Version classiqueVersion mobile

Les faiseurs de notes

 | 
Aurélien Gras

Conclusion

Texte intégral

1Résonnant de multiples notes, la Provence et les États pontificaux rhodaniens regorgent d’une vitalité festive et musicale qui subjugue les voyageurs du XVIIIe siècle. La gaieté méridionale supposée de leurs habitants est soutenue par les voix et les instruments des différents musiciens au cœur de l’étude qui s’achève. Nous avons tâché tout au long de ces pages de cerner ce groupe socioprofessionnel et, à travers lui, de mieux comprendre la société française d’Ancien Régime grâce à un corpus de 2105 faiseurs de notes ordinaires. Si ce corpus n’entendait certainement pas rendre compte de la totalité de la vie musicale de ces régions, il nous a cependant permis d’étayer nos réflexions sur la condition de musicien à l’époque moderne, à la croisée de l’histoire sociale et de l’histoire culturelle.

2Les contemporains du siècle des Lumières entretiennent généralement une mauvaise image des musiciens ordinaires, qu’ils considèrent au mieux comme de simples artisans, au pire comme d’étranges personnages en marge de la société. Leur regard évolue toutefois au cours de la période, qui connaît une amélioration progressive de l’image du musicien. Cette image se révèle en outre semblable à la profession musicale : protéiforme. Ses variations sont sensibles selon les observateurs et les types de musiciens. L’instrument de musique, l’employeur et l’origine géographique entrent notamment en ligne de compte dans les jugements, positifs ou négatifs.

3Les représentations que se font les contemporains des musiciens se répercutent sur la manière dont ces derniers se perçoivent. L’image globalement négative de leur métier pousse en effet un certain nombre de praticiens à tenter de le dissimuler, surtout lorsqu’ils entendent évoluer dans les franges supérieures de la société après une ascension sociale dont la musique constitue parfois un facteur. Toutefois, la tendance semble être à la revendication d’une identité professionnelle qui, même si elle ne se révèle pas toujours valorisante, permet au moins à ces faiseurs de notes de se différencier de la masse des petits artisans et de briller au sein de leur communauté, surtout dans les petites villes. Leur identité sociale se superpose ainsi à leur identité professionnelle.

4Au-delà de ces représentations, un modèle musical professionnel concret se dégage en Provence sur l’ensemble du siècle. Ce modèle se caractérise par une population musicienne moyenne de 3 ‰ dans les villes, population composée en règle générale de 40 à 50 % de praticiens d’Église, et dont le nombre et le domaine d’activité dépendent de l’offre institutionnelle musicale locale. Si les gros centres urbains tirent généralement leur épingle du jeu grâce à des institutions culturelles comme les théâtres ou les académies, les paysages musicaux des petites villes se limitent souvent au diptyque municipalité-Église. L’effectif musical global connaît de son côté une courbe ascendante tout au long de la période, et ce jusqu’en 1790. Comme dans tout le royaume, la Révolution française redistribue les cartes en fermant les établissements religieux et en bouleversant les structures musicales institutionnelles.

5D’un point de vue individuel, le faiseur de notes dispose de plusieurs manières de devenir professionnel. Pour un aspirant musicien, l’entrée sur le marché du travail s’effectue, selon son profil, aux côtés de la famille, grâce à un maître ou à la suite d’une école musicale spécialisée, qu’il s’agisse des bancs d’une psallette, des couloirs d’un hôpital général ou des rangs de l’armée. Le choix de son instrument de musique correspond en outre à un croisement de critères relevant aussi bien des goûts personnels que des potentiels débouchés professionnels. Formation et instrument, ces deux points déterminent en grande partie le parcours ultérieur de l’apprenti musicien. Ils façonnent son profil en l’orientant tant vers un domaine d’activité qu’en direction d’un type d’employeur.

6Du côté des employeurs, justement, les musiciens s’engagent aussi bien pour des institutions que pour des particuliers. Ils s’adaptent alors aux exigences professionnelles propres à chaque situation, seuls ou en groupe. Dans le second cas, ils s’associent en bandes de musique efficaces et organisées. Les employeurs au service desquels les musiciens mettent leur art en jeu peuvent prolonger des habitudes d’engagement séculaires auprès du pouvoir : c’est le cas de l’Église, des municipalités et de l’armée. La stabilité induite par ces institutions incite les musiciens à privilégier ce type d’embauche. Le siècle connaît en outre une diversification de la demande musicale avec l’émergence des nouvelles structures culturelles que sont les académies et les théâtres. Cette ramification joue, bien entendu, en faveur des musiciens, qui y trouvent des opportunités d’emplois supplémentaires. L’essor des salles de spectacle, en particulier, amortit en partie la suppression des chapitres ecclésiastiques à la Révolution, période violemment ressentie par les musiciens d’Église qui y perdent collectivement leur place, mais aussi par leurs collègues des Concerts, également emportés par la bourrasque.

7Les stratégies déployées par les praticiens pour vivre de leur art font, quant à elles, la part belle à l’ingéniosité. Multiples, elles sont l’occasion pour les musiciens d’exploiter la moindre parcelle de leurs talents en combinant optimisation musicale, polyactivité et pluriactivité. Les musiciens manient ainsi la ressource travail en tous sens. Ces stratégies portent globalement leurs fruits. Sans forcément vivre dans l’aisance, les musiciens parviennent généralement à s’en sortir et à vivre dignement, ce malgré l’incertitude et la précarité de leur statut professionnel.

8Indissociable de son identité sociale, l’image du musicien forgée tant par son métier que par son domicile dépend également des espaces sociaux au sein desquels il évolue. Les musiciens de notre corpus naissent le plus souvent dans des familles d’artisans urbains. Sans jamais perdre de vue ces origines artisanales, ils aspirent fréquemment à s’en extirper en choisissant leur épouse dans un milieu non manuel et en recherchant la compagnie de la bourgeoisie de talents – marchands, avocats, chirurgiens… Ils parviennent ainsi à intégrer un monde de petits notables au sein duquel ils semblent se sentir parfaitement à l’aise, surtout dans les petites villes. En ce sens, la musique conduit à une véritable mobilité sociale, mobilité qui peut prendre la forme d’une ascension. Toutefois, le faible taux de transmission professionnelle du quatrième art à la descendance et le fréquent retour de leur progéniture aux racines artisanales de leurs aïeux prouvent que l’élévation sociale par la musique n’est pas, et de loin, systématique. Cette élévation potentielle dépend de multiples facteurs comme le lieu, l’employeur, le cercle familial et le réseau relationnel, sans oublier parfois le hasard de la fortune.

9De son côté, la mobilité spatiale apparaît comme une composante essentielle du métier, qui accompagne souvent la mobilité sociale. Déjà répandues au siècle précédent, les circulations musiciennes s’accélèrent et s’intensifient au tournant des années 1730-1750 grâce au développement du réseau routier. Elles ralentissent ensuite à partir de 1770, révélant une sédentarisation plus marquée des praticiens dans le dernier tiers de la période. Les mobilités s’imbriquent à la fois dans les pratiques professionnelles et l’identité sociale des faiseurs de notes. Si elles renforcent les premières par la multiplicité des opportunités qu’elles offrent, elles fragilisent aussi paradoxalement la seconde en risquant d’assimiler les musiciens à d’instables errants. Ce coût social joue peut-être un rôle dans le processus de stabilisation géographique des musiciens observé après 1770. Les avantages étant visiblement plus importants que les inconvénients, cela n’empêche pas les musiciens d’user abondamment de la mobilité tout en employant des stratagèmes afin d’atténuer l’impact social négatif de ces déplacements – inscription dans un cadre légal, utilisation de certificats de service et de mœurs, etc. Influencés par les circulations, les territoires musicaux qu’arpentent les musiciens révèlent le positionnement de la Provence et des États pontificaux rhodaniens à l’intérieur d’un vaste réseau international qui les connecte à l’Italie et aux provinces voisines tout en étendant ses ramifications jusqu’au Nouveau Monde. La mouvante cartographie musicale provençale et pontificale met également en lumière une typologie de profils urbains contrastés, de la ville rêvée à l’isolat musical, en passant par la cité de formation et l’espace de transition.

10Plusieurs enseignements ressortent de ce périple musicien, accompagnés par une série de réflexions. Il s’agit tout d’abord d’insister sur l’importance de l’employeur pour tout musicien. Plus que dans beaucoup d’autres professions, les musiciens sont dépendants de la personne ou de l’institution qui les engage. L’employeur définit leurs conditions de travail et détermine leur degré de professionnalisation, à plein temps ou partagé avec un autre métier en fonction de l’offre musicale institutionnelle. Il influe également sur l’identité sociale du musicien en modelant en partie l’image que ce dernier renvoie à la société, que ce soit par sa présence ou, à l’inverse, par son absence – nous pensons en particulier aux musiciens de rue. Il va jusqu’à peser aussi sur le choix de l’instrument de musique selon ses exigences musicales et l’état du marché. Le violon ouvre ainsi quantitativement de meilleurs débouchés professionnels que les timbales. L’employeur influence enfin la mobilité des musiciens en la provoquant ou en s’efforçant de la bloquer.

11Le lieu où vivent les musiciens revêt lui aussi une importance particulière du point de vue de l’identité sociale. Il est en effet plus valorisant d’être musicien dans une petite ville constituée en majorité de paysans et d’artisans que dans un grand centre urbain où abondent davantage les talents musicaux. Ce n’est donc pas un hasard si les dynasties de praticiens éclosent plus souvent au sein des petites communautés provençales et comtadines. Nous avons, en outre, mis en exergue l’existence de deux modèles théoriques de musiciens. Celui, en premier lieu, du musicien à plein temps qui n’a pas besoin d’un autre métier pour subsister, et que l’on rencontre plutôt dans les grosses cités de Basse-Provence ainsi qu’à Avignon, là où se situent des employeurs variés et une clientèle potentielle nombreuse. En regard évoluent le travailleur-musicien et l’artisan-musicien, qui n’exercent pas à temps plein, soit par manque de choix, pour échapper à la précarité, soit parce que la musique ne constitue qu’un valorisant revenu d’appoint. Ce second modèle se déploie avant tout en Haute-Provence et dans le Comtat Venaissin. Sur de nombreux points, les deux ensembles géographiques cités – Basse-Provence et Avignon ; Haute-Provence et Comtat Venaissin – présentent des caractéristiques distinctes qui dévoilent des mécanismes divergents selon les types de villes. Cette diversité témoigne une nouvelle fois de la nature protéiforme de la condition de musicien à l’époque moderne.

12Les diverses réalités vécues par les musiciens et la multiplicité des environnements sociaux qu’ils côtoient expliquent mieux la difficulté des publics d’Ancien Régime à identifier formellement les faiseurs de notes en tant que groupe social. Car si, par l’image qu’il renvoie, par le quartier qu’il habite, par la famille d’où il vient, par les individus qu’il fréquente et parfois même par le second métier qu’il pratique, le musicien revêt tous les atours d’un artisan, le statut de cet artisan se révèle en pleine mutation au cours du siècle. Le musicien se détache en effet petit à petit de l’artisanat ordinaire grâce à son rattachement aux hautes sphères de l’esprit. Il progresse peu à peu vers un statut supérieur en cours de formation : celui de l’artiste. Toutefois, la catégorie d’artiste n’émerge que marginalement au siècle des Lumières ; elle ne se trouve donc pas encore pleinement à la disposition des contemporains pour classifier les musiciens. Étant donné que ces contemporains ne parviennent pas à les cerner uniquement en tant que musiciens, ils usent d’autres critères que la musique afin de les catégoriser. Ces critères, ils les empruntent aux caractéristiques des autres groupes que les musiciens côtoient, qu’il s’agisse de leurs employeurs, de leurs amis ou de leurs fréquentations. Les caractéristiques sociales de ces autres groupes déteignent alors sur les musiciens, qui se retrouvent affublés d’une sorte d’habit d’Arlequin brodé avec des pièces de tissu venues d’autrui et d’ailleurs. En plaquant ainsi son statut sur ceux d’autres groupes plus clairement établis, les contemporains contribuent à l’intégration du musicien au sein de l’édifice social de l’Ancien Régime. En ce sens, le musicien n’est plus rejeté au XVIIIe siècle comme peuvent encore l’être les pauvres, les mendiants ou les criminels. Il ne représente plus une figure antisociale inquiétante comme il avait pu l’être au Moyen Âge. Au contraire, les contemporains élaborent des stratégies psychologiques pour l’assimiler à la société. Ils muent l’inconnu en connu en tirant d’abord le musicien vers un terrain social plus familier, puis en intégrant peu à peu sa spécificité au statut naissant de l’artiste. Les femmes et les hommes d’Ancien Régime montrent ainsi tout leur intérêt, voire leur attirance, envers les musiciens, preuve d’une vraie tendance à l’intégration sociale des faiseurs de notes. Voilà, au fond, l’essentiel : la mise en œuvre d’un réel processus d’assimilation de la différence.

© Éditions Universitaires d’Avignon, 2021

Licence OpenEdition Books

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search