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Révolutionner les cultures politiques

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Nicolas Soulas

Conclusion générale

Texte intégral

1Intercalée entre un XVIIIe siècle finissant où les maisons communes n’intègrent du sang neuf qu’à dose homéopathique et les premières décennies d’un XIXe siècle durant lesquelles l’assise provinciale des régimes postrévolutionnaires repose en partie sur la stabilité des élites municipales recrutées parmi les notables du cru, la Révolution française élargit considérablement le recrutement des détenteurs de fonctions politiques ou judiciaires locales. En créant les conditions d’une relative démocratisation des élus, la Révolution favorise la refonte, parfois éphémère, de pouvoirs locaux devenus plus représentatifs. Cette démocratisation non linéaire se traduit par l’entrée précoce de catégories socioprofessionnelles plus humbles et parfois plus jeunes. Au-delà de multiples spécificités locales inhérentes aux caractéristiques socio-économiques propres à chaque commune et, de plus en plus, à la trajectoire politique de chaque lieu, l’approche prosopographique dévoile une tendance générale. Les municipalités rurales restent dominées, comme sous l’Ancien Régime, par les propriétaires fonciers. Néanmoins, la Révolution favorise l’essor d’une bourgeoisie d’affaires qui s’impose dès le Directoire aux dépens des artisans et des boutiquiers. Dans les villes, le monde de l’atelier et de la boutique, peu représenté sous l’Ancien Régime, s’affirme dès 1790, y compris dans les centres administratifs, jusqu’au printemps 1795. Cette époque inaugure une période d’instabilité, marquée par une grande variation dans la composition socioprofessionnelle des municipalités urbaines. Dès lors, c’est le Directoire, plus que la « Terreur » ou la « réaction thermidorienne », qui constitue la rupture majeure de la décennie révolutionnaire, bouleversant complètement les rapports de force établis depuis 1790. Par ailleurs, le recours à la prosopographie a également permis de nuancer la portée du processus de démocratisation des édiles. En effet, si des individus peu fortunés intègrent plus facilement les hôtels de villes, les postes clefs échoient rarement aux catégories sociales les plus humbles, comme les artisans ou les boutiquiers, y compris en l’an II. Bien qu’elles subissent une concurrence de plus en plus forte, les deux bourgeoisies conservent les fonctions de commandement, notamment le poste très technique de procureur général syndic. Brumaire inaugure une nouvelle ère qui rappelle cependant en de nombreux points les municipalités d’Ancien Régime. En regardant de près, la composition du personnel politique municipal nommé au début du XIXe siècle se rapproche plus de sa formation antérieure à 1790 que de celle d’avant 1799. Les mêmes catégories sociales présentes sous l’Ancien Régime peuplent les conseils municipaux postrévolutionnaires, à la différence notable que la noblesse d’Ancien Régime s’impose presque partout à la tête des municipalités, surclassant même la bourgeoisie de talent dans certains centres administratifs. Comme avant 1789, les artisans et les commerçants sont massivement rejetés des hôtels de ville de la vallée du Rhône. Le profil social des municipalités postrévolutionnaires ressemble à celui des conseils politiques d’avant 1789 sans toutefois l’égaler. Le bouleversement révolutionnaire a été d’une telle intensité qu’il interdit tout retour en arrière.

2En raisonnant en termes de rupture ou de continuité, l’approche prosopographique a également permis de préciser l’importance de la décennie révolutionnaire dans le processus de renouvellement des équipes municipales. Avant 1789, si les conseils politiques n’intègrent les néophytes qu’à dose homéopathique, la mobilité municipale reste particulièrement forte. Les individus alternent très régulièrement à la tête des consulats méridionaux tandis qu’en Dauphiné, le cursus honorum instauré par la réforme Laverdy favorise une rotation continue des administrateurs municipaux, puisés au sein d’un cercle restreint d’édiles. En refondant les institutions municipales sur la base d’une certaine – mais encore imparfaite – forme d’égalité sociale, la Révolution favorise la constitution d’une nouvelle génération d’édiles qui supplante les administrateurs d’Ancien Régime dès 1791. Entre 1790 et 1792, les multiples élections locales amplifient la très forte mobilité municipale qui caractérisait déjà la vallée du Rhône sous l’Ancien Régime. Néanmoins, là encore, le recours à la prosopographie permet d’apporter quelques nuances. En effet, si ce ne sont presque jamais les mêmes individus qui occupent les fonctions clefs, ces dernières restent confiées, comme par le passé, à des hommes puisés au sein d’un groupe limité d’administrateurs chevronnés promus par la Révolution. En suspendant les élections ou en s’immisçant davantage dans les querelles locales, les gouvernements d’exception des années 1793-1795 dérèglent les mécanismes qui départagent les individus dans leur course au pouvoir local et autorisent l’enracinement d’édiles sélectionnés selon des critères idéologiques. Dans un cadre administratif et politique devenu extrêmement volatile entre 1793 et 1799, jalonné par de nombreux soubresauts qui affectent inégalement les communes du couloir rhodanien, nous avons croisé, dans une optique multiscalaire, de multiples trajectoires locales d’une grande complexité. Ce recoupement esquisse, en suivant une chronologie très fine, les contours d’une évolution globale marquée par la fermeture progressive des municipalités et l’auto-reproduction des édiles à partir du Directoire. Une page se tourne véritablement avec le Consulat et l’Empire. Dans sa recherche de la synthèse idéale, le syncrétisme napoléonien favorise l’émergence d’une nouvelle génération d’édiles, issue du brassage d’administrateurs modérés ayant commencé leur carrière politique sous l’Ancien Régime ou durant la Révolution, avec des individus étrangers au monde de l’édilité. Au tournant des années 1810, l’instauration de longues mandatures municipales et le caractère censitaire du régime referment progressivement les pouvoirs locaux en favorisant ainsi le vieillissement et l’enracinement des édiles. En recyclant le personnel municipal impérial, Louis XVIII ancre dans les hôtels de ville de la vallée du Rhône la génération d’administrateurs municipaux forgée sous le Consulat et l’Empire. En figeant les équipes municipales, les régimes postrévolutionnaires réduisent fortement la mobilité des individus et l’accessibilité aux fonctions clefs, qui n’ont jamais été aussi hermétiques. En définitive, les premières décennies du XIXe siècle ne se soldent pas par un retour à l’Ancien Régime mais créent une situation inédite de fermeture des pouvoirs locaux.

3Vue des municipalités, la Révolution ne semble avoir été qu’une simple parenthèse démocratique, vite refermée par la restauration de régimes censitaires. Cependant, en menant nos investigations au ras du sol, au plus proche du vécu des acteurs et des conflits qui les opposent, et en replaçant la décennie révolutionnaire dans le temps long, l’enquête apporte un tout autre éclairage. Loin de n’être qu’une simple expérience politique fugace, la Révolution transforme en profondeur des arènes locales où existait déjà une vie politique intense au XVIIIe siècle. Elle pose les jalons d’une nouvelle culture politique qui recycle des pratiques anciennes, adaptées par les populations aux nouveaux contextes institutionnels, et qui survit à la contraction de l’espace public au début du XIXe siècle. En effet, sous l’Ancien Régime, les individus, qu’ils soient associés aux différents pouvoirs locaux ou qu’ils en soient exclus, qu’ils appartiennent au monde des notables ou à celui des petites gens, évoluent dans un univers dont ils maîtrisent parfaitement les gestes et les codes, comme l’attestent les nombreux conflits ou les différentes formes de violences. En somme, une culture politique spécifique, possédant sa propre grille de lecture, existe bien avant la Révolution. La décennie révolutionnaire change la donne et bouleverse les fondements mêmes de la vie politique locale. La dilatation de l’espace public, qui se traduit par l’élargissement du droit de suffrage et par l’irruption sur le devant de la scène d’individus qui y avaient été faiblement associés, ou en avaient été écartés, intensifie les dynamiques conflictuelles locales. En multipliant les situations de mise en concurrence des différents acteurs, comme la généralisation des scrutins pour attribuer la moindre fonction administrative ou judiciaire et l’émiettement du pouvoir local, la Révolution génère une conflictualité sans précédent. En premier lieu, elle réactive des clivages et recycle des pratiques d’opposition plus anciennes, remontant au XVIIe siècle, voire aux guerres de Religion (élections municipales, refus du curé étranger, défense des pratiques cultuelles, refus du service militaire, contestation antiseigneuriale, passage des militaires, violences) et modifie les modalités d’expression de ces heurts. En revêtant des conflits sociaux, ou de parentés, d’une toute nouvelle dimension politique et en offrant aux individus l’opportunité de projeter d’anciens antagonismes revivifiés et actualisés dans le nouvel espace public, la Révolution offre une formidable caisse de résonance aux luttes partisanes préexistantes. À ces anciens conflits avivés se superposent de nouveaux objets de conflictualité (question du serment des ecclésiastiques, déchristianisation, brigandage politique notamment), rendant les arènes politiques locales potentiellement explosives.

4La nationalisation de la vie politique locale bouleverse les règles des jeux et les stratégies des populations qui doivent s’y adapter. En effet, dans les dernières décennies de l’Ancien Régime, la compétition pour les charges locales ne mobilise guère que quelques dizaines d’individus, alors que désormais plusieurs centaines d’acteurs entrent en lice. De plus, en créant de nouvelles lignes de clivage reposant sur des positions idéologiques définies hors du cadre communautaire et se substituant à la bipartition politique des dernières décennies de l’Ancien Régime (parti du seigneur contre le parti de la municipalité), la Révolution entraîne de nombreux renversements d’alliances. La micro-analyse montre, par exemple, comment la redéfinition des rapports entre sphère sacrée et sphère publique ou la radicalisation des revendications foncières concourent à transformer les questions religieuses en affaires politiques, jouant ainsi un rôle décisif dans la recomposition des alliances entre groupes sociopolitiques locaux. Dans une arène révolutionnaire en pleine mutation, les acteurs réinvestissent leur culture politique dans de nouvelles situations qui contribuent à la modifier, prouvant leur capacité d’adaptation aux changements et de leur appropriation de nouveaux moyens d’expression. La multiplication de scrutins conflictuels et disputés ainsi que la fragmentation du pouvoir local en différentes instances concurrentes, sinon antagonistes, attestent des progrès de l’acculturation politique des protagonistes. Dans ce contexte, les querelles de légitimité opposant les Gardes nationales à leur municipalité relèvent davantage d’une relance d’un conflit ancien, sublimé par l’instauration d’un nouveau paysage institutionnel ou par la dégradation de la conjoncture politique, que de luttes picrocholines. Dès lors, les stratégies évoluent et la Révolution favorise la résurgence de pratiques très anciennes que le XVIIIe siècle ignorait, comme la réapparition des violences physiques en période électorale et le retour des massacres ou des mouvements antiseigneuriaux de grande envergure. Perçue à travers le prisme de l’adaptation des individus, la Révolution perd un peu son caractère extraordinaire : des pratiques politiques finalement très ordinaires, constituées d’héritages plus ou moins anciens, resurgissent dans un contexte qui l’est moins. C’est justement tout ce qui fait la singularité de la période. Reste qu’en agrégeant des comportements politiques anciens à un répertoire d’actions revisités et à une nouvelle terminologie révolutionnaire, on assiste au cours de la période à l’émergence d’une nouvelle culture politique transformant profondément le rapport aux affaires publiques. Dans un contexte local marqué par une nationalisation de la vie politique encore inédite, l’appropriation d’une idéologie moderne façonne un imaginaire partisan et livre une nouvelle vision de l’espace quotidien et de l’adversaire (dégradation de l’image du seigneur, du château, du prêtre).

5La Révolution a introduit un nouveau souffle dans la vie politique locale que les régimes successifs ne parviennent jamais à étouffer totalement. Les violences postrévolutionnaires portent en elles l’héritage démocratique légué par la Révolution et reflètent la survivance de cette culture en lui servant de support d’expression et de contestation à une époque où la sphère politique s’est rétractée. Dix années d’une vie politique locale intense, jalonnée de débats passionnés et d’un apprentissage de la démocratie participative, laissent une empreinte durable. Malgré leur marginalisation sous le Consulat et l’Empire, les anciens Jacobins entretiennent le culte républicain dans la plus stricte intimité de la cellule familiale et transmettent cet héritage politique à leurs descendants. La persistance d’une conscience républicaine en 1815 témoigne de l’échec de l’acculturation napoléonienne et de la vitalité de la culture politique révolutionnaire. Après le bouleversement sans précédent qu’a été la Révolution, rien ne peut plus être comme avant.

6Enfin, en confrontant de multiples trajectoires politiques locales à une géographie politique régionale évoluant au gré d’un cadre administratif et politique très mouvant, le recours au jeu d’échelles livre plusieurs enseignements. En premier lieu, l’inégale réception du processus révolutionnaire se traduit par l’émergence d’une géographie politique rhodanienne à géométrie variable, qui fracture le couloir rhodanien en deux espaces régionaux aux trajectoires opposées. Après une brusque poussée de fièvre politique en 1791, la vallée du Rhône septentrionale glisse dès 1792 vers un « modérantisme » à toute épreuve, autorisé par l’existence d’arènes politiques apaisées, précocement révolutionnées et assagies. Cette ligne de conduite facilite les transitions en douceur et la réintégration d’édiles conformistes, sinon opportunistes, qui se fondent aisément dans le moule des différents régimes successifs. En revanche, la vallée du Rhône méridionale offre un tout autre profil. La bipolarisation de la vie politique locale héritée de l’Ancien Régime, la radicalisation précoce d’une partie des habitants dans un contexte anxiogène marqué par l’ombre menaçante de la contre-révolution, les rancœurs héritées des excès de la « Terreur » et de la « réaction thermidorienne » pérennisent les antagonismes. La virulence des affrontements est telle que chacune des impulsions politiques nationales y trouve un écho violent et amplifié. La soif de revanche des différents acteurs interdit toute normalisation de la vie politique jusqu’aux premières années du Consulat et se maintient durablement : que l’on pense à l’épisode des Cent-Jours ou à l’intensité de la « Terreur blanche ».

7Au sein du couloir rhodanien méridional se dessine dès 1791 un espace politique inhomogène, dont l’approche multiscalaire a révélé toute la complexité. Cette géographie politique singulière procède à la fois d’héritages historiques et des divisions des débuts de la Révolution. Ainsi, une frontière politique interne et informelle se substitue à une frontière institutionnelle interétatique lors de l’annexion du Comtat à la France. D’Arles à Montélimar, la vallée du Rhône est parcourue par de multiples lignes de fracture, faisant cohabiter des espaces et des comportements antagonistes. Au sein d’une même localité, d’une commune à l’autre, entre deux cantons, il existe des sensibilités divergentes, voire conflictuelles. Dans une zone géographique ouverte aux échanges, la circulation des hommes et des idées amplifie le processus de construction de frontières politiques. En effet, en délocalisant les conflits hors du cadre communautaire dans lequel ils étaient autrefois enfermés, la Révolution produit des effets de contiguïté qui engendrent des espaces homogènes de résistance, comme le Haut-Comtat, ou favorisent la constitution de citadelles en milieu hostile (Orange, bastion jacobin encerclé par des campagnes conservatrices ; Saint-Laurent-des-Arbres, pôle conservateur dans un canton jacobin). Dès lors, le moindre incident peut faire tache d’huile et affecter la stabilité ou le destin politique de toute une contrée. À ce titre, l’exemple du Comtat est particulièrement éloquent. Le décalage chronologique de la Révolution comtadine, les problèmes structurels qu’elle suscite (rapport à l’Église ou au prélèvement militaire) ainsi que les antagonismes violents qu’elle génère se répercutent dans toute la vallée du Rhône méridionale, accentuant notamment les divisions politiques dans les communes limitrophes du Comtat (Saint-Paul-Trois-Châteaux, Mondragon). Le recours aux jeux d’échelles montre enfin et surtout que le bouleversement sans précédent qu’a été la Révolution provoque des épisodes conflictuels contrastés dans le temps et dans l’espace, procédant de caractéristiques locales – trajectoire politique du lieu avant et pendant la Révolution française, données socioéconomiques –, d’héritages culturels évolutifs, et de l’acclimatation aux nouveaux contextes institutionnels. Par conséquent, la Révolution brouille les cartes autant qu’elle les redistribue.

  • 1 C. Mouffe, L’illusion du consensus, Paris, Albin Michel, 2016 [2005].

8La géographie politique contrastée du couloir rhodanien met clairement en évidence l’existence d’une acculturation divergente. Plus qu’une simple dualité manichéenne opposant un espace septentrional modéré et conformiste qui Hincarnerait une sorte de « modernité politique », à une zone méridionale gangrenée par les divisions et les violences, caricature de l’« archaïsme politique », cette acculturation divergente traduit en réalité la multiplicité des vécus révolutionnaires et l’inégale réaction face aux nouvelles règles du jeu imposées par le pouvoir central. Dans le Midi rhodanien, l’absence de consensus1 ne reflète pas tant un retard dans le comportement des populations que l’existence d’une vie politique intense, symbole d’une certaine vitalité démocratique. En favorisant l’émergence de camps antagonistes, auxquels se rattachent et s’identifient un plus grand nombre d’habitants que par le passé, la Révolution pose les jalons d’une nouvelle culture politique démocratique. Deux cents ans plus tard, l’âpre combat auquel se livrent les candidats aux différentes élections, incarnant chacun une sensibilité politique différente sinon divergente, montre encore combien l’absence de consensus est indissociable et constitutive du politique et demeure indispensable à la vitalité démocratique moderne.

Notes

1 C. Mouffe, L’illusion du consensus, Paris, Albin Michel, 2016 [2005].

© Éditions Universitaires d’Avignon, 2020

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