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Les faiseurs de notes

 | 
Aurélien Gras

Chapitre 5

Les musiciens dans l’espace social

Texte intégral

  • 1 C. Lemercier, C. Zalc, Méthodes quantitatives pour l’historien, Paris, La Découverte, 2008. Le déve (...)
  • 2 J.-P. Dedieu, Z. Moutoukias, « Introduction. Approche de la théorie des réseaux sociaux », dans J. (...)

1En plus d’évoluer dans des espaces professionnels variés au fil de leur carrière et de leurs engagements, les musiciens se meuvent au sein d’espaces sociaux diversifiés. De manière générale, chaque individu d’Ancien Régime se trouve au cœur et au croisement de multiples réseaux en fonction de sa position sociale. Ces réseaux se décomposent en plusieurs cercles d’amplitudes variables suivant la proximité des personnes qui les composent avec l’individu en question. L’ensemble contribue à façonner l’identité sociale du protagoniste au même titre que sa profession. L’étude des réseaux et des liens sociaux qui en découlent suscite depuis longtemps l’attention des historiens1. Efforçons-nous d’étudier et de saisir, tant que faire se peut, l’environnement social des musiciens au XVIIIe siècle. Tentons, donc, de mesurer les éventuelles mobilités sociales induites par l’exercice de la profession de musicien à travers le double prisme de la familleet des fréquentations. Concentrons-nous pour cela sur les relations interpersonnelles, notion entendue comme l’espace des interactions qui articulent le pouvoir, la coopération et le conflit dans une configuration sociale donnée2. Comment les musiciens s’articulent- ils dans l’espace social provençal et comtadin du dernier siècle de l’Ancien Régime ? De quels milieux familiaux sont-ils issus ? Qui côtoient-ils au quotidien en dehors du travail ? Leur métier constitue- t-il une passerelle et un tremplin vers une ascension sociale ?

Le cercle de la famille

2Le premier réseau dans lequel s’insère un individu, celui qui, en théorie, représente le cercle le plus proche autour de lui, est bien entendu la famille. Les liens du sang et matrimoniaux prennent une part essentielle dans la construction de l’identité d’un musicien. De la même manière que son métier, ils déterminent qui il est et d’où il vient. Le tissage de ces liens s’effectue en plusieurs étapes tout au long de son existence. Tout commence avec le milieu familial au sein duquel naît le musicien. En grandissant, ce dernier élargit son horizon lignager en choisissant un conjoint, ce qui va contribuer à l’enraciner dans un environnement social précis. Enfin, le musicien prolonge l’histoire familiale en engendrant à son tour une descendance à laquelle il transmet éventuellement son héritage musical et à travers laquelle il consolide sa position sociale.

Le milieu familial d’origine

  • 3 Les difficultés à saisir le milieu familial des musiciens se rencontrent aussi au Mans, où Sylvie Gra (...)

3Non choisi car résultant des hasards de la procréation, le milieu familial d’origine forge pourtant considérablement le comportement, les habitudes et l’identité d’un individu, cela d’autant plus profondément que la société d’Ancien Régime repose en grande partie sur la légitimité du sang et accorde une importance cruciale à la naissance. L’atmosphère familiale au sein de laquelle grandit le musicien revêt un intérêt fondamental pour l’historien, car elle conditionne sa place sociale initiale et oriente en partie ses choix de vie. Malheureusement, à l’instar de sa formation, la famille du musicien demeure le plus souvent dissimulée derrière la barrière brumeuse du temps. Nous ne sommes ainsi parvenu à soulever le voile familial que pour 10 % des musiciens provençaux et pontificaux de notre corpus (241), ce qui s’avère relativement limité en termes d’échantillon représentatif3. Les résultats obtenus fournissent néanmoins d’indispensables ordres de grandeur, ainsi qu’une idée générale, bien qu’incomplète, du milieu familial des musiciens au siècle des Lumières.

Tableau n 7 : Métiers de la parentèle des musiciens

Tableau n 7 : Métiers de la parentèle des musiciens

4146 individus différents ont été recensés comme faisant partie du milieu d’origine des musiciens. Qu’il s’agisse du père, du frère, de l’oncle, du cousin, du parrain ou de la marraine, voire parfois – mais plus rarement – du grand-père, de la tante ou du tuteur, ces personnes entourent le musicien durant ses jeunes années et participent à forger son identité. Laissons pour le moment de côté les cas de dynasties musicales. Le petit échantillon que nous avons rassemblé dénote une prépondérance artisanale relativement nette parmi les familles des musiciens. Sur les 146 personnes sus-citées, 62 exercent un métier d’artisan, à savoir 42 % de l’ensemble. Cette branche d’activité constitue le premier pôle professionnel des proches des musiciens. Ainsi, le creuset artisanal représente le modèle d’un certain nombre de musiciens, au sein duquel ils vivent tout au long de leur existence. Nés dans des lignages d’artisans, considérés eux-mêmes globalement comme des artisans par le reste de la société, ils habitent aussi au sein des quartiers artisanaux en ville. En s’installant au milieu d’artisans auprès desquels ils paraissent être le plus à l’aise, les musiciens prolongent du même coup leurs racines familiales. Il s’agit là de l’un des groupes sociaux dont ils se sentent visiblement le plus proches.

5Les pourcentages d’artisans varient en fonction des cités observées. Ils évoluent généralement entre 21 et 86 % des membres familiaux recensés – respectivement à Aix et à Carpentras. Une fois encore, une ligne de fracture semble exister entre la Basse-Provence d’un côté, la Haute-Provence et le Comtat Venaissin de l’autre. En effet, si le nombre d’artisans se révèle élevé dans le second groupe en dépassant le plus souvent les 50 % des échantillons, il s’avère plutôt faible au sein du premier. Il se monte à 21 % des membres familiaux à Aix, 29 % à Marseille et 42 % à Arles – il reste néanmoins le premier secteur de métier dans cette dernière cité. Quant à Avignon, elle se place du côté du Comtat avec 78 % d’artisans parmi les lignages de ses musiciens. Cet apparent déséquilibre peut s’expliquer par la dissemblance des profils socioprofessionnels des villes en question. Les petites cités haute-provençales et comtadines abritent en effet d’importants viviers artisanaux à côté de populations agricoles, là où leurs grandes homologues urbaines présentent un éventail de métiers plus varié. Le statut de port international de Marseille y favorise le commerce et le négoce, la présence du parlement de Provence à Aix y attire de nombreuses professions de service autour des nobles magistrats, tandis que la situation fluviale d’Arles pousse une partie de ses habitants vers des activités liées au Rhône – matelots, patrons de barque, etc. À l’inverse, Avignon constitue une capitale du textile, ce qui justifie probablement la forte concentration d’artisans en ses remparts.

  • 4 AM Aix-en-Provence, GG 66, 17 mars 1785.
  • 5 AD 13, 203 E 84, 85 et 180, 6 janvier 1734, 16 octobre 1736, 5 juin 1747 et 27 août 1776.

6Ces parents artisans, justement, dans quelles branches exercent-ils leur métier ? Le quart d’entre eux travaille dans le textile, fabricant de bas, tailleur d’habits, ravaudeur, tisseur à toiles ou à draps, tisserand ou taffetassier. Le secteur le plus représenté s’avère sans conteste la cordonnerie, avec pas moins de 12 personnes y maniant le cuir parmi les pères, oncles ou frères des musiciens. 12 autres proches exercent leurs talents dans le domaine de la construction : six maçons, quatre menuisiers, un paveur et un faiseur de plâtres. Outre les menuisiers, l’oncle du luthier aixois Jean- François Michel est maître tourneur en 17854. Un parent utile, car Michel travaille aussi le bois en sculptant ses instruments. Six autres artisans possèdent une profession en rapport avec l’alimentation : trois boulangers, un meunier, un traiteur et un maître pâtissier. Fils et frère cadet de maîtres menuisiers, le symphoniste à la cathédrale Saint-Trophime d’Arles Pierre Maurin a ainsi un grand-père traiteur et un oncle cuisinier5. Il grandit probablement autant enveloppé par l’odeur de la sciure que par celle de la nourriture. Le reste des membres familiaux de cette catégorie pratique un artisanat relativement sophistiqué – trois serruriers, un imprimeur et un teinturier –, de luxe – un père parfumeur à Grasse – ou spécialisé – trois vanniers, un faiseur de pipes et un ferblantier. Un milieu social d’artisanat urbain, en somme. Sur ces 62 artisans, plus d’un tiers sont des maîtres au sommet de leur hiérarchie corporative.

  • 6 Nous employons cette expression anachronique par commodité, toutes proportions gardées. Elle est ég (...)

7En dehors de l’artisanat, la famille d’origine des musiciens exerce essentiellement des métiers qui entreraient aujourd’hui dans ce qu’on appelle le secteur tertiaire, à savoir des activités n’ayant pas de rapport direct avec la production de biens matériels6. 38 % de l’échantillonnage se trouve dans ce cas. 16 personnes gagnent leur vie par le commerce dans une boutique, soit un peu plus d’un parent de musicien sur dix. Du côté de l’Église, outre deux campaniers, seuls quatre ecclésiastiques ont été recensés parmi les familles des musiciens : une religieuse tourière, un sous-sacristain, un curé et un prêtre bénéficier. Tante ou oncles, ils appartiennent tous à un lignage qui enfante un musicien au service de Dieu. Ils influencent vraisemblablement le choix de ce dernier de se consacrer aux louanges divines.

8La grande majorité de ces métiers tertiaires sont des activités urbaines. Né dans un milieu social bien implanté en ville, le musicien exerce une profession très urbaine. Une minorité de ses parents pratique néanmoins une activité agricole ou rurale. Les 19 individus restants se situent dans cette configuration, à savoir à nouveau un peu plus d’un sur dix. La plupart d’entre eux se concentrent à Arles.

  • 7 AD 13, 2 G 496, 17 novembre 1753.
  • 8 La famille de Jean-Jacques Troin est ainsi joliment dite « assez mal partagée des biens de la fortu (...)
  • 9 AM Chalon-sur-Saône, GG 8, 1erjuillet 1722.

9Même s’il s’avère difficile d’estimer le niveau de vie de toutes ces familles, les professions exercées nous laissent penser que les musiciens grandissent globalement dans un milieu social intermédiaire, ni opulent, ni miséreux. Il existe évidemment des exceptions. Certains lignages de musiciens connaissent indubitablement des difficultés économiques et peinent à se nourrir convenablement. À Aix, le père de François Nicolas Depieds est qualifié de « marchand droguiste pauvre » lorsqu’il place son fils à Saint-Sauveur en qualité d’enfant de chœur en 17537. Il se décharge ainsi d’une bouche à nourrir et assure un avenir meilleur à son enfant. Cette stratégie de placement d’un fils prometteur à la maîtrise afin de le soustraire à la précarité et d’assurer des jours financiers meilleurs à la parentèle se retrouve assez souvent dans notre corpus8. En revanche, les musiciens avec un parent notaire, maître apothicaire ou greffier au parlement ont des chances de connaître l’aisance dans leur enfance. Maître de musique à Toulon sous la Révolution, Marcel Lepage d’Arbigny appartient même à une véritable famille de notables. Né à Chalon-sur-Saône en 1722, il est le petit-fils d’un conseiller du roi en la chancellerie de Dole, le fils d’un procureur du roi au grenier à sel et neveu d’un bourgeois. Il est porté sur les fonts baptismaux par l’archidiacre de la cathédrale, Louis de Rymon, qui le baptise en personne, signe de l’importance de son lignage dans la cité9. Celui-ci constitue visiblement une haute bourgeoisie de talent en pleine ascension sociale qui caresse des ambitions de noblesse. Le cas de Lepage d’Arbigny demeure néanmoins isolé parmi ses confrères. Il s’agit du musicien le mieux né de notre corpus.

  • 10 AM Avignon, GG 24, 28 octobre 1724.

10Les familles jouent sans aucun doute un rôle crucial dans l’avenir professionnel des musiciens, car elles misent sur le potentiel musical de leur rejeton en le confiant à une psallette ou en le plaçant auprès d’un maître. De façon générale, l’impact de la famille paraît net dans les cas de pluriactivité. Lorsqu’un praticien exerce une deuxième profession en parallèle de la musique, il y a une probabilité relativement importante pour qu’il la pioche dans le réservoir familial et l’apprenne d’un parent. Bien que compliqué à appréhender dans ses proportions, ce phénomène d’imprégnation familiale du second métier, très courant au sein de la société d’Ancien Régime où le fils succède fréquemment à son père, nous semble particulièrement répandu chez les artisans. Lorsqu’il se marie en 1724, le joueur de basse avignonnais Jean-Baptiste Bigati exerce la profession de ravaudeur, activité qu’il partage avec son père, son beau-père et même ses deux témoins10. Il baigne littéralement dans l’univers du raccommodage vestimentaire.

  • 11 Granger, Musiciens dans la ville…, op. cit., p. 150-155.

11En résumé, les musiciens provençaux et pontificaux proviennent de milieux sociaux plutôt diversifiés. L’artisanat urbain y domine incontestablement, notamment le textile. Les activités de service arrivent ensuite en bonne place, que ce soit le commerce, les emplois administratifs ou ceux de la petite bourgeoisie de talent. Surtout urbaines, les familles de musiciens comptent cependant une minorité de membres exerçant des métiers agricoles ou ruraux. Ces résultats correspondent approximativement aux observations enregistrées dans d’autres lieux du royaume de France tels que le pays manceau11. Une fois devenus adultes, les musiciens choisissent-ils de demeurer dans le même milieu que celui de leur parentèle d’origine, ou bien la musique les conduit-elle à bifurquer vers de nouveaux horizons sociaux ? Une partie de la réponse est à chercher du côté du choix du conjoint.

Le choix du conjoint : une faible endogamie musicale

  • 12 S. Melchior-Bonnet, « De la réforme au siècle des Lumières. Le monopole de l’Église contesté », dan (...)
  • 13 M. Benoit, Versailles et les musiciens du roi, 1661-1733. Étude institutionnelle et sociale, Paris, (...)
  • 14 Morales, L’artiste de cour…, op. cit., p. 263.
  • 15 Hennebelle, De Lully à Mozart…, op. cit., p. 361-363. Ce processus de consolidation sociale par le (...)
  • 16 S. Mancardi, Le milieu socioprofessionnel des maîtres de musique à Paris au XVIIIe siècle, thèse (d (...)
  • 17 Granger, Musiciens dans la ville…, op. cit., p. 244-247.

12Le mariage représente un moment important de la vie d’un individu. Entreprise complexe qui engage en premier lieu l’intérêt des familles et concerne l’entièreté de ses membres, la noce constitue l’aboutissement d’un long processus qui mêle négociations, manœuvres d’approche et travail d’ajustement afin d’obtenir une union bien assortie. Sous l’Ancien Régime, l’endogamie sociale et géographique régit la majorité des alliances matrimoniales12. Chez les musiciens, cette endogamie se retrouve au plus haut niveau social, parmi les musiciens de cour. L’homogamie socioprofessionnelle se révèle en effet relativement courante à Versailles, où un praticien sur trois s’unit à un autre lignage de musiciens13. De même, à Madrid, les musiciens au service de Philippe V tendent fortement à épouser les filles de leurs collègues14. En revanche, l’endogamie musicale diminue en descendant d’un cran sur l’échelle sociale. Elle s’avère déjà moins répandue dans les rangs des musiciens des maisons aristocratiques parisiennes. Ceux-ci privilégient des mariages avec des milieux sociaux intermédiaires (personnel aristocratique, officiers royaux, artisans de luxe, marchands). Si certaines alliances révèlent des préoccupations de promotion sociale, la plupart servent plus à asseoir des positions qu’à les transcender15. Hors des cours, l’homogamie chute drastiquement parmi les musiciens ordinaires du royaume de France. Elle se monte à seulement 14 % des unions chez les maîtres de musique de la capitale, tandis qu’elle concerne moins de 10 % des mariages au Mans, tous métiers musicaux confondus16. Le bassin des professions de la musique n’y est pas assez large pour qu’il soit facile de trouver femme en son sein. Par conséquent, les musiciens manceaux choisissent leurs épouses dans les groupes qui les entourent ; la moitié d’entre elles viennent de familles d’artisans, un peu plus du tiers d’un lignage spécialisé dans une activité aujourd’hui dite « tertiaire ». La pluriactivité ouvre en outre les portes d’autres univers professionnels aux musiciens. Dans 40 % des cas, il existe un dénominateur commun entre le second gagne-pain du musicien et le métier de son futur beau-père17.

13Quant à la Provence et aux États pontificaux rhodaniens, les belles-familles des musiciens de la région ne sont malheureusement pas très nombreuses parmi la documentation dépouillée. 105 personnes différentes rentrent dans cette catégorie, qui comporte essentiellement des beaux-pères et des beaux-frères, et en moindre mesure des épouses et des maris. Ce petit nombre se justifie partiellement par le célibat qui caractérise une fraction non négligeable des musiciens d’Église. Rappelons ici que pas moins de 20 % de nos 2105 musiciens embrassent l’état ecclésiastique et que le premier ordre domine incontestablement la pluriactivité de notre corpus. Quoi qu’il en soit, la faible endogamie musicale vaut également pour les zones provençale et pontificale. Sur les 105 individus recensés dans les belles-familles, seuls 22 exercent un métier de la musique (21 %). Il s’agit d’une proportion un peu supérieure à celle relevée à Paris et au Mans, mais elle reste malgré tout minoritaire. Douze de ces individus se concentrent à Marseille, quatre sont à Avignon, trois à Aix, deux à Apt et le dernier à Carpentras. Les musiciens d’Arles ne s’unissent de leur côté à aucune famille de confrères, alors même que l’échantillon de la cité camarguaise est le plus fourni – 35 personnes.

  • 18 AD 84, 3 E 26/2233, fol. 315, 11 août 1749.
  • 19 M. de Rougemont, La vie théâtrale en France au XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 1988, p. 195- (...)
  • 20 AM Avignon, GG 143, 8 avril 1760 ; GG 195, 28 avril 1771 ; Gerbault, Le personnel des chapitres…, o (...)
  • 21 AM Apt, registres paroissiaux, 26 janvier 1717 ; CC 164, mandat du 25 novembre 1719.

14Deux catégories musicales émergent du lot. Les musiciens d’académie et ceux de théâtre apparaissent comme les plus enclins à pratiquer l’homogamie, sachant en outre que ces univers sont interpénétrés – les premiers jouent souvent en parallèle sur les planches en compagnie des seconds et vice versa. 14 des 22 musiciens des belles-familles appartiennent à ces catégories, à savoir 64 %. à Carpentras, la chanteuse du Concert Élisabeth Françoise de Vannelly a pour époux Charles Joseph Torlez, maître de musique de l’académie de Grenoble en 174918. La prépondérance de l’endogamie parmi ces praticiens est peut-être l’une des conséquences du discrédit civil et de l’anathème religieux qui frappent toujours le monde du théâtre au XVIIIe siècle. Ces réprobations poussent en effet les comédiens, par ailleurs fréquemment issus de familles théâtrales, à se marier entre eux19. Se produisant souvent en qualité d’actrices et d’acteurs, les musiciennes et les musiciens des Comédies sont aussi concernés. Le reste des noces musiciennes concerne indistinctement les autres catégories musicales. En 1760, par exemple, l’organiste de la collégiale Notre-Dame-la-Principale d’Avignon Hyacinthe Pilat épouse Marie Élisabeth Durand, sœur de l’abbé Matthieu Valérien Durand. Celui-ci chante la baisse-taille à la cathédrale aux côtés du frère d’Hyacinthe, Joseph Bénézet Pilat, titulaire des claviers de la métropole. De plus, son neveu Jacques Girouin touche l’orgue du couvent des Grands- Augustins20. Voilà une alliance placée sous le signe de la musique d’Église ! À Apt, trois lignages de musiciens qui travaillent ensemble au service de la municipalité resserrent leur proximité par des hyménées. Le fifre Jacques Jean se marie ainsi avec Honorate Gassin, parente de son collègue Étienne Gassin, en 171721.

  • 22 La liste des principaux métiers de l’artisanat de la belle-famille peut se retrouver dans la thèse (...)

15Leur milieu professionnel ne représente toutefois qu’une petite partie des alliances matrimoniales des musiciens. Quels sont, alors, les autres groupes sociaux concernés par les mariages musiciens ? Nous avons vu que l’artisanat représentait 42 % des milieux familiaux d’origine des musiciens ; il ne leur fournit cette fois que 25 % des conjointes, c’est-à-dire presque deux fois moins – 26 personnes sur 10522. Cet écart de pourcentage semble indiquer que les praticiens comtadins et provençaux aspirent à s’extirper de leur condition d’origine et recherchent des compagnes plus en adéquation avec leur métier non manuel. L’hypothèse se confirme en examinant la part des professions « tertiaires » : 35 % des belles-familles des musiciens 37 individus – gagnent leur vie par l’exercice d’une activité de ce secteur.

  • 23 Gras, « Des musiciens anglais… », art. cité, p. 144-145.
  • 24 BM Arles, ms. 373, pièce no32, 26 juillet 1744 ; pièce no34, 14 avril 1761

16L’univers de la boutique et du négoce arrive une fois encore en tête des métiers pratiqués avec dix individus y officiant. Il s’agit notamment de l’activité la plus fréquente des femmes de musiciens dont nous connaissons l’occupation. Revendeuse ou tenancière de magasin, l’épouse soutient le ménage par une petite activité commerciale dans trois cas sur six. Les autres marchands, tous des beaux-pères, vendent du drap, des boutons, des liqueurs et des cartes. Cinq beaux-pères et un beau-frère exercent une profession en relation avec la mer à Arles, à savoir quatre patrons de barque, un marinier et un garde de Marine. Avec quatre personnes, les arts d’agrément prennent une place un peu plus importante que dans le milieu d’origine. Certains musiciens trouvent leur moitié au sein de l’institution qui les emploie, particulièrement l’armée. La maîtresse de danse qu’épouse Beauregard est ainsi la fille d’un grenadier qu’il côtoie dans la Marine. À Avignon, les trompettes des chevau-légers Louis Hill et son neveu Jean- Joseph ont respectivement un garde suisse et un cavalier de la maréchaussée comme beaux-pères23. Une minorité de musiciens – cinq, principalement des organistes – parvient à nouer des liens matrimoniaux avec un milieu relativement aisé et prestigieux. L’organiste arlésien Jean-Baptiste Vallière a par exemple un beau- frère notaire, pendant que son frère George, chanteur à Saint- Trophime qui se présente lui-même comme « bourgeois », convole avec une veuve de « professeur aux lettres » en 1744 avant de se remarier avec une veuve de bourgeois24.

  • 25 AD 84, 3 E 6/238, fol. 360, 30 novembre 1730.
  • 26 Gras, « Des musiciens anglais à Avignon… », art. cité, p. 154-155.
  • 27 AD 13, 203 E 83, 12 août 1717.
  • 28 À l’instar de Marcel Lepage d’Arbigny, qui poursuit de son côté l’ascension familiale en épousant u (...)

17Pour les musiciens, le mariage sert parfois de ciment afin de consolider leur position sociale ou de tremplin pour accéder à des sphères supérieures en termes de rang ou de fortune. En ce sens, ils ne se différencient guère de la majorité de leurs contemporains. Contracter une alliance avantageuse grâce à l’exercice de la musique permet à certains praticiens de s’enrichir significativement et de s’élever socialement. À Avignon, par exemple, le trompette pontifical Louis Hill ne peut fournir que 300 livres et deux métiers de faiseur de bas à son ménage lors de son mariage en 1730, mais sa femme Marie-Anne Cristinot lui apporte une dot de 1036 livres25. Par des conversions immobilières telles que l’achat d’une grange qu’il arrente régulièrement à des cultivateurs à Barbentane, Louis parvient à faire fructifier cet argent et lègue l’importante somme de 3000 livres à ses héritiers à sa mort en 177426. De très rares musiciens réussissent à séduire une demoiselle de haut rang. À Arles, Antoine Castaud a pour conjointe Anne de Bussy dans les années 1710. Celle-ci est peut-être apparentée à la puissante famille camarguaise Boussaud de Bussy, comme le suggère la présence de « noble » François de Gras de Beauchamp en qualité de parrain de l’un de leurs enfants en 171727. Cette alliance de haut vol constitue néanmoins une exception28.

18Par le choix de leur conjoint, les musiciens provençaux et pontificaux tendent à sortir du milieu artisanal duquel ils sont issus et à s’enraciner dans un environnement social moins manuel. Un certain nombre d’entre eux demeurent parmi les artisans, mais beaucoup d’autres se tournent vers le « tertiaire », et notamment vers le monde du commerce. Le faible isolat musical mesuré dans d’autres parties du royaume de France vaut également pour notre région, ce qui explique que les musiciens se marient finalement peu « en interne ». La musique leur permet de prétendre à la main de demoiselles souvent relativement bien dotées et d’affermir, voire d’améliorer, leur position sociale. La mobilité semble ainsi davantage être la règle que la reproduction sociale par rapport à leurs parents. Cette mobilité se poursuit-elle avec leurs enfants, ou bien ces derniers se stabilisent-ils ? En d’autres termes, la pratique musicienne assure-t-elle vraiment des jours meilleurs à sa descendance ?

La descendance : s’élever dans la société par la musique ?

  • 29 L. Croq, « Les frontières invisibles : groupes sociaux, transmission et mobilité sociale dans la Fr (...)
  • 30 F.-J. Ruggiu, L’individu et la famille dans les sociétés urbaines anglaise et française (1720-1780)(...)

19L’Ancien Régime français présente traditionnellement l’image d’une société qui favorise et valorise la reproduction socio- professionnelle dans une logique de continuité sociale. Ce processus participe également à raffermir l’ordre social en contribuant à sa stabilité et en le préservant à travers les âges29. L’historiographie d’aujourd’hui met cependant en lumière l’écart qui existe entre cet idéal et la réalité. La reproduction sociale ne se révèle pas toujours systématique, notamment dans les grandes villes. Il arrive souvent qu’un père ne trouve aucun héritier pour reprendre sa profession, soit du fait d’une mobilité sociale ayant entraîné un changement d’activité ou de lieu, soit plus simplement à cause d’une extinction biologique30.

  • 31 Hennebelle, De Lully à Mozart…, op. cit., p. 320.
  • 32 B. Dunner, Musiciens parisiens, 1750-1792, mémoire de maîtrise, Université de Paris IV- Sorbonne, 1 (...)

20En ce qui concerne le monde musical, l’hérédité professionnelle caractérise une fois encore plutôt les musiciens de cour et ceux des concerts aristocratiques. Les prestigieuses dynasties au service du roi de France sont déjà bien connues, qu’il s’agisse des Couperin, des Philidor, des Marchand, des Rebel ou des d’Anglebert. De même, David Hennebelle constate que 58 % des 36 musiciens aristocratiques dont il connaît le métier paternel tiennent leur art de leur père31. En revanche, les musiciens ordinaires transmettent bien moins fréquemment leur profession. Ils ne sont que 45 % à recevoir leur savoir-faire de la part de leur géniteur à Paris, et seulement 32 % en région mancelle32. La mobilité professionnelle domine plus que la reproduction chez les hommes de la musique.

  • 33 Nous avons écarté de notre comptage les musiciens ecclésiastiques – qui, par définition, n’ont pas d (...)
  • 34 AM Apt, CC 150, 164, 168, 189, 197, 210 et 220, 1700-1785.

21Nos propres résultats montrent que l’affirmation de Sylvie Granger selon laquelle « on ne naît pas musicien, on le devient » fonctionne aussi pour la Provence et les États enclavés de l’Église. Sur 1388 lignages de praticiens, 168 sont des dynasties musiciennes qui comptent au moins deux membres verticaux travaillant dans le quatrième art en leur sein – père et fils, oncle et neveu, petit-cousin et grand-cousin, etc. L’hérédité socioprofessionnelle ne concerne ainsi que 12 % des familles de notre corpus33. Les musiciens se différencient de la plupart de leurs contemporains. Ils ne pérennisent généralement pas leur métier et ne le transmettent pas à leurs héritiers. Il existe néanmoins des différences significatives en fonction de la communauté observée. En moyenne, le pourcentage de familles musiciennes se fixe à 18 % des parentèles par ville. Contrairement à ce à que nous pourrions attendre, ce n’est pas dans les plus grandes cités que le taux de transmission professionnelle se révèle le plus élevé. En Basse-Provence, le nombre de dynasties musicales oscille entre 9 et 15 % des familles à Arles (9 %), Marseille (11 %), Aix et Toulon (15 % chacun), pour une moyenne de 12,5 %. Ce pourcentage double pratiquement en Haute-Provence, où il atteint 24 % avec des taux compris entre 11 et 43 % – respectivement à Digne et à Apt. Les États pontificaux rhodaniens enregistrent de leur côté un taux de transmission professionnelle de l’ordre de 16 % – 13 % à Avignon, 6 % à Vaison, 16 % à Carpentras, 21 % à Cavaillon et 24 % à L’Isle. Les musiciens tendent donc à se perpétuer davantage, en fondant des dynasties, dans les petites villes plutôt que dans les gros centres urbains. L’examen des comptes du trésorier communal d’Apt révèle par exemple de multiples lignages qui maîtrisent l’art d’Euterpe au fil des générations. Les Gassin, les Gondon, les Mazet, les Jean, les Justamond et surtout les Eymard animent les fêtes de la cité en maniant le tambour et le fifre tout au long du siècle des Lumières34. Si les Justamond ne comptent que deux musiciens – un oncle et son neveu –, les Mazet en comportent trois, les Gondon et les Jean quatre, les Gassin huit. La palme revient cependant sans conteste aux Eymard, véritable dynastie de travailleurs-musiciens qui engendre 12 joueurs de tambour et de fifre différents sur au moins trois générations. Nous nous souvenons en outre que les Eymard s’allient maritalement aux Jean et que ces derniers s’unissent aux Gassin, ce qui renforce leur emprise musicale sur Apt. La compétence musicale, rare dans une petite ville, se transmet ainsi d’autant plus rigoureusement qu’elle est précieuse. Vu qu’il s’agit d’un talent valorisant, les familles semblent le favoriser et le pérenniser plus souvent au sein des petites cités. Dans les grands centres urbains, au contraire, la maîtrise musicale apparaît plus « banale », dans le sens où elle y est plus répandue. Cela explique peut-être sa transmission moins fréquente, cela d’autant plus que les musiciens y jouissent d’une image beaucoup moins positive, notamment auprès des élites.

  • 35 Bourde, « Recherches récentes… », art. cité, p. 276.
  • 36 AD 13, 203 E 174, 7 mars 1769 ; AM Arles, BB 53, fol. 163 v.-164, 16 juillet 1770.

22Une catégorie de praticiens transmet son savoir-faire à sa descendance presque systématiquement, quelle que soit la communauté étudiée : les trompettes municipaux. Que nous nous situions dans une petite ville ou au sein d’une grosse cité, les trompettes forment très fréquemment des dynasties, à Forcalquier comme à Marseille, à Digne comme à Toulon, à Arles comme à Avignon. À Aix, les quatre postes sont majoritairement héréditaires. La famille Vallier occupe une à deux places de père en fils du XVIe au XIXe siècle, depuis 1572 jusqu’à 1846, un record pour la région35. Le lien de sang peut aussi être indirect, comme à Arles, où Benoît Rouy souffle de la trompette aux côtés de son oncle Benoît Benetin à la fin des années 176036. Ces situations prépondérantes de transmission de poste n’apparaissent guère étonnantes. Une charge de trompette constitue finalement un office municipal comme un autre, qui se transfère par héritage de génération en génération de la même façon qu’une fonction de musicien à la cour des Bourbons.

  • 37 Là encore, un panel des divers métiers représentés est disponible dans la thèse en ligne, p. 409-41 (...)

23Si la majorité de la progéniture des musiciens ne marche pas sur les traces paternelles, que devient-elle ? Il semble que les 52 descendants retrouvés choisissent de retourner aux racines de leurs aïeuls, qu’elles soient artisanales (48 %), « tertiaires » (37 %) ou, plus rarement, paysannes (13 %)37.

  • 38 AD 13, 201 E 775, fol. 117, 28 septembre 1766.

24Finalement, la musique contribue-t-elle réellement à une élévation sociale dans le temps ? Pour certains lignages, indubitablement. Prenons la famille Della Maria. Domenico Della Maria naît en Italie d’un père ménager en 1733. Il part ensuite pour Marseille où il s’installe en qualité de musicien et de luthier, avant de se marier avec une fille de portefaix 33 ans plus tard38. La musique réussit pleinement à la dynastie, puisque le fils de Domenico, Dominique Della Maria, devient le brillant compositeur que l’on sait. Et voilà le descendant d’obscurs ménagers propulsé au rang de gloire grâce à la musique.

  • 39 Bastien Mailhot arrive à la même conclusion pour les psallettes : Mailhot, Les enfants de chœur…, o (...)

25Si la musique contribue sans conteste à la réussite intergénérationnelle de certaines dynasties, notamment lorsqu’elle est transmise et recueillie avec succès par un ou plusieurs héritiers qui s’en servent de tremplin social, elle ne suffit pas toujours, loin de là, à assurer le succès pérenne d’un lignage. En premier lieu, la musique ne nourrit pas forcément son homme, et un certain nombre de musiciens se débat dans la précarité. Par conséquent, il va de soi que, dans ces situations, le quatrième art n’aide pas spécialement la famille entière à progresser sur l’échelle sociale. En second lieu, le fait que la plupart de la descendance des musiciens dédaigne la pratique musicale professionnelle et décide de se tourner vers d’autres activités plaide en faveur d’une potentialité d’ascension somme toute encore limitée. La musique n’apparaît finalement pas si rémunératrice que cela à long terme. D’où le choix majoritaire de l’artisanat chez les descendants. Il s’agit d’un domaine d’activité peut-être moins prestigieux d’un point de vue social – et encore, puisque beaucoup de musiciens sont eux-mêmes considérés comme des artisans –, mais sa stabilité le rend plus sûr, et sécurisant. Oui, la musique offre à ses titulaires la possibilité de s’extraire du travail manuel et de donner un avenir radieux à leur progéniture en brillant parmi leurs pairs, surtout dans les petites villes où s’ancrent de solides dynasties, mais cette heureuse issue n’a rien de systématique et n’est pas assurée39. Les circonstances, le lieu, l’employeur, le cercle familial, le réseau relationnel et un peu le hasard de la fortune déterminent la réussite ou l’échec d’une élévation sociale intergénérationnelle par l’art d’Euterpe.

26Issus de milieux familiaux divers où prédomine l’artisanat urbain, les musiciens provençaux et pontificaux affichent des ambitions d’ascension sociale au moment de leurs noces. Ils s’unissent en effet souvent à des demoiselles appartenant à des mondes professionnels non manuels, plus en adéquation avec leur propre statut. Ces rêves d’élévation ne se prolongent toutefois pas toujours avec leur descendance, laquelle choisit le plus souvent de mettre fin à l’aventure musicale du lignage en retournant aux racines artisanales de leurs aïeuls. Les ambitions de mobilité des musiciens se concrétisent-elles à travers leurs amitiés ? Quels espaces sociaux fréquentent-ils une fois adultes ?

Le réseau des fréquentations

  • 40 Granger, Les métiers de la musique…, op. cit., p. 341.
  • 41 Dedieu, Moutoukias, « Introduction. Approche de la théorie des réseaux sociaux », art. cité, p. 11.

27Si la famille d’un musicien résulte des hasards de la procréation et que le choix de sa conjointe se trouve en partie conditionné par une multitude de normes intériorisées – intérêt du lignage, nécessité de former une union bien assortie, etc. –, les relations amicales qu’il se tisse témoignent « plus spontanément de la place qu’il s’assigne lui-même dans la société et du rôle qu’il entend y jouer », car « plus directement significatives de la situation de l’individu dans le jeu social40 ». Nous avons réuni ici un corpus de 1122 personnes que fréquentent régulièrement ou ponctuellement nos musiciens au siècle des Lumières. Ont été retenus les témoins de mariage, de testament et de décès des musiciens, tout comme les personnes auprès desquelles figurent les musiciens en qualité de témoins aux mêmes événements. S’y ajoutent en outre les parrains et les marraines des enfants de musiciens, les parents des filleuls des praticiens, les voisins des musiciens et, de manière générale, tous ceux qui ont un contact personnel avec eux d’une manière ou d’une autre à un moment donné – présence à une noce commune, témoins d’engagement ou d’agression, complices de cambriolage, etc. Bien entendu, ces liaisons constituent des canaux potentiels de communication entre les individus, et leur mise à jour ne signifie pas qu’elles sont systématiquement entretenues avec assiduité41. Elles fournissent néanmoins une cartographie relativement satisfaisante des espaces sociaux qu’arpentent nos musiciens provençaux et pontificaux.

28Les fréquentations des musiciens peuvent globalement se diviser en deux catégories, les « internes » et les « externes » au monde de la musique.

Entre-soi

  • 42 Mancardi, Le milieu socioprofessionnel des maîtres de musique…, op. cit., p. 81.
  • 43 Granger, Musiciens dans la ville…, op. cit., p. 260.
  • 44 Ibid., p. 261-268.
  • 45 Hennebelle, De Lully à Mozart…, op. cit., p. 371-372.

29Sur les 1122 fréquentations relevées dans l’entourage de nos personnages, seules 187 sont des musiciens, soit 17 % du total. Ce faible taux correspond aux proportions mesurées ailleurs en France. À Paris, en partant des contrats de mariage et des inventaires après décès, Sylvie Mancardi estime que les métiers de la musique fournissent 16 % des relations des musiciens de la capitale42. De son côté, Sylvie Granger constate que si la famille proche domine statistiquement les baptêmes et les unions des musiciens manceaux, les collègues musiciens n’en sont pas totalement exclus : « il est rare de ne pas rencontrer un seul homme de la musique dans ces occasions, mais il est rare aussi d’en rencontrer plus de deux à la fois43. » Elle note globalement « l’esprit de corps » des musiciens marginaux les ambulants et les militaires loin de chez eux –, « les réflexes communautaires » des musiciens d’Église, fédérés par la puissance de leur institution nourricière, et, à l’inverse, « l’individualisme » des « indépendants » et des maîtres à danser concurrents, qui travaillent en solitaire44. Une situation analogue s’observe dans les milieux musicaux rattachés à l’aristocratie parisienne45.

  • 46 AD 84, 3 E 28/295, fol. 218, 18 novembre 1711.
  • 47 Stoichiţă, Fabricants d’émotions…, op. cit., p. 71-72. Un lăutar est un musicien professionnel tsig (...)

30Parmi les 187 fréquentations musiciennes recensées, 35 sont des praticiens qui assistent aux noces de leurs homologues. Le maître de chapelle de la cathédrale de Carpentras Jacques Bremond signe par exemple au bas du contrat de mariage de Jean-Paul Boireau, chef d’une bande de violonistes, en 171146. En parlant de noces de musiciens, l’image traditionnelle qui y est associée est celle d’une grandiose cérémonie musicale résonnant de multiples notes, surtout lorsqu’elle rassemble de nombreux musiciens différents. Il n’est pas du tout certain, au contraire, que les convives assurent l’animation musicale eux-mêmes. Il faut en effet conserver à l’esprit que, pour eux, la musique représente le travail. Ils n’ont par conséquent pas forcément envie de travailler le jour de leur union, et préfèrent peut-être séparer le personnel du professionnel en confiant l’indispensable animation musicale à des musiciens extérieurs à l’événement. Eux qui, d’ordinaire, mettent quotidiennement leur talent au profit de la satisfaction d’autrui, ont ainsi le plaisir d’être servis par d’autres à leur tour. Difficilement vérifiable dans notre zone géographique à l’époque moderne, cette hypothèse nous vient de la Roumanie contemporaine, où les musiciens professionnels tsiganes du petit village de Zece Prăjini étudiés par l’ethnomusicologue Victor Alexandre Stoichiţă engagent invariablement des lăutari étrangers afin de jouer à leurs fêtes. Travail des uns, plaisir des autres, la musique est vécue différemment en fonction du côté où l’individu se place47.

  • 48 AD 13, 203 E 18, 26 octobre 1751 ; AM Arles, GG 221, 15 janvier 1768.
  • 49 AD 13, 202 E 57, 5 mai 1768.
  • 50 Ibid., 203 E 196, 29 octobre 1792.
  • 51 AM Avignon, GG 110, 4 août 1739 ; GG 143, 23 mars 1747 ; AD 84, 3 E 5/1750, fol. 65, 7 avril 1729.

31Un certain nombre de collègues musiciens continue de se côtoyer en dehors du travail, signe d’un réel esprit de corps musical. Ainsi, les musiciens d’Église tendent à privilégier un comportement de groupe, ce qui se révèle particulièrement visible à Arles parmi les praticiens de la cathédrale. Titulaires d’un monopole musical religieux qui les soude probablement davantage encore, les musiciens de Saint-Trophime interagissent souvent dans les registres paroissiaux. Les maîtres de musique Antoine Hugues et Alexandre Beraud signent ainsi au remariage de leur collègue violoncelliste Thomas Verd le 26 octobre 1751, tandis que, 17 ans plus tard, le prêtre et choriste François Gras assiste à l’inhumation du même Verd48. Dans le même ordre d’idées, en garnison à parfois des centaines de kilomètres de leur patrie d’origine, les musiciens militaires se regroupent spontanément afin de se soutenir les uns les autres. Le tambour Sauveur Coulomb est par exemple entouré à son mariage par le tambour-major, le fifre-major et un autre tambour de son régiment à Aix en 176849. Nous l’avons vu, les trompettes communaux se fréquentent aussi couramment, que ce soit en habitant ensemble à l’hôtel de ville à Aix ou en devenant témoins de noces de leurs confrères ou parrains de leurs enfants à Arles. Philippe Chambourdon assiste à l’union de la fille de son homologue camarguais Benoît Rouy en 179250. Un esprit de corps similaire se remarque chez les musiciens académiques et ceux qui se produisent en bandes. Lorsque l’entente professionnelle est bonne parmi les membres d’une association musicale, ces derniers peuvent parfaitement poursuivre en dehors une amitié entamée au son du violon. À Avignon, les frères Louis et Joseph Hill nouent des liens amicaux avec de nombreux lignages musiciens dans le sillage de relations professionnelles au cours de la première moitié du siècle. Le violoniste André Clavel devient le parrain du fils de Louis en 1739, pendant que le joueur de basse Jean-Baptiste Bigati est présent aux secondes noces de Joseph huit ans plus tard ; or, en 1729, ces deux individus jouent au sein de la même bande que l’aîné de la fratrie51.

  • 52 AM Apt, registres paroissiaux, 19 janvier 1739 et 28 avril 1767.
  • 53 Cheilan-Cambolin, Un aspect de la vie musicale à Marseille…, op. cit., p. 258.

32Si la collaboration au service d’un employeur identique favorise indubitablement les interactions personnelles entre musiciens, ces derniers ne demeurent pas obligatoirement cloisonnés dans leur univers. Des musiciens de deux institutions différentes peuvent en effet très bien se connaître et se côtoyer. À Apt, les musiciens de la cathédrale Sainte-Anne fréquentent les tambours et les fifres de la ville tout au long de la période. Les choristes ecclésiastiques Jean Aude et Denis Bourdon signent respectivement aux mariages des tambours Toussaint et Pierre Eymard, père et fils, en 1739 et 176752. De véritables microcosmes musicaux s’observent en certains lieux à l’occasion des unions. Lorsque le violoniste et maître à danser phocéen Simon Caron s’unit à Anne Sardel le 4 juillet 1711 en présence de son père Antoine Caron, chef d’une bande de violons et également maître de danse, ses témoins sont le maître à danser Pierre Besson, l’organiste et facteur d’orgues Jean Eustache, et le violoniste Louis Peyron, qui a été formé par Antoine avant de rejoindre la bande de ce dernier53.

  • 54 AD 13, 202 E 57, 8 octobre 1770.
  • 55 Ibid., 201 E 783, 12 mai 1774.
  • 56 Ibid., 201 E 775, 28 septembre 1766.
  • 57 Ibid., 201 E 778 et 786, 20 novembre 1769 et 28 janvier 1777 ; 201 E 475, 27 août 1756. Cette tenda (...)
  • 58 M. Grenet, La fabrique communautaire. Les Grecs à Venise, Livourne et Marseille, 1770-1840, Athènes (...)

33Outre leur métier, des origines géographiques communes peuvent rapprocher des musiciens, notamment lorsqu’il s’agit d’étrangers encore peu intégrés au tissu urbain. Originaire de Strasbourg, le « maître musicien » Joseph Fackelmann ne réside à Aix que depuis quelques mois au moment où il fait baptiser sa fille Thérèse Pélagie en 1770. Il lui choisit alors comme parrain le musicien Jacques Frédéric Hengel, un Allemand né à Durlach, près de la frontière française, peut-être pour pallier son manque de connaissances locales54. Marseille, en particulier, semble abriter une véritable petite diaspora musicienne italienne dans la seconde moitié du siècle. Les praticiens transalpins se regroupent souvent entre compatriotes, à l’image du fabricant de mandolines napolitain Pietro Lippi. Ce dernier désigne le musicien Eduardo Queiroli en qualité de parrain de son fils en 1774, un individu dont le prêtre francise le patronyme en « Édouard Cairolle », mais dont la signature ne laisse planer aucun doute sur ses origines outre-monts55. Lippi participe également comme témoin au mariage de son confrère luthier tridentin Domenico Della Maria huit années auparavant, aux côtés des musiciens François Alday et… Agostino Valcelli56. Ce rapprochement par « nation » des praticiens italiens ne se limite pas à la musique. Ils fréquentent beaucoup leurs compatriotes en général. En dehors d’Eduardo Queiroli, les enfants de Pietro Lippi reçoivent ainsi comme parrains le peintre Gaetano Torresiglias et le courtier Claudio Lorenzo Coerry en 1769 et 1777, pendant que la marraine de la fille du musicien Angelo Giurai est Gertruda Gulinelli5757. Il s’agit, bien entendu, d’un réflexe courant de la part de ressortissants étrangers ; le regroupement en communautés façonne des pratiques sociales rassurantes en exprimant des liens d’appartenance à une entité collective en situation de déracinement géographique, linguistique et culturel58.

34Fédérés par un employeur, une pratique professionnelle en bande, des racines géographiques communes ou, plus simplement, par le quatrième art, les musiciens provençaux et comtadins se côtoient personnellement à une fréquence non négligeable au siècle des Lumières. Toutefois, l’étroitesse numérique des isolats musicaux couplée à l’aléatoire des affinités amicales de chacun – les caractères et les personnalités ne s’accordent pas toujours entre elles, loin de là – aboutit à une prédominance des non-musiciens dans l’environnement quotidien des praticiens. La majorité des fréquentations des musiciens n’appartient pas, en effet, au monde de la musique.

Hors de la musique

35Avec 935 personnes différentes, les non-musiciens totalisent 83 % des 1122 fréquentations recensées dans l’entourage de notre corpus. Cette écrasante proportion dissimule des occupations et des états fort diversifiés, que nous pouvons répartir en cinq grandes catégories mêlant classifications professionnelles et ordres d’Ancien Régime : les métiers agricoles et ruraux, les activités artisanales, celles du secteur « tertiaire », les ecclésiastiques et professions liées à l’Église, et, enfin, la noblesse. Aussi artificielle qu’elle soit, cette classification facilite un certain nombre d’analyses synthétisées dans le tableau suivant.

36À première vue, les musiciens tendent plutôt à côtoyer des individus, qui, comme eux, ne pratiquent pas un métier manuel. Ils ne renient toutefois pas leurs origines artisanales, bien au contraire, comme en témoigne l’importante proportion des artisans dans leurs fréquentations. Il est intéressant de noter que la répartition des relations non musiciennes entre les cinq catégories demeure globalement similaire quel que soit le lieu observé. Les proportions varient en effet peu entre les grandes cités et les petites villes. Pour les premières (Marseille, Aix, Avignon, Toulon et Arles), les moyennes de pourcentage s’établissent à 48 % de « tertiaires », 32 % d’artisans, 8 % d’activités du secteur primaire, 5 % d’ecclésiastiques et personnes associées et 6 % de nobles, alors que, chez les secondes, elles sont respectivement de 45 %, 33 %, 8 %, 10 % et 3 % – en excluant Forcalquier, qui fausse peut-être les calculs du fait d’un échantillon trop étroit. Les musiciens semblent ainsi adopter généralement les mêmes comportements vis-à-vis du choix de leurs fréquentations, indépendamment de l’endroit où ils habitent.

Tableau n 8 : Les fréquentations non musiciennes des musiciens provençaux et pontificaux au XVIIIe siècle

Tableau n 8 : Les fréquentations non musiciennes des musiciens provençaux et pontificaux au XVIIIe siècle

37En approfondissant l’analyse au sein de chaque catégorie, que remarquons-nous ? Dans le secteur tertiaire, et à l’instar des configurations décelées parmi les familles de musiciens, le monde de la boutique et du commerce émerge sensiblement du lot. Près du tiers des fréquentations tertiaires travaille en effet dans ce domaine – 123 individus.

  • 59 AD 13, 202 E 57, 25 mai 1771.

38En dehors des marchands, 47 relations personnelles officient dans le secteur judiciaire et juridique. Parmi eux, 11 notaires et 11 avocats, mais aussi sept greffiers, sept procureurs, deux juges, un docteur en droit ou encore un lieutenant de prévôt. Beaucoup de ces personnes se rencontrent à Aix, capitale parlementaire au terreau fertile pour les métiers du droit. Plusieurs greffiers et procureurs œuvrent d’ailleurs au sein des institutions judiciaires royales ou municipales. Le parrain et la marraine de la fille de l’artiste Antoine Michel Queirel sont ainsi Antoine Claude Tassy et Anne Rose Barlatier, respectivement procureur au parlement et femme de procureur au parlement en 177159. Les musiciens apprécient grandement la compagnie de la bourgeoisie de talent, à laquelle ils s’identifient et des rangs desquels ils sont parfois issus. Outre le droit, la santé est également concernée de manière non négligeable, puisque 29 individus vivent de ce domaine. Il s’agit surtout de chirurgiens – 21 personnes, dont 12 maîtres, six chirurgiens, deux garçons chirurgiens et un élève en chirurgie –, auxquels s’ajoutent quelques apothicaires, docteurs en médecine et un officier de santé.

39Passons ensuite aux milieux militaires. 28 personnes travaillent à l’armée ou dans la police au service de Sa Majesté et au maintien de l’ordre. Ces relations concernent le plus souvent des musiciens militaires. Rien d’étonnant à cela, évidemment. À force de les voir au quotidien, les collègues soldats que les praticiens font marcher au pas ou divertissent en garnison deviennent parfois des amis après le service, cela d’autant plus facilement que le régiment forme souvent une grande famille. Les militaires que fréquentent les musiciens dépassent rarement en grade le statut de simple soldat.

40Le deuxième pôle professionnel avec lequel les musiciens nouent le plus de relations amicales est l’artisanat. Le quart des 316 artisans que fréquentent nos musiciens sont des maîtres dans leur branche. L’habillement et le textile dominent, et plus particulièrement la cordonnerie.

41Le troisième groupe de la sociabilité musicienne n’est autre que le milieu paysan, largement majoritaire dans la société française d’Ancien Régime. Les 126 connaissances qui vivent d’une activité agricole ou rurale – à peine 14 % du total – apportent une preuve supplémentaire, s’il en fallait encore, du caractère essentiellement urbain de la profession musicale.

42Quant à l’univers religieux, il n’est pas étonnant que les 84 ecclésiastiques et individus travaillant pour l’Église fréquentent, pour la plupart, des musiciens au service de Dieu, surtout si ces derniers rentrent dans les ordres. La capacité fédératrice de l’institution spirituelle explique aisément ce phénomène. De la même manière que les musiciens d’Église se côtoient souvent en dehors des cérémonies sacrées, ils fraternisent sans difficulté avec le reste des desservants cultuels. Ceux-ci sont principalement des prêtres, à côté desquels se tiennent dix clercs – dont sept tonsurés – et des titulaires de fonctions subalternes (sacristains, diacres, acolytes, etc.).

  • 60 Granger, Musiciens dans la ville…, op. cit., p. 256-257.
  • 61 AD 13, 203 E 43, 8 octobre 1748.
  • 62 Attirance partagée par leurs homologues du reste du royaume de France, à Paris comme au Mans (Grang (...)

43Enfin, et en adéquation avec leur poids démographique au sein du royaume de France, les nobles ne constituent que 3 % des connaissances des musiciens provençaux et pontificaux. Les 27 membres du second ordre concernés ne côtoient pas tous régulièrement les musiciens. Leur signature sur un document commun se traduit en effet souvent comme une classique faveur symbolique concédée par un employeur à un subordonné, procédé également remarqué au Mans60. Lorsque Félicité de Barras accepte de devenir la marraine de la fille du maître de chapelle Jacques Joseph Audibert en 1748, elle ne daigne pas se déplacer en personne et se fait représenter à la cérémonie, preuve qu’il ne s’agit que d’un parrainage honorifique61. À l’inverse, certains rares musiciens paraissent tisser de réels liens d’amitié avec des membres du second ordre, à l’image de l’organiste camarguais Jean-Baptiste Vallière qui entretient une correspondance régulière avec le conseiller parlementaire aixois Joachim Guillaume de Nicolay et sa famille. Ces quelques fréquentations nobiliaires attestent de l’attirance de certains musiciens pour les milieux sociaux supérieurs62. Se pose alors la question des réseaux de protection dont peuvent bénéficier les individus de notre corpus. Nous disposons d’informations sur un cas très intéressant, celui de la famille marseillaise Laroque.

  • 63 AM Marseille, GG 189, 11 octobre 1751.
  • 64 Ibid.
  • 65 S. Jahan, « “Telles gens ne sont en France que pour mal faire !” La société poitevine et les bohémi (...)
  • 66 AM Marseille, EE 158, 10 octobre 1723 ; EE 155, fol. 118 v., 1701.
  • 67 AD 13, 201 E 441, 12 février 1716.
  • 68 Ibid., 201 E 442, 6 juin 1719.
  • 69 D. Boutera, « Les bohémiens en Bretagne sous l’Ancien Régime », Annales de Bretagne et des Pays de (...)
  • 70 AD 13, 201 E 670, 1ermars 1689.
  • 71 71. F. d’Agay, La Provence au service du roi (1637-1831). Ociers des vaisseaux et des galères, Pa (...)

44Le 11 octobre 1751, le très puissant Toussaint Alphonse de Fortia, marquis de Pilles et gouverneur-viguier de Marseille, adresse une lettre aux échevins de la cité phocéenne. Il y évoque la situation d’une maîtresse de danse venue implorer son aide en son château de Peyruis. Cette dernière, nommée Marianne Laroque, s’est vu intimer l’ordre de sortir de la ville « comme étrangère » par un agent des édiles. Le marquis informe les magistrats qu’il « protège depuis longtemps cette femme, dont l’art est utile au public » et leur demande de révoquer leur décision63. Il précise également que, Laroque étant née et s’étant mariée à Marseille tout comme sa mère, « elle ne peut être regardée comme étrangère ». Les échevins répondent au viguier qu’ils feront « volontiers ressentir les effets de votre protection » à la maîtresse de danse, mais ajoutent que celle-ci souhaiterait l’étendre aux membres de sa famille. Parmi les noms listés se trouvent ses deux enfants, le « tambour dans la marine » Jean-Baptiste André Laroque et le « joueur de tambourin » François Laroque, ainsi que sa sœur, femme de « caporal dans la marine », et son neveu, un autre maître de danse64. Il s’agit donc d’une parentèle entière de musiciens menacés d’expulsion. Pourquoi les édiles souhaitent-ils chasser les Laroque de leur cité ? Parce qu’il ne s’agit pas de Marseillais ordinaires. Marianne Laroque est en effet une « bohémienne », c’est-à-dire une Tsigane. Fort mal considérés au XVIIIe siècle, les bohémiens sont assimilés à des vagabonds et à des asociaux nuisibles qu’il convient d’éliminer. Ils essuient une politique féroce de répression à leur égard depuis la déclaration royale de 1682 qui ordonne leur arrestation et la condamnation des hommes aux galères à perpétuité, dispositif punitif servant, entre autres, à procurer des chiourmes à la flotte française65. Cet enchaînement forcé n’est sûrement pas étranger aux liens qu’entretiennent les Laroque avec la Marine phocéenne. Outre les fils de Marianne, son mari Jean-André Beauregard, ses beaux-frères Étienne et Jean-Baptiste Beauregard, son père Louis Lavigne, « dit Laroque », et son oncle Pierre Lavigne servent tous sur les galères de la Royale en qualité de tambours ou de grenadier bohémiens dans les années 172066. Ils y puisent une bonne partie de leurs fréquentations, comme en témoigne le mariage de Jean-Baptiste Beauregard en 1716, auquel assistent deux sergents de galère, un soldat et un caporal67. Illettrés, ces musiciens tsiganes possèdent aussi probablement un accent à couper au couteau, car le prêtre qui unit Marianne Laroque et Jean-André Beauregard trois ans plus tard transcrit phonétiquement le patronyme de ce dernier en « Borgard68 ». Cet accent, leur statut de bohémiens et peut-être leur aspect physique leur attirent la méfiance du curé malgré leur intégration manifeste. Que ce soit Jean-André ou Jean-Baptiste, les prêtres exigent à chaque fois que les témoins attestent de l’état libre des époux, de leur domicile dans la paroisse, de leurs qualités ainsi que de celles de leurs parents, « les faisant tels qu’ils se disent ». Ce fond persistant de défiance de la part des autorités explique la décision des échevins de se débarrasser de ce qu’ils considèrent comme une engeance en 1751. Heureusement pour les Laroque, Marianne a l’oreille du gouverneur-viguier. Comment l’a-t-elle obtenue ? Il est possible qu’elle ou son neveu ait donné des leçons de danse à la famille de Fortia, voire au marquis lui-même, ce qui expliquerait l’allusion de Toussaint Alphonse à cet « art utile au public » dans lequel les Tsiganes sont si réputés. Cette relation de protection s’inscrit probablement aussi dans la survivance d’une longue tradition d’hospitalité entre la noblesse et les bohémiens. Les seigneurs prennent en effet l’habitude d’accueillir les Égyptiens en leurs demeures et de s’en servir comme force mercenaire aux XVIe et XVIIe siècles, à un point tel que la déclaration de 1682 leur interdit explicitement ces pratiques dans un souci de prévenir une potentielle menace paramilitaire nobiliaire69. De fait, le lignage Lavigne/Laroque se place sous le patronage de hauts personnages dès la fin du Grand Siècle ; le père de Marianne et sa première épouse, tous deux « boëme de nation », comptent en 1689 un aristocrate parmi les témoins de leur union, l’ecclésiastique Nicolas de La Rovière70. Dans ces circonstances, la protection du marquis de Pilles n’apparaît pas si surprenante que cela. La maison de Fortia entretient des relations étroites avec les galères phocéennes. Celles-ci ont beaucoup contribué à asseoir leur pouvoir et ont permis leur élévation à partir de la fin du XVIe siècle : « Comme celui de Valbelle, le nom des Fortia est inséparable de l’histoire des galères et de Marseille71. » Cours de danse, tradition hospitalière nobiliaire vis-à-vis des bohémiens et proximité familiale de la Royale, le clan Laroque profite habilement de tous ces ressorts afin de capter durablement à son profit l’appui du marquis.

45En définitive, les connaissances personnelles des musiciens de Provence et du Comtat Venaissin appartiennent à toutes les strates sociales au siècle des Lumières. Les musiciens choisissent leurs fréquentations d’un bout à l’autre de la société, depuis le paysan jusqu’au prêtre en passant par le marchand et le cordonnier. Ils privilégient néanmoins clairement la bourgeoisie de talent – commerçants, avocats, chirurgiens, bourgeois, etc. – où ils semblent se sentir parfaitement à l’aise et paraissent rechercher prioritairement la compagnie de professions non manuelles qui correspondent à leurs aspirations sociales. En parallèle, ils ne perdent jamais vraiment de vue l’artisanat, milieu duquel ils sont majoritairement issus, et apprécient côtoyer ses représentants. S’ils tissent rarement des liens d’amitié avec la noblesse, ils s’insèrent en revanche parfois dans de profitables réseaux de clientèle et constituent, à l’instar des domestiques, des médiateurs entre le second ordre et le peuple. Ces caractéristiques communes dissimulent, bien sûr, des situations très variables en fonction des profils des musiciens. Elles ne doivent pas masquer la diversité des configurations individuelles.

46Dans quelle mesure la musique influe-t-elle sur les espaces sociaux fréquentés par les individus qui la pratiquent professionnellement ? Globalement, les musiciens naissent et grandissent au sein de lignages d’artisans urbains. S’ils ne perdent jamais le fil de ces racines une fois adultes – en témoignent les relations personnelles qu’ils tissent avec de nombreux artisans –, la conscience valorisante de ne pas vivre d’une activité manuelle les pousse souvent à sortir de leur univers d’origine en choisissant leurs épouses dans le secteur « tertiaire » et en fréquentant des professions intellectuelles. Le monde de la marchandise et de l’échoppe attire particulièrement les musiciens, tout comme la bourgeoisie de talents, à savoir un milieu de petits notables auxquels ils parviennent relativement bien à s’agréger, surtout dans les petites villes.

47La musique provoque donc bel et bien une mobilité sociale, dans le sens où elle coupe – en partie – ses praticiens de leur groupe de naissance et leur offre la possibilité d’explorer de nouveaux horizons sociaux. Toutefois, cette expérience se limite la plupart du temps au seul musicien et ne se pérennise pas toujours à travers ses descendants. En effet, le faible taux de transmission professionnelle du quatrième art aux héritiers et le fréquent retour de ces derniers à l’artisanat montrent que les opportunités d’ascension sociale par la musique, bien qu’indubitablement réelles, ne se révèlent pas systématiques. De la même façon que l’activité musicale joue un rôle important dans le façonnement de l’identité sociale de ses praticiens, elle contribue significativement à l’élaboration des cercles sociaux dans lesquels se placent ceux-ci.

48Particularité cardinale du métier de musicien, la mobilité spatiale caractérise autant la profession que la mobilité sociale. Il est maintenant temps de nous y intéresser.

Notes

1 C. Lemercier, C. Zalc, Méthodes quantitatives pour l’historien, Paris, La Découverte, 2008. Le développement de l’informatique dans les années 1980 accompagne ce mouvement méthodologique en favorisant numériquement le traitement statistique sériel. Le récent outil technique de l’analyse de réseaux permet à l’historien de faire émerger de nouveaux concepts de questionnement des liens sociaux, par exemple pour penser différentes variations des formes familiales et des influences de la famille sur l’individu (C. Lemercier, « Analyse de réseaux et histoire de la famille : une rencontre encore à venir ? », Annales de démographie historique, 109, 2005, p. 23). Pour une présentation des enjeux méthodologiques de l’analyse de réseaux en histoire, voir C. Lemercier, « Analyse de réseaux et histoire », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 52-2, 2005, p. 88-112.

2 J.-P. Dedieu, Z. Moutoukias, « Introduction. Approche de la théorie des réseaux sociaux », dans J. L. Castellano, J.-P. Dedieu (dir.), Réseaux, familles et pouvoirs dans le monde ibérique à la fin de l’Ancien Régime, Paris, CNRS Éditions, 1998, p. 9.

3 Les difficultés à saisir le milieu familial des musiciens se rencontrent aussi au Mans, où Sylvie Granger ne parvient à recenser les professions paternelles que pour le quart de son corpus (Granger, Les métiers de la musique…, op. cit., p. 185-186).

4 AM Aix-en-Provence, GG 66, 17 mars 1785.

5 AD 13, 203 E 84, 85 et 180, 6 janvier 1734, 16 octobre 1736, 5 juin 1747 et 27 août 1776.

6 Nous employons cette expression anachronique par commodité, toutes proportions gardées. Elle est également utilisée, faute de tournure plus adaptée, par Sylvie Granger (Granger, Les métiers de la musique…, op. cit., p. 218-219).

7 AD 13, 2 G 496, 17 novembre 1753.

8 La famille de Jean-Jacques Troin est ainsi joliment dite « assez mal partagée des biens de la fortune » par les chanoines aixois (AD 13, 2 G 495, 7 novembre 1746).

9 AM Chalon-sur-Saône, GG 8, 1er juillet 1722.

10 AM Avignon, GG 24, 28 octobre 1724.

11 Granger, Musiciens dans la ville…, op. cit., p. 150-155.

12 S. Melchior-Bonnet, « De la réforme au siècle des Lumières. Le monopole de l’Église contesté », dans Melchior-Bonnet, Salles (dir.), Histoire du mariage, op. cit., p. 475 et p. 481.

13 M. Benoit, Versailles et les musiciens du roi, 1661-1733. Étude institutionnelle et sociale, Paris, Picard, 1971, p. 289.

14 Morales, L’artiste de cour…, op. cit., p. 263.

15 Hennebelle, De Lully à Mozart…, op. cit., p. 361-363. Ce processus de consolidation sociale par le mariage se rencontre aussi en Espagne chez les musiciens du souverain (Morales, L’artiste de cour…, op. cit., p. 267).

16 S. Mancardi, Le milieu socioprofessionnel des maîtres de musique à Paris au XVIIIe siècle, thèse (dir. M. Martin, F. Lesure), École nationale des chartes, 1978, p. 11 ; Granger, Musiciens dans la ville…, op. cit., p. 243.

17 Granger, Musiciens dans la ville…, op. cit., p. 244-247.

18 AD 84, 3 E 26/2233, fol. 315, 11 août 1749.

19 M. de Rougemont, La vie théâtrale en France au XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 1988, p. 195-196.

20 AM Avignon, GG 143, 8 avril 1760 ; GG 195, 28 avril 1771 ; Gerbault, Le personnel des chapitres…, op. cit., p. 17.

21 AM Apt, registres paroissiaux, 26 janvier 1717 ; CC 164, mandat du 25 novembre 1719.

22 La liste des principaux métiers de l’artisanat de la belle-famille peut se retrouver dans la thèse en ligne sur HAL, p. 401-404.

23 Gras, « Des musiciens anglais… », art. cité, p. 144-145.

24 BM Arles, ms. 373, pièce no 32, 26 juillet 1744 ; pièce no 34, 14 avril 1761

25 AD 84, 3 E 6/238, fol. 360, 30 novembre 1730.

26 Gras, « Des musiciens anglais à Avignon… », art. cité, p. 154-155.

27 AD 13, 203 E 83, 12 août 1717.

28 À l’instar de Marcel Lepage d’Arbigny, qui poursuit de son côté l’ascension familiale en épousant une certaine Anne de Cornier (AD 02, 5 Mi 274, 3 mars 1760).

29 L. Croq, « Les frontières invisibles : groupes sociaux, transmission et mobilité sociale dans la France moderne », dans A. Bellavitis, L. Croq, M. Martinat (dir.), Mobilité et transmission dans les sociétés de l’Europe moderne, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 25.

30 F.-J. Ruggiu, L’individu et la famille dans les sociétés urbaines anglaise et française (1720-1780), Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2007, p. 318-322.

31 Hennebelle, De Lully à Mozart…, op. cit., p. 320.

32 B. Dunner, Musiciens parisiens, 1750-1792, mémoire de maîtrise, Université de Paris IV- Sorbonne, 1984, p. 87 ; Granger, Musiciens dans la ville…, op. cit., p. 150.

33 Nous avons écarté de notre comptage les musiciens ecclésiastiques – qui, par définition, n’ont pas de descendance – tout en conservant ceux possédant des pères, des oncles, des neveux ou des petits-cousins musiciens, ce qui représente 387 lignages en moins.

34 AM Apt, CC 150, 164, 168, 189, 197, 210 et 220, 1700-1785.

35 Bourde, « Recherches récentes… », art. cité, p. 276.

36 AD 13, 203 E 174, 7 mars 1769 ; AM Arles, BB 53, fol. 163 v.-164, 16 juillet 1770.

37 Là encore, un panel des divers métiers représentés est disponible dans la thèse en ligne, p. 409-411 (HAL : tel-01937253).

38 AD 13, 201 E 775, fol. 117, 28 septembre 1766.

39 Bastien Mailhot arrive à la même conclusion pour les psallettes : Mailhot, Les enfants de chœur…, op. cit., p. 310.

40 Granger, Les métiers de la musique…, op. cit., p. 341.

41 Dedieu, Moutoukias, « Introduction. Approche de la théorie des réseaux sociaux », art. cité, p. 11.

42 Mancardi, Le milieu socioprofessionnel des maîtres de musique…, op. cit., p. 81.

43 Granger, Musiciens dans la ville…, op. cit., p. 260.

44 Ibid., p. 261-268.

45 Hennebelle, De Lully à Mozart…, op. cit., p. 371-372.

46 AD 84, 3 E 28/295, fol. 218, 18 novembre 1711.

47 Stoichiţă, Fabricants d’émotions…, op. cit., p. 71-72. Un lăutar est un musicien professionnel tsigane.

48 AD 13, 203 E 18, 26 octobre 1751 ; AM Arles, GG 221, 15 janvier 1768.

49 AD 13, 202 E 57, 5 mai 1768.

50 Ibid., 203 E 196, 29 octobre 1792.

51 AM Avignon, GG 110, 4 août 1739 ; GG 143, 23 mars 1747 ; AD 84, 3 E 5/1750, fol. 65, 7 avril 1729.

52 AM Apt, registres paroissiaux, 19 janvier 1739 et 28 avril 1767.

53 Cheilan-Cambolin, Un aspect de la vie musicale à Marseille…, op. cit., p. 258.

54 AD 13, 202 E 57, 8 octobre 1770.

55 Ibid., 201 E 783, 12 mai 1774.

56 Ibid., 201 E 775, 28 septembre 1766.

57 Ibid., 201 E 778 et 786, 20 novembre 1769 et 28 janvier 1777 ; 201 E 475, 27 août 1756. Cette tendance des musiciens italiens à demeurer entre eux se retrouve aussi aux Provinces-Unies à l’époque moderne, où ils jouent ensemble dans les concerts et où les employeurs musicaux transalpins engagent souvent des compatriotes (R. Rasch, « The Italian Presence in the Musical Life of the Dutch Republic », dans R. Strohm (ed.), The Eighteenth-Century Diaspora of Italian Music and Musicians, Turnhout, Brepols, 2001, p. 209).

58 M. Grenet, La fabrique communautaire. Les Grecs à Venise, Livourne et Marseille, 1770-1840, Athènes/Rome, École française d’Athènes/École française de Rome (coédition), 2016, p. 396.

59 AD 13, 202 E 57, 25 mai 1771.

60 Granger, Musiciens dans la ville…, op. cit., p. 256-257.

61 AD 13, 203 E 43, 8 octobre 1748.

62 Attirance partagée par leurs homologues du reste du royaume de France, à Paris comme au Mans (Granger, Musiciens dans la ville…, op. cit., p. 256 ; Hennebelle, De Lully à Mozart…, op. cit., p. 366-370).

63 AM Marseille, GG 189, 11 octobre 1751.

64 Ibid.

65 S. Jahan, « “Telles gens ne sont en France que pour mal faire !” La société poitevine et les bohémiens aux XVIIe et XVIIIe siècles », dans F. Chauvaud, J. Péret (dir.), Terres marines. Études en hommage à Dominique Guillemet, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 266 et 270-271.

66 AM Marseille, EE 158, 10 octobre 1723 ; EE 155, fol. 118 v., 1701.

67 AD 13, 201 E 441, 12 février 1716.

68 Ibid., 201 E 442, 6 juin 1719.

69 D. Boutera, « Les bohémiens en Bretagne sous l’Ancien Régime », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 113-4, 2006, p. 138 ; Jahan, « “Telles gens ne sont en France…” », art. cité, p. 271.

70 AD 13, 201 E 670, 1er mars 1689.

71 71. F. d’Agay, La Provence au service du roi (1637-1831). Ociers des vaisseaux et des galères, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 93-94.

Table des illustrations

Titre Tableau n 7 : Métiers de la parentèle des musiciens
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Titre Tableau n 8 : Les fréquentations non musiciennes des musiciens provençaux et pontificaux au XVIIIe siècle
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