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Scénographies numériques du patrimoine

 | 
Julie Deramond
, 
Jessica de Bideran
, 
Patrick Fraysse

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre 1

Voir et comprendre le Palais des Papes : l’HistoPad

Étienne Anheim, Philippe Bernardi, Valérie Theis et Dominique Vingtain

Texte intégral

Le parcours de visite : plus d’un siècle de réflexion

1Le Palais des Papes d’Avignon est aujourd’hui l’un des plus emblématiques monuments historiques français, tant du point de vue de son importance – rare palais gothique européen ayant subsisté dans son ensemble avec une partie très représentative de ses décors - que de son attractivité (612 210 visiteurs payants et 67 486 gratuits en 2018) et de sa puissance symbolique.

2Cet immense bâtiment a été inscrit en 1840 sur la première liste des Monuments Historiques français, puis en 1995 au Patrimoine mondial de l’Unesco.

3La majeure partie de ce palais est la propriété de la Ville d’Avignon, qui l’a officiellement ouverte au public en 1907. Depuis lors, il s’est agi d’étudier et de rendre intelligible ce monument en le restaurant et en structurant la visite tant sur le plan logistique que sur le plan intellectuel. Bénéficiant de son aura d’unique palais pontifical sur le territoire français, jouissant d’une position stratégique dans le couloir rhodanien sur la route du Grand Tour des artistes et des lettrés d’abord, sur la route des vacances provençales ensuite, la fréquentation du Palais des Papes a suivi depuis 1907 une courbe ascendante d’une grande régularité, inversée occasionnellement par les guerres, les attentats ou les aléas climatiques.

4Depuis l’ouverture au public, plusieurs parcours de visite se sont succédés, accompagnant les évolutions fonctionnelles du monument. La question de la « mise en visite » de la partie du palais appartenant à la Ville d’Avignon a été indissociable de la réflexion sur la création de musées en son sein (Musée du Vieil Avignon et du Comtat Venaissin notamment en 1925, puis musée de l’œuvre). Dans les années 1970-1980, le parcours de visite a été modifié du fait de la création d’un Centre de Congrès au sein du monument et du déplacement du Musée du Vieil Avignon. En 2002, une vaste exposition intitulée Monument de l’Histoire. Construire, reconstruire le Palais des Papes d’Avignon xive-xxe siècle a été proposée sur la quasi-totalité du parcours de visite, la première consacrée à l’histoire de ce palais. Cette exposition se voulait un jalon dans la réflexion vieille de plus d’un siècle, consacrée à la « mise en visite » du Palais des Papes. Elle avait été conçue pour être la matrice d’un nouveau Musée de l’œuvre replaçant la construction du monument dans un temps long, afin de mettre en évidence aussi bien les partis pris de chaque époque que le caractère composite du palais actuel. Elle a servi au renouvellement du parcours de visite mis en place en deux temps en 2003 et 2005. Des espaces d’introduction à la visite, de présentation de la papauté avignonnaise et de la construction du monument furent créés à cette occasion, articulés au parcours de visite lui-même scandé par des totems explicatifs dans chaque salle et complémentaires du contenu de l’audioguide.

5En 2012, des changements de gouvernance ont entraîné un démantèlement du Musée de l’œuvre dont les expôts ont été redéployés dans différentes salles du parcours de visite. Cette transformation effectuée sous la forme de remaniements et non d’une refonte complète et sans recours à un scénographe a eu pour effet de perturber intellectuellement et esthétiquement la logique du projet de 2003-2005.

Une commande politique

6En 2016, le maire d’Avignon, Cécile Helle, également présidente de la société d’économie mixte Avignon Tourisme, délégataire de la gestion du Palais des Papes, a lancé le projet de création d’un nouvel outil de visite numérique du monument. Ce projet a été confié à la société Histovery, start-up labellisée French Tech et spécialisée depuis 2013 dans « l’exploitation des solutions de visite augmentée pour mettre en valeur les monuments1 ». Forte du développement d’un dispositif de tablette interactive baptisée HistoPad, déjà mis en service au château de Chambord et à la Conciergerie à Paris, la société Histovery s’est vue chargée par la Ville d’Avignon de développer un « HistoPad pour tous » pour le Palais des Papes : dispositif qui serait remis systématiquement à tout acheteur d’un billet de visite. Ce faisant, le maire d’Avignon entendait « confirmer sa volonté de renforcer l’attractivité de l’extraordinaire patrimoine avignonnais2 » en proposant aux visiteurs un nouvel outil de visite numérique. Cécile Helle exposait les raisons de sa décision dans les termes suivants :

  • 3 Ibid.

On ne trouve aujourd’hui nulle part ailleurs dans le monde une solution qui réunisse sur un seul et même support autant de fonctionnalités au service de tous les publics. L’HistoPad est le moyen complet pour réussir une vulgarisation de la connaissance moderne et efficace. Nous sommes fiers aujourd’hui d’être les premiers à le rendre disponible pour tous, au service d’une politique culturelle aussi exigeante que généreuse3.

7Le délégataire de la Ville, Avignon Tourisme, a été chargé de la co-production de cet outil et du co-pilotage de ce projet avec Histovery. Le projet devait être réalisé très rapidement, en neuf mois environ. Le lancement de l’HistoPad et sa première mise à disposition du public furent effectués lors des Journées européennes du patrimoine, les 16 et 17 septembre 2017.

  • 4 Histovery avait initialement le projet de porter une mention sur chaque reconstitution, pour stipul (...)
  • 5 D. Vingtain, conservatrice en chef du Palais des Papes, B. Martin, adjoint à la conservatrice, J. G (...)
  • 6 Membres du comité scientifique réuni pour la création de l’HistoPad : Étienne Anheim, directeur d’é (...)
  • 7 Citons, entre autres, parmi les travaux des membres du comité : V. Theis, « Décrire le chantier ou (...)

8Une fois les questions administratives de la co-production réglées, la méthodologie de l’opération a été définie par Histovery selon ses propres critères (déjà éprouvés dans ses précédentes réalisations) et les demandes de la Ville. Commanditaire et co-producteur souhaitaient que ce nouvel outil ne soit pas un gadget pour rendre la visite plus ludique, mais soit fondé sur une approche scientifique rigoureuse et propose au visiteur-utilisateur un ensemble le plus complet possible de connaissances historiques4. La conservation du Palais des Papes5 a été chargée du pilotage de ce projet en commençant par la création d’un comité scientifique6. Vu le calendrier imparti, ce comité devait être composé de spécialistes ayant démontré par des travaux récents7 une excellente connaissance de divers aspects du palais, de son histoire et de celle de la papauté. Les membres de ce comité devaient aussi constituer une véritable équipe, disposant d’habitudes de travail en commun, tout en étant capables de confronter leurs avis et d’élaborer des hypothèses collégiales de reconstitution pour les salles. Car c’est là que résidait le principe novateur du futur HistoPad et l’enjeu le plus sensible pour Histovery et le comité scientifique. Les reconstitutions devaient pouvoir séduire les visiteurs et convaincre les spécialistes.

Un double enjeu méthodologique

9L’HistoPad, proposé par Histovery dans les sites qu’il a équipés, est constitué d’une tablette regroupant différents types d’informations : des plans de situation, une frise chronologique montrant l’évolution morphologique du palais, des commentaires audio pour chaque salle, des reconstitutions numériques de diverses salles, un jeu de piste à destination des enfants (recherche de pièces d’or dans les salles reconstituées) et enfin un questionnaire de satisfaction.

10La situation était particulière à Avignon dans la mesure où préexistait un audioguide, proposé aux visiteurs moyennant un supplément au billet d’entrée. Sa refonte datait de 2012. Il était coordonné aux expôts et outils didactiques disséminés sur le circuit de visite. Très vite, est apparue la nécessité de supprimer l’audioguide. Proposer deux outils de visite, l’un payant, l’autre inclus dans le prix d’entrée, aurait constitué une contrainte logistique sans lisibilité ni intérêt pour les visiteurs. Il s’est alors agi de fusionner les deux outils, l’ancien - l’audioguide entièrement conçu par Avignon Tourisme - et le nouveau, l’HistoPad – co-produit par Avignon Tourisme et Histovery et entièrement réalisé par Histovery.

11L’objectif était double : que les contenus ne soient pas amoindris à l’occasion de ce transfert et que le nouvel outil soit conçu en cohérence avec le parcours de visite préexistant. Il eût été plus logique de repenser simultanément le parcours de visite et le nouvel outil proposé aux visiteurs. Dans le calendrier imparti, la seule solution a été d’intégrer les contenus de l’audioguide dans l’HistoPad, en les augmentant des reconstitutions numériques des salles. Un tableau de concordance a été élaboré pour permettre cette importation des données. Dans un souci de clarification de la déambulation, il a été décidé de supprimer le film de présentation de l’histoire du Palais des Papes proposé aux visiteurs dans la salle de Jésus (environ sept minutes, visionnage collectif en position assise) et de l’importer dans l’HistoPad. Cette décision a été sous-tendue par la recherche d’une proposition synthétique au travers du nouvel outil.

12Ainsi, dès l’abord, la conception de l’HistoPad a eu des répercussions physiques sur le parcours. Très vite, a émergé l’idée que la mise en place de la nouvelle tablette devait être suivie d’une réflexion globale sur le parcours de visite dans toutes ses dimensions (gestion de la billetterie et des flux de visiteurs ; création d’un nouveau scénario de visite concernant tant le parcours physique, que les contenus ; refonte de la scénographie du parcours ; refonte des espaces de confort à destination des visiteurs).

13Sans nul doute, la partie de l’HistoPad qui avait le plus retenu l’attention des commanditaires et aiguiserait le plus l’appétit des visiteurs était la création d’images de reconstitution des salles au xive siècle. C’était aussi l’enjeu le plus délicat de cette opération. Fort de son expérience, Histovery a mis en place une méthode de travail en quatorze étapes.

  • Repérages, shooting, mesures et plans.

  • Recherches iconographiques, documentation.

  • Réalisation à l’aide d’un logiciel de conception 3D (« Sketchup »), d’un modèle de reconstitution par espace.

  • Présentation au comité scientifique et validation (10 séances).

  • Rédaction des « briefs », c’est-à-dire des documents destinés à présenter les objectifs, la stratégie et les contraintes d’action (1 par salle).

  • Réalisation de la géométrie 3D des salles.

  • Réalisation des textures.

  • Texturing, éclairage des modèles 3D.

  • Rédaction et traduction des textes.

  • Prise de vue 360°HD et post-production.

  • Intégration dans Unityet, le moteur HPDK.

    • 8 Un beacon est un petit boîtier capteur qui peut « dialoguer » sur un périmètre limité avec des smar (...)

    Pose des beacons8.

  • Tests techniques et tests utilisateurs.

  • Présentation aux équipes du Palais des Papes d’Avignon.

14Nous ne reviendrons pas, ici, sur chacune des étapes de production du software. Nous nous concentrerons sur les échanges entre l’équipe de réalisation et le comité scientifique.

15Dès la première réunion, ce dernier a validé l’ensemble du processus général. Ensuite, lors de chaque réunion, son rôle était de dire si les propositions graphiques d’Histovery correspondaient à ce que les sources historiques permettaient de restituer.

16Dès ce stade exploratoire, Histovery a donc proposé un premier scénario de visite, identifiant les salles qui feraient l’objet d’une reconstitution. Les salles devaient être reconstituées l’une après l’autre, le temps consacré à chacune variant en fonction de la complexité des lieux et de la proposition présentée. À chaque rencontre, Histovery proposait une première esquisse : le modèle SketchUp (sorte de croquis 3D réalisé à partir des plans et des mesures réalisés en amont par la société Histovery) présentait un certain nombre d’hypothèses architecturales que le comité devait commenter, questionner, amender.

17Il est important d’insister sur le fait que, malgré les multiples études consacrées au Palais des Papes depuis la fin du xixe siècle, nombre d’aspects de ce monument demeurent encore méconnus. Diverses hypothèses de restitution des espaces médiévaux (fortement modifiés au cours des siècles) ont été proposées, qu’il convient, autant que possible, de soumettre à l’épreuve des nouveaux outils à notre disposition comme des nouvelles analyses engagées. Si des campagnes archéologiques, des analyses physico-chimiques des matériaux et des recherches d’archives ont pu mettre au jour des éléments encore ignorés, la possibilité, par exemple, de modéliser certaines hypothèses de travail, voire de réaliser des calculs de stabilité à partir de celles-ci, modifie notablement l’approche du bâti étudié.

18La réalisation de l’HistoPad présentait aussi, pour le comité scientifique, l’intérêt de mettre à l’épreuve de restitutions 3D des hypothèses d’interprétation communément admises ou nouvelles. Chaque réunion se concluait par une liste de questions à traiter par les membres du comité en fonction de leur spécialité et une liste de recherches documentaires (plus particulièrement iconographiques), conduites par l’iconographe d’Histovery et le service conservation du Palais : étape que l’on a désigné sous le terme de « rédaction du « Brief ». Des esquisses intermédiaires étaient également réalisées par Histovery afin de tester les différentes textures avant de sélectionner celles qui seraient présentées au comité. Les images avaient vocation à être discutées à plusieurs reprises en comité jusqu’à validation finale.

Les choix opérés

19Voilà présenté, dans ses grandes lignes, le processus suivi. Nous allons à présent revenir sur les principaux choix opérés. Après avoir pris connaissance du premier scénario de visite, le comité a identifié les salles qu’il était en capacité de reconstituer en fonction de la documentation disponible. Ce choix a également pris en compte la diversité des points de vue à offrir aux visiteurs tout au long du parcours, permettant de composer le panorama le plus complet et pertinent possible sur les divers aspects du monument, tout à la fois lieu de pouvoir, lieu de travail et lieu de vie.

20Cette étape a permis de poser clairement une première série d’enjeux historiques et méthodologiques. Il a tout d’abord fallu considérer l’état de la documentation, en confrontant les documents écrits et les documents archéologiques. En effet, les espaces du palais ont été considérablement remaniés, et seules certaines salles rendent possible une reconstitution minimale par le croisement des textes et des traces matérielles encore lisibles sur le monument. L’idée a donc été de privilégier les lieux où la documentation était la plus riche et de ne pas intervenir sur les espaces encore décorés de fresques, comme les chapelles ou les chambres du Pape et du Cerf, afin de ne pas accroître le temps de stationnement des visiteurs dans ces espaces très fragiles. Nous souhaitions que l’outil HistoPad s’inscrive dans la démarche de conservation préventive du monument et soit envisagé comme une aide dans la gestion des flux de visiteurs.

21Les images doivent donc être considérées comme des interprétations des sources, et non comme une photographie réaliste du passé. Cette distinction était essentielle pour l’orientation du travail, car le comité scientifique a travaillé de la même manière que pour une publication scientifique. Simplement, au lieu de proposer une démonstration écrite sous forme de phrases, le projet consistait à rendre visible l’interprétation historique par l’image. L’expérience de la restauration a également servi de point de repère. Il ne s’agissait pas de combler les trous, ni de synthétiser l’ensemble des documents du xive siècle disponibles pour un même lieu, alors que l’usage des espaces a beaucoup évolué – même s’il a parfois fallu faire des emprunts.

22C’est pour cette raison qu’il est apparu méthodologiquement pertinent de dater chaque proposition, pour chaque espace du palais. Ceci non pas dans une démarche positiviste, là encore, mais par transparence scientifique ; la reconstitution reposant sur un état donné de l’information, à un moment précis, qui puisse être contrôlé, et faire à l’avenir l’objet de révisions critiques, de même qu’une restauration doit être réversible.

23Neuf salles ont été sélectionnées et neuf moments historiques ou événements ont été identifiés. Il convient ici d’insister sur l’importance des campagnes de télémétrie et de photographie réalisées en amont. Mesures précises et photographies ont ancré le travail de restitution dans la réalité matérielle du Palais, imposant ou rappelant continuellement à l’équipe le cadre concret dans lequel les images avaient à prendre place. Cela a impliqué, à diverses reprises, de retourner sur place pour compléter des mesures de détail ou les observations sur le bâti. Pour chaque salle, un dossier textuel, iconographique et archéologique a été réuni par le comité scientifique et soumis à l’équipe d’Histovery avec des recommandations générales pour la réalisation d’une première reconstitution.

24Puis une seconde phase de travail, très importante, a consisté dans l’évaluation de cette première reconstitution. Le comité voyait apparaître sur ces images toute une série d’éléments problématiques du point de vue scientifique qui devaient être modifiés. Souvent, ces derniers relevaient d’une forme d’implicite, soit que le comité n’ait pas pensé à préciser un point lui semblant évident, soit qu’il ne se soit pas posé une question que la restitution faisait émerger. Une liste de corrections graphiques était donc dressée en commun.

  • 9 Sur ce point, voir Vingtain, Le Palais des Papes… op. cit.

25Mais inversement, les graphistes et informaticiens avaient une liste de questions concernant la reconstitution de telle ou telle partie de la pièce ou de telle ou telle pièce de mobilier, ce qui suscitait des recherches complémentaires et des discussions scientifiques entre les membres du comité, jusqu’au choix d’un parti-pris qui apparaisse à tous comme le plus plausible. Il est important d’insister, ici, sur cet aller-retour. Certaines des réponses aux questions posées par les graphistes et les informaticiens avaient déjà été formulées au cours de recherches précédentes9, mais d’autres étaient nouvelles car liées au degré de précision nécessaire à la restitution 3D elle-même. Cela ne signifie pas qu’elles n’avaient pas une dimension historique mais que les chercheurs travaillant sur le Palais des Papes ne s’étaient tout simplement pas encore posé ce type de questions. Quelle hauteur atteignaient les chaires des cardinaux ? Comment passait-on du Grand Tinel à la Chambre de Parement lors des conclaves ? Comment était couvert le Petit Tinel ? Quel décor y avait-il dans la Grande Chapelle au moment du couronnement d’Innocent VI ? Comment étaient obturées les fenêtres de telle ou telle pièce ?

26Un dernier contrôle de validation était ensuite effectué, dans un troisième temps, pour vérifier que rien n’avait été oublié. Une fois encore, ce travail pourrait être mis en parallèle avec celui effectué par le comité scientifique réuni dans le cas d’une restauration – à ceci près, qu’il s’agissait bien sûr d’une opération virtuelle.

La reconstitution salle par salle

27Une fois envisagée la démarche de manière globale, nous nous proposons de revenir sur le détail des différentes salles évoquées ici dans leur ordre de visite.

Consistoire, automne 1344

  • 10 J.-M. Moeglin, Négocier pour concilier. Les « négociations » d’Avignon en 1344-1345 entre le roi d’ (...)

28Cette salle, d’importance majeure pour la vie politique de la cour, est saisie à l’aube de la guerre de Cent ans, en octobre 1344, lorsque Clément VI accueille une ambassade venue d’Angleterre régler un différend entre le roi de France Philippe VI et le roi d’Angleterre Édouard III10. Le Consistoire, présidé par le pape et assisté de ses cardinaux, est ici reconstitué juste avant l’arrivée des ambassadeurs. L’événement a été choisi car il est antérieur à la campagne de décoration picturale de Matteo Giovannetti (1346-1347), entièrement disparue et impossible à reconstituer en l’état des connaissances actuelles.

Fig. n° 1 : Consistoire, hypothèse des aménagements destinés au pape et au collège cardinalice dans l'HistoPad

Fig. n° 1 : Consistoire, hypothèse des aménagements destinés au pape et au collège cardinalice dans l'HistoPad

© Histovery

  • 11 F. Ehrle, De historia palatii romanorum pontificum avenionensis, Rome, 1890, p. 610 : Eadem [7 août (...)
  • 12 Ibid.

29Il s’agit d’un événement bien documenté qui a impliqué d’utiliser des sources de natures diverses pour reconstituer cette salle à ce moment-là : traces archéologiques ; archives comptables du palais pour les aménagements textiles et le mobilier ; une mention spécifique décrivant les stalles de bois associées à un banc de pierre11, dont la forme a été imaginée grâce à des documents iconographiques de cette époque ; et enfin publication scientifique pour le récit de l’événement12.

30Pour cet espace comme pour les autres ensuite, il a été nécessaire de rechercher toutes les indications disponibles sur le revêtement initial des sols (dallages ? carrelages ?), sur les menuiseries, sur les charpentes…

Chambre du Camérier, 1337-1340

31La Chambre du Camérier abritait les appartements du plus haut dignitaire de la Cour pontificale, situés à l’étage inférieur par rapport aux appartements du pontife. Le décor peint de la pièce a été reconstitué à partir d’un îlot correspondant à la campagne de décoration réalisée après l’achèvement de la construction de la tour. Un réexamen des archives, mais aussi des maçonneries et des traces d’aménagement a été nécessaire pour établir une hypothèse sur le fonctionnement de cette salle, que l’on sait occupée par un lit à courtine, un espace de travail, un petit oratoire et un espace de garde-robe où dort le chambrier du camérier.

Fig. n° 2 : Chambre antique du Camérier, hypothèse d’organisation des espaces de la vie privée du camérier dans l'HistoPad

Fig. n° 2 : Chambre antique du Camérier, hypothèse d’organisation des espaces de la vie privée du camérier dans l'HistoPad

© Histovery

32Cet espace apparaît au visiteur lorsque, actionnant une commande sur la tablette, il fait disparaître la cloison de maçonnerie légère, dont l’existence, la hauteur et les matériaux sont décrits par les archives de manière générale pour le Palais et notamment dans les mentions relatives à cette salle pour 1353. Le comité a choisi de conserver le premier état attesté du décor peint, mais d’utiliser pour cette fois des mentions ultérieures des années 1350 pour les aménagements mobiliers tels que la garde-robe ou la bibliothèque, ainsi que des mentions relatives au bouchement et percement de fenêtres.

33Certains objets ont également été reconstitués à partir de témoins conservés par ailleurs, sans pour autant être documentés de manière certaine dans ce lieu : il s’agissait de chercher une hypothèse vraisemblable. La rose d’or présente dans le coffre, destinée à être offerte par le pape à un invité de marque, était conservée par le camérier : le modèle est ici la rose de l’orfèvre Minucchio da Siena réalisée quelques années auparavant, en 1330, et actuellement conservée au musée de Cluny. Dans le même ordre d’idées, le diptyque accroché au-dessus du lit est emprunté à un diptyque de Lippo Memmi (Crucifixion du Musée du Louvre, Vierge et l’Enfant du Metropolitan Museum de New-York), le beau-frère de Simone Martini, réalisé autour de 1340 à Avignon, dans le cadre d’un usage dévotionnel privé, pour une clientèle curiale correspondant à des personnes telles que le camérier. Le principe retenu ici est celui de l’extension du décor peint de rinceaux feuillagés sur fond ocre-rouge à l’ensemble de la salle (où il peut être ponctuellement observé).

Grande Trésorerie, 1338-1342

34La Grande Trésorerie se trouve du côté oriental du Palais, sous la salle de Jésus. C’est sous le pape Benoît XII qu’elle a été construite, entre 1336 et 1337, les travaux s’achevant par les peintures en avril 1338. Jusqu’aux dernières années du pontificat de Clément VI (1342-1352), quand les locaux de la Trésorerie firent l’objet de réaménagement afin d’augmenter leur emprise spatiale, notamment du côté de l’Aile des Grands Dignitaires, c’est dans cette salle que travaillait le personnel de la Chambre Apostolique. Ce service chargé des finances et composé de clercs, notaires, courriers et scribes, collectait les taxes prélevées sur les établissements religieux de toute la Chrétienté et enregistrait les entrées et les sorties du Trésor.

35À cause de la déclivité du terrain, la Grande Trésorerie était organisée en deux niveaux reliés par un escalier. On sait aussi qu’y avaient été construites des cloisons. Cependant, étant donnée la taille de la cheminée se trouvant au nord de la partie haute, il a paru cohérent d’émettre l’hypothèse que celle-ci servait à chauffer le personnel chargé des écritures, ce qui n’aurait pas été possible si l’espace avait été divisé par de multiples cloisons. La seule cloison restituée a donc été celle qui devait séparer la partie haute de la partie basse de la Trésorerie et le comité a fait le choix de ne reconstituer que cette partie haute, la mieux documentée.

36On ne disposait pour cette salle d’aucune trace picturale et d’aucune mention de décor. En revanche, le paiement des peintres d’avril 1338 faisait état de l’usage d’une quantité importante d’orpiment (douze livres) renvoyant à des murs où la tonalité jaune devait dominer. Le comité a ainsi choisi d’utiliser comme modèle des peintures murales de la salle de Jésus, un simple faux-appareil sur un badigeon (car il n’existait aucun mur dont le parement était laissé visible dans le palais au xive siècle), ainsi que des décors de plafond issus d’autres salles du palais.

Fig. n° 3 : La Grande Trésorerie (côté nord), hypothèse de reconstruction dans l’HistoPad

Fig. n° 3 : La Grande Trésorerie (côté nord), hypothèse de reconstruction dans l’HistoPad

© Histovery

  • 13 Avignon, Bibliothèque municipale Ceccano, Ms 6733, f.006 (livre de prières de Clément VII).

37La reconstitution du mobilier de travail est fondée sur des mentions comptables des années 1340 décrivant des tables, des bancs, des revêtements textiles, des cathèdres et lutrins à pivots dont des miniatures avignonnaises du xive siècle fournissent par ailleurs quelques images. Ainsi, la cathèdre avec son lutrin à pivot est-elle reconstituée à partir d’une miniature13. Les mêmes sources comptables font mention de l’achat de petites fioles d’encre, de plumes et calames ainsi que d’achat de coffres puis, plus tard, d’étagères et d’armoires. Elles montrent également que les fenêtres étaient couvertes de toile cirée. Les feuilles de papier de diverses tailles étaient acquises en grande quantité et conservées dans une caisse. Les comptes n’ont pas seulement été mobilisés pour tenter d’identifier ce qui se trouvait dans cette pièce, ils ont aussi servi de modèle pour représenter les textes en train d’être copiés par des scribes de la Chambre apostolique. En ce qui concerne l’usage des textiles, en 1342, une mention comptable évoque le paiement de deux nappes de laine verte avec les armes et les clefs du pape pour recouvrir les tables des comptes. On a donc fait l’hypothèse que certaines tables se distinguaient des autres par un marquage aidant à la réalisation des comptes, ce qui était attesté par ailleurs pour l’époque. Pour le reste, les tapisseries, tapis et banchiers reconstitués correspondent à des types d’achats qui existent à cette époque sans être forcément liés à un usage dans une pièce particulière.

38L’hypothèse proposée est donc un assemblage émanant du comité scientifique fondé sur le déploiement plausible dans l’espace d’éléments non localisés attestés par des documents.

Fig. n° 4 : La Grande Trésorerie (côté nord), réalité et reconstitution dans l’HistoPad

Fig. n° 4 : La Grande Trésorerie (côté nord), réalité et reconstitution dans l’HistoPad

© Histovery

Trésor Bas, entre 1339 et 1369

  • 14 F. Ehrle, Historia bibliothecae romanorum pontificum tum Bonifatianae tum Avenionensis enarrata et (...)

39Les comptes font un grand usage d’expressions utilisant les termes de trésor, trésorerie, en combinaison avec des qualifications de localisation (haute, basse) et de taille (grande, petite). Cela ne renvoie pas à une distinction nette entre les espaces situés du côté de la Grande Trésorerie, et qui comprennent tant la trésorerie à proprement parler, que les autres salles situées dans la tour du pape qui formeraient le trésor, comme c’est le cas dans les dénominations que nous utilisons actuellement pour ces différents espaces. En effet, au xive siècle, le terme de trésorerie est aussi utilisé pour la Tour du Pape, lorsqu’on dit que la chambre de la trésorerie est au-dessus de celle du pape14. Ainsi, seules les mentions qui font référence au trésor ou à la trésorerie dans la tour ou au fond de la tour renvoient avec certitude à ce que nous appelons le Trésor.

  • 15 Ehrle, Historia bibliothecae…, op. cit., p. 277.
  • 16 H. Schäfer, Die Ausgaben der apostolischen Kammer unter Benedikt XII., Klemens VI. und Innocenz VI. (...)

40C’est à partir de 1369 que l’on sait avec certitude qu’une partie des archives de la papauté (privilegia, littere et alia instrumenta diversa) se trouve dans le Trésor Bas (in fundo turris thesaurarie)15. Pour la même année, on dispose d’un inventaire permettant de connaître le contenu de ces coffres. Ces derniers sont alors distingués des autres par un système de marquage de lettres : le 17 décembre 1356 et le 23 janvier 1357, Guillaume Burgundionis a été payé pour réaliser des lettres de laiton destinées à être installées sur les coffres « ubi sunt littere et privilegia antiqua, in turri bassa16 ». Les inventaires du trésor pour les périodes précédentes permettent de savoir que d’autres systèmes de marquage avaient préexisté : on distinguait certains coffres par des combinaisons de lettres, par des dessins mais aussi par leur couleur, leur matière ou leur taille.

  • 17 S. Gagnière, « Contribution à l’étude du Palais des Papes. IX. Le trésor bas dans la tour du Pape, (...)
  • 18 Schäfer, Die Ausgaben der apostolischen Kammer…, op. cit., p. 93 : fuit factum inventarium de pecun (...)

41La documentation permet de savoir que certaines des archives conservées dans le Trésor bas en 1369 étaient celles qui avaient été ramenées d’Assise, sur ordre du pape Benoît XII en 1339. Peut-être furent-elles tout de suite placées dans le Trésor Bas, voire même dans un premier temps, en attente de leur classement, dans la partie cachée de ce dernier. En effet, en 1984-85, des fouilles ont permis de mettre en valeur l’existence dans cette salle de quatre grands caveaux sous les dalles, qui permettaient de ranger de manière secrète un certain nombre de biens17. Cette partie du Trésor Bas était appelée dès l’époque de Benoît XII, Trésor secret, et ce qu’on y cachait dans une grande caisse et dans des coffres était avant tout la partie la plus précieuse du trésor, à savoir les pièces de monnaie18. En 1342, on sait que ces coffres contenaient 28 sacs de pièces différentes.

42En plus des archives et de l’argent, on déposait aussi dans le Trésor Bas les coffres ramenés à Avignon du fait de l’exercice par le pape de son droit de dépouille. Les biens mobiliers des prélats décédés revenaient en effet à la papauté, qui avait le loisir d’en garder une partie et de revendre ou de donner ce qui ne l’intéressait pas. Les inventaires conservés montrent qu’on trouvait dans ces coffres des vêtements luxueux, des objets utilitaires (tasses, couteaux, aiguières) réalisés avec des matériaux précieux, ainsi que des ornements liturgiques et des livres.

43Sans qu’on puisse reconstituer le contenu exact du Trésor Bas à un moment précis, les inventaires permettent de constater que, si son contenu évoluait beaucoup, il renfermait en permanence des dizaines et des dizaines de coffres. C’est cette très grande quantité et cette très grande diversité de types de coffres d’époques et de provenances différentes que le comité a tenté de représenter.

Grand Tinel – Nord et Sud, Hiver 1352 - Couronnement d’Innocent VI

  • 19 P. Guidi, « La Coronazione d’Innocenzo VI », in Papsttum und Kaisertum. Festschrift Paul Kehr, A. B (...)

44C’est dans cette vaste salle que le pape et ses invités festoient lors des principales cérémonies religieuses de l’année, lors d’une promotion cardinalice ou des cérémonies de couronnement d’un nouveau pontife. Le comité a choisi de montrer le Grand Tinel, la cuisine et la Chambre de Parement lors du couronnement du Pape Innocent VI, le 30 décembre 1352 sur la base d’un document d’archives qui permet de situer historiquement la reconstitution19.

Fig. n° 5 : Le Grand Tinel (côté sud), réalité et reconstitution dans l’HistoPad

Fig. n° 5 : Le Grand Tinel (côté sud), réalité et reconstitution dans l’HistoPad

© Histovery

Fig. n° 6 : Grand Tinel (côté nord), splendeurs des décors peints et des aménagements destinés aux festins pontificaux dans l'HistoPad

Fig. n° 6 : Grand Tinel (côté nord), splendeurs des décors peints et des aménagements destinés aux festins pontificaux dans l'HistoPad

© Histovery

  • 20 Hypothèse élaborée par B. Laurioux.

45La confrontation de ces données textuelles avec les études historiques sur les banquets de prestige dans les cours du xive siècle a permis de représenter un ensemble de mets disposés avec de la vaisselle sur des tables, ou de montrer des « entremets », ces objets réalisés pour être mis en scène entre les plats, comme la fontaine à vin du nord du Tinel20. Les décors ont posé des problèmes plus complexes, dans la mesure où les peintures originales ont été détruites lors d’un incendie en 1413. La reconstitution proposée s’inspire d’une part de fragments encore visibles dans l’ébrasement des fenêtres et d’autre part des peintures de l’appartement des hôtes qui sont comparables. Le plafond est documenté par des achats d’azur et d’étoiles en étain doré conservés dans les archives comptables, ce qui a permis d’imaginer la voûte étoilée. Enfin, La Vierge et l’Enfant qui se trouve au-dessus de la porte de la chapelle Saint-Martial est une hypothèse : on sait grâce aux archives que Matteo Giovannetti avait peint là une œuvre de ce type. L’iconographie reconstituée s’inspire des autres Vierges et l’Enfant peintes par cet artiste.

46Il a fallu également réfléchir à la reconstitution des circulations. Au Nord, on a trouvé les traces documentaires d’une structure en bois couvrant les escaliers ouverts vers le niveau inférieur, ce qui évitait les accidents et les courants d’air. Au Sud, on a cherché à représenter une pratique qui a laissé des traces archéologiques : durant le conclave et le couronnement qui suivait, les arcs sud et ouest qui séparaient le Tinel de la Chambre de Parement et de l’appartement des hôtes étaient ouverts. Cela fait partie des nombreux cas où la reconstitution numérique permet d’étudier un usage des espaces du palais qui est connu, mais impossible à percevoir lorsque les arcs sont refermés, comme c’est le cas aujourd’hui.

Cuisine Haute, Hiver 1352 - Couronnement d’Innocent VI

47La reconstitution de la Cuisine Haute au xive siècle, utilisée pour la cuisson des mets, est présentée en action à l’occasion des festivités du couronnement d’Innocent VI. Au centre, le foyer soutient plusieurs niveaux de grilles et de broches où l’on dispose des quantités considérables de viande qui rôtissent simultanément. Une multitude de plats médiévaux typiques et colorés est disposée sur des tables, prête à être servie dans les salles où l’on célèbre l’événement. Pour cette reconstitution, il a été fait appel à un spécialiste de la cuisine médiévale, en la personne de Bruno Laurioux.

Chambre de Parement, Hiver 1352 - Couronnement d’Innocent VI

48La Chambre de Parement est la pièce où le pape donne des audiences, remet aux cardinaux récemment promus les insignes de leur nouvelle dignité, ainsi que la rose d’or aux personnages qu’il souhaite honorer. Elle est ici reconstituée lors du banquet pour le couronnement du pape Innocent VI. On retrouve ici les choix faits pour le Grand Tinel, en cohérence avec la documentation conservée pour le couronnement d’Innocent VI. Les peintures murales s’appuient sur des fragments conservés sur place et dans les espaces adjacents, comme l’appartement des hôtes. On note l’escalier provisoire qui permet d’accéder au Grand Tinel, dont le sol est plus élevé de presque deux mètres, et qui était détruit après le rebouchage de l’arc à la fin du couronnement. Enfin, la cheminée est également documentée, mais a été détruite au xixe siècle.

La Grande Chapelle, Hiver 1352 - Couronnement d’Innocent VI

  • 21 É. Anheim, « La grande chapelle de Clément VI : les hommes, les lieux, les pratiques », in Monument (...)

49La Grande Chapelle a aussi fait l’objet d’une enquête historique spécifique, sur la base de travaux déjà publiés21, ce qui fournit un autre exemple du travail de transposition effectué dans le cadre du comité scientifique. La date choisie est également celle du couronnement d’Innocent VI. La Grande Chapelle venait à peine d’être consacrée, à la Toussaint 1352, lors de la mort de Clément VI. Elle est ici encore inachevée et figure avec des murs recouverts d’un badigeon de chaux, comme c’était certainement le cas lors de l’avènement d’Innocent VI.

50De nombreux documents d’archives permettent de connaître l’emplacement du trône pontifical comme l’existence des bancs des cardinaux ou celle du cancel en métal (il s’agit d’une grille séparant le chœur de la nef), ainsi que d’autres objets comme les lustres, la chaire ou les bannières. Les fenêtres font également partie des dispositifs provisoires : ce sont des toiles cirées ornées de motif colorés, peintes par Matteo Giovannetti, qui ne furent remplacées par des vitraux que trois ans plus tard. Les tentures vertes décorées de rose, les nattes disposées au sol ou le devant d’autel orné des apôtres font également partie des nombreux éléments attestés dans les archives, même si leur aspect relève ici aussi de l’hypothèse.

51À ces neuf salles reconstituées, il faut ajouter, dans la visite virtuelle de l’HistoPad, des plans de coupe (cutaway, qui permettent d’ouvrir certains murs pour voir les salles depuis l’extérieur), une reconstitution chronologique de l’évolution de l’aspect de l’ensemble du palais au cours du temps et une reconstitution des jardins pontificaux en 1365. Cette dernière croise les données archéologiques issues des fouilles et les archives, et représente la Roma, (un bâtiment disparu aujourd’hui, mais bien connu grâce aux documents écrits et figurés), le puits, la fontaine du Griffon, ainsi qu’un ensemble de végétation (vergers, pelouse, potager…).

Élaboration d’hypothèses visuelles et diffusion du savoir scientifique

52Cette énumération des différents lieux reconstitués et de la manière dont le travail a été réalisé témoigne des grands principes qui ont guidé la démarche, principes qui concernent autant le soubassement scientifique que le projet de médiation. En nous appuyant sur l’expérience des chantiers archéologiques ou de restauration, nous avons en effet cherché à documenter l’ensemble de nos opérations et à les rendre visibles.

53En effet, même si la puissance de l’image impose un effet de réel au visiteur, le but n’était pas de proposer une expérience immersive réaliste, mais bien un discours historique mis en image à travers ce qu’on pourrait appeler des « hypothèses visuelles ». Cette dimension proprement scientifique de la démarche est trop souvent sous-estimée dans la méthodologie historique, toute entière tournée vers la réflexion sur l’écriture de l’histoire et les formes de démonstration ou de narration. L’image, dès lors qu’elle s’assume comme reconstruction historiographique, peut être considérée au même titre que le texte comme un support de la recherche scientifique. Dans le cas de l’HistoPad, la nécessité de représenter les espaces a ainsi conduit à un certain nombre de nouvelles recherches, sur la disposition et les usages des espaces médiévaux, qui n’auraient pas été engagées sur la seule base des documents écrits. Le passage à l’image a constitué un test pour les connaissances acquises ou à acquérir ; il a mis aussi en évidence les limites de ces connaissances.

54D’autre part, ce passage à l’image a évidemment une fonction de diffusion du savoir hors du monde scientifique. Le succès de l’HistoPad comme outil de médiation montre qu’il est très important que l’histoire savante ou professionnelle intègre ce type de réalisation à son répertoire, à destination du « monde profane ». L’ensemble de cet article a tenté de montrer qu’il ne s’agissait pas en l’occurrence d’une simplification du savoir historique, au contraire. Ces images numériques sont le résultat d’une recherche approfondie et relèvent directement d’une histoire savante. Dans le même temps, elles rendent possible, sans doute plus aisément que d’autres médias, un accès large au public. À ce titre, on peut considérer qu’elles sont un outil de « traduction » ou de « transposition » des savoirs universitaires, muséaux, archéologiques et archivistiques.

  • 22 Une étude a été commandée par Avignon Tourisme (Arnaud Pignol, directeur général) à Avignon Univers (...)

55C’est sans doute sur la mise en évidence de cette dimension qu’il importe encore de travailler aujourd’hui. En effet, la force de ces images, ajoutée au confort de visite apporté par l’HistoPad, peut faire courir un certain nombre de risques : en particulier ceux de ne plus regarder du tout l’état archéologique contemporain ou de considérer les images comme la réalité du xive siècle22. Il importe à ce niveau que les images soient elles-mêmes accompagnées d’un discours et d’un parcours destinés à les contextualiser. De ce point de vue, la refonte de l’audioguide est un enjeu stratégique. Il ne suffit pas d’images impressionnantes du point de vue graphique, esthétique et technique, ni d’un travail historique sous-jacent : encore faut-il faire apparaître ce dernier de manière réflexive, afin de faire prendre conscience du caractère de reconstitution scientifique de ces images du passé en les articulant à une expérience concrète de l’espace visité, dans son état présent. C’est ainsi que le visiteur, au lieu de se laisser emporter par la fascination des images, pourra se les approprier comme une nouvelle forme de savoir historique, permettant un nouveau rapport critique à la temporalité.

Bibliographie

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Vingtain Dominique, Le Palais des Papes d’Avignon, Arles, Honoré Clair, 2015.

Notes

1 Histovery. Site consulté le 20 juin 2020 : https://histovery.com/qui-sommes-nous

2 Dossier de presse, Avignon Tourisme, juin 2017.

3 Ibid.

4 Histovery avait initialement le projet de porter une mention sur chaque reconstitution, pour stipuler qu’elle était le fruit du travail du comité scientifique, qui a jugé préférable que cela ne soit mentionné qu’une seule fois dans les crédits afin de ne pas surcharger ces images.

5 D. Vingtain, conservatrice en chef du Palais des Papes, B. Martin, adjoint à la conservatrice, J. Gallon, assistant de conservation.

6 Membres du comité scientifique réuni pour la création de l’HistoPad : Étienne Anheim, directeur d’études, EHESS, Paris ; Philippe Bernardi, directeur de recherche au CNRS et alors directeur du LaMOP (Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris), Sorbonne ; Valérie Theis, alors maîtresse de conférences à l’Université de Marne-la-Vallée ; Dominique Vingtain, directrice du musée du Petit Palais et conservatrice en chef du Palais des Papes. Membre associé pour les questions relatives à la cuisine et aux réceptions : Bruno Laurioux, directeur de l’Institut d’études culturelles de l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.

7 Citons, entre autres, parmi les travaux des membres du comité : V. Theis, « Décrire le chantier ou écrire le chantier ? Titres et offices dans les comptes de la Chambre apostolique de la première moitié du xive siècle », in Offices, écrit et papauté (xiiie-xviie siècle), A. Jamme, O. Poncet (dir.), Rome, École française de Rome, 2007, p. 643-666 ; V. Theis, Le gouvernement pontifical du Comtat Venaissin, Rome, 2012 (Collection de l’École française de Rome, 464) ; avec É. Anheim, « La comptabilité des dépenses de la papauté au xive siècle. Structure documentaire et usages de l’écrit », Mélanges de l’École française de Rome-Moyen Âge, 118/2, 2006, p. 165-168 ; É. Anheim, Clément VI au travail. Lire, écrire, prêcher au xive siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2014 ; idem, « Un atelier italien à la cour d’Avignon. Matteo Giovannetti, peintre du pape Clément VI (1342-1352) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2017-3, p. 703-735 ; P. Bernardi, A. Hartmann-Virnich, D. Vingtain, « La construction de la tour Saint-Laurent du Palais des Papes (1353-1357) : nouveaux regards sur un chantier », Archéologie médiévale, 36, 2006, p. 159-212 ; P. Bernardi, « Jean de Louvres », in Allgemeines Künstlerlexikon die Bildenden Künstler alle Zeiten und Völken, Berlin, De Gruyter, v. 77, 2012 ; idem, « Quelques observations sur les circuits méditerranéens d’approvisionnement de la cour pontificale avignonnaise au milieu du xive siècle », in Spazi economici e circuiti commerciali nel Mediterraneo del Trecento, Atti del Convegno Internazionale di Studi, Amalfi, 4-5 giugno 2016, B. Figliuolo, G. Petralia, P. Simbula (dir.), Amalfi, Centro di cultura e di storia amalfitana, 2017, p. 209-226 ; D. Vingtain (dir.), Monument de l’histoire, Construire, Reconstruire le Palais des Papes (xive-xxe siècle), Catalogue de l’exposition, Avignon, 2002 ; idem, Le Palais des Papes d’Avignon xviiie-xxe siècle. L’invention d’un Monument Historique français, Arles, Honoré Clair, 2015.

8 Un beacon est un petit boîtier capteur qui peut « dialoguer » sur un périmètre limité avec des smartphones ou tablettes par une connexion Bluetooth (https://www.definitions-marketing.com/definition/beacon consulté le 3 juillet 2020).

9 Sur ce point, voir Vingtain, Le Palais des Papes… op. cit.

10 J.-M. Moeglin, Négocier pour concilier. Les « négociations » d’Avignon en 1344-1345 entre le roi d’Angleterre et le roi de France, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2012 (http://www.openedition.org/6540 consulté le 2 juin 2020).

11 F. Ehrle, De historia palatii romanorum pontificum avenionensis, Rome, 1890, p. 610 : Eadem [7 août 1339] die soluti sunt Bernardo Narbonensi lapiscide pro constructione sedilium consistorii factorum per eum iuxta conventionem habitam cum camera xv flor.

12 Ibid.

13 Avignon, Bibliothèque municipale Ceccano, Ms 6733, f.006 (livre de prières de Clément VII).

14 F. Ehrle, Historia bibliothecae romanorum pontificum tum Bonifatianae tum Avenionensis enarrata et antiquis earum indicibus aliisque documentis illustrata a Francisco Ehrle… Tomus I, Romae, typis Vaticanis, 1890 (Biblioteca dell’Accademia storico-giuridica 7), p. 166, 30 avril 1353 : magistro Rostagno Berqui pro clxxxiiii dietis fusteriorum qui operati fuerunt in faciendo armarios in camera thesauri et in camera que est iuxta thesaurariam pro tenendo libros… Item pro fusta empta a Petro Gauterii tam pro armariis de novo factis in camera thesaurarie, que est supra cameram domini nostri pape, et in camera parva, que est contigua thesaurarie pro libris tenendis.

15 Ehrle, Historia bibliothecae…, op. cit., p. 277.

16 H. Schäfer, Die Ausgaben der apostolischen Kammer unter Benedikt XII., Klemens VI. und Innocenz VI. (1335-1362.), Paderborn, F. Schöningh, 1914, p. 637 et 689.

17 S. Gagnière, « Contribution à l’étude du Palais des Papes. IX. Le trésor bas dans la tour du Pape, fouilles et restaurations », Annuaire de la Société des Amis du Palais des Papes, 1984-1985, p. 45‑65.

18 Schäfer, Die Ausgaben der apostolischen Kammer…, op. cit., p. 93 : fuit factum inventarium de pecuniis per d. Iacobum ex officio thesaurarie receptis, que invente fuerant in quadam magna caxa et quibusdam cofris in thesauro secreto existentibus….

19 P. Guidi, « La Coronazione d’Innocenzo VI », in Papsttum und Kaisertum. Festschrift Paul Kehr, A. Brackmann (dir.), Munich, 1926, p. 571-590.

20 Hypothèse élaborée par B. Laurioux.

21 É. Anheim, « La grande chapelle de Clément VI : les hommes, les lieux, les pratiques », in Monument de l’histoire. Construire, reconstruire le Palais des Papes (xive-xxe s.), D. Vingtain (dir.), Avignon, éd. RMG-Palais des Papes, 2002, p. 123-129.

22 Une étude a été commandée par Avignon Tourisme (Arnaud Pignol, directeur général) à Avignon Université (Centre Norbert Elias) afin de mieux comprendre les interactions entre les visiteurs, l’HistoPad et le monument. Étude de l’HistoPad du Palais des Papes : Caractérisation des usages et recommandations, sous la direction de Lise Renaud (maîtresse de conférences).

Table des illustrations

Titre Fig. n° 1 : Consistoire, hypothèse des aménagements destinés au pape et au collège cardinalice dans l'HistoPad
Crédits © Histovery
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Fichier image/jpeg, 119k
Titre Fig. n° 2 : Chambre antique du Camérier, hypothèse d’organisation des espaces de la vie privée du camérier dans l'HistoPad
Crédits © Histovery
URL http://books.openedition.org/eua/docannexe/image/4497/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 81k
Titre Fig. n° 3 : La Grande Trésorerie (côté nord), hypothèse de reconstruction dans l’HistoPad
Crédits © Histovery
URL http://books.openedition.org/eua/docannexe/image/4497/img-3.jpg
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Titre Fig. n° 4 : La Grande Trésorerie (côté nord), réalité et reconstitution dans l’HistoPad
Crédits © Histovery
URL http://books.openedition.org/eua/docannexe/image/4497/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 152k
Titre Fig. n° 5 : Le Grand Tinel (côté sud), réalité et reconstitution dans l’HistoPad
Crédits © Histovery
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Fichier image/jpeg, 214k
Titre Fig. n° 6 : Grand Tinel (côté nord), splendeurs des décors peints et des aménagements destinés aux festins pontificaux dans l'HistoPad
Crédits © Histovery
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Auteurs

Étienne Anheim est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et directeur des Éditions de l’EHESS. Spécialiste de la sociologie historique de la culture en Europe à la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, et en particulier de la cour des papes d’Avignon, il a publié Clément VI au travail. Lire, écrire, prêcher au xive siècle, en 2014, et Le travail de l’histoire, en 2018, aux Éditions de la Sorbonne.

Philippe Bernardi, directeur de recherche au CNRS (LaMOP, CNRS-Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), est médiéviste et spécialiste du monde de la construction. Ses travaux portent principalement sur l’histoire économique et sociale des techniques dans le Midi méditerranéen. Il a écrit et dirigé plusieurs ouvrages sur ces questions dont Bâtir au Moyen Âge (Paris, éd. du CNRS, 2011).

Valérie Theis est professeure d’histoire du Moyen Âge à l’École normale supérieure de Paris. Elle travaille sur les transformations des techniques de gouvernement à la fin du Moyen Âge à partir de l’étude de la papauté et des sociétés du sud de l’Europe. Elle a notamment publié Le gouvernement pontical du Comtat Venaissin, vers 1270-vers 1350 (Rome, École Française de Rome, 2012).

Dominique Vingtain est docteur en histoire des arts, médiéviste spécialiste d’architecture et de peinture. Conservatrice en chef du patrimoine, elle est actuellement directrice du musée du Petit Palais et conservatrice en chef du Palais des Papes d’Avignon. Spécialiste de l’histoire du patrimoine et de la restauration, à laquelle elle a consacré plusieurs ouvrages, elle est commissaire de nombreuses expositions d’art ancien et contemporain.

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