Sources et originalités de l’étude de l’espace des morts en Corse
p. 122-125
Texte intégral
1En Corse, les morts sont au cœur du questionnement sur l’agencement de l’espace : gestion de la dépouille et de son ultime demeure, influence des rituels et des conceptions post mortem, place du cadavre par rapport au monde des vivants. La Corse se caractérise par deux traits majeurs : la pratique de l’arca, sépulture collective spécifique présente également dans le Comté de Nice, et la prolifération de tombeaux familiaux hors des cimetières et lieux consacrés1.
Les sources du funéraire
2La première difficulté notable réside dans la diversité des sources écrites. Avec en tout premier lieu les archives départementales (Ajaccio et Bastia), communales ou paroissiales. Les registres paroissiaux sont consultables, certains ayant été numérisés et mis en ligne notamment grâce à des initiatives privées. On notera également l’importance souvent méconnue des actes privés, les testaments et les lettres. Divers cadastres vont permettre le repérage toponymique de lieux de culte et d’inhumations. D’autres sources peuvent ensuite compléter ces recherches : les articles de presse, les études spécifiques et l’iconographie.
3Les Archives diocésaines permettent également de consulter de nombreux documents issus des six diocèses de Corse du XVIIIe siècle.
4La consultation des fonds d’archives de l’association Franciscorsa (contraction des mots « franciscain » et « corse ») constitue par ailleurs un impératif pour toute recherche. Cette association détient en effet d’énormes collections privées conservées à la Bibliothèque provinciale des franciscains de Corse : un fonds de 12 000 volumes, de ceppi (registres) de notaires, de registres paroissiaux, de livres de comptes de confréries ou de couvents. Des microfilms aussi bien d’archives privées que des documents relatifs à la Corse provenant de différents fonds d’archives génois : Archivio del Municipio, Istituto de Storia Economica, Archivio di Stato de Gênes.
5Les archives des entreprises funéraires nous renseigneront sur les modes d’inhumation, les pratiques rurales et usages en cours. Enfin l’apport majeur des sources orales peut compléter cette étude : témoignages, interview, transmission orale des croyances et récits de vie.
Une pratique communautaire : l’arca
6Au XVIIIe siècle on assiste à une véritable « invasion » des églises par les sépultures, sous un dallage souvent en mauvais état.
7Ce mouvement va se poursuivre, malgré l’opposition de l’Église, conseillant plutôt l’inhumation à l’extérieur. Il entraîne la création d’une sépulture particulière mentionnée dans les archives et la mémoire orale : l’arca. Il s’agit de caveaux enterrés sous l’église ou à ses abords et utilisés de manière collective. L’arca peut être parfois aussi un édifice séparé. Cette chambre souterraine est fermée par une dalle de pierre, les morts y étant précipités par le haut. Elle était souvent subdivisée en trois parties : espace réservé au clergé, puis aux enfants et aux adultes. Ainsi dans le village d’Ucciani (sud de la Corse) on distinguait l’arca di paradisu (arca du paradis), située dans l’église et réservée aux morts munis des sacrements de l’Église et l’arca d’infernu (arca de l’enfer) située hors de l’église, pour tous les autres.
8L’arca est la preuve d’un fort sentiment communautaire et témoigne d’un sentiment égalitaire correspondant à l’idéal chrétien puisque elle est sépulture pour tous sans distinction, avec une certaine volonté de se démarquer du pouvoir religieux, l’édifice pouvant être situé au pied de l’autel ou constitué par un bâtiment isolé.
9Après la déclaration royale de 1776, l’usage de l’arca va se maintenir jusqu’au milieu du XIXe siècle, notamment à travers des formes intermédiaires entre arca et chapelles familiales. Peu influencés par le discours hygiéniste, les habitants préfèrent pendant longtemps la sépulture dans l’édifice religieux et l’arca. Les archives font d’ailleurs état de nombreuses contraventions aux lois sur les inhumations. À la fin du XIXe siècle, des structures telles que l’arca vont se transformer en chapelles ou en ossuaires murés.
La sépulture familiale catholique hors du cimetière, isolée en terre privée
10La fin de l’inhumation communautaire marque l’importance progressive des nouvelles lois, l’existence d’un fort sentiment familial et le passage de la structure communautaire à l’individualisme familial. La différence sociale est affichée et l’ostentation va se manifester à travers une sorte d’emphase dans les rituels funéraires et dans les tombeaux. Cette évolution va de pair avec un changement sociétal radical.
11Les tombes sont d’abord anonymes puis elles sont entourées d’un enclos, enfin apparaissent croix et stèles. Les caveaux sont situés dans des chapelles privées, elles-mêmes dédiées aux saints. Puis les tombeaux familiaux évoluent et deviennent la sépulture majoritaire. Au XIXe siècle, les cimetières corses sont si encombrés que les familles de notables se font construire des tombeaux monumentaux sur leurs terres. Ces nécropoles privées constituent une particularité en France et dans le Bassin méditerranéen. La sépulture familiale revêt une très forte valeur symbolique : elle représente la lignée. Certains terrains seront interdits à la vente parce que considérés comme sacrés. Ces tombeaux vont représenter aussi la réussite sociale, le pouvoir d’une famille. Ainsi au Cap Corse (nord de l’île) avec les fameux tombeaux somptueux des exilés américains.
Notes de bas de page
1 Quelques références bibliographiques sur la Corse : M. Caisson, « Les morts et les limites », Pieve et Paesi. Communautés rurales corses, éd. M. Caisson et alii, Paris, Éditions du CNRS, 1978, p. 159-168 ; G. Ravis- Giordani, « Ethnologie », Corse, éd. F. Pomponi et alii, Paris, Christine Bonneton, 2006 [1979], p. 128-130. Voir aussi F. Aubray et D. Rossi, Un nouveau cimetière à Bastia. Évolution de l’espace des morts en Corse, mémoire de fin d’études, École d’architecture de Marseille-Luminy, 1988 ; T. Fogacci, « Corse », Dictionnaire de la mort, éd. P. Di Folco, Paris, Larousse, 2010, p. 266-267.
Auteur
Tony Fogacci est professeur en Langues et cultures régionales et anthropologie à l’Université de Corse et chercheur à l’UMR 6240 CNRS LISA (Lieux, Identités, Espaces, Activités) au sein du projet « Identités et Cultures, les Processus de Patrimonialisation ». Ses recherches sont une interrogation anthropologique sur la mort en Corse à travers : les rites funéraires, les pratiques magico-religieuses, le légendaire, l’évolution de la conception de la mort et de l’espace des morts, les contacts entre vivants et morts.
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