Scénographies numériques du patrimoine
| , ,TROISIÈME PARTIE
Chapitre 7
La narration augmentée au service du patrimoine : recherche et expérimentation
Texte intégral
- 1 H. Jenkins, Convergence Culture, When old media and new media collide, New York, NYU Press, 2006.
- 2 Cet article comprend des passages déjà publiés dans le carnet de recherche du programme MediaNum (h (...)
- 3 D. Peyron, « Quand les œuvres deviennent des mondes. Une réflexion de la culture de genre contempor (...)
- 4 L’acronyme anglais MMORPG (Massively Multiplayer Online Role-Playing Game) désigne tout jeu de rôle (...)
- 5 A. Besson, Constellations. Des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain, Paris, CNRS Éditi (...)
- 6 M. Bourdaa, « Le Transmédia : entre narration augmentée et logiques immersives », Ina. La Revue des (...)
- 7 M. Bahuaud, « Transmedia storytelling : quand l’histoire se conçoit et se construit comme une licen (...)
1Les premières recherches académiques sur le transmedia storytelling, initiées par Henry Jenkins1, ont d’abord envisagé cette forme de narration multi-plateformes dans un contexte d’industries culturelles et créatives assez fort2. En effet, Henry Jenkins conceptualise cette notion à partir de l’exemple de la trilogie cinématographique The Matrix, écrite et réalisée par les soeurs Wachowski en 1999, pour montrer comment cette narration déborde alors de l’écran3 et se déploie sur d’autres supports médiatiques comme des jeux vidéo, des comic books, des MMORPG4 et des séries animées. L’ensemble de ces médias constitue pour le chercheur américain un univers narratif dans lequel des « constellations » médiatiques5 se lient pour créer une cohérence narrative. Ce principe de « narration augmentée6 », développé par les industries culturelles et créatives, s’inscrit dans une logique économique spécifique, aux enjeux financiers considérables, en ciblant des publics variés et en proposant de multiples points d’entrée dans l’univers narratif et, donc, dans la licence commerciale7.
- 8 M. Bourdaa, « Les fans studies en question : perspectives et enjeux », Revue française des sciences (...)
- 9 B. Chapelain, S. Ducas (dir.), Prescription culturelle. Avatars et médiamorphoses, Villeurbanne, Pr (...)
- 10 J. de Bideran, M. Bourdaa, « Quand les experts du patrimoine s’emparent du transmedia storytelling. (...)
- 11 N. Casemajor-Loustau, « La participation culturelle sur Internet : encadrement et appropriations tr (...)
- 12 MediaNum est le terme créé pour nommer ce programme scientifique lorsque celui-ci a été déposé à la (...)
2Ces multiples points d’entrée favorisent parallèlement la multiplication des appropriations et placent de plus en plus souvent les publics dans des postures de réception active. Ces communautés de publics et leurs actions sont notamment étudiées par les fan studies8. Or, la prise de parole des publics et les formes de recommandation, de discussion et de médiation qu’ils développent ne sont pas sans effets sur la culture, tant en termes de contenus qu’en matière de pratiques ou de valeurs. Ces enjeux, travaillés par exemple par des chercheurs s’intéressant aux prescriptions littéraires9, ne peuvent qu’interroger les pratiques culturelles traditionnellement considérées comme plus légitimes que sont les institutions muséales ou patrimoniales. Cependant, si dans le secteur des industries culturelles et des œuvres reproductibles (cinéma, télévision et jeu vidéo), l’usage des principes du transmedia storytelling permet d’attirer de nouveaux publics tout en misant sur la variabilité de leur réception et sur la co-création de contenus, les rares productions transmédiatiques réalisées dans un contexte de valorisation patrimoniale s’éloignent de ce canon en modérant l’intervention des publics et en encadrant au maximum les regards portés sur les biens culturels ainsi valorisés10. Ce contrôle de la participation par les institutions culturelles, qui mettent pourtant massivement en ligne des objets documentaires, a déjà pu être souligné par ailleurs11 et amène à s’interroger sur la diffusion, la circulation et la réception de ces objets culturels singuliers. C’est à partir de ces éléments de réflexion que ce chapitre se propose de revenir sur un projet de recherche-action mené à l’Université Bordeaux-Montaigne dans le cadre des appels à projets scientifiques de la région Nouvelle-Aquitaine et dont l’objectif est de réfléchir aux pratiques transmédiatiques applicables à la valorisation du patrimoine matériel et immatériel néo-aquitain. MediaNum12 part en effet du constat que les stratégies narratives transmédiatiques s’appliquent prioritairement à des œuvres médiatiques et culturelles spécifiques (films, séries télévisées, romans, jeux vidéo par exemple) pour, non seulement, promouvoir l’œuvre en question, mais aussi fidéliser les publics engagés dans l’univers narratif. Mais ces techniques de communication et ces principes de promotion peuvent-ils s’adapter à d’autres secteurs culturels ? Que se passe-t-il par exemple si l’on change de terrain et que l’on décide d’appliquer ces principes narratifs à des objets culturels plus singuliers et inattendus, tels que des patrimoines monumentaux, documentaires ou immatériels ? Comment, plus largement, les organisations culturelles peuvent-elles s’inspirer des industries créatives pour répondre à leur problématique de renouvellement des publics et accroître leurs recettes ?
3Pour répondre à ces questions, le programme de recherche-action s’est divisé en trois phases de travail :
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l’établissement d’un état de l’art et la passation d’entretiens auprès de professionnels ayant réalisé ce type de projet ;
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la conception et la production d’une stratégie de valorisation patrimoniale exploitant les principes narratifs du transmedia storytelling ;
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son évaluation pour modification et déploiement sur le territoire de la Nouvelle-Aquitaine.
- 13 Le terme expérimentation est ici employé dans une acception proche de celle qu’utilisent les scienc (...)
4À partir de cette expérimentation13 concrète, notre but est aussi d’appréhender l’appropriation de ces narrations par des publics divers en observant comment ces derniers s’emparent des supports médiatiques, numériques et analogiques, développés dans le cadre du projet, pour re-créer et enrichir l’univers narratif premier proposé par l’équipe. Celle-ci, dans une démarche scientifique coopérative, réunit chercheurs en sciences de l’information et de la communication, en histoire et en littérature médiévale, professionnels du patrimoine et enseignants.
5Se matérialisant dans un dispositif d’Éducation Artistique et Culturelle (EAC) financé par le ministère de la Culture (Drac Nouvelle-Aquitaine) et proposé aux enseignants du secondaire de l’académie de Bordeaux par la Délégation Académique aux Arts et à la Culture (Daac), cette expérimentation nous permet d’apporter quelques éléments de réponse aux questions qui intéressent cet ouvrage sur les scénographies numériques : quelle mise en scène du patrimoine permet ce type de narration multi-plateforme ? Comment les supports médiatiques développés par l’équipe organisent et servent de cadre aux appropriations des enseignants et des élèves ? Et comment, finalement, ces derniers peuvent-ils participer à renouveler ces mises en scène ?
6Pour répondre à ces questions, le plan de notre chapitre reprend le protocole de travail suivi dans le cadre du programme scientifique MediaNum. Après une mise en contexte, les origines de la stratégie transmédiatique Les Voies d’Aliénor sont explicitées en deuxième partie, afin d’analyser en dernier lieu les appropriations observables du côté des publics scolaires, à partir de l’enquête menée sur les trois classes de 5e inscrites dans le projet EAC déployé durant l’année 2017-2018. Soulignons ici que cette analyse porte sur les données recueillies lors de cette première année scolaire de déploiement du dispositif : depuis lors, le projet a connu plusieurs modifications, qui seront précisées en conclusion.
Valoriser le patrimoine en le racontant : diversité des contenus, supports et publics
- 14 F. Favard, « Comment allier patrimoine et transmedia storytelling ? », MediaNum, novembre 2016, htt (...)
- 15 É. Flon, Les mises en scène du patrimoine : savoir, fiction et médiation, Cachan, Hermès/Lavoisier, (...)
- 16 Ibid., p. 98.
- 17 G. Long, « Créer des mondes dans lesquels jouer : utiliser l’esthétique transmedia pour transformer (...)
7Cette partie s’appuie sur les premiers éléments de l’enquête scientifique menée durant la phase 1 du projet qui nous a amenées à établir un panorama local, national et international de projets de valorisation du patrimoine construits sur des stratégies narratives transmédiatiques. Cet inventaire réalisé en 2016 permet de mettre en exergue des spécificités liées aux financements, aux supports médiatiques déployés et aux narrations et genres narratifs utilisés. Après avoir décidé de « nous focaliser sur les productions exploitant des éléments narratifs distincts, mais liés entre eux sur les différents supports investis14 », nous avons pu repérer une trentaine de projets de valorisation du patrimoine matériel et immatériel utilisant des stratégies narratives transmédiatiques. Des différences culturelles, en particulier sur les projets émanant d’institutions culturelles et de collectivités françaises, peuvent être relevées. Nous les détaillons ci-dessous. Rappelons tout d’abord que c’est évidemment pour répondre à leurs missions de démocratisation et de transmission des savoirs que de nombreuses institutions culturelles françaises exploitent des techniques de narration et mettent en récit les objets patrimoniaux dont elles ont la charge. Œuvrant à la diffusion de l’histoire et des mémoires culturelles, ces procédures de mise en communication du patrimoine favorisent en effet l’établissement d’un lien et d’un dialogue avec les publics. Cela a été particulièrement mis en avant par Émilie Flon15 dans son ouvrage consacré aux mises en scène du patrimoine archéologique. S’appuyant sur des analyses d’expositions muséales ainsi que sur des entretiens avec des publics, l’auteure montre ainsi que la mise en récit du patrimoine et le recours à la fiction, loin d’éloigner le visiteur, facilitent l’intériorisation sensible des savoirs véhiculés et donc l’accès à un passé lointain à jamais révolu. Mais pour être pertinentes, ces formes de narration, qui font notamment appel aux émotions, doivent aussi être combinées à des propositions de médiation plus traditionnelles telles que les cartels, les panneaux ou les visites guidées et les applications mobiles et interactives. Retenons donc pour notre projet que ce qui prévaut dans ces pratiques où la narration sert le discours sur le passé, c’est que « la fiction opère comme un processus organisateur de connaissance, grâce à [la reconstitution d’] un monde cohérent qui met en relation des éléments auparavant disparates16 ». Autrement dit raconter une histoire sur le patrimoine culturel, c’est introduire, en plus des informations historiques connues et reconnues, des éléments de fictions et de personnages afin de reconstruire un univers narratif suscitant l’intérêt des publics, tout comme finalement les industries culturelles et créatives proposent des « mondes dans lesquels jouer » à travers les stratégies transmédiatiques17.
- 18 E. Sandri, L’imaginaire des dispositifs numériques pour la médiation au musée d’ethnographie, Thèse (...)
8Cependant, l’intégration de ces nouvelles pratiques, qui sont en outre de plus en plus liées à la mise en place d’outils numériques, conduit également les professionnels du patrimoine à « des stratégies d’opposition, d’adaptation et d’inventivité […] qui tentent d’adapter des dispositifs technologiques qui ne correspondent pas à leur conception de la médiation culturelle18 ». Dans le secteur des institutions culturelles, adapter la théorie du récit transmédiatique issue des industries culturelles à la médiation patrimoniale, c’est aussi a priori se heurter à des pratiques anciennes et nécessite d’ajuster les supports proposés aux contenus à transmettre, aux publics visés ainsi qu’aux professionnels impliqués.
9De fait, on retrouve ces écueils dans les stratégies développées en France qui répondent peu ou prou à trois objectifs principaux :
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attirer de nouveaux publics, que l’on peine à mieux définir, afin de les faire venir dans les musées ou les sites culturels divers (monuments, bibliothèques, sites paysagers, etc.) ;
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développer des projets alliant technologies et supports numériques (applications mobiles, blogs, serious games, etc.) avec des outils de diffusion et de transmission plus traditionnels (expositions, visites guidées, etc.) ;
10Concernant les sites et contenus analysés, remarquons tout d’abord que les projets développés en France ne sont pas circonscrits à un seul type de patrimoine, mais valorisent au contraire divers objets patrimoniaux tels que des monuments (la cathédrale de Strasbourg, le Panthéon), des ouvrages et livres précieux (l’exemplaire de Bordeaux, version des Essais de Montaigne éditée en 1588 et entièrement annotée par la main du philosophe), ou des patrimoines immatériels (le vignoble bordelais, les légendes basques). Les organisations à l’origine de ces projets sont par conséquent très différentes d’un projet à l’autre, d’une société de production télévisuelle à une bibliothèque en passant par une collectivité territoriale ou un site historique.
- 20 On pourra consulter à ce sujet l’entretien réalisé avec la productrice du projet « Les secrets de l (...)
11De même, les dispositifs de médiation et supports de transmission montrent une grande diversité de pratiques. Lorsque ce sont par exemple des monuments et des lieux historiques qui sont valorisés, les projets allient à la fois une médiation in situ (visites guidées, expositions, applications mobiles, etc.) avec l’apport d’outils numériques consultables en ligne (web documentaires, jeux vidéo en ligne), à l’image de l’exposition Quatre vies en résistance réalisée pour le Panthéon par le Centre des monuments nationaux (CMN) du 8 mai 2015 au 10 janvier 2016 et combinant un site web, une application mobile de visite de l’exposition et des jeux concours sur les réseaux numériques proposant aux internautes d’interagir avec l’institution. À l’inverse, lorsqu’il s’agit de promouvoir des territoires à travers une narration qui valorise les patrimoines immatériels locaux, les outils sont comme « dématérialisés » avec des propositions éditoriales qui se rapprochent des dispositifs utilisés par l’industrie touristique (des bandes dessinées et guides de voyage associés à des sites web, des applications mobiles de localisation de sites, etc.), rendant difficile leur ancrage sur le territoire et leur appropriation par les publics visés20.
- 21 H. Jenkins, M. Ito, D. Boyd, Culture participative. Une conversation sur la jeunesse, l’éducation e (...)
- 22 A. Gallarino, « Raconter le patrimoine : le transmedia storytelling comme outil de valorisation. L’ (...)
- 23 M. Istasse, « Facebook et les amateurs de patrimoine. Participation, engagement et démocratie », Ré (...)
- 24 Comme nous l’indiquent les professionnelles avec qui nous avons mené des entretiens : ainsi le proj (...)
- 25 Favard, « Comment allier patrimoine… », art. cité.
12La place des publics semble, quant à elle, en cours de redéfinition, ces derniers étant sollicités pour interagir avec les structures culturelles et jouer avec les contenus, dans un mouvement relativement proche de celui que les Cultural Studies ont qualifié de « culture participative21 ». Ainsi, plusieurs productions mettent à contribution les publics, comme le dispositif Au Panthéon ! Une installation de JR, proposé par le CMN en 2014 dans le cadre de la restauration de ce « lieu de mémoire ». Pour ce projet, des centaines d’anonymes ont accepté d’être photographiés et ainsi de participer à une œuvre collaborative affichée sous forme de bâches sur les murs de ce monument, permettant littéralement, selon le souhait du président du CMN, de « faire entrer le peuple au Panthéon22 ». Pour autant, la grande majorité des projets relevés développe une narration et une posture de communication descendante - les industries culturelles parlent de mouvement top-down, de la production vers les publics. Les visiteurs sont certes sollicités pour jouer sur les réseaux sociaux ou prendre des photos qu’ils peuvent ensuite mettre en ligne, mais sans réellement contribuer à l’extension de l’histoire ou à la création d’un patrimoine partagé, comme peuvent par exemple le faire de façon spontanée des communautés d’amateurs de leur patrimoine de proximité sur les réseaux sociaux numériques23. De plus, les différents personnages historiques retenus pour figurer les discours de médiation et accompagner les publics (Louis XIV, Montaigne, un chef gaulois, etc.) revêtent une aura quasi mystique qu’il ne convient pas de modifier. Le recours à une narration multi-plateformes apparaît finalement ici comme un prétexte pour construire une dynamique de prescription éditoriale, où les contenus éditorialisés ne laissent pas véritablement d’espace d’appropriation et de création aux publics. Enfin, en ce qui concerne la question des mises en scène des patrimoines, quelques constats s’imposent au terme de cet inventaire : alors que les discours de médiation sont bien fondés sur les éléments de fiction qu’Émilie Flon a pour sa part relevés dans les expositions archéologiques (présence de personnages, importance de la narration, posture d’immersion, etc.), ces récits cherchent rarement à créer de l’émotion et de l’attachement chez les publics qui s’engagent de façon mécanique à suivre les supports afin, essentiellement, d’acquérir des connaissances. Enfin, si la plupart des dispositifs analysés font appel à des motifs appartenant aux récits de « genre » (enquête, quête, science-fiction, voyages dans le temps par exemple), c’est avant tout pour apparaître « innovants » ou plus « modernes24 ». Comme le souligne finalement Florent Favard, « il y a là un emploi intéressant des genres fictionnels populaires, vraisemblablement employés parce qu’ils parlent aux jeunes générations, au plus grand nombre, et qu’ils permettent une mise à distance ludique et escapiste d’avec le sérieux attribué d’ordinaire à la question du patrimoine. Un moyen détourné de redorer et transformer son image, ou pourrait-on dire, de le ré-enchanter25 ».
De MediaNum aux Voies d’Aliénor : enjeux et réalités d’un projet de recherche-action
13C’est à partir de ces analyses et des nombreuses constatations qui en découlent que l’équipe pluridisciplinaire réunie autour de ce programme de recherche a entamé la conception et la production de sa propre stratégie narrative multi-plateformes visant à valoriser le patrimoine matériel et immatériel de la Nouvelle-Aquitaine. Ce sont les réflexions et les choix effectués dans le cadre de cette seconde phase de travail que nous allons maintenant présenter. De façon pragmatique, et afin de faciliter le suivi de cette phase expérimentale du programme, nous avons décidé d’ouvrir un carnet de recherche permettant de rendre compte aussi bien de la production de la stratégie que de l’étude des réceptions menées à la suite de ce déploiement ; les lecteurs pourront trouver des éléments de compte-rendu qui complètent la présentation qui suit.
- 26 M.-C. Bordeaux, « Pour la généralisation de l’éducation artistique et culturelle… par les territoir (...)
14Souhaitant associer des professionnels du patrimoine et s’insérer dans les politiques publiques de démocratisation culturelle, cette seconde phase du programme scientifique s’est déroulée suite à la mise en place de discussions et de partenariats avec le ministère de la Culture (Drac Nouvelle-Aquitaine) et le ministère de l’Éducation nationale (Daac du rectorat de Bordeaux). Cette double « tutelle » sert ici d’espace de déploiement du projet transmédiatique et a orienté le contexte de diffusion des supports, pour pouvoir répondre à des actions d’Éducation Artistique et Culturelle (EAC). Politique inclusive d’acculturation aux arts et aux patrimoines portée par les deux ministères, l’EAC est considérée ici comme un processus de médiation culturelle secondaire, « qui suit, complète et modifie la socialisation primaire au sein de la famille26 ».
15Le cadre ainsi défini, nous avons ensuite travaillé sur la narration. Celle-ci prend pour figure centrale le personnage d’Aliénor d’Aquitaine, pour deux raisons principales : non seulement son histoire permet de raconter les origines médiévales de la Nouvelle-Aquitaine, et donc de valoriser les diverses traces de cette période que ce territoire conserve dans ses musées, ses monuments ou ses réserves d’archives et de bibliothèques ; qui plus est, le contour géographique de la Nouvelle-Aquitaine reprend à peu de choses près les frontières territoriales de son vaste duché. Ainsi, la biographie d’Aliénor et le territoire de l’Aquitaine ducale apparaissent comme des assises solides pour construire une narration transmédiatique à destination des publics scolaires de l’académie de Bordeaux.
- 27 Gallarino, « Raconter le patrimoine… », art. cité, p. 281.
- 28 M. Di Crosta, « Stratégies narratives transmédias : des pratiques scénaristiques transversales ? », (...)
16Comme le souligne Aurore Gallarino, l’usage du transmedia storytelling dans le secteur patrimonial nous rappelle que l’histoire, celle racontée par les experts et historiens, offre un support référentiel qu’il convient d’exploiter, l’enjeu étant alors de réfléchir à la manière dont on la raconte, en l’adaptant aux supports médiatiques actuels et aux pratiques des publics et visiteurs27. Or, si l’on estime que la scénarisation transmédiatique peut être « définie comme une fiction polyptyque [où] chaque média […] est censé apporter sa contribution unique au déroulement sériel de l’histoire28 », éduquer au patrimoine régional (monuments du territoire, collections muséales et ressources documentaires en ligne) à partir de la figure d’Aliénor d’Aquitaine dans le cadre d’une narration multi-plateformes suppose de réfléchir non seulement à l’histoire racontable, mais aussi aux multiples chemins empruntables par les publics pour lier cette figure au territoire. Autrement dit, construire un dispositif transmédiatique, c’est aussi et avant tout mettre en scène (dans l’espace) et en relation (dans le temps) des contenus et des supports médiatiques.
17Pour cela, le parti pris éditorial retenu par l’équipe a consisté à lier des moments de la vie d’Aliénor avec des lieux précis de la Nouvelle-Aquitaine, afin d’entrelacer biographie et territoire. Ainsi le récit sur son enfance se déroule dans la ville de Poitiers (86), celui concernant son premier mariage avec le futur Louis vii prend place dans la cathédrale de Bordeaux (33), sa longue captivité en Angleterre se matérialise par la forteresse de Blaye (33) et la fin de sa vie est illustrée par le château de Châlus (87) où décède son fils Richard Cœur de Lion en 1199. Mais une fois ces choix effectués, comment rendre tangible cet entrelacement entre vie et territoire ? Considérant l’espace particulièrement vaste de la région Nouvelle-Aquitaine, il a finalement été convenu qu’une carte du territoire constituerait le premier support médiatique et servirait de porte d’entrée principale et fédératrice à l’ensemble de la narration.
18Cette carte du territoire, qui se matérialise aussi bien sur un support physique qu’au format numérique sur le site internet dédié, organise l’approche géographique de la narration et présente les lieux retenus pour la stratégie par des monuments spécifiques. L’accès aux récits associés à chaque espace se fait de deux manières différentes : sur la carte physique, une application mobile développée en parallèle permet de lancer de courtes animations graphiques lorsque l’usager pointe son smartphone sur différents lieux, tandis que ces pastilles audiovisuelles sont également accessibles via la carte en ligne par de simples liens activables. En outre, et afin de compléter ce support cartographique par l’apport d’informations historiques, l’équipe a choisi de développer d’autres outils, comme les cartes personnages permettant de découvrir des éléments biographiques sur des personnes ayant évolué autour d’Aliénor d’Aquitaine et présentant les personnages sur lesquels repose notre narration transmédiatique. Dix cartes ont ainsi été créées : Aliénor d’Aquitaine, Louis VII (son premier mari), Henri II (son second mari), Bernard de Ventadour (troubadour de la cour d’Aquitaine), Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre (deux de ses fils), Guillaume IX (son grand-père), Guillaume le Maréchal (chevalier de l’entourage d’Henri II) et Geoffroy de Lourou (archevêque de Bordeaux). À ces neuf personnages permettant aux enseignantes et enseignants d’évoquer des sujets typiquement médiévaux tels que le clergé, la chevalerie ou la musique troubadour et l’amour courtois, est ajoutée la nourrice, seul personnage fictif créé pour les besoins de notre narration, afin d’assister les élèves dans leur découverte de l’enfance d’Aliénor. Ces deux supports papier, accompagnés d’un arbre généalogique d’Aliénor, sont réunis dans un ensemble documentaire que nous avons appelé « kit de bienvenue » et qui a été rebaptisé « amorce pédagogique » par le rectorat de Bordeaux dans la description de cette action envoyée aux enseignants.
19Enfin, ces supports analogiques sont complétés par un site Internet (http://lesvoiesdalienor.org/), qui présente l’ensemble de la démarche, offre des pistes pédagogiques et liste des ressources que les enseignantes et enseignants peuvent exploiter avec leurs élèves. L’ensemble de ces médias (carte géographique, cartes personnages, arbre généalogique, site internet avec ressources et application mobile avec vidéos) constitue autant de portes d’entrée dans l’univers reconstruit autour d’Aliénor. Les élèves sont confrontés à une narration multi-plateformes qu’ils peuvent appréhender de différentes manières et qui les amène sur les pas d’Aliénor, à la découverte de monuments, de sites ou d’œuvres médiévales.
- 29 Long, « Créer des mondes dans lesquels jouer… », art. cité.
- 30 P. Argod, « Le carnet de voyage comme volet d’une narration transmédia et outil pédagogique », Medi (...)
20Les publics étant toutefois au cœur des principes du transmedia storytelling, restait à l’équipe scientifique à définir les postures proposées aux publics scolaires. L’EAC reposant, non seulement sur l’acquisition de connaissances mais aussi sur l’expérimentation d’une activité créatrice, artistique ou culturelle, nous avons dès le départ décidé de laisser dans le récit proposé des « espaces négatifs29 », ou béances narratives, afin que les classes s’en emparent et proposent de combler ces vides par leurs propres créations. En multipliant les accès au patrimoine (ressources en ligne et proposition de visite in situ), tout en laissant des volets narratifs vides, l’objectif du dispositif est de passer d’une logique de diffusion, qui prime jusqu’à présent dans les pratiques culturelles des institutions patrimoniales, à celle d’une appropriation par la participation. La difficulté reste donc d’impliquer les publics dans la création de contenus autoproduits (carnet de voyage numérique, journal intime, etc.) et d’inciter les classes à se déplacer pour visiter des monuments en lien avec cette histoire30. Les béances narratives laissées vacantes dans l’histoire à partir du canevas narratif et médiatique proposé sont justement là pour engager ces publics scolaires dans une activité de braconnage culturel, afin de fabriquer une partie de ce récit collectif et ainsi produire une expérience, qui sera réinjectée dans l’ensemble. Mais cette vision idéale, basée sur les principes du transmedia storytelling proposés par Henry Jenkins dans un contexte économique spécifique (les industries culturelles américaines), s’est avérée utopique, l’engagement des publics, même scolaires, n’allant pas de soi.
De l’appropriation par l’enseignant à l’engagement de la classe
21Afin de tester notre stratégie transmédiatique, de la faire évoluer et, surtout, de répondre aux questions qui sont les nôtres sur l’efficacité du transmedia storytelling dans un contexte de valorisation patrimoniale, nous avons durant la première année d’expérimentation mené une enquête auprès des classes inscrites, via l’appel à actions lancé au printemps 2017 par la Daac.
22Notre objectif principal étant d’observer comment les élèves se sont approprié les différents dispositifs de médiation mis en place, nous avons élaboré un protocole de recherche basé sur les logiques d’une enquête ethnographique, en combinant observations in situ avec grille d’analyse (nombre de séquences en classe, durée des séquences, usages des outils en ligne et hors ligne, interactions entre enseignants et élèves, etc.), entretiens semi-directifs avec les enseignants et focus group auprès des élèves. Trois classes de 5e de l’académie s’étant inscrites durant l’année scolaire 2017-2018, ces observations se sont déroulées auprès de deux classes et elles ont pu être menées sur le terrain grâce à un groupe de huit étudiants du master « Communication et générations : étude des publics » de l’Université Bordeaux Montaigne impliqué dans ce projet de septembre 2017 à juin 2018. L’enquête a permis d’interroger quatre enseignants (deux par classe, avec pour chaque classe l’enseignant d’histoire-géographie et l’enseignant de Français) et de recueillir le ressenti de cinquante-et-un élèves âgés de douze et treize ans. Deux séances de travail ont en outre été filmées par les étudiants et ces derniers ont également pu récolter des documents produits par les enseignants ou les élèves (supports de séances pédagogiques et énigmes préparées par les élèves, reportages photographiques, podcasts ou affiches réalisées par les élèves). Les données recueillies sont donc très hétérogènes, mais nous autorisent tout de même à esquisser quelques éléments de réflexion quant à la réception des outils et des mises en scène proposés par ce dispositif transmédiatique d’éducation au patrimoine médiéval de la région Nouvelle-Aquitaine.
23Trois constats ont plus particulièrement pu être tirés des observations en classe et des entretiens et focus groups. Signalons tout d’abord que les différents supports médiatiques n’ont pas tous fait l’objet des mêmes appropriations de la part des enseignants engagés dans le projet. En effet, si l’une des enseignantes a largement utilisé le site web ainsi que les outils présents dans le « kit de bienvenue », pour préparer l’ensemble de ces séances, ayant même affiché la carte du territoire et l’arbre généalogique dans sa classe afin d’intriguer et d’intéresser ses élèves, sa collègue a seulement utilisé les propositions en ligne, tandis que les professeurs du deuxième collège ne se sont servis que des supports analogiques. L’utilisation de ces différents supports a d’autre part été combinée à des sorties organisées en autonomie par les enseignants (cathédrale de Bordeaux, musée d’Aquitaine). Cette association paraît être un bon moyen d’intéresser les élèves, surtout lorsque ceux-ci paraissent au départ peu investis dans le projet, comme l’indique cet échange avec deux jeunes garçons : « avant c’était sur les chevaliers et je suis pas fan du Moyen Âge, du coup, j’aimais pas trop ce qu’on faisait… - Mais là aussi c’est du Moyen Âge ! - Oui mais justement… Là, c’est plus intéressant, avec les personnages, les visites, le blog et tout… ».
24Il est cependant intéressant de constater qu’aucun de ces quatre enseignants, pourtant équipés de smartphones, n’a jugé utile de se servir de l’application mobile. Si les contraintes techniques et la récente interdiction des téléphones portables dans les collèges sont souvent citées par les élèves pour expliquer le fait de ne pas avoir utilisé cette application mobile, les enseignants, qui l’ont pour leur part testée chez eux, ont jugé que cette dernière n’apportait aucun élément nouveau par rapport au site web, au-delà de l’effet de fascination exercé par la courte animation en réalité augmentée permettant d’accéder aux vidéos. En revanche, les outils analogiques, comme la grande carte du territoire, ont été appréciés, car permettant aux élèves de travailler en groupe, de rechercher des informations collectivement et ainsi de s’impliquer dans cette découverte. Comme l’atteste cet élève : « … moi, je trouve que ça change de travailler par groupe plutôt que de faire un truc individuel […], c’est intéressant, ça intéresse tout le monde et maintenant on sait des choses sur Aliénor qu’avant on ne savait pas… ». Toutefois, et pour tempérer ces propos, il ressort également des entretiens avec les enseignants que ce type de projet est jugé extrêmement chronophage en termes de préparation, car cette scénarisation transmédiatique demande non seulement un effort cognitif important pour suivre l’ensemble des supports et ainsi reconstituer la trame globale, mais aussi un investissement de la part des élèves qui suppose de faire des pas de côté par rapport aux pratiques pédagogiques plus traditionnelles. On notera d’ailleurs à cet égard combien les élèves sont finalement extrêmement rassurés, si ce n’est formatés, par le cadre scolaire habituel, ces derniers se demandant sans cesse, à l’image de cette jeune fille : « quelle est l’utilité de ces cours par rapport au programme… ? » Ainsi, loin des désirs utopiques d’autonomisation des usagers qui accompagnent bien souvent le déploiement d’outils numériques dans le domaine éducatif, une demande de formation a été formulée par les enseignants, afin que l’équipe scientifique guide et conseille les enseignants dans leur appropriation des outils et la construction de scénarios pédagogiques.
25Le deuxième constat relève de la collaboration en classe induite par le projet et les parcours pédagogiques mis en place par les enseignants. Les enseignants des deux classes suivies ont en effet réussi à susciter l’adhésion de leurs élèves dans le projet, en leur proposant différentes activités étalées sur plusieurs semaines et permettant aux élèves de « sortir » des cours traditionnels. À leur manière, tous les enseignants ont donc réussi à accrocher leurs élèves par le déploiement d’un scénario pédagogique adapté à leurs élèves et participatif. Un jeune garçon souligne l’engagement collaboratif induit : « … on pouvait tous s’aider entre nous, on n’était pas tout seul et comme notre prof d’anglais dit, tous ensemble on y arrive mieux que tout seul… ». Les observations in situ étayent ces propos en nous donnant à voir des élèves travaillant en groupe, faisant des recherches ensemble dans un objectif commun (répondre aux énigmes posées par leurs enseignants en recherchant des indices dans les cartes personnages, reconstituer les chevauchées d’Aliénor à travers son duché à partir de la carte du territoire, créer des mini-jeux en ligne à partir de leurs recherches personnelles et sur des outils listés par leurs enseignants, etc.). Cela les amène ainsi à mobiliser des compétences informelles spécifiques de recherche, de curation et d’éditorialisation d’informations historiques et géographiques. Ces compétences se développent en ligne et hors ligne, à partir des supports mis à disposition pour le projet par l’équipe scientifique, mais également via des recherches en ligne, sur Wikipédia par exemple, et dans les ouvrages disponibles au CDI. Cet engagement informationnel, relevé par une des enseignantes qui estime que ses élèves « n’ont pas subi le projet, mais y ont participé », semble en outre facilité par la mise en récit et la création d’un univers complet autour d’Aliénor, comme le précise cette jeune élève : « … là, on s’intéressait vraiment alors que pour les autres cours, parfois on s’ennuie un peu. Mais là, c’était un peu plus intéressant parce qu’on faisait d’autres choses en groupe… » ou encore cet autre, qui revient sur la démarche mise en œuvre : « … on a fait sa biographie, et on s’est dit un petit peu qu’est-ce qu’on allait faire… et on a trouvé une idée. C’était chouette ! ».
26Autrement dit, l’engagement de la classe dans le projet repose sur deux postures : la mise en place d’un collectif qui collabore (des groupes à l’intérieur de la classe qui produisent des contenus « ludiques » de type affiches, quiz, etc.) et le suivi d’une narration que ce collectif complète sur différents médias (création de lettrines et publication des « bans de mariage » d’Aliénor par une classe, enregistrements audio d’élèves racontant les festivités à la cour d’Aquitaine par une autre, etc.). Loin de contraindre leur créativité, les dispositifs proposés par l’équipe de recherche ont finalement permis aux classes de s’emparer de la vie d’Aliénor et d’aborder ainsi plusieurs aspects de la vie au Moyen Âge, selon des pistes de lectures ouvertes par les enseignants et complétées par les élèves.
- 31 J. de Bideran, M. Bourdaa, P. Argod, K. Bernard, « Les voies d’Aliénor ou la construction d’un médi (...)
- 32 P. Lévy, L’intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace, Paris, La Découverte, 19 (...)
- 33 V. Ferre, Médiévalisme, modernités du Moyen Âge, Paris, l’Harmattan, 2010.
- 34 Besson, Constellations…, op. cit.
- 35 A. Larue, « le médiévalisme entre hypnose numérique et conservatisme rétro », Itinéraires, 3, 2010, (...)
27Cette remarque nous amène à la dernière observation que nous souhaitons développer ici en revenant sur les mises en scènes produites sur le Moyen Âge et le patrimoine à partir d’un univers médiéval reconstitué et médiévalisant31. Si le groupe de recherche a en effet raconté l’histoire d’Aliénor, en respectant les éléments biographiques reconnus par les scientifiques impliqués dans le projet (historiens spécialistes du Moyen Âge et de la littérature occitane médiévale), sa mise en récit et en image s’est matérialisée dans un univers graphique, iconographique, sémantique et narratif cohérent, mais à connotations médiévalisantes. L’intelligence collective32 formée par l’équipe scientifique et les classes engagées dans le projet construit ainsi progressivement un univers plus médiévalisant33 que véritablement médiéval, c’est-à-dire réunissant des signes (blasons, figure du chevalier, musique troubadour, etc.) évoquant un Moyen Âge « modernisé », réactualisé plus qu’originel. Citons par exemple le graphisme au style volontairement « bande dessinée » des cartes personnages qui alimentent la narration, ou les lettrines reprenant les initiales de leurs prénoms créés par des élèves, après avoir découvert avec leurs enseignants des enluminures médiévales dans des ouvrages proposés par le CDI du collège : autant de représentations dont les statuts de fiction ne laissent planer aucun doute. Mais loin d’être problématique pour la transmission des savoirs, et comme le signale Anne Besson, la création de ce « médiévalisme moderne », dernière mutation d’un Moyen Âge constamment réinventé, est en réalité fondamentale pour l’appréhension contemporaine de ce qui est considéré comme étant le « vrai Moyen Âge34 ». Ici, se construit un univers que certain qualifierait de medfan (medieval fantasy), c’est-à-dire un « univers partagé empreint de codes et d’images qui circulent de média en média35 » et, rajoutons-le, de communautés en communautés. Les mises en scène patrimoniales observables à travers ces narrations transmédiatiques et ces créations pédagogiques participent finalement à la circulation de stéréotypes médiévaux et forment ainsi un univers de références iconographiques partagées entre experts et publics.
Les nouvelles Voies d’Aliénor
28Au terme de cette analyse et afin de conclure notre exploration des mises en scènes transmédiatiques patrimoniales, revenons ici sur les dernières évolutions du programme de recherche et de son dispositif expérimental, Les Voies d’Aliénor.
- 36 J. Blancard, « Mesurer l’engagement des élèves dans un dispositif transmédiatique », MediaNum, avri (...)
- 37 J. de Bideran, « Extension transmédiatique et profusion sémiotique sur les voies d’Aliénor », Media (...)
29Les retours d’expérience et l’enquête menée auprès des enseignants et des classes durant l’année 2017-2018 ont permis, dans un mouvement d’itération, d’améliorer le projet et les outils proposés. Le site internet a été totalement refondu, afin d’offrir un espace collaboratif aux enseignants et de proposer une meilleure mise en valeur des productions des classes, qui sont désormais publiées sous forme de blog sur la plateforme collaborative. La narration de la stratégie ainsi que l’univers déployé sont aussi mieux appréhendables, et de courtes vidéos donnent des pistes narratives dont peuvent, ou non, s’emparer les enseignants et les élèves pour leurs créations. L’application mobile a, quant à elle, été totalement abandonnée et les outils physiques ont été retravaillés, pour proposer une meilleure lisibilité des informations et une meilleure prise en main collective. Ces dispositifs remaniés sont toujours proposés aux enseignants dans le cadre des appels à projets EAC, que lance chaque année la Daac de Bordeaux : après une seconde année à 4 classes (2018-2019), 11 enseignants se sont inscrits pour l’année scolaire 2019-2020. Ces terrains nous permettent de poursuivre nos observations, et les résultats de ces dispositifs remaniés montrent aujourd’hui trois sortes d’engagements de la part des élèves : un engagement cognitif qui renvoie aux efforts consentis et à l’apprentissage de savoirs, un engagement affectif qui souligne les émotions ressenties dans le cadre du projet (de la fierté par exemple), et un engagement comportemental dans lequel les élèves sont assimilés à des ambassadeurs de leur patrimoine et de leur région36. De plus, bien que le programme scientifique MediaNum soit arrivé à son terme en 2018, l’équipe projet continue de travailler grâce à des financements du ministère de la Culture via les appels à projets lancés au printemps 2018 par la Drac Nouvelle-Aquitaine. La perspective est désormais d’étendre les publics, afin de se détacher progressivement des publics scolaires, captifs, en proposant une stratégie plus ouverte à d’autres types de réception. Nous avons ainsi imaginé un développement transmédiatique selon le même principe éditorial, en essayant de tirer profit de tous les personnages de la narration, en les faisant vivre sur d’autres supports que les seules cartes personnages. L’intégration dans l’équipe de deux jeunes stagiaires, formés à l’ingénierie culturelle et à l’écriture transmédiatique, a été déterminante dans cette phase de travail37.
- 38 Théâtre-rock co-écrit par Katy Bernard, Maîtresse de Conférences d’Occitan à l’Université Bordeaux (...)
30Plusieurs supports ont en effet été développés, notamment numériques. Ainsi, la nourrice d’Aliénor raconte dans un blog l’enfance d’Aliénor à la cour de Poitiers, et met en lumière des aspects de la vie au Moyen Âge : le rôle des nourrices, les soins, l’hygiène et les habitudes de vie, la filiation dans les préparatifs pour le mariage d’Aliénor avec le futur Louis VII. Bernard de Ventadour, notre narrateur principal, alimente quant à lui des podcasts sur la vie artistique de la cour d’Aquitaine et le rôle des troubadours dans la production culturelle médiévale. Une chaîne YouTube présente des playlists pour chaque personnage mettant ainsi l’accent sur les spécificités des métiers et des fonctions ecclésiastiques ou chevaleresques par exemple. Sur Twitter, Aliénor tient un journal intime de ses longues années d’emprisonnement par son mari Henri II. Suivant toutefois les principes énoncés par Henry Jenkins, nous avons également intégré des médias permettant de réaliser des expériences hors ligne. Une lettre fictive a ainsi été créée par une artiste paléographe, afin d’être exploitée par des médiatrices dans le cadre d’ateliers d’initiation à la paléographie et aux enluminures. De même, un spectacle-rock intitulé Le Testament d’Aliénor38 a été intégré à la narration qu’il vient clôturer en confrontant Aliénor avec son fils Jean sans Terre, pour un dernier règlement de comptes. Et s’il est encore difficile de suivre comment des publics potentiels vont se saisir de ces contenus, signalons d’ores et déjà l’intérêt des institutions culturelles pour ce type de démarche, le Musée de Cluny, le CMN, le musée d’Aquitaine de Bordeaux et la médiathèque de Poitiers, ayant par exemple relayé sur leurs propres réseaux les comptes Instagram ou Twitter créés dans ce cadre…
- 39 J. Pasquer-Jeanne, « Les dispositifs de médiation éducative au Château de Versailles : Fiction, Tra (...)
- 40 Flon, Les mises en scène du patrimoine…, op. cit., p. 119.
- 41 M. Bourdaa, « Patrimoine et transmedia storytelling, vers une médiation augmentée… », Dialogue avec (...)
31Dans un monde de concurrence attentionnelle permanente, le transmedia storytelling apparaît comme une solution pertinente pour la valorisation patrimoniale qui offre une réserve inépuisable d’histoires et de narrations. Les personnages, notamment, sont une des composantes fondamentales de la fictionnalisation et facilitent l’identification des publics aux savoirs qui leur sont présentés, comme a pu le démontrer Julie Pasquer-Jeanne dans son analyse sur les dispositifs médiatiques du Château de Versailles39. Celle-ci souligne en effet l’importance de l’aspect fictionnel et de la récurrence de figures historiques aux fortes spécificités (Louis XIV, Marie-Antoinette, les prétendants de la Cour) pour immerger les publics dans l’activité de médiation. Ici, la vie d’Aliénor offre un prétexte à l’exploration et à la transmission de savoirs sur l’Aquitaine médiévale, tout en permettant aux classes de se rendre sur ses pas, entraînant finalement l’accès à une certaine épaisseur patrimoniale, chronologique comme géographique. Et s’il a pu être démontré par ailleurs que les mises en scène expographiques amènent cette épaisseur patrimoniale par des médiations spatialisées au sein de l’espace muséographique40, les mises en scène transmédiatiques semblent plutôt opérer par des médiations temporelles et linéaires qui se matérialisent dans la succession des supports médiatiques proposés. La temporalité de cette « médiation augmentée41 » devient ainsi celle que les publics souhaitent lui donner en s’engageant dans les diverses activités d’appropriation et durant un temps plus ou moins long.
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Notes
1 H. Jenkins, Convergence Culture, When old media and new media collide, New York, NYU Press, 2006.
2 Cet article comprend des passages déjà publiés dans le carnet de recherche du programme MediaNum (https://medianum.hypotheses.org consulté le 25 juin 2020), retranscrits en accord avec Jessica de Bideran, enseignante-chercheuse directement impliquée dans le programme de recherche depuis 2016. Qu’elle en soit ici remerciée.
3 D. Peyron, « Quand les œuvres deviennent des mondes. Une réflexion de la culture de genre contemporaine à partir du concept de convergence culturelle », Réseaux, 148-149, 2008, p. 335-368.
4 L’acronyme anglais MMORPG (Massively Multiplayer Online Role-Playing Game) désigne tout jeu de rôle en ligne massivement multijoueur. Voir par exemple la définition qu’en propose Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Jeu_de_r %C3 %B4le_en_ligne_massivement_multijoueur consultée le 2 juin 2020.
5 A. Besson, Constellations. Des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain, Paris, CNRS Éditions, 2015.
6 M. Bourdaa, « Le Transmédia : entre narration augmentée et logiques immersives », Ina. La Revue des Médias, juin 2012, https://larevuedesmedias.ina.fr/le-transmedia-entre-narration-augmentee-et-logiques-immersives consulté le 11 juin 2020.
7 M. Bahuaud, « Transmedia storytelling : quand l’histoire se conçoit et se construit comme une licence », Terminal, 112, 2013, p. 77-88.
8 M. Bourdaa, « Les fans studies en question : perspectives et enjeux », Revue française des sciences de l’information et de la communication, 7, 2015 (http://journals.openedition.org.ezproxy.u-bordeaux-montaigne.fr/rfsic/1644 consulté le 11 juin 2020).
9 B. Chapelain, S. Ducas (dir.), Prescription culturelle. Avatars et médiamorphoses, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2018.
10 J. de Bideran, M. Bourdaa, « Quand les experts du patrimoine s’emparent du transmedia storytelling. Montaigne Superstar, une stratégie inachevée », Communication des Organisations, 51, 2017, p. 43-54.
11 N. Casemajor-Loustau, « La participation culturelle sur Internet : encadrement et appropriations transgressives du patrimoine numérisé », Communication et Langages, 171, 2012, p. 81-98.
12 MediaNum est le terme créé pour nommer ce programme scientifique lorsque celui-ci a été déposé à la région Nouvelle-Aquitaine. Ce programme de 3 ans s’est déroulé de septembre 2015 à décembre 2018.
13 Le terme expérimentation est ici employé dans une acception proche de celle qu’utilisent les sciences expérimentales, c’est-à-dire qui suppose, pour l’équipe engagée autour de MediaNum, de développer une méthode scientifique exigeant l’emploi de l’expérience pour vérifier les hypothèses avancées et acquérir des connaissances positives dans le domaine de recherche concerné.
14 F. Favard, « Comment allier patrimoine et transmedia storytelling ? », MediaNum, novembre 2016, https://medianum.hypotheses.org/86 consulté le 11 juin 2020.
15 É. Flon, Les mises en scène du patrimoine : savoir, fiction et médiation, Cachan, Hermès/Lavoisier, 2012.
16 Ibid., p. 98.
17 G. Long, « Créer des mondes dans lesquels jouer : utiliser l’esthétique transmedia pour transformer des histoires en mythologie », Revue Française des Sciences de l’Information et de la Communication, 10, 2017, https://journals.openedition.org/rfsic/2560 consulté le 11 juin 2020.
18 E. Sandri, L’imaginaire des dispositifs numériques pour la médiation au musée d’ethnographie, Thèse de doctorat en Sciences de l’information et de la communication, (dir. C. Tardy et C. Saouter), Université d’Avignon, 2016, p. 72.
19 Massive Open Online Course : cours diffusé sur Internet et formation à distance capable d’accueillir un grand nombre de participants ; on peut citer l’exemple du MOOC « Louis XIV à Versailles » mis en ligne par le Château de Versailles en partenariat avec l’entreprise Orange dans le cadre de l’exposition transmédiatique Le Roi est mort qui s’est déroulée du 27 octobre 2015 au 21 février 2016.
20 On pourra consulter à ce sujet l’entretien réalisé avec la productrice du projet « Les secrets de la forêt océane » valorisant le patrimoine paysager des Landes (40) qui précise ainsi que : « le 100 % numérique ne fonctionne pas dans ce type de pratiques de découvertes patrimoniale et ce travail de médiation ne peut pas être assuré par les Offices de Tourisme, car ce n’est tout simplement pas le cœur de leur métier… Il manque une brique de médiation […] », dans M. Bourdaa, « Les secrets de la forêt océane, un projet transmédia valorisant l’invisible » publié sur MediaNum, février 2017, https://medianum.hypotheses.org/210 consulté le 11 juin 2020.
21 H. Jenkins, M. Ito, D. Boyd, Culture participative. Une conversation sur la jeunesse, l’éducation et l’action dans un monde connecté, Caen, C&F Éditions, 2017.
22 A. Gallarino, « Raconter le patrimoine : le transmedia storytelling comme outil de valorisation. L’exemple du dispositif « Au Panthéon ! Une installation de JR » et de l’opération #LeRoiEstMort », in Prescription culturelle. Avatars et médiamorphoses, B. Chapelain, S. Ducas (dir.), Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2018, p. 273.
23 M. Istasse, « Facebook et les amateurs de patrimoine. Participation, engagement et démocratie », Réseaux, 206/6, 2017, p. 193-218.
24 Comme nous l’indiquent les professionnelles avec qui nous avons mené des entretiens : ainsi le projet « Les secrets de la forêt océane » a été financé dans le cadre d’appel à projets de la région Aquitaine en 2013, intitulé « Médiation innovante du patrimoine culturel et environnemental au service du développement touristique » (https://medianum.hypotheses.org/210 consulté le 25 juin 2020), tandis que « Montaigne superstar » a été construit selon « une approche décomplexée du patrimoine écrit » (https://medianum.hypotheses.org/35 consulté le 3 juillet 2020).
25 Favard, « Comment allier patrimoine… », art. cité.
26 M.-C. Bordeaux, « Pour la généralisation de l’éducation artistique et culturelle… par les territoires », Nectart, 4/1, 2017, p. 57-65.
27 Gallarino, « Raconter le patrimoine… », art. cité, p. 281.
28 M. Di Crosta, « Stratégies narratives transmédias : des pratiques scénaristiques transversales ? », Terminal, 112, p. 104.
29 Long, « Créer des mondes dans lesquels jouer… », art. cité.
30 P. Argod, « Le carnet de voyage comme volet d’une narration transmédia et outil pédagogique », MediaNum, octobre 2017, https://medianum.hypotheses.org/419 consulté le 11 juin 2020.
31 J. de Bideran, M. Bourdaa, P. Argod, K. Bernard, « Les voies d’Aliénor ou la construction d’un médiévalisme transmédiatique », ¿ Interrogations ?, 26, https://www.revue-interrogations.org/Les-voies-d-Alienor-ou-la consulté le 11 juin 2020.
32 P. Lévy, L’intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace, Paris, La Découverte, 1997.
33 V. Ferre, Médiévalisme, modernités du Moyen Âge, Paris, l’Harmattan, 2010.
34 Besson, Constellations…, op. cit.
35 A. Larue, « le médiévalisme entre hypnose numérique et conservatisme rétro », Itinéraires, 3, 2010, p. 87-96 (https://journals.openedition.org/itineraires/1830 consulté le 11 juin 2020).
36 J. Blancard, « Mesurer l’engagement des élèves dans un dispositif transmédiatique », MediaNum, avril 2019, https://medianum.hypotheses.org/936 consulté le 11 juin 2020.
37 J. de Bideran, « Extension transmédiatique et profusion sémiotique sur les voies d’Aliénor », MediaNum, novembre 2019, https://medianum.hypotheses.org/1002 consulté le 11 juin 2020.
38 Théâtre-rock co-écrit par Katy Bernard, Maîtresse de Conférences d’Occitan à l’Université Bordeaux Montaigne, et Sandrine Biyi, auteure de romans historiques sur le Moyen Âge. Sur une mise en scène de Jan-Luc Delage, avec les principaux personnages et les musiciens du groupe The Very Big Small Orchestra, Aliénor d’Aquitaine (Florence Coudurier) et son dernier fils, Jean sans Terre (Christophe Rosso), reviennent à la vie pour raconter leur propre histoire sur scène, et avec eux, Guillaume IX d’Aquitaine, grand père d’Aliénor et premier troubadour de l’Histoire…
39 J. Pasquer-Jeanne, « Les dispositifs de médiation éducative au Château de Versailles : Fiction, Transmedia et Multimodalité », in Penser les relations entre médias. Dispositifs transmédiatiques, convergences et constructions des publics, L. Di Filippo, É. Landais (dir.), Paris, Néothèque Éditions, 2017, p. 89-116.
40 Flon, Les mises en scène du patrimoine…, op. cit., p. 119.
41 M. Bourdaa, « Patrimoine et transmedia storytelling, vers une médiation augmentée… », Dialogue avec Jessica de Bideran, Com’en Histoire, mars 2017 (https://cehistoire.hypotheses.org/979 consulté le 11 juin 2020).
© Éditions Universitaires d’Avignon, 2020