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Révolutionner les cultures politiques

 | 
Nicolas Soulas

Seconde partie : mutations de la conflictualité et construction du politique au tournant du XVIIIe siècle

Chapitre 7

Mobilisation politique et conflits de légitimité

Texte intégral

  • 1 L. Brassart, « Plus de vingt paysanneries contrastées en Révolution. De la pluralité des dynamiques (...)
  • 2 Y. Durand, L’ordre du monde. Idéal politique et valeurs sociales en France (XVIe-XVIIIe siècle), Pa (...)
  • 3 C. Grosse, « Le corps social en représentation : égalité, luttes de préséance et politisation de l’ (...)
  • 4 F. Cosandey, Le rang. Préséances et hiérarchies dans la France d’Ancien Régime, Paris, Gallimard, 2 (...)
  • 5 M. Biard (dir.), Querelles dans le clocher. Tensions et conflits entre les autorités dans les chefs (...)

1L’approche électorale ne saurait à elle seule saisir toute la complexité des luttes politiques car la conflictualité politique peut emprunter des voies plus enchevêtrées1. À ce titre, une approche focalisée sur les conflits de légitimité entre les différents pouvoirs locaux s’avère particulièrement féconde pour mettre en lumière les voies détournées de la conflictualité politique au cours d’un long XVIIIe siècle. Longtemps considérés comme les avatars de luttes picrocholines, ces conflits restent encore peu étudiés pour ce qu’ils sont : des artefacts révélateurs d’un clivage dont les déterminants principaux sont ailleurs. Des recherches récentes attestent que le rang2 et les querelles de préséance qu’il suscite constituent un chantier historiographique fertile3. Au-delà de leur dimension curiale4, les conflits de préséance qui jalonnent le quotidien des contemporains sont nettement moins connus. Si, sous l’Ancien Régime, ces conflits ne concernant que les élites locales ne mobilisent guère les populations, la Révolution, en élargissant la sphère politique et en favorisant la fragmentation du pouvoir local, offre une nouvelle caisse de résonance aux conflits de légitimité5. Ces derniers livrent une autre vision de la conflictualité politique, dont les conditions d’expression se sont considérablement modifiées, et témoignent à la fois de la capacité d’adaptation des populations au nouveau contexte institutionnel et du nouveau rapport qu’elles entretiennent avec le champ politique.

La querelle de préséance, avatar de la conflictualité politique

  • 6 Y. Castan, Honnêteté et relations sociales en Languedoc (1715-1780), Paris, Plon, 1974.
  • 7 A. Lebel-Cliqueteux, « À la droite du Père... Les conflits de préséance devant le Parlement de Flan (...)
  • 8 G. Rideau, « La définition d’une frontière politique : clergé et municipalité à Orléans au XVIIIe s (...)

2Dans une société codifiée où chacun a sa place et s’identifie par le rang qu’il occupe, les conflits de préséance font partie intégrante du quotidien des contemporains6. Toutefois, ces conflits, bien plus profonds qu’ils n’y paraissent, sont souvent les artefacts d’une conflictualité politique latente. Face au fourmillement des sources, nous avons pris le parti de nous focaliser uniquement sur les querelles de préséance mettant aux prises les administrations municipales avec des pouvoirs locaux concurrents : judiciaires7, seigneuriaux, ecclésiastiques8 ou militaires.

Une pratique consubstantielle à la culture politique d’Ancien Régime

  • 9 H. Drévillon, D. Venturino (dir.), Penser et vivre l’honneur à l’époque moderne, Rennes, PUR, 2011.
  • 10 D. Roche, La culture des apparences. Une histoire du vêtement (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Fayard, (...)
  • 11 N. Castan, « Les rivalités à l’intérieur des communautés rurales en Languedoc à la fin du XVIIIe si (...)
  • 12 P. Béraud, Histoire de la ville de Bagnols-sur-Cèze, Nîmes, Éditions de la Maison Carrée, 1939, p.  (...)
  • 13 L. Alègre, La baronnie de Bagnols, Nîmes, Lacour, 1989 [1908], p. 112.
  • 14 AM Bagnols, BB 25, délibération municipale du 4 avril 1763.

3Dans une société où les droits honorifiques9, inséparables de l’exercice d’autorité, symbolisent l’ascension sociale des individus, les contemporains sont scrupuleusement attachés à toutes les marques distinctives conférant du prestige, comme le port de certains vêtements10 ou l’occupation d’une place de choix à l’église et dans les processions. Les conflits de légitimité sont accentués par les bouleversements institutionnels, comme la suppression des offices à la fin des années 1750. En permettant aux acquéreurs d’offices de les conserver jusqu’à leur rachat par la communauté ou par la ville, tout en favorisant le retour à la procédure élective pour la désignation des consuls, le pouvoir royal contribue à la création d’une sphère politique bigarrée où des élus côtoient des détenteurs d’offices. La cohabitation est particulièrement conflictuelle à Bagnols, dont le maire Gentil mène tellement la vie dure aux consuls que les nouveaux élus trouvent souvent des prétextes fallacieux pour se démettre d’une fonction guère attractive. Ces attaques font partie intégrante d’une stratégie basée sur la provocation et la délégitimation des administrateurs municipaux élus, menée par des notables en perte de vitesse11. En effet, Gentil, après avoir été premier consul, a fait l’acquisition en 1757 de l’office de maire mitriennal12, parachevant le cursus honorum bagnolais, mais se retrouve à présent concurrencé par la restauration d’un pouvoir consulaire aux compétences étendues. Relégué à une place quasi-honorifique, il tente d’imposer sa suprématie au conseil en le parasitant. Sa stratégie initiale étant sanctionnée par le Parlement de Toulouse qui lui ordonne de ne plus perturber le conseil, Gentil le boycotte et mène l’offensive en public13. Il s’attache tout particulièrement à rabaisser publiquement les consuls en interdisant au valet de ville de sonner de la trompette ou de se mettre à leur service. Les rares valets restés fidèles aux consuls sont arrêtés, comme Darboux, qui commet l’affront de ne pas prendre ses ordres uniquement du maire. Ce dernier s’emporte contre lui : « Je ne connais point de consuls, ni ne veux en connaître [...] et vous ferai voir que je suis maître absolu14. » Toutes ces vexations s’inscrivent dans une stratégie politique menée par une autorité administrative défaillante visant à se maintenir coûte que coûte dans la sphère politique dont elle est progressivement éclipsée. Le conflit s’estompe avec la mise en place de la réforme Laverdy. Dans le nouveau jeu de chaises musicales, Gentil se retrouve définitivement sans siège.

  • 15 A. Blanc, La vie dans le Valentinois sous les rois de France de 1500 à 1790, Paris, Picard, 1977, p (...)
  • 16 E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. Les relations en public, Paris, Les Éditions de (...)
  • 17 AM Valence, BB 52, délibération municipale du 23 décembre 1781.
  • 18 F. Buisson, La vie municipale à Valence... op. cit., p. 51.
  • 19 AM Valence, BB 52, délibération municipale du 22 février 1782.

4Enfin, les conflits de légitimité peuvent offrir une lecture différente de la contestation antiseigneuriale, dont ils constituent l’un des nombreux avatars, comme l’atteste l’exemple de Valence. Si les relations entre les administrateurs municipaux et l’évêque de Valence, seigneur temporel de la ville, sont au beau fixe sous l’épiscopat de Milon de Mesme (1725-1771), elles se tendent très rapidement avec son successeur François-Fiacre de Grave (17711787)15. La réforme Laverdy renforce le pouvoir du seigneur qui obtient de nommer le maire de la cité. Ainsi, lorsque son vicaire général, le chanoine de Chantemerle, devient maire en 1780, au moins 20 % des administrateurs municipaux sont de proches collaborateurs du seigneur-évêque, dont Jean-François Messangère-Clayrac, son procureur fiscal. La multiplication des conflits de légitimité entre le corps municipal et les agents seigneuriaux est concomitante avec le renforcement de l’emprise épiscopale sur la maison commune. Les édiles luttent contre les prétentions du personnel de la justice seigneuriale qui tente de s’arroger des privilèges ou des prérogatives qu’il ne possède pas, comme en juin 1776, lorsque le juge seigneurial outrepasse ses droits en occupant les stalles réservées aux officiers municipaux dans le chœur de la cathédrale. Dans une société où la place occupée est un véritable marqueur social, cette usurpation est perçue par les édiles comme une « offense territoriale »16. Manifestation de la concurrence invisible à laquelle se livrent les membres d’un groupe social identique dans une même quête de notabilité reposant sur la recherche de privilèges honorifiques, ce conflit de préséance constitue également un acte de résistance d’une partie du conseil face à l’ingérence grandissante du seigneur évêque. La crise met à mal l’unité municipale. Les quatre échevins sont les chefs de file du parti opposé aux prétentions du seigneur tandis que le maire compte parmi ses principaux appuis. La phase paroxystique du conflit est atteinte en décembre 1781 lorsque les échevins valentinois, invités à assister au Te deum organisé par l’évêque pour célébrer la victoire de Yorktown, boycottent le feu de joie qui doit conclure la célébration. Alors qu’ils avaient reçu l’injonction d’attendre leur seigneur dans la cathédrale à la fin de la cérémonie, les échevins se retirent, invoquant la défense des libertés de la ville17. Cette bravade répond à un double objectif. Il s’agit en premier lieu de contester l’étiquette du cérémonial, modifié par le roi à la demande de l’évêque, qui relègue les échevins derrière les officiers du présidial dans les processions18. Les relations entre les édiles et les officiers de justice du présidial sont exécrables à la fin du XVIIIe siècle, ces officiers se recrutant au sein d’une même élite locale basochienne en concurrence pour les honneurs. Surtout, le boycott du feu de joie est un affront direct fait au seigneur qui, en recevant des mains même des échevins le flambeau qu’il est le premier à manipuler, réaffirme publiquement et symboliquement sa supériorité sur le corps municipal. Le corps municipal manifeste par ce geste ses velléités d’indépendance face au pouvoir seigneurial. L’incident du 23 décembre amorce une nouvelle phase de conflit avec le prélat, durant laquelle les échevins se montrent particulièrement offensifs. Ainsi, ils s’opposent aux tentatives de l’évêque, qui cherche au début de l’année 1782 à obtenir un droit de regard sur les élections des administrateurs de l’hôpital de Valence, privilège réservé jusque-là au corps municipal19. Les séances municipales deviennent houleuses et virent souvent à la passe d’armes entre le premier échevin, Marcelin René Béranger, champion de la municipalité, et les vicaires généraux de l’évêque, maire et premier conseiller de ville. La tension retombe progressivement. En 1783, la fin de la mandature de Béranger, adversaire acharné du seigneur et de ses agents, favorise la reprise du dialogue avec l’évêque, dont les prétentions ont été sanctionnées par le Parlement.

  • 20 Y.M. Bercé, Histoire des Croquants, Paris, Le Seuil, 1986, p. 55.

5Ces exemples de conflits de légitimité que nous pourrions multiplier à loisir livrent plusieurs enseignements. Ces démêlés ayant trait à la préséance sont avant tout des querelles entre élites et ne mobilisent qu’une poignée d’individus. La majeure partie des habitants reste cantonnée dans un rôle purement figuratif, néanmoins indispensable car la présence d’un public est nécessaire pour que la symbolique du conflit soit totale. Les clientèles populaires ne sont plus mobilisées dans les querelles de préséance, comme ce fut parfois le cas au XVIIe siècle20. Au-delà de quelques bousculades, ces conflits sont peu violents. Loin d’être futiles, les querelles de préséance révèlent au grand jour les rivalités souterraines qui opposent les individus d’un même groupe social ou de différentes parentèles dans leur quête de notabilité. Elles constituent également un artefact des luttes politiques d’Ancien Régime, livrant une autre vision de la conflictualité antiseigneuriale ou des conflits pour l’exercice du pouvoir. Si les affrontements s’articulant autour des préséances sont consubstantiels à la culture politique d’Ancien Régime, ils ne disparaissent pas pour autant après 1789.

L’adaptation au nouvel ordre institutionnel

  • 21 G. Glénard, « Les rapports entre les pouvoirs administratifs locaux sous la Constituante de 1789 », (...)
  • 22 AD Vaucluse, 5 L 7, délibération du district d’Orange, 15 thermidor an III.

6En abolissant les privilèges et les droits honorifiques, la Révolution marginalise les conflits de préséance, sans parvenir toutefois à éradiquer une pratique profondément ancrée dans les esprits. En effet, si les tribunaux révolutionnaires ne sont plus inondés de requêtes ayant trait aux querelles de préséance comme sous l’Ancien Régime, la nouvelle hiérarchisation des autorités administratives mise en place au cours de l’année 1790 suscite parfois des rivalités qui rappellent les conflits de légitimité des années précédentes21. Les nouvelles fêtes républicaines révèlent, comme sous l’Ancien Régime, des tensions politiques sousjacentes. À Orange, la première fête du 9 thermidor vire à la passe d’armes entre la municipalité et l’administration du district d’Orange, siégeant dans la même commune. Alors que les édiles invitent toutes les autorités constituées de la ville à assister à la fête, les administrations judiciaires et militaires répondent favorablement à l’invitation tandis que la municipalité essuie un refus catégorique du directoire du district d’Orange. Ce dernier blâme fortement la municipalité et lui rappelle vertement sa préséance en matière de cérémonial. Six jours plus tard, la fête marquant la paix avec l’Espagne est encore prétexte à des querelles entre les deux autorités constituées. Le conseil municipal d’Orange tente, comme pour le 9 thermidor, de piloter l’organisation des solennités. Irrité d’être à nouveau relégué au second plan, le district d’Orange dénonce au Conventionnel Boursault la municipalité qui persiste « dans ses principes d’insubordination22 ».

  • 23 Terme utilisé par certains contemporains pour désigner les partisans de la réaction en l’an III.

7Cette querelle de clocher, révélée par la crise « protocolaire » éclatant lors de la fête du 9 thermidor an III, trahit l’existence d’une rivalité politique entre les deux pouvoirs administratifs qui trouve probablement son origine dans les épurations de l’an III. Alors que les hommes de l’an II sont complètement balayés de la municipalité orangeoise, dont les postes clefs sont confiés à des républicains modérés flanqués de « réacteurs23 » ou d’opposants notoires aux Jacobins, le personnel politique de la « Terreur » se maintient davantage au sein de l’administration de district. La présidence échoit au Mondragonnais Chayard, ancien « fédéraliste » et républicain très modéré, sinon conservateur, qui rejoint des individus nommés par Maignet au printemps 1794. Par conséquent, ces épurations favorisent la constitution d’une sphère politique bigarrée, où les républicains de 1792-1794 côtoient une administration municipale nettement plus conservatrice, dont certains membres se sont rendus complices, voire coupables, de violences contre les Jacobins déchus. Pis, le rôle de certains administrateurs municipaux dans la translation tragique des prisonniers détenus dans les prisons d’Orange vers Pont-Saint-Esprit, au cours de laquelle certains avaient trouvé la mort en prairial an III, est plus qu’ambigu. Aussi, le boycott de la fête du 9 thermidor organisée par une municipalité conservatrice pour qui cette date est particulièrement symbolique – elle marque la fin de l’oppression politique pour les uns ou la tentative de recentrer la République pour les autres – semblerait en partie motivé par ce clivage politique. À cela se superposent très certainement des conflits interpersonnels que la sécheresse des sources ne permet pas de faire apparaître complètement.

  • 24 N. Petiteau, Les Français et l’Empire... op. cit., p. 138.

8Bien que la question du rang ne soit plus omniprésente dans la vie politique locale, elle constitue un moyen pour un individu de manifester son opposition aux régimes postrévolutionnaires, dans un contexte de rétractation de la sphère politique et de restriction de la liberté d’expression. Ainsi, en 1805, le président du tribunal civil de l’arrondissement d’Orange refuse d’assister à la fête célébrant le couronnement italien de Napoléon, prétextant des préséances non respectées24. Le préfet de Vaucluse ne s’y trompe d’ailleurs pas lorsqu’il décèle dans cette absence ostentatoire une marque de défiance politique. En réinvestissant des canaux de protestation anciens et détournés qui attestent de l’adaptation des héritages culturels aux nouveaux contextes institutionnels, les populations parviennent encore à exprimer leur hostilité au régime par des voies buissonnières.

9La fragmentation du pouvoir local et l’élargissement de la sphère politique, opérés sous la Révolution, offrent aux conflits de légitimité une nouvelle dimension et leur confèrent un autre enjeu, à la fois symptomatique de l’acculturation des populations au nouvel ordre révolutionnaire et de l’évolution de la culture politique.

Fragmentation du pouvoir et conflits de légitimité en Révolution

10L’apparition, parfois précoce, de nouveaux pouvoirs locaux entrant quelquefois en concurrence avec les municipalités, comme la Garde nationale, les clubs politiques et les comités de surveillance, relance les conflits de légitimité et donne une nouvelle dimension aux luttes politiques révolutionnaires.

Des conflits précoces : les querelles entre les municipalités et la Garde nationale (1790-1792)

11L’apparition d’une nouvelle autorité militaire aux premiers mois de la Révolution accentue la fragmentation du pouvoir local. Si, au niveau local, la nouvelle force armée doit être inféodée au pouvoir municipal, dans les faits, sa subordination n’est pas aussi évidente, particulièrement dans les lieux les plus divisés où la Garde nationale s’affirme rapidement comme un contre-pouvoir important. Ses querelles incessantes avec la municipalité trahissent à la fois l’existence de luttes politiques intenses et l’appropriation par les populations rhodaniennes d’un nouveau répertoire politique contestataire. L’analyse des conflits de légitimité opposant les Gardes nationales à leur municipalité constitue un chantier historiographique balbutiant qui livre une autre approche des pratiques politiques locales.

  • 25 L. Bély (dir.), s. v. « Milices bourgeoises », in Dictionnaire de l’Ancien Régime, Paris, PUF, 1996 (...)
  • 26 K. Rance, « Les nobles victimes de la Révolution ? », in M. Biard (dir.), La Révolution française.. (...)
  • 27 G. Carrot, La Garde nationale (1789-1871), une force publique ambiguë, Paris, L’Harmattan, 2001, p. (...)
  • 28 Même constat dans les campagnes franciliennes : S. Bianchi, La Révolution et la Première République (...)
  • 29 R. Dupuy, La Garde nationale (1789-1872), Paris, Gallimard, Folio histoire, 2010, p. 75.

12Les événements parisiens de juillet 1789 incitent rapidement les Constituants à réactiver les milices bourgeoises dans les provinces au cours de la Grande Peur. Ces institutions multiséculaires, à l’origine chargées de la défense militaire des communautés ou des villes, avaient été progressivement mises en sommeil par le renforcement de la monarchie absolue à l’époque moderne25. Pour faire face à l’éventualité d’une attaque de brigands, les conseils politiques constituent des bataillons de milice, dont le commandement échoit très souvent à des gentilshommes rompus aux pratiques militaires26. Dans les villes rhodaniennes, les fonctions clefs sont surtout confiées à des nobles libéraux acquis aux idées patriotes et à l’élite du tiers-état27. À Valence, le commandement suprême est confié au chevalier de Josselin, flanqué du comte de Ravel comme commandant en second, et du baron de Naillac comme major, trois représentants de la minorité libérale valentinoise qui ont siégé à Vizille et à Romans en 1788. Dans les campagnes, les commandants des milices bourgeoises se recrutent dans un premier temps parmi les nobles ou les plus gros propriétaires fonciers28. Lorsque le décret du 10 août 1789 transforme les milices bourgeoises en Gardes nationales29, tout le couloir rhodanien en est pourvu. L’institutionnalisation de la Garde nationale, placée sous l’autorité de la municipalité, favorise la fragmentation du nouveau pouvoir local révolutionnaire tout en relançant la conflictualité politique.

  • 30 D. Ligou, Montauban à la fin de l’Ancien Régime et aux débuts de la Révolution, 1787-1794, Paris, M (...)

13Les conflits de légitimité opposant la Garde nationale aux municipalités ou mettant aux prises différents corps de la Garde contre leur état-major, parfois allié avec la municipalité, sont essentiellement circonscrits à une aire géographique couvrant le Midi rhodanien, entre Arles et Montélimar. Étoile, au sud de Valence, constitue une exception sur laquelle nous reviendrons. Ces tensions concernent tout type d’espace et connaissent une durée de vie très limitée, avec une phase paroxystique atteinte au début de l’année 1790, qui coïncide étroitement avec les premières élections municipales de la décennie révolutionnaire. À partir de 1791, ces conflits sont moins nombreux et prennent une nouvelle coloration idéologique en se transformant en lutte de conquête. Contrairement à des espaces biconfessionnels comme Nîmes ou à Montauban, le clivage religieux n’est pas déterminant dans ces oppositions de pouvoirs, y compris dans des localités comme Orange, où l’empreinte protestante reste marquée30.

  • 31 AM Bourg-Saint-Andéol, 1 D 1, délibération municipale du 5 novembre 1790.
  • 32 AM Bourg-Saint-Andéol, 1 D 1, délibération municipale du 27 novembre 1790.

14La question du maintien de l’ordre est régulièrement sujette à de vifs accrochages entre la municipalité et la Garde nationale. Loin de se limiter à de futiles querelles entre deux instances locales concurrentes, ces tensions apportent d’intéressants éclairages quant aux nouveaux rapports que les individus entretiennent avec le politique, comme l’exemple de Bourg-Saint-Andéol tend à le démontrer. Au mois de juin 1790, l’état-major de la Garde nationale et la municipalité se querellent au sujet de l’organisation de la procession de la Fête-Dieu. Le comte de Doize, colonel de la Garde nationale, a ordonné qu’un détachement de soldats encadre la procession de la Fête-Dieu. Or, la municipalité estime que ce droit lui revient. La question que pose cette affaire est fondamentale : les gardes peuvent-ils s’assembler publiquement sans l’accord tacite de la municipalité ? Le comte de Doize, âgé de quatre-vingt-douze ans, issu d’une très vieille famille noble du cru, supporte de moins en moins la tutelle de la municipalité. En novembre 1790, alors que le maire réclame un détachement de vingt-cinq hommes pour veiller au bon déroulement des élections municipales, le colonel de la Garde nationale rétorque au valet de ville : « Dites à Monsieur le maire que je ferai [sic] ce qu’il me plaira mais qu’il y aura un détachement31. » Tout en n’osant pas sortir totalement du cadre légal fixé par la loi, le colonel de la Garde nationale revendique clairement son refus de n’être qu’un simple exécutant. Le comte de Doize manifeste à nouveau ses velléités autonomistes lorsque le maire exige un autre détachement de soldats pour encadrer les élections des juges de paix. Ayant déjà pris ses dispositions, Doize se dit « ennuyé de recevoir tous les jours des ordres du corps assemblé » tout en témoignant de son respect pour la municipalité32. L’état-major de la Garde nationale bourguésane est essentiellement composé d’anciens militaires de carrière, encore imprégnés de valeurs aristocratiques de l’ancien temps, pour qui le service des armes, activité noble par essence, surpasse en termes d’honneur et de prestige celui de l’administration municipale. Par conséquent, les tenants de cette conception du monde, à contre-courant du nouvel ordre révolutionnaire, ne peuvent que se heurter avec ceux qui détiennent leur légitimité du changement politique amorcé en 1789. À y regarder de près, ces multiples querelles qui divisent les nouvelles autorités révolutionnaires témoignent de l’existence d’une conflictualité d’une autre nature.

  • 33 AN, D XXIX 57, lettre de l’état-major de la Garde nationale au Comité des rapports, 3 mai 1790.

15Dans les communes les plus divisées du couloir rhodanien, les relations exécrables entre la Garde nationale et leur municipalité sont le signe de tensions politiques sous-jacentes auxquelles la Révolution offre un nouveau souffle. À Mondragon, la tension est particulièrement vive au cours du premier semestre 1790 entre la municipalité Roustan et l’état-major de la Garde nationale. Le 2 mai 1790, Augustin-Philippe de Granet-Vallier, lieutenant-colonel de la Garde nationale, refuse qu’un détachement escorte le conseil municipal jusqu’à l’esplanade où doit se tenir la cérémonie de prestation des serments de la Garde nationale. Le maire réplique à la provocation en interdisant au lieutenant-colonel d’exercer ses fonctions. Ces fréquents accrochages ne sont en réalité que la partie la plus visible d’une conflictualité sociopolitique plus intense, plus souterraine, mettant aux prises deux factions opposées sous l’Ancien Régime et dont les conditions d’expression ont été modifiées par l’instauration d’un nouveau contexte institutionnel. Le parti seigneurial mondragonnais, menacé de déclassement, parvient à monopoliser tous les postes clefs de la Garde nationale malgré la résistance des patriotes conduits par le médecin Charles-Joseph d’Augier. Les patriotes, ayant obtenu la création de six compagnies de Gardes nationales, établissent une sorte de statu quo en prenant le contrôle de trois compagnies mais échouent à noyauter l’état-major33. Ils inversent la tendance lors des élections municipales de février 1790, où le soutien qu’ils apportent à Roustan lui offre la victoire. Éjecté de l’hôtel de ville, le parti seigneurial trouve son dernier réduit dans la Garde nationale. Jusqu’au retournement d’alliances de 1791, les frictions qui opposent la municipalité à la nouvelle force armée trahissent les frustrations d’anciens administrateurs municipaux ou seigneuriaux, affaiblis par le nouvel ordre politique qui se double d’un clivage social important.

  • 34 Chaque état-major est constitué d'une quinzaine de personnes.

TABLEAU N° 17 : UN CONFLIT POLITIQUE MIROIR DES TENSIONS SOCIALES MONDRAGONNAISES34

TABLEAU N° 17 : UN CONFLIT POLITIQUE MIROIR DES TENSIONS SOCIALES MONDRAGONNAISES34

16Le tableau met en lumière l’existence d’un clivage social et générationnel. Le « parti » de la Garde nationale mobilise la quasi-totalité des nobles du cru, dont la plupart sont de vieux gentilshommes fortunés – à l’image d’Esprit d’Armand, ancien coseigneur du lieu – s’acquittant d’une contribution patriotique de 600 l. En revanche, ses adversaires se recrutent parmi des catégories sociales plus humbles (on compte 40 % d’artisans et de boutiquiers et 50 % des édiles se trouvent en dessous des 54 l., moyenne de la capitation patriotique des membres du « parti »), dont presque 50 % sont des trentenaires. Le constat est d’ailleurs identique à Bourg-Saint-Andéol. Dans les deux cas, ces conflits de légitimité sont sublimés par des conflits interpersonnels opposant des hommes bien intégrés dans les dynamiques politiques locales, depuis parfois plusieurs générations. En effet, au moins la moitié des acteurs occupait déjà des fonctions administratives sous l’Ancien Régime. L’exemple mondragonnais illustre clairement comment le recyclage d’antagonismes politiques antécédents dans le dernier moule institutionnel offre un nouveau souffle aux affrontements partisans d’Ancien Régime. Les acteurs s’adaptent et l’arène politique est en perpétuelle recomposition.

  • 35 AM Étoile 1 D 1, délibération municipale du 23 janvier 1791.
  • 36 AM Étoile 1 D 1, délibération municipale du 27 janvier 1791.
  • 37 S. Clay, « La Garde nationale en Provence pendant le Directoire : service d’ordre et de désordres » (...)

17Dans d’autres localités, comme à Étoile, la Garde nationale constitue une base de repli pour les patriotes lorsque la municipalité est aux mains d’édiles conservateurs. Dès l’été 1789, la milice bourgeoise est conquise par les patriotes locaux. Sur les six membres composant l’état-major de la nouvelle force armée, seuls trois sont d’anciens administrateurs, dont son commandant en chef, l’avocat Antoine Melleret, engagé corps et âme dans la Révolution. L’élection municipale de février 1790 se traduit par une ouverture sociopolitique en trompe l’œil : sur les deux postes clefs et sur les cinq officiers municipaux, on ne recense qu’un seul nouveau venu. Les néophytes, majoritaires à l’hôtel de ville, ont été relégués à la fonction subalterne de notables municipaux. La Garde nationale, en intégrant davantage d’« hommes nouveaux », s’affirme rapidement comme un contre-pouvoir incisif s’ingérant dans les affaires municipales et animant avec ferveur la contestation antiseigneuriale. Son combat acharné contre les vestiges du régime féodal constitue une réponse à la confiscation de l’hôtel de ville par les anciens agents seigneuriaux : Morier, ex-capitaine châtelain, est devenu maire tandis que Borne, ancien procureur fiscal, occupe la fonction de procureur général syndic. Au début de l’année 1791, le conflit entre dans sa phase paroxystique et provoque une crise institutionnelle majeure se soldant par la démission en bloc de quinze administrateurs municipaux sur vingt. Les prétextes fallacieux invoqués masquent mal les raisons politiques qui poussent ces édiles à démissionner : « les tracasseries qu’ils éprouvent de la part de la Garde nationale et la mauvaise intelligence qui règne entre elle et le corps municipal35 ». Les édiles restés en charge sont tous membres de la Garde nationale. Cherchant à accabler leurs collègues démissionnaires auprès du district, ils accusent le maire d’avoir tenu des propos hostiles à la Constituante, en qualifiant ses décrets de « torche-culs36 ». Bien que tous les postes vacants soient raflés par le « parti » de la Garde nationale, son ingérence reste forte et interdit tout retour à un équilibre politique. À la mort du maire nouvellement élu, personne n’accepte de le remplacer tant la pression exercée par la Garde nationale rend la fonction fantoche. Du reste, la municipalité demeure sans maire pendant presque neuf mois. Le rôle particulièrement ambigu de la Garde nationale a été souligné par d’autres chercheurs37.

18La difficile coexistence de ces deux instances locales, tirant chacune leur légitimité du peuple dont ils sont les représentants directs ou les protecteurs, livre une autre vision des luttes politiques et de la compétition pour les places. La fragmentation du pouvoir local offre une nouvelle caisse de résonance aux antagonismes partisans d’Ancien Régime qui empruntent de nouvelles formes, reflétant à la fois l’apprivoisement du nouveau paysage institutionnel par les différents acteurs et la formation d’une nouvelle culture politique. Par ailleurs, l’éclosion des clubs, dont certains font figure de véritables contre-pouvoirs locaux, attise les conflits de légitimité dans les zones de frontières politiques.

Les dessous d’une rivalité

  • 38 D. Pingué, Les mouvementsop. cit., p. 261-266.

19Dans les espaces les plus divisés de la vallée du Rhône, la naissance des clubs, qui se posent rapidement en concurrents immédiats des municipalités, accentue les conflits de légitimité. En effet, les sociétés politiques, en tant que garantes du respect de la Constitution et de la Révolution, revendiquent une certaine forme de légitimité qu’elles incarnent aux yeux de nombreux patriotes, plus particulièrement lorsque les municipalités sont aux mains des conservateurs. C’est en toute logique dans la partie méridionale du couloir rhodanien que les rapports entre les clubs et les municipalités sont les plus conflictuels. Dans un espace où l’émergence des clubs accentue la bipolarisation de la vie politique, ces frictions sont particulièrement intenses et beaucoup plus précoces que dans le reste du pays38. Une approche micro-historique focalisée sur le village de Saint-Laurent-des-Arbres montre comment la Révolution française complexifie les conflits socio-économiques antécédents en leur donnant une nouvelle coloration politique.

  • 39 Le club n’a quasiment pas laissé de traces de son existence. Nous ne savons rien, par exemple, des (...)
  • 40 AM Saint-Laurent-des-Arbres, 1 D 1, délibération municipale du 18 octobre 1791.

20Saint-Laurent-des-Arbres semble ignorer les conflits politiques majeurs qui divisent les communautés voisines au cours des dernières décennies du XVIIIe siècle. Jusqu’en 1790, le village reste administré par les mêmes élites municipales, repliées sur elles-mêmes et imperméables aux « hommes nouveaux ». La Révolution perpétue l’hégémonie des cadres d’Ancien Régime qui raflent les postes principaux de la nouvelle municipalité et de la Garde nationale tout au long de l’année 1790. En ayant su tirer parti du nouveau changement institutionnel, les élites politiques consolident une domination sans partage, de plus en plus critiquée par une partie de la population exclue du pouvoir, à la conscience politique affûtée. La dégradation de la conjoncture sur fond de menaces contre-révolutionnaires et de tensions liées au schisme religieux, crée de profondes lignes de clivage dans le village et structure les options politiques. Contestant de plus en plus la légitimité du conseil municipal, dont l’orientation conservatrice est dénoncée, de nombreux individus écartés du pouvoir et partageant la même affiliation idéologique s’organisent et fondent un club39 au cours du printemps 1791. Dès la première pétition adressée à la municipalité, le ton ne laisse guère d’ambiguïté sur la nature de la relation que les clubistes entendent construire avec des édiles qu’ils exècrent. Mettant en garde les administrateurs municipaux, ils exigent une plus grande transparence dans les comptes et une stricte application des décrets de l’Assemblée Nationale. La municipalité n’est pas en reste : elle refuse de recevoir « toutes les pétitions qui lui seront adressées sous le nom d’une association quelconque » et dénie toute légitimité à ce nouvel adversaire, composé de « certains particuliers étrangers au maintien de la Constitution qui en ont cependant pris prétexte pour former des assemblées qui sous le nom d’amis de la Constitution ne se sont jamais réunis que pour troubler l’ordre et la tranquillité publique »40. La bipolarisation de l’arène politique locale se superpose en réalité à un clivage social important.

TABLEAU N° 18 : CONFLIT DE LÉGITIMITÉ ET FRACTURE SOCIOPOLITIQUE : L’EXEMPLE DE SAINT-LAURENT-DES-ARBRES

TABLEAU N° 18 : CONFLIT DE LÉGITIMITÉ ET FRACTURE SOCIOPOLITIQUE : L’EXEMPLE DE SAINT-LAURENT-DES-ARBRES
  • 41 M. Lapied, « Les Jacobins avignonnais et comtadins », in Le Jacobinismeop. cit., p. 82.
  • 42 D. Pingué, Les mouvements... op. cit., p. 521 ; C. Peyrard, Les Jacobins de l’Ouest... op. cit., p. (...)

21Le tableau témoigne clairement de l’existence d’une fracture sociale entre les deux « partis ». Si les chefs de file du « parti » de la municipalité se recrutent surtout parmi la bourgeoisie de talent, comme les Bonhomme, notaires de père en fils, ou parmi les gros propriétaires fonciers intégrés à la maison commune depuis plusieurs générations, les leaders opposés proviennent de catégories sociales plus populaires, surtout de l’artisanat, exclues de toute représentativité politique par le passé. Dans le Comtat voisin, les clubistes ont exactement le même profil41. Les seconds couteaux de chaque « parti » appartiennent tous au monde des petits propriétaires fonciers, voire des journaliers. Dans un village où la majorité des habitants vit de la terre, cette répartition n’a rien d’insolite. Dans de telles conditions, il n’est guère surprenant de retrouver un tel écart de fortune entre les deux groupes politiques. Le « parti » de la municipalité recrute ses cadres parmi les plus riches contribuables du lieu. Joseph Louis Pierre Guillaume Deleuze, François Bonhomme et Claude de Pascal, membres éminents du « parti », représentent à eux trois 17 % du total de l’allivrement cadastral, estimé à 2 979 l. Avec une moyenne de 73,2 l., l’état-major du « parti » de la municipalité se place très largement au dessus de la moyenne des 368 allivrés, estimé à environ 8 l. Seuls 20 % des habitants excèdent cette moyenne, dont la plupart figurent parmi les membres les plus en vue du « parti » de la municipalité. Cette moyenne élevée doit pourtant être revue à la baisse si l’on y intègre la clientèle populaire du groupe politique. Elle tombe à 54,3 l., nombre sans doute encore supérieur à une réalité qu’il est impossible de reproduire fidèlement tant les sources sont lacunaires. Malgré la sécheresse des sources, il est indéniable que leurs adversaires se recrutent parmi des catégories sociales beaucoup plus populaires. Avec 8,5 l., la moyenne des clubistes affleure la moyenne totale des allivrés du lieu. Encore que ce chiffre n’est gonflé que par la présence de Joseph Fournier, le chef de file des clubistes le plus riche, dont l’allivrement cadastral est estimé à 65 l., et de Jean Pontaud ou de Sauveur Brieude, tous deux allivrés autour de vingt livres. En revanche, 78 % des clubistes se situent en dessous de cette moyenne. Par ailleurs, les tensions ne semblent pas révéler l’existence d’un conflit intergénérationnel. Les moyennes d’âge des deux « partis » sont relativement proches. Sur ce point, nous rejoignons Danièle Pingué, qui estime la moyenne d’âge des clubistes normands à environ 42 ans, et Christine Peyrard, qui remarque que la moyenne d’âge de la moitié des Jacobins de l’ouest se situe entre 30 et 50 ans42. Néanmoins, le conflit mobilise toutes les tranches d’âge, y compris des vingtenaires, qui figurent essentiellement parmi les seconds couteaux. Enfin, comme l’illustre le graphique suivant, les chefs de file du mouvement jacobin saintlaurentin sont unis par des liens de différentes natures : parenté, alliance matrimoniale, amitié, voisinage, parenté spirituelle.

GRAPHIQUE N° 5 : SOCIABILITÉ POLITIQUE ET SOLIDARITÉS FAMILIALES : LA GALAXIE DES CHEFS DE FILE DU CLUB DES JACOBINS DE SAINT-LAURENT-DES-ARBRES (1791)

GRAPHIQUE N° 5 : SOCIABILITÉ POLITIQUE ET SOLIDARITÉS FAMILIALES : LA GALAXIE DES CHEFS DE FILE DU CLUB DES JACOBINS DE SAINT-LAURENT-DES-ARBRES (1791)
  • 43 Même constat dans les Mauges : A. Rolland-Boulestreau, Les notables des Mauges... op. cit., p. 175.
  • 44 A. Fine, Parrains, marraines. La parenté spirituelle en Europe, Fayard, Paris, 1994.
  • 45 Au sens où l’entend Yves Durand : « un lien fort entre deux individus pouvant aller jusqu’au dévoue (...)
  • 46 A. Antoine, J. Mischi (dir.), Sociabilité et politique en milieu rural, Rennes, PUR, 2008.

22Dans ce petit village, les affinités politiques ont été favorisées par l’existence de relations familiales construites avant la Révolution43. Les liens sont particulièrement resserrés autour de la parentèle Laurent, cofondatrice de la société politique. La famille Laurent compte sept alliances matrimoniales tandis qu’au moins trois individus comptent un Laurent dans leurs parentés spirituelles44. Certains ont des liens d’amitié plus difficiles à déceler dans les archives. Viaud témoigne à décharge lorsque Laurent est mis en accusation en 1791. Ce graphique pose une question essentielle. Les solidarités familiales induisent-elles une fidélité45 sans faille, allant jusqu’à un engagement politique commun ? Même si certaines familles sont divisées, dans de nombreux cas les parentèles alliées poursuivent le même cheminement politique et se retrouvent au club. Au sein même de la cellule familiale, l’engagement partisan est filial : des adolescents ou de jeunes adultes cultivent le même idéal que leurs parents. Le fils du maçon Durand, âgé de dix-huit ans, participe régulièrement, avec ou sans son père, à de nombreuses actions menées contre le « parti » de la municipalité. C’est dans cet enchevêtrement de liens familiaux resserrés et de fidélités que le club trouve sa cohésion et puise sa force face à un environnement hostile qui cherche à l’éradiquer. En élargissant la sphère politique et en favorisant ainsi l’irruption de familles entières et de leurs alliés ou clients, la Révolution intensifie les conflits. Aborder le politique à l’aune du lien social permet d’appréhender la politique, notamment en milieu rural, audelà de son aspect strictement institutionnel46.

  • 47 F. Rouvière, Histoire de la Révolution française dans le département du Gard. La Législative (1791- (...)
  • 48 AD Gard, L 425-1, lettre du club des Jacobins au district, 15 juillet 1791.
  • 49 M. Lapied, « Pratiques politiques révolutionnaires et politisation des catégories populaires », in (...)
  • 50 AD Gard, L 942, affaires religieuses du district de Pont-Saint-Esprit, lettre du curé Ollier au pro (...)

23Le divorce entre la municipalité et une partie des habitants est définitivement consommé avec la crise religieuse. En effet, comme dans les paroisses voisines de Roquemaure et de Saint-Geniès-de-Comolas, le vieux curé Liotard et son vicaire rejettent la Constitution civile du clergé et refusent de prêter serment. Le district de Pont-Saint-Esprit est particulièrement divisé : 26 clercs jureurs contre 23 réfractaires47. Les administrateurs municipaux soutiennent presque ouvertement les réfractaires, d’autant plus que certains, comme Deleuze, Pascal, ou encore Bonhomme, comptent dans leur lignage des clercs insermentés ou victimes de la nouvelle réorganisation ecclésiastique. Le soutien municipal au clergé réfractaire confère aux clubistes la légitimité qui leur manquait pour agir plus activement dans le conflit qui les oppose aux maîtres de l’hôtel de ville et à leurs partisans. Garants de la Constitution et du respect des nouvelles lois, les clubistes de Saint-Laurent-des-Arbres jouissent non seulement du soutien des clubs voisins, dont la puissante société politique de Nîmes, mais aussi des autorités administratives supérieures, dont le district de Pont-Saint-Esprit, qui ne voient pas d’un bon œil le développement d’un pôle conservateur à la lisière d’un Comtat en pleine guerre civile. Dès lors, au nom de la légitimité que chaque faction prétend incarner, s’instaure rapidement une lutte particulièrement violente dont les stigmates marquent la commune durant toute la décennie révolutionnaire, au cours de laquelle les clubistes largement minoritaires tentent de conquérir les différents pouvoirs locaux. Les Jacobins sont d’ailleurs bien conscients de la précarité de leur existence tout comme ils le sont de la légitimité de leurs actes : « Nous luttons depuis notre établissement contre un parti d’ennemis bien forts pour nous mais notre fermeté les réduit au silence et leur inspire même de la crainte48. » La société politique saint-laurentine se classe donc parmi les clubs « de combat », comptant peu de membres mais tentant de s’imposer par tous les moyens dans un environnement qui lui est défavorable49. Le village reste jusqu’à l’automne 1791 sans curé constitutionnel. Les anciens ecclésiastiques continuent d’administrer les sacrements tandis que les patriotes doivent se déplacer dans les paroisses voisines pour assister à des offices célébrés par des clercs constitutionnels. L’aura des réfractaires et le soutien municipal dont ils disposent sont tels que le curé Ollier, nommé à la cure de Saint-Laurent-des-Arbres par les citoyens actifs du district de Pont-Saint-Esprit, retarde sa venue de plusieurs mois50.

  • 51 AM Saint-Laurent-des-Arbres, 1 D 1, délibération municipale du 10 août 1791.

24Si le curé rechigne à venir prendre possession de sa cure, c’est que la commune est plongée dans une spirale de violences politiques intenses à partir du mois de juin 1791, date concomitante avec la fondation du club des Jacobins et le début de la résistance organisée contre la municipalité. La réorganisation de la Garde nationale, force armée stratégique que chaque faction entend investir, est prétexte à de nombreuses échauffourées dans lesquelles les clubistes tentent une démonstration de force. Le 7 août 1791, le « parti » de la municipalité confirme son emprise sur la Garde nationale en conservant le contrôle des postes clefs. Les clubistes, ayant boycotté le scrutin, perturbent la cérémonie de bénédiction des drapeaux de la Garde nationale. En refusant de prendre part au vote, les Jacobins dénient toute légitimité à ces élections et à leurs adversaires. Cette stratégie basée sur la non-compromission semble leur avoir été soufflée par le club des Jacobins de Nîmes51. En revanche, perturber une cérémonie officielle à laquelle sont invitées les Gardes nationales des cantons voisins est un désaveu ostensible de la politique municipale et une remise en cause publique de sa légitimité. Les jours suivants sont orageux et les rixes deviennent monnaie courante. À la mi-août 1791, une échauffourée dégénère en véritable bataille rangée au cours de laquelle le maire, Joseph Pujade, est violemment houspillé. Les clubistes, ne parvenant pas à prendre l’avantage, dépêchent des émissaires auprès des sociétés politiques voisines qui envoient des négociateurs chargés de mettre fin aux troubles. Si l’insurrection projetée par le club a échoué, elle a néanmoins permis aux Jacobins de tester leur popularité auprès des différents corps administratifs ou judiciaires. Le club dispose du soutien des sociétés politiques avec lesquelles il s’est affilié mais jouit également de l’appui du juge de paix du canton, Giraudy, de Roquemaure. Le « parti » de la municipalité, quant à lui, outre la Garde nationale qu’il noyaute solidement, bénéficie des tergiversations des administrations modérées du district de Pont-Saint-Esprit, dont François Bonhomme, l’un des chefs de file du « parti » de la municipalité, est membre, ainsi que du département du Gard. Ce dernier renâcle à sanctionner sévèrement une administration désignée par les urnes tout en condamnant les prises de position trop conservatrices des édiles.

25L’arrivée du curé Ollier et de son vicaire l’abbé Sarrazin en septembre 1791 attise davantage les tensions. Malgré sa prise de possession de la cure saint-laurentine, les réfractaires continuent à administrer les sacrements, soutenus par une partie importante de la population. Les ecclésiastiques constitutionnels, quant à eux, bénéficient du soutien du club, dont ils sont des membres actifs. L’engagement des Jacobins dans la crise religieuse se traduit par une très nette radicalisation des antagonismes et par conséquent par une forte recrudescence des violences politiques. Pour désamorcer la crise, le département du Gard force la municipalité à fermer les chapelles secondaires où les réfractaires officient encore. Considérant sans doute la politique du directoire du Gard comme un témoignage de soutien à leur encontre, les clubistes passent à l’offensive et tentent de renverser la municipalité. Le conflit de légitimité dégénère en lutte de conquête sous l’effet de la radicalisation des options politiques. Le 1er novembre 1791, une insurrection d’une rare violence, dont les deux « partis » se rejettent mutuellement la responsabilité, fait un mort et plusieurs blessés graves. L’hôtel de ville est forcé par les insurgés mais la municipalité, grâce au soutien indéfectible de la Garde nationale, parvient avec beaucoup de difficulté à contenir cette révolte. L’émotion provoquée par l’événement est considérable, d’autant plus que l’un des clubistes arrêté par la municipalité au cours de l’émeute est retrouvé mort dans la cour de la prison. Les édiles sont sommés de se justifier et l’affaire est portée devant le Tribunal criminel du Gard.

26L’insurrection a éclaté à la veille du scrutin décisif de novembre 1791, visant à renouveler les postes clefs de la municipalité. La stratégie du club paraît évidente : faire entendre sa voix, par n’importe quel moyen, face à une majorité conservatrice qui s’accroche au pouvoir et dont l’assise politique ne repose que sur les modalités fixées par un suffrage censitaire, écartant une majorité de clubistes à cause de leur indigence.

  • 52 La correspondance de l’abbé Sarrazin, conservée sous la côte L 446 aux archives départementales du (...)
  • 53 AD Gard, L 446, police du canton de Roquemaure, récit de la gendarmerie, 2 septembre 1792.

27Après la crise du 1er novembre 1791, un détachement de militaires occupe le village jusqu’en janvier 1792. Au cours du printemps 1792, les Jacobins changent de stratégie. Profitant de l’évolution d’une conjoncture qui leur est de plus en plus favorable, ils axent leurs efforts sur la Garde nationale qu’ils tentent de conquérir. En mars 1792, le renouvellement des officiers de la Garde nationale, une nouvelle fois monopolisé par le « parti » de la municipalité, est contesté par les clubistes qui bénéficient à présent du soutien total du district de Pont-Saint-Esprit, où siège une majorité jacobine. À plus grande échelle, Saint-Laurent-des-Arbres apparaît comme une anomalie conservatrice dans un canton jacobin et un espace rhodanien méridional presque intégralement conquis par les patriotes. Face à un contexte politique qui ne leur est plus propice, les officiers de l’état-major de la Garde nationale offrent leur démission en bloc pour s’enrôler dans l’armée de ligne et leurs postes sont raflés par les clubistes qui réalisent la première phase de leur stratégie de reconquête. Au cours du printemps 1792, l’avantage revient au club, qui dispose à présent de la force armée et incarne la seule légitimité pour tous les patriotes méridionaux. Le « parti » de la municipalité, de plus en plus marginalisé, se replie sur l’hôtel de ville. Le club, préparant de longue date un coup de force visant à renverser la municipalité, lance une vaste offensive mobilisant clubistes et Gardes nationales des villages voisins52. Le 1er septembre 1792, des citoyens armés s’emparent des portes de la ville et menacent de « prendre et brûler monsieur le maire53 ». L’abbé Sarrazin, vicaire constitutionnel et l’un des leaders du club, convoque une assemblée primaire dans l’église paroissiale en vue d’élire une nouvelle municipalité alors que l’ancienne est toujours en place. Face à une pression devenue intenable, le maire donne sa démission le 3 septembre, suivi dès le lendemain par le reste de la municipalité. Au moins 70 % des nouveaux édiles sont membres du club des Jacobins. La conquête des pouvoirs locaux par le club n’estompe toutefois pas les tensions politiques qui restent endémiques jusqu’au Consulat.

  • 54 Pour une comparaison : C. Lucas, « Aux sources du comportement politique de la paysannerie beaujola (...)

28Deux forces politiques, dont la légitimité émane de sources diverses, s’affrontent à Saint-Laurent-des-Arbres durant les premières années de la Révolution. Le « parti » de la municipalité, dont le suffrage censitaire constitue le socle de la puissance politique, fonde sa légitimité sur le principe électif et l’aisance matérielle tout en se revendiquant comme le représentant légal du peuple et l’unique garant de ses intérêts. Les Jacobins, quant à eux, tirent leur légitimité de leur patriotisme exacerbé et de leur appartenance à un club, patronné par d’autres sociétés politiques au patriotisme irréprochable, dont les membres sont véritablement issus des classes les plus populaires et cooptés selon leur civisme et leur attachement à la Révolution. Cette dernière offre aux exclus du pouvoir l’opportunité de s’exprimer à travers le club des Jacobins. Le conflit entre le club et la municipalité traduit en réalité l’affrontement entre une étroite élite municipale, aisée sinon riche, associée depuis longtemps à l’exercice du pouvoir, et une frange plus populaire longtemps exclue qui saisit l’opportunité offerte par la Révolution pour s’affirmer politiquement. Dès lors, en générant de nouvelles situations de mise en concurrence des acteurs (club/municipalité) ou en créant de nouvelles sources de division (crise religieuse), la Révolution sublime, sous couvert d’une idéologie neuve, des conflits interpersonnels ou socio-économiques préexistants revêtus d’un vernis de politique qui leur confère une légitimité renouvelée. Ainsi, la crise religieuse sert de catalyseur à des revendications d’une autre nature : ouverture sociale de l’hôtel de ville et partage de l’espace public54. Les conflits de légitimité opposant les municipalités aux comités de surveillance livrent également, dans un contexte très différent, une autre vision de l’enchevêtrement de la conflictualité politique locale.

Pouvoir municipal et comité de surveillance : conflits de légitimité sur fond de gouvernement d’exception

  • 55 M. Lapied, « Le rôle des comités de surveillance dans la circulation de l’information à partir de l (...)
  • 56 Même constat dans la Loire, en Île-de-France et dans l’Aisne : C. Lucas, La structure de la Terreur(...)

29L’apparition des comités de surveillance entre le printemps 1793 et le début de l’année 1794 parachève l’émiettement des pouvoirs locaux. Si les clubs et les comités, dont les membres sont généralement sélectionnés parmi les clubistes, partagent très souvent les mêmes aspirations, les rapports avec les municipalités ne sont pas toujours au beau fixe. En théorie, le Gouvernement révolutionnaire leur confère des statuts égaux dans l’application des lois (loi du 14 frimaire an II), en insistant sur leur étroite collaboration dans la lutte contre les ennemis de la Révolution (décrets des 30 frimaire et 18 nivôse an II)55. Dans les faits, les comités de surveillance tentent parfois de prendre l’ascendant sur les municipalités. Si globalement les relations entre les deux pouvoirs sont bonnes56, des frictions, dont les plus intenses se situent dans le couloir rhodanien méridional, sont à souligner. Si ces conflits de légitimité témoignent de l’existence d’antagonismes interpersonnels profonds, ils sont également révélateurs d’une conflictualité d’une autre nature.

  • 57 AD Drôme, L 1079, délibération du comité de surveillance, 10 brumaire an II (31 octobre 1793).

30Ces luttes peuvent trahir un repli communautaire face à l’intrusion du pouvoir central. L’exemple de Tain semble aller dans ce sens. Lors de sa mission dans le département de la Drôme, Boisset établit des comités de surveillance dans les villages visités, comme à Tain, à la mi-octobre 1793. Le comité dénonce rapidement l’attitude du club et de la municipalité qui refusent de reconnaître son existence57. En fait, ce n’est pas tant l’institution en elle-même qui est rejetée que les hommes qui la peuplent car il existait déjà un comité à l’état embryonnaire, composé de sept personnes, toutes soigneusement désignées par le club, avant l’épuration de l’automne 1793. Or, lors du renouvellement opéré par le Conventionnel Boisset, aucun des anciens membres du comité n’est reconduit. Ce conflit de légitimité n’est en réalité que l’une des nombreuses manifestations du rejet de l’ingérence des pouvoirs extérieurs que la communauté a déjà pu exprimer, notamment au cours du conflit religieux de 1791.

  • 58 S. Bonnel, Les 332 victimes de la Commission populaire d’Orange en 1794 d’après les documents offic (...)

31Des heurts peuvent également avoir lieu lorsque le comité de surveillance empiète trop sur les compétences municipales. Après la crise « fédéraliste » à laquelle de nombreux administrateurs municipaux courthézonnais ont adhéré, les relations entre le tandem formé par le comité de surveillance et le club des Jacobins d’un côté et la municipalité de l’autre deviennent de plus en plus conflictuelles. La mairie dénonce régulièrement les deux autres pouvoirs locaux, qui multiplient les arrestations de suspects sans l’en informer. Quelques mois plus tard, le comité de surveillance se heurte à une fin de non-recevoir lorsqu’il enjoint la municipalité de collaborer dans la traque et l’arrestation des « fédéralistes » locaux. Le maire se borne à dénoncer au district d’Orange trois habitants du village, dont deux comme émigrés. L’attitude du maire n’est pas tant motivée par le souci de maintenir le pré-carré municipal face à l’ingérence du comité de surveillance que de se protéger contre les attaques à peine voilées des patriotes « exclusifs ». En effet, le maire, François Reboul, a joué un rôle actif pendant le « fédéralisme » en présidant les sections. Quatre autres édiles ont adhéré à la révolte : un officier municipal, deux notables et le secrétaire, un membre de la parentèle Reboul. Si les plus compromis ont fui ou ont été arrêtés, certains comme le maire, ayant fait amende honorable, tentent vainement de se faire oublier. Les menées du comité de surveillance doivent donc être perçues comme des attaques politiques visant à pousser les anciens « fédéralistes » à la faute et à révéler au grand jour la « duplicité » de ceux qui freinent la politique de Salut public. Lorsque la Commission populaire d’Orange entre en activité, les Reboul, après avoir été destitués par le représentant en mission Maignet et envoyés dans les prisons d’Orange, montent à l’échafaud, comme neuf de leurs compatriotes58.

  • 59 AD Ardèche, E dépôt 45 1, délibération municipale du 21 mars 1791.

32Enfin, en milieu rural, les conflits de légitimité opposant les municipalités aux comités de surveillance sont parfois la manifestation d’un rejet de la politique de Salut public, notamment en matière de religion, comme l’illustre l’exemple de Saint-Marcel-d’Ardèche. Comme dans de nombreux villages, la question religieuse divise la communauté. Si la municipalité patriote soutient fermement la politique menée par les Constituants, le « parti » réfractaire bénéficie de l’appui des Pierre-Bernis, anciens seigneurs du lieu. L’ex-château seigneurial sert d’ailleurs de lieu de réunion aux adversaires de la Constitution civile du clergé59. Bien que la municipalité soit parvenue à réduire au silence le clergé réfractaire, le curé constitutionnel Perbost reste concurrencé dans ses prêches par des ecclésiastiques insermentés de Saint-Just-d’Ardèche venant célébrer des offices clandestins à Saint-Marcel-d’Ardèche. Les événements parisiens de l’été 1793 soudent les patriotes saint-marcellois. Ces derniers, rejetant le « fédéralisme », font bloc contre l’administration départementale de l’Ardèche et préparent activement la lutte contre les Marseillais et les Nîmois. Ainsi à l’automne 1793, tous les pouvoirs locaux semblent unis sous une même bannière. Cependant, cette unité se lézarde avec l’apparition du comité de surveillance.

  • 60 AD Ardèche, E dépôt 45 2, délibération municipale du 6 frimaire an II (26 novembre 1793).

33Dans les premières semaines de son existence, les relations entre les différents pouvoirs locaux sont au beau fixe. Le procureur général syndic, Joseph Perbost, curé constitutionnel et membre actif du comité de surveillance, assure la liaison entre les deux instances administratives. Leurs rapports se tendent après le 6 frimaire an II, date de l’abdication du curé Perbost. En effet, ce dernier, considérant qu’il ne faut « ni roi ni curé dans un état républicain », abandonne son sacerdoce60. Cet événement, traumatisant pour de nombreux fidèles, accentue les divisions au sein du village. La municipalité soutient activement son procureur général syndic, véritable maître de l’hôtel de ville, et se lance avec lui dans une politique déchristianisatrice qui n’a rien de forcé. Perbost prend la parole à la tribune du club pour inciter les Saint-Marcellois à dépouiller les églises de leur argenterie au nom de l’effort de guerre. Ces mesures choquent une partie de la population, qui fustige le virage déchristianisateur de l’hiver 17931794. Le comité de surveillance, hostile à la politique religieuse municipale, entre en résistance et l’ex-curé Perbost, considéré comme un apostat, est la cible de ses attaques. Les relations conflictuelles opposant la municipalité et le comité de surveillance ont donc pour cause profonde la crise religieuse de l’an II.

  • 61 AD Ardèche, L 1114, délibération du comité de surveillance de Saint-Marcel-d’Ardèche, 18 ventôse an (...)

34La première manche du conflit est remportée par le comité qui se place sous la protection du Conventionnel Boisset et désavoue le zèle déchristianisateur des édiles. Entre décembre 1793 et janvier 1794, le village de Saint-Marcel-d’Ardèche est au bord de l’explosion. La société populaire se transforme en arène politique, où les partisans des deux camps tentent de rallier à leur cause les indécis dans une ambiance électrique, au rythme des insultes et des quolibets. Le dialogue entre le comité de surveillance et la municipalité est pratiquement rompu au début du mois de janvier 1794. Les administrateurs municipaux balayent d’un revers de main les injonctions du comité. Le conseil municipal et le comité de surveillance s’accusent mutuellement d’incivisme et se dénoncent réciproquement comme suspects au département de l’Ardèche et aux représentants en mission. Enfin, le comité de surveillance, enhardi par le soutien de Boisset, pousse l’audace jusqu’à faire arrêter certains administrateurs municipaux dénoncés sous le vague prétexte de concussion61. Cependant, la conjoncture évolue à la fin de l’hiver 1793-1794. Le Conventionnel Boisset est remplacé par Guyardin, déchristianisateur convaincu, député dans le département de pluviôse à messidor an II. Son arrivée se traduit par une vague déchristianisatrice qui déferle sur le couloir rhodanien méridional entre ventôse et germinal an II. À Saint-Marcel-D'Ardèche, la mission de Guyardin relance le conflit qui oppose la municipalité au comité de surveillance au cours du mois de mars 1794. Les administrateurs municipaux, ayant désormais le vent en poupe, obtiennent du Conventionnel l’épuration du comité de surveillance à la mi-mars 1794. Les nouveaux membres se recrutent parmi les partisans les plus zélés de la municipalité et de sa politique religieuse. Le nouveau comité de surveillance, véritable excroissance du conseil municipal, casse toutes les mesures prises par leurs prédécesseurs. Désormais, comité et municipalité marchent main dans la main dans l’application des mesures Montagnardes.

  • 62 J.M. Constant, La Ligue, Paris, Fayard, 1996 ; R. Descimon, Qui étaient les Seize ? Mythes et réali (...)

35Ce pas de côté, consacré aux conflits de légitimité, permet de saisir davantage le rôle joué par la Révolution dans la redéfinition des rapports à la politique locale. Loin de se réduire à de futiles rivalités de notables, les querelles de légitimité constituent en réalité des captures de conflits politiques informels et sont consubstantielles à la culture politique locale de la France du XVIIIe siècle dont ils représentent l’un des aspects les plus saillants. Reste que le morcèlement du pouvoir local en plusieurs instances concurrentes au début de la décennie révolutionnaire offre aux conflits de légitimité un nouveau souffle. En forgeant de nouvelles institutions administratives, militaires ou associatives, la Révolution génère autant de situations inédites de mise en concurrence des acteurs qui amplifient dès lors des antagonismes anciens – en recouvrant des conflits sociaux ou des rivalités de parentés d’un vernis de politique – ou en créent de nouveaux. En adaptant des pratiques anciennes et en ajustant leur stratégie aux nouvelles règles du jeu imposées par la Révolution, les individus s’approprient les codes d’une nouvelle culture politique locale. Les conflits de légitimité opposant différentes institutions concurrentes au cours de la décennie révolutionnaire ne sont pas sans rappeler les querelles mettant aux prises les différentes ligues concurrentes dans le Paris de la fin du XVIe siècle, entre les Seize et la Ligue nobiliaire conduite par le duc de Guise62. Pour approfondir la question du recyclage de la conflictualité locale et les mutations du paysage politique en situation révolutionnaire, il convient de porter un regard sur d’autres conflits anciens, intrinsèquement liés aux structures d’Ancien Régime, comme la question des relations avec le seigneur, le rapport au sacré et les réquisitions militaires.

Notes

1 L. Brassart, « Plus de vingt paysanneries contrastées en Révolution. De la pluralité des dynamiques sociales du politique en milieu rural pendant la Révolution », AHRF, 359, 2010, p. 63-71.

2 Y. Durand, L’ordre du monde. Idéal politique et valeurs sociales en France (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, SEDES, 2001, 398 p.

3 C. Grosse, « Le corps social en représentation : égalité, luttes de préséance et politisation de l’espace liturgique dans les temples de Genève (XVIe-XVIIIe siècle) », in L. Croq, D. Garrioch (dir.), La religion vécue. Les laïcs dans l’Europe moderne, Rennes, PUR, 2013, p. 165-182.

4 F. Cosandey, Le rang. Préséances et hiérarchies dans la France d’Ancien Régime, Paris, Gallimard, 2016.

5 M. Biard (dir.), Querelles dans le clocher. Tensions et conflits entre les autorités dans les chefs-lieux de département (1790-1795), Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2014.

6 Y. Castan, Honnêteté et relations sociales en Languedoc (1715-1780), Paris, Plon, 1974.

7 A. Lebel-Cliqueteux, « À la droite du Père... Les conflits de préséance devant le Parlement de Flandre (XVIIe-XVIIIe siècle) », Revue du Nord, 382, 2009/4, p. 883-910.

8 G. Rideau, « La définition d’une frontière politique : clergé et municipalité à Orléans au XVIIIe siècle », Parlement[s], Revue d’histoire politique, 6, 2010, p. 60-75.

9 H. Drévillon, D. Venturino (dir.), Penser et vivre l’honneur à l’époque moderne, Rennes, PUR, 2011.

10 D. Roche, La culture des apparences. Une histoire du vêtement (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Fayard, 1990.

11 N. Castan, « Les rivalités à l’intérieur des communautés rurales en Languedoc à la fin du XVIIIe siècle », Études héraultaises, 4/5, 1982, p. 15.

12 P. Béraud, Histoire de la ville de Bagnols-sur-Cèze, Nîmes, Éditions de la Maison Carrée, 1939, p. 135.

13 L. Alègre, La baronnie de Bagnols, Nîmes, Lacour, 1989 [1908], p. 112.

14 AM Bagnols, BB 25, délibération municipale du 4 avril 1763.

15 A. Blanc, La vie dans le Valentinois sous les rois de France de 1500 à 1790, Paris, Picard, 1977, p. 225.

16 E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. Les relations en public, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973, p. 62.

17 AM Valence, BB 52, délibération municipale du 23 décembre 1781.

18 F. Buisson, La vie municipale à Valence... op. cit., p. 51.

19 AM Valence, BB 52, délibération municipale du 22 février 1782.

20 Y.M. Bercé, Histoire des Croquants, Paris, Le Seuil, 1986, p. 55.

21 G. Glénard, « Les rapports entre les pouvoirs administratifs locaux sous la Constituante de 1789 », in M. Biard (dir.), Querelles dans le clocher... op. cit., p. 13-30.

22 AD Vaucluse, 5 L 7, délibération du district d’Orange, 15 thermidor an III.

23 Terme utilisé par certains contemporains pour désigner les partisans de la réaction en l’an III.

24 N. Petiteau, Les Français et l’Empire... op. cit., p. 138.

25 L. Bély (dir.), s. v. « Milices bourgeoises », in Dictionnaire de l’Ancien Régime, Paris, PUF, 1996, p. 832-834.

26 K. Rance, « Les nobles victimes de la Révolution ? », in M. Biard (dir.), La Révolution française... op. cit., p. 214.

27 G. Carrot, La Garde nationale (1789-1871), une force publique ambiguë, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 57.

28 Même constat dans les campagnes franciliennes : S. Bianchi, La Révolution et la Première République au village... op. cit., p. 387-393.

29 R. Dupuy, La Garde nationale (1789-1872), Paris, Gallimard, Folio histoire, 2010, p. 75.

30 D. Ligou, Montauban à la fin de l’Ancien Régime et aux débuts de la Révolution, 1787-1794, Paris, Marcel Rivière et Cie, 1958, p. 226-231 ; V. Sottocasa, « La Garde nationale, enjeu politique et religieux dans le Midi de la frontière confessionnelle », in S. Bianchi, R. Dupuy (dir.), La Garde nationale entre nation et peuple en armes. Mythes et réalités, 1789-1871, Rennes, PUR, 2006, p. 201222.

31 AM Bourg-Saint-Andéol, 1 D 1, délibération municipale du 5 novembre 1790.

32 AM Bourg-Saint-Andéol, 1 D 1, délibération municipale du 27 novembre 1790.

33 AN, D XXIX 57, lettre de l’état-major de la Garde nationale au Comité des rapports, 3 mai 1790.

34 Chaque état-major est constitué d'une quinzaine de personnes.

35 AM Étoile 1 D 1, délibération municipale du 23 janvier 1791.

36 AM Étoile 1 D 1, délibération municipale du 27 janvier 1791.

37 S. Clay, « La Garde nationale en Provence pendant le Directoire : service d’ordre et de désordres », in S. Bianchi, R. Dupuy (dir.), La Garde nationale... op. cit., p. 359-369.

38 D. Pingué, Les mouvementsop. cit., p. 261-266.

39 Le club n’a quasiment pas laissé de traces de son existence. Nous ne savons rien, par exemple, des conditions d’adhésion.

40 AM Saint-Laurent-des-Arbres, 1 D 1, délibération municipale du 18 octobre 1791.

41 M. Lapied, « Les Jacobins avignonnais et comtadins », in Le Jacobinismeop. cit., p. 82.

42 D. Pingué, Les mouvements... op. cit., p. 521 ; C. Peyrard, Les Jacobins de l’Ouest... op. cit., p. 233.

43 Même constat dans les Mauges : A. Rolland-Boulestreau, Les notables des Mauges... op. cit., p. 175.

44 A. Fine, Parrains, marraines. La parenté spirituelle en Europe, Fayard, Paris, 1994.

45 Au sens où l’entend Yves Durand : « un lien fort entre deux individus pouvant aller jusqu’au dévouement absolu » : « Clientèles et fidélités dans le temps et l’espace », in Hommage à Roland Mousnier. Clientèle et fidélité en Europe à l’époque moderne, Paris, PUF, 1981, p. 3-24.

46 A. Antoine, J. Mischi (dir.), Sociabilité et politique en milieu rural, Rennes, PUR, 2008.

47 F. Rouvière, Histoire de la Révolution française dans le département du Gard. La Législative (1791-1792), Nîmes, Catélan, 1888, p. 527-528.

48 AD Gard, L 425-1, lettre du club des Jacobins au district, 15 juillet 1791.

49 M. Lapied, « Pratiques politiques révolutionnaires et politisation des catégories populaires », in P. Fournier, J.P. Luis, L.P. Martin, N. Planas (dir.), Institutions et représentations du politique. Espagne, France, Italie, XVIIe-XXe siècles, Clermont-Ferrand, Publications de l’université Blaise Pascal, 2006, p. 114.

50 AD Gard, L 942, affaires religieuses du district de Pont-Saint-Esprit, lettre du curé Ollier au procureur général syndic du département du Gard, 12 septembre 1791.

51 AM Saint-Laurent-des-Arbres, 1 D 1, délibération municipale du 10 août 1791.

52 La correspondance de l’abbé Sarrazin, conservée sous la côte L 446 aux archives départementales du Gard, ne laisse aucun doute à ce sujet.

53 AD Gard, L 446, police du canton de Roquemaure, récit de la gendarmerie, 2 septembre 1792.

54 Pour une comparaison : C. Lucas, « Aux sources du comportement politique de la paysannerie beaujolaise », in La Révolution française et le monde rural... op. cit., p. 359.

55 M. Lapied, « Le rôle des comités de surveillance dans la circulation de l’information à partir de l’étude des comités du sud-est », AHRF, 330, 2002, p. 29-39.

56 Même constat dans la Loire, en Île-de-France et dans l’Aisne : C. Lucas, La structure de la Terreur... op. cit., p. 100 ; S. Bianchi, La Révolution et la Première République au village... op. cit., p. 664-667 ; L. Brassart, « Les communes rurales de l’Aisne et la Terreur », in M. Biard (dir.), Les politiques de la Terreur... op. cit., p. 98-103.

57 AD Drôme, L 1079, délibération du comité de surveillance, 10 brumaire an II (31 octobre 1793).

58 S. Bonnel, Les 332 victimes de la Commission populaire d’Orange en 1794 d’après les documents officiels, Avignon, Roumanille, 1888, p. 10-17.

59 AD Ardèche, E dépôt 45 1, délibération municipale du 21 mars 1791.

60 AD Ardèche, E dépôt 45 2, délibération municipale du 6 frimaire an II (26 novembre 1793).

61 AD Ardèche, L 1114, délibération du comité de surveillance de Saint-Marcel-d’Ardèche, 18 ventôse an II (8 mars 1794).

62 J.M. Constant, La Ligue, Paris, Fayard, 1996 ; R. Descimon, Qui étaient les Seize ? Mythes et réalité de la Ligue parisienne (1585-1594), Mémoire de la Fédération des sociétés historiques et archéologiques de Paris et d’Île-de-France, 34, 1983, 302 p.

Table des illustrations

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Titre TABLEAU N° 18 : CONFLIT DE LÉGITIMITÉ ET FRACTURE SOCIOPOLITIQUE : L’EXEMPLE DE SAINT-LAURENT-DES-ARBRES
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Titre GRAPHIQUE N° 5 : SOCIABILITÉ POLITIQUE ET SOLIDARITÉS FAMILIALES : LA GALAXIE DES CHEFS DE FILE DU CLUB DES JACOBINS DE SAINT-LAURENT-DES-ARBRES (1791)
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