières fosses, puis de deux autres tombes près du mur sud, demeure infructueuse³⁶. Après avoir fait prendre de plus amples informations par le maire de la commune, le magistrat revient au cimetière le 6 juillet. Malgré ces nouveaux renseignements, la mise au jour de la dépouille recherchée nécessite encore le déblaiement de quatre autres fosses, ce qui porte le total des tombes explorées à neuf³⁷ !

27Le cadre judiciaire donne la possibilité d’entrer dans l’intimité des familles endeuillées et d’avoir un aperçu du déroulement du processus funéraire, de ses rituels et de ses acteurs ; mais il incite également à faire preuve de prudence. Il est indispensable de toujours replacer les informations recueillies au cours de la consultation des dossiers d’instruction criminelle et correctionnelle dans leur contexte.

Les précautions d’analyse

28L’environnement judiciaire dans lequel les renseignements post mortem émergent laisse supposer que d’éventuelles infractions à la législation seront relevées, que les comportements considérés comme contraires à la norme en matière de deuil et de funérailles seront pointés du doigt. Or, les détails qui apparaissent sous la plume des représentants de la justice sont avant tout ceux qui permettent de faire avancer leurs investigations. En sus des éléments d’identification relevés en vue d’une exhumation, sur lesquels il est inutile de revenir, le processus funéraire peut fournir des indices d’un comportement non conforme à la norme et qui, aux yeux des magistrats, peuvent être autant de preuves de culpabilité. Cependant, toute attitude insolite n’est pas nécessairement criminelle ; de plus, l’implication de la justice peut légèrement fausser, voire occulter certaines informations.

Des comportements suspects

29Lorsqu’un juge d’instruction a des soupçons quant au rôle d’un individu dans le décès d’un autre, il essaye de savoir comment le suspect s’est comporté dans les heures qui ont suivi le trépas. L’attention du magistrat peut d’abord se focaliser sur l’expression des émotions et sur l’hommage qu’il convient de rendre aux défunts. Dans l’acte d’accusation qu’il rédige contre un homme accusé d’avoir porté des coups mortels à son épouse, le procureur général du roi relate que l’homme n’a « témoigné ni émotion, ni douleur »³⁸ durant la maladie de sa femme. En outre, le jeune veuf a poursuivi son travail dans la chambre même où reposait la dépouille de sa défunte épouse. Un autre apparaît suspect aux yeux du maire en raison de son absence à l’enterrement de sa sœur. En effet, cela est « extraordinaire dans le pays où les parents protestants se font un devoir d’être, surtout à l’enterrement »³⁹.

30Un second groupe d’informations suscite l’intérêt des représentants de la justice dans la mesure où elles laissent penser que le suspect a tenté de dissimuler des choses. La précipitation fait naître la suspicion. En sa qualité d’officier de santé, le maire de la commune de Gençay visite à plusieurs reprises une femme malade ; elle expire d’ailleurs au cours de l’une de ses consultations. Parti prévenir le juge de paix de ce décès, le maire trouve la dépouille déjà placée dans le linceul à son retour⁴⁰. Alors qu’il interroge le mari suspecté d’avoir tué son épouse, le procureur demande, non sans arrière-pensée, si celui-ci ne s’est pas « empressé aidé par une autre personne de la mettre dans le cercueil »⁴¹.

31De la même manière, la mise à l’écart de personnes extérieures au cercle familial suscite des doutes. En août 1854, le curé de la paroisse de Cuhon ne manque pas de faire part de son étonnement, pour ne pas dire de ses soupçons, quand il a vu arriver un homme menant seul la charrette sur laquelle reposait la dépouille de sa tante. Et le curé de préciser qu’en outre l’homme a « fait un grand détour »⁴² pour se rendre à l’église, qu’il semblait avoir pris soin de suivre un itinéraire sur lequel ne se trouvait aucune habitation. Un autre agissement du neveu le rend suspect : il ne fit pas l’annonce publique du décès de sa tante. Le prêtre déclare au juge d’instruction que l’individu en question vint l’entretenir de ce décès à 5 heures du matin. Lors de la messe de 11 heures, le curé recommanda naturellement la défunte aux prières de l’assistance, ce qui provoqua l’étonnement des voisins de ladite femme. En effet, à la sortie de l’église, ceux-ci lui apprirent qu’ils ne savaient pas que leur voisine venait de mourir⁴³.

32Si des attitudes suspectes peuvent effectivement révéler une volonté criminelle, d’autres comportements fustigés sont en réalité tout à fait innocents ou du moins peuvent s’expliquer par les circonstances.

Des comportements explicables

33La lecture de certaines déclarations de curés pourrait laisser penser que la population affiche une relative distance avec les rites religieux. À plusieurs reprises, quand le desservant apprend le décès de l’un de ses paroissiens, il reproche à la famille de ne pas être venu le chercher afin qu’il administre les derniers sacrements à l’agonisant⁴⁴. Or, le propre de nombre des décès auxquels l’institution judiciaire s’intéresse est de survenir subitement, sans témoin et sans un délai suffisant pour permettre toute démarche spirituelle. Il est par conséquent impossible à l’entourage de suivre le protocole religieux requis pour l’accompagnement du trépas.

34De plus, une conduite jugée hors norme par quelques-uns peut s’avérer absolument conforme aux us et coutumes de la région.

35Un dimanche de mai 1854, un certain Désiré P., journalier demeurant à Mirebeau, se voit confier la fabrication du cercueil d’une femme décédée à Cuhon, un village situé à environ 6 kilomètres à vol d’oiseau de Mirebeau. Lorsqu’il apporte la bière, l’homme remarque que le linceul a été cousu sur toute sa longueur, ce qui le surprend quelque peu⁴⁵, ainsi que le laisse entendre sa déclaration devant le juge de paix⁴⁶. Néanmoins, comme il le précise lors de sa comparution devant le juge d’instruction de Poitiers, il reconnaît qu’il a « bien entendu dire qu’à la campagne on a l’habitude de renfermer les morts dans un drap cousu »⁴⁷. Interrogée à ce sujet, la femme qui s’est chargée de l’ensevelissement du corps déclare qu’elle croyait qu’il s’agissait du procédé habituel pour ensevelir les défunts⁴⁸. De plus, l’étonnement suscité chez les uns ne l’est pas obligatoirement chez les autres. Delphin Bonnet, médecin de Poitiers requis pour examiner la dépouille, indique que cette manière d’ensevelir le défunt est également « [l’] usage à l’hôpital de Poitiers »⁴⁹.

36Outre des suspicions infondées qu’il convient d’identifier sous peine de fournir une définition erronée de ce qu’il serait permis d’appeler le bon comportement funéraire des populations du XIX^e siècle, le lecteur des dossiers d’instruction criminelle doit aussi avoir conscience des enjeux qui sous-tendent certaines déclarations accusatrices et garder à l’esprit que certains éléments sont tus.

Les pièges funéraires des archives judiciaires

37Le contexte judiciaire favorise l’expression des rancœurs. L’instruction peut être l’occasion de régler ses comptes avec un voisin gênant, avec un parent avec lequel on est en conflit depuis longtemps. Ainsi, ce curé qui fait part au juge d’instruction du comportement suspect d’un homme suite au décès de sa tante, notamment de ses efforts pour éviter d’avoir des témoins à l’enterrement. Il apparaît que l’homme de Dieu a un contentieux financier avec l’individu en question ; ce dernier n’a pas réglé les dépenses de précédentes funérailles⁵⁰. Il faut donc prendre les propos du curé avec toute la prudence nécessaire.

38Pourvoyeuses de précieux renseignements sur les rites et attitudes liés au trépas, les pièces des dossiers peuvent en occulter d’autres. La nature judiciaire du contexte peut être responsable d’imprécisions quant au devenir de la dépouille, notamment après un examen médico-légal. En février 1848, instruisant une affaire d’empoisonnement, le magistrat de Loudun fait procéder à l’exhumation d’un corps dans le cimetière de Saint-Léger⁵¹. Le cercueil, d’abord transporté à l’hospice de Loudun⁵², est envoyé par la suite à l’hospice civil et militaire de Poitiers⁵³, puis à l’École de médecine pour des analyses chimiques⁵⁴. À l’issue des expertises, le juge d’instruction indique qu’il est « inutile de conserver le cadavre »⁵⁵ plus longuement ; il autorise le garçon d’amphithétre de l’École à lever les scellés sur la porte et les fenêtres de la pièce où la dépouille est entreposée. Qu’a fait le garçon d’amphithétre ensuite ? A-t-il procédé à l’inhumation ? A-t-il renvoyé le corps à Saint-Léger ? Il est impossible de le savoir à partir des documents du dossier d’instruction. Seule la consultation d’autres sources manuscrites, sortant du cadre de la présente étude, telles les archives des cimetières, des préfectures et sous-préfectures, ou encore des gendarmeries et de la police, pourrait fournir des réponses à ces questions.

39Lors de la consultation d’archives judiciaires, il est important d’avoir à l’esprit que les informations mentionnées dans les dossiers criminels et correctionnels visent à faire avancer les investigations des magistrats et à confondre le coupable. Dès lors qu’un détail n’a pas cette vocation, il y a peu de chances qu’il apparaisse sous la plume des représentants de la justice.

40Les dossiers d’instructions criminelles et correctionnelles, même relatifs à un décès violent ou suspect, sont loin de tous procurer des renseignements de nature funéraire. Pour autant, la consultation de ces archives judiciaires peut s’avérer très fructueuse ; certaines affaires peuvent fournir des informations précieuses et variées sur le déroulement du processus funéraire. Il est permis d’y glaner des détails sur le traitement de la dépouille, sur les rites et coutumes funéraires, sur des objets funéraires (linceul, cercueil), sur la gestion des cimetières, sur les protagonistes qui interviennent aux différentes étapes séparant le trépas de la mise en terre.

41En revanche, il convient de se montrer plus nuancé quant aux données relatives aux attitudes de l’entourage endeuillé. La nature singulière du contexte dans lequel celles-ci prennent place et dans lequel ces informations sont récoltées peut dénaturer certains comportements funéraires. Telle conduite considérée comme ordinaire peut cacher une motivation criminelle. À l’inverse, une autre regardée comme suspecte par des voisins ou l’institution judiciaire peut avoir une explication pragmatique, être consécutive à une émotion, des croyances ou des coutumes. La mort est ici vue par le prisme judiciaire ; elle recèle toujours quelque chose de suspect.

Illustration 1. Les catégories de crimes des procédures d’instruction du département de la Vienne (1795-1915).

Illustration 2. La part des procédures criminelles sources de données funéraires (département de la Vienne, 1795-1915).

Illustration 3. Procès-verbal de mise en bière et d’inhumation, décembre 1895. Source : ADV, 2U 1749, « Dossiers de procédures de la cour d’assises de Poitiers. Infanticide ».

Illustration 4. Procès-verbal d’exhumation de divers cadavres, juin 1825 (encadré, le début de la procédure d’exhumation : mention de témoins de l’inhumation, de la localisation de la fosse dans le cimetière).

Illustration 5. Plan du cimetière avec position des tombes, février 1848.