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Révolutionner les cultures politiques

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Nicolas Soulas

Seconde partie : mutations de la conflictualité et construction du politique au tournant du XVIIIe siècle

Conclusion de la seconde partie

Texte intégral

1Les recours à la longue durée et à une méthode d’investigation inspirée de la micro-histoire permettent de dégager quelques évolutions notables de la conflictualité politique locale au tournant du XVIIIe siècle. Avant 1789, les conflits de pouvoir (conquête de la maison commune ou rivalités entre les différents pouvoirs locaux) ne mobilisent qu’une petite quantité d’individus dans des crises qui ne sortent pas de la sphère communautaire, et parfois pas même de la maison commune (cabales électorales, querelles de préséances). Malgré un cadre politique et institutionnel plutôt restreint, les multiples conflits et violences attestent que les populations ne restent pas à l’écart de la vie politique et parviennent à exprimer leurs revendications ou leur opposition au seigneur ou aux notables de la communauté par des voies buissonnières (petite criminalité, placards et libelles, tapages nocturnes). Ces diverses pratiques conflictuelles témoignent de l’existence d’une solide culture politique locale d’Ancien Régime possédant sa propre grille de lecture, ses codes et ses gestes.

2Le bouleversement du paysage institutionnel à partir de 1789 change brutalement la donne. L’élargissement du droit de suffrage et l’entrée en lice de nombreux individus dans le nouvel espace public rendent la cogestion de la sphère politique particulièrement conflictuelle. En créant de nouvelles situations de mise en concurrence de ces différents acteurs, la Révolution génère des conflits d’une intensité inégalée. La décennie révolutionnaire relance des litiges anciens qu’elle recycle (élections municipales, refus du curé étranger, défense des pratiques cultuelles, refus du service militaire, combat contre le seigneur, passage des militaires) et qu’elle avive en leur offrant de nouvelles modalités d’expression. En effet, en revêtant des conflits sociaux ou de parentés d’un vernis de politique et en donnant aux acteurs la possibilité de projeter leurs antagonismes dans un nouveau contexte institutionnel (à ce titre, l’exemple des conflits de légitimité entre pouvoirs locaux est éloquent), la Révolution redistribue les cartes. Par ailleurs, la décennie révolutionnaire génère de nouveaux objets de conflictualité (question du serment des ecclésiastiques, déchristianisation, brigandage politique notamment) qui se superposent aux conflits anciens revivifiés, rendant dès lors la situation explosive dans le sud de la vallée du Rhône.

3En forgeant des conflits d’un nouvel ordre, la Révolution transforme en profondeur les arènes politiques locales. La conflictualité politique sort largement de la cellule de la communauté à laquelle elle était généralement circonscrite au XVIIIe siècle, et affecte désormais, parfois par simple contagion, des espaces géographiques importants. En effet, à la faveur d’une très forte circulation des individus (clubistes, militaires ou paysan insurgé), qui rappelle par bien des aspects l’époque des affrontements religieux du XVIe siècle, conflits et violences déstabilisent parfois sur plusieurs dizaines de kilomètres à la ronde des villes et des villages qui les ignoraient auparavant (l’attaque et le brûlement des châteaux sont en cela très probants). Par ailleurs, en créant de nouveaux antagonismes reposant sur des positionnements idéologiques définis hors du cadre communautaire, la Révolution façonne un nouvel échiquier et change brutalement les règles des jeux politiques locaux, car la lutte pour le pouvoir ne se conçoit pas et ne de dispute pas de la même manière quand elle met aux prises une cinquantaine d’individus ou quand elle en oppose plusieurs centaines. Dans de nombreuses communes, la radicalisation des prises de position, l’affirmation de nouveaux acteurs et l’appropriation de la terminologie révolutionnaire favorisent la reconfiguration des alliances partisanes et une renégociation des stratégies politiques. Dès lors, des individus alliés sous l’Ancien Régime peuvent subitement se retrouver dans des camps opposés (l’exemple de la Constitution civile du clergé est particulièrement éclairant). La Révolution bouleverse complètement le rapport au politique.

4Enfin, le recours à la micro-analyse a montré que l’évolution de la conflictualité était consubstantielle aux mutations de la culture politique locale. Cette dernière résulte de l’agrégation de pratiques anciennes, voire antérieures au XVIIIe siècle dans le cas des violences physiques en temps d’élections par exemple, avec un nouveau répertoire d’actions et un nouveau lexique politique redéfinissant les rapports à l’espace quotidien ou à l’adversaire (nouvelle image du seigneur, du prêtre, du château). Dès lors, la multiplication de scrutins conflictuels et disputés ou la fragmentation du pouvoir local en différentes instances concurrentes, sinon antagonistes, tendent à illustrer l’accoutumance des protagonistes au nouveau contexte institutionnel et, par conséquent, leur appropriation de la nouvelle culture politique révolutionnaire. La Révolution jette donc les bases d’une nouvelle culture politique locale que les régimes successifs ne parviennent pas à éradiquer totalement. Les violences postrévolutionnaires illustrent la survivance de pratiques solidement enracinées servant de support d’expression et de contestation à la culture révolutionnaire, à une époque où la sphère politique s’est considérablement rétractée.

© Éditions Universitaires d’Avignon, 2020

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