Cécile Rocca est coordinatrice du Collectif Les Morts de la Rue depuis sa création. L’entretien a été réalisé en août et en septembre 2014. Les notes ont été établies avec l’aide de Régis Bertrand et de Sylvestre Clap.

Quand et par qui a été créée cette association ? Quels sont ses objectifs ? Qui sont ses membres ?

Le Collectif Les Morts de la Rue a été créé à Paris en 2002 suite à une action commencée en 2000 au sein de l’association Aux Captifs, la libération¹, proche des personnes de la rue. D’autres associations existaient en province comme le collectif Dignité- Cimetière à Rennes, qui travaille depuis la fin des années 1980, ou plus anciennement des confréries de charité, comme les charitables ou les charitons (Nord et Vendée)².

Les objectifs du Collectif Les Morts de la Rue sont : faire savoir que vivre à la rue mène à une mort prématurée ; dénoncer les causes souvent violentes de ces morts ; veiller à la dignité des funérailles ; soutenir et accompagner les proches en deuil. Deux groupes de populations sont concernés : les morts de la rue qui étaient des personnes sans domicile, dont certains ont encore des liens sociaux (associations, familles, etc.), et les morts isolés, qui n’ont plus aucun lien social et sont parfois sans identité. Les morts isolés sont ceux dont les autorités n’ont pas retrouvé l’entourage ou ceux dont l’entourage n’a pas voulu s’occuper. Ceux qui sont morts à Paris sont pris en charge par la Ville de Paris³. En France, nous avons appris 454 décès de personnes sans domicile en 2013 et, en convention avec la Ville de Paris, nous avons accompagné la même année 232 morts isolés (pas forcément sans domicile) sur le territoire parisien.

Les membres de l’association sont des personnes morales (associations en lien avec les personnes sans domicile) et physiques. Le conseil d’administration est composé d’un collège des associations, telles Les Restaurants du Cœur ou le Secours catholique, et d’un collège de particuliers, la plupart ayant des liens avec les personnes de la rue, d’une manière ou d’une autre, notamment en ayant été eux-mêmes à la rue. L’association compte deux salariés et une personne en auto- entrepreneur, qui est épidémiologiste. Il y a à peu près 150 bénévoles. Une partie d’entre eux fait partie de l’équipe d’accompagnement des proches en deuil de personnes ayant vécu à la rue ; une autre équipe fait partie d’un groupe qui s’appelle « Dénombrer et décrire », qui fait une enquête épidémiologique qui enregistre le parcours des personnes décédées ; il y a un groupe qui accompagne les morts isolés, assiste à leurs funérailles ; il y a d’autres personnes encore qui préparent les hommages collectifs, qui font partie du conseil d’administration, qui s’occupent de la comptabilité, de l’administration, etc.

Quelles sont vos sources d’information ?

Les informations sont multiples et différentes selon les catégories de personnes, les personnes isolées et les personnes sans domicile. Pour les personnes sans domicile, les informations proviennent des associations proches de ces personnes, des particuliers, familles, amis, voisins (par téléphone, courrier, courriel, réseaux sociaux, etc.) ; des institutions diverses telles que certains services de police, certains états civils d’hôpitaux ; certains médias.

En ce qui concerne les personnes isolées, nous sommes informés essentiellement par deux institutions : les Services funéraires de la Ville de Paris et l’Institut médico-légal de Paris. Le plus souvent par fax. Mais nous faisons également une recherche active auprès du réseau associatif proche des personnes sans domicile, via les annuaires en ligne et les réseaux sociaux.

Certains services de police nous contactent par courriel ou par téléphone quand ils ont besoin de nous. On a notamment des demandes pour les personnes non identifiées. Quand ils nous contactent, c’est qu’ils pensent que ces personnes vivaient à la rue.

Quels sont les documents que vous gardez ? Quels sont ceux que vous produisez ? Comment sont-ils classés ?

Nous conservons les documents ; nous allons détruire les documents qui nous sont utiles pour nos démarches à un moment donné et qui sont confidentiels. L’ensemble des documents sont conservés dans des classeurs différents de format A4 (il y en a désormais deux par an, par catégorie ; il y en avait un par an au début). Un membre de l’association s’occupe des classeurs de l’action qu’il mène (accompagnement des proches, ou des morts isolés, ou dénombrer et décrire), mais plusieurs autres peuvent y accéder.

Pour les morts isolés accompagnés par le Collectif, nous avons un classeur dans lequel nous gardons ces documents qu’on reçoit et qui porte le titre de « Thiais », comme la ville où est le cimetière dans lequel ils sont enterrés. On les enregistre par date d’enterrement et on y adjoint les comptes rendus faits par les accompagnants. Pour chaque convoi, convoi collectif pour quatre personnes, il y a les fax que nous recevons soit de l’Institut médico-légal, soit des Services funéraires de la Ville de Paris, et les comptes rendus des accompagnements. Les comptes rendus ne concernent que les morts isolés. Les autres enterrements sont organisés par les familles, d’autres associations, des proches. Nous pouvons être à leurs côtés pour les aider, notamment dans les dossiers de prise en charge financière par la ville, mais nous n’organisons pas ces convois ni n’y sommes présents. Je ne sais pas si les associations concernées font des comptes rendus ou pas.

Le compte rendu est un texte qui peut être manuscrit ou dactylographié selon les personnes. Il est rédigé par les deux personnes de notre association qui accompagnent le convoi. Nous proposons une grille, mais les personnes sont libres de la forme. Le nom des personnes qui ont accompagné est inscrit, mais pas le nom du rédacteur, et ce document n’est pas signé. L’idée est de noter des choses qui pourront aider notre équipe à améliorer les conditions des funérailles par la suite. Par exemple, dans les premiers temps des accompagnements, il y avait des talkie-walkies du personnel du cimetière qui marchaient tout le temps, on ne nous laissait pas le temps de lire un texte, etc. Le fait de décrire, cela permettait à ceux qui travaillaient au bureau d’être au courant et de faire le point avec la direction des cimetières en proposant des petites améliorations. Il y a donc des détails techniques, et puis il y aussi tout ce qui peut aider différents types de personnes, les accompagnants, qui peuvent dire les choses qui les ont émus, les idées pour améliorer les funérailles par la suite. Et puis après il y a le récit de l’accompagnement lui-même, le temps qu’il faisait, comment ça s’est passé, quel texte ils ont lu pour cette personne. Les textes lus respectent notre convention vis-à-vis de la Ville de Paris et ne sont ni religieux, ni politiques. Ils peuvent être des poèmes choisis dans un recueil que nous proposons ou tout autre qui respecte la dignité et la laïcité. Ce peut aussi être des textes rédigés par les accompagnants, la couleur des fleurs qu’ils ont déposées. Ils racontent dans le détail ce qui s’est passé.

Souvent des familles nous joignent X années après ; elles apprennent le décès en regardant sur la liste des morts isolés établie par la Ville de Paris. Elles nous joignent et nous on leur raconte ce qui s’est passé. Il y a donc un triple objectif : amélioration technique, ce qui va faire du bien aux personnes qui accompagnaient et rendre compte aux proches qui sont retrouvés éventuellement par la suite. Il arrive par- fois qu’il y ait au cimetière des amis, des voisins de la personne décédée. Ces personnes n’ont pas été informées qu’elles pouvaient demander un convoi individuel pris en charge par la Ville. On échange quelques mots avec elles ; on leur dit qui on est ; on leur demande si elles préfèrent qu’on les laisse tranquilles avec la personne qu’elles connaissent ou si elles préfèrent qu’on soit présent. Et puis éventuellement elles peuvent laisser leurs coordonnées pour recevoir d’autres informations par la suite. Le compte rendu évoque leur présence et par- fois leur témoignage sur le défunt. Les comptes rendus sont très variés selon les accompagnants. Il y en a qui marquent simplement R.A.S ; ils marquent la page du texte qu’ils ont lu et ne mettent rien d’autre. Et puis il y en a d’autres qui vont écrire sur trois pages beaucoup de détails.

Pour les morts de la rue, on a des informations sur les formalités de rapatriement, sur les endeuillés, sur la mise en lien des personnes, etc. Nous gardons trace de ces informations sur des fiches papier pour permettre le suivi des demandes qui nous sont faites. C’est un journal avec nos différentes actions. On note les appels entrants ou sortants. On peut noter une rencontre aussi. On peut marquer par exemple : « tel jour contacté par une telle association par rapport aux effets de madame Untel ; ses enfants ont des difficultés financières et ne savent pas du tout comment prendre en charge ses funérailles ; notre équipe n’est pas très à l’aise par rapport au deuil ; on aimerait que vous nous aidiez pour ces démarches ». Ces fiches sont conservées dans un classeur pour l’accompagnement des proches, appelé « Proches en deuil ». Nous joignons à ces fiches les courriers, photos, envoyés par les familles. C’est un outil de travail entre nous. Il est classé par ordre chronologique des appels pour annoncer un décès. Il y a aussi des rumeurs de décès, des disparitions. Il y a aussi dans ce classeur les demandes envoyées par les services de police concernant les personnes non identifiées. Elles ne sont pas dans le classeur « Thiais », parce qu’il y a des démarches pour rechercher l’entourage.

Il y a un autre classeur pour l’étude épidémiologique, qu’on appelle « Dénombrer et décrire ». Pour chaque personne, on va essayer de répondre à un questionnaire standardisé. Ce sont des documents intermédiaires destinés à disparaître par la suite une fois qu’ils auront été informatisés. On a des renseignements sur l’identité de la personne, sur le décès, ses causes et ses circonstances, sur le contexte social (proches, parcours de vie). Ces fiches sont remplies par l’épidémiologiste, un médecin, des infirmières, des bénévoles. Ces données sont mises dans un logiciel informatique qui est confidentiel et très sécurisé. Il sert à faire un travail statistique sur le parcours des personnes, sur lequel on peut repérer des points de rupture et essayer de dégager des préconisations de prévention pour la suite.

Que deviennent tous ces documents ensuite ?

Les classeurs sont rangés dans des boîtes d’archives et tous conservés dans l’une des deux pièces du siège de l’association⁴, qui fait office de bureau. Les premiers classeurs remontent à 2004. Il y a donc dix ans d’archives. Tous ces documents seront gardés tant que l’association existe. Comme on est en lien avec des proches, il faut qu’on ait tout ça. Peut-être qu’un jour on numérisera tout pour que ça prenne moins de place.

Les documents que nous recevons aujourd’hui sont sous format numérique ou papier. Parmi les bénévoles qui accompagnent les morts isolés au cimetière parisien de Thiais, certains n’ont pas accès à Internet. On reçoit les comptes rendus par courrier qu’on nous envoie ou qu’on vient nous déposer ici. Les comptes rendus envoyés sous format numérique sont imprimés et mis dans le classeur « Thiais ». Les versions numériques de ces documents ne sont pas conservées.

En ce qui concerne les autres actions, pour l’enquête « Dénombrer et décrire », on est en train d’améliorer notre support informatique. On est en train de regrouper les informations pour qu’il y ait un suivi des deuils. On est en train d’essayer de mettre en place une fiche numérique par personne décédée avec également l’accompagnement. Il n’y a pas pour l’instant l’équivalent pour les morts isolés. Cette fiche sert à un travail statistique. Cela va devenir également notre outil pour l’accompagnement de l’entourage de ces personnes. Ces documents doivent rester confidentiels, c’est évident. Ils peuvent être exploités de manière anonyme. Ce qu’on fait déjà pour l’enquête

« Dénombrer et décrire ». Pour le moment on est dans une période intermédiaire. On est en train de mettre en place l’outil logiciel pour le côté « proches ». Et on va voir dans l’avenir si nous allons ou pas poursuivre le classeur « Proches en deuil ». Les données du classeur papier, des fiches seront retranscrites sur le logiciel que nous utilisons. En ce qui concerne les morts isolés, il est question de faire un autre fichier joint à l’outil « Dénombrer et décrire » pour les morts isolées dont certaines sont des personnes de la rue, ce qui permettrait de rattacher pour les personnes sans domicile le compte rendu d’accompagnement à Thiais. On n’en est pas là pour le moment.

Quels sont les documents accessibles à la consultation ?

Les sources accessibles à la consultation sont : la liste des personnes sans domicile, quand il n’y a pas désaccord des personnes qui nous communiquent le nom ou surtout de leur famille quand elle est retrouvée, publiée sur le site du Collectif Les Morts de la Rue, dans la rubrique « Liste des morts de la rue » (elle comprend les personnes sans domicile décédées en France) ; la liste des personnes isolées qui est publiée sur le site de la Ville de Paris (rubrique « Funérailles citoyennes »)⁵.

Les autres sources ne peuvent pas être consultées directement par les particuliers dans nos locaux. Mais nous les répercutons aux proches (essentiellement la famille) quand ils nous demandent des renseignements. Nous pouvons également les mettre en lien avec les associations qui connaissaient le défunt et/ou leur relater les informations et le compte rendu concernant les funérailles.

Certaines d’entre elles peuvent être consultées exceptionnellement dans nos locaux par un chercheur, à condition que sa demande soit motivée et que nous ayons le temps et la place pour le recevoir. Celui- ci peut avoir accès au classeur papier « Thiais ». Cependant, les noms des personnes décédées et des autres personnes présentes aux funérailles doivent être anonymés. On ne peut pas prendre de photos ni faire de photocopies. Les autres documents (les autres classeurs et la base informatique confidentielle) ne sont pas exploitables, parce qu’ils comportent des informations confidentielles.

Que deviendront ces documents une fois qu’ils ne seront plus utiles pour l’association ? Est-il possible de les proposer à un service d’archives ?

Nous n’avons pas réfléchi directement à cette question, mais cela paraît difficile pour la partie des données comprenant des informations personnelles, telles que les coordonnées des proches. La partie publique résume ce que nous pouvons communiquer. Les déposer dans un service d’archives ne pourrait être fait qu’avec des conditions restrictives qu’il reste à définir⁶.