Révolutionner les cultures politiques
|Première partie : recompositions sociopolitiques et comportements antagonistes (vers 1750-vers 1820)
Conclusion de la première partie
Texte intégral
1De prime abord, le profil social des détenteurs de fonctions locales dans le couloir rhodanien semble avoir peu évolué en l’espace des soixante-dix ans que couvre notre enquête. En effet, les administrateurs municipaux des débuts du XIXe siècle ressemblent beaucoup à ceux d’avant 1789 : il s’agit de notables âgés, fortunés et expérimentés. Avant 1789, comme en 1820, les fonctions locales rurales sont essentiellement détenues par les propriétaires fonciers. En revanche, les postes clefs sont plutôt réservés à la bourgeoisie de talent ou d’affaires. Le profil des administrateurs urbains est plus hétéroclite et dépend beaucoup des compétences ou des fonctions de la commune. Au début du XIXe siècle, comme au siècle précédent, les centres administratifs se distinguent par le poids écrasant de la bourgeoisie de talent tandis que la bourgeoisie d’affaires domine les pôles économiques dynamiques. En replaçant le processus révolutionnaire dans la longue durée, cette première partie a montré à quel point la Révolution constituait une véritable rupture dans le recrutement des administrateurs locaux. En créant les conditions d’une relative démocratisation du personnel politique local, la Révolution favorise dès 1790 la refonte, parfois éphémère, de pouvoirs locaux devenus plus représentatifs, surtout en l’an II. Le profil social de ces pouvoirs n’a parfois plus rien à voir avec la période précédente, pas plus d’ailleurs avec celle qui lui succède. Cette démocratisation non linéaire et dont l’intensité fluctue selon les trajectoires politiques locales, se traduit par l’entrée précoce de catégories socioprofessionnelles plus humbles, comme les artisans ou les micro-propriétaires, moins riches et parfois plus jeunes.
2L’approche prosopographique a également précisé comment la Révolution rénove en profondeur les pouvoirs locaux. Avant 1789, le renouvellement du personnel édilitaire reste globalement faible, soit parce que le stock d’individus disponibles est réduit, soit parce que les institutions municipales favorisent l’enracinement des administrateurs. Si des néophytes entrent continuellement dans les conseils politiques – mais à dose homéopathique –, les « météores » restent très largement minoritaires. Reste qu’au sein de ce circuit presque fermé, la mobilité municipale n’en demeure pas moins importante, soit parce que les consulats sont très accessibles aux initiés, soit parce que la réforme Laverdy génère des conditions permettant aux édiles de suivre un cursus honorum très strict. En refondant les institutions municipales, la Révolution redistribue les cartes. Une nouvelle génération d’édiles émerge des décombres de l’ordre ancien et s’impose dans les municipalités rhodaniennes aux dépens des cadres d’Ancien Régime qui deviennent minoritaires dès 1791. Jusqu’en 1792, le renouvellement des pouvoirs locaux semble optimal, en apparence tout au moins : ce ne sont presque jamais les mêmes individus qui accèdent aux fonctions stratégiques, tandis qu’une part importante d’« hommes nouveaux » intègre les hôtels de ville, surtout urbains. Le recours à la prosopographie et à des méthodes d’investigations inspirées de la micro-histoire italienne permettent de passer outre les faux-semblants des premières élections révolutionnaires. Si la mobilité municipale est particulièrement intense, les édiles restent puisés au sein d’un même vivier d’administrateurs expérimentés, ce qui suppose un renouvellement des pouvoirs locaux tout relatif. En suspendant la pratique élective ou en s’immisçant davantage dans les querelles locales, l’État dérègle, à partir de 1793, les mécanismes qui départagent les individus dans leur course au pouvoir local. Il favorise notamment l’enracinement d’administrateurs sélectionnés, plus encore que par le passé, selon des critères idéologiques. Dès lors, un cadre politique et administratif très mouvant se dessine entre 1793 et 1799, donnant à voir une situation extrêmement complexe, variant d’un lieu à un autre selon une trajectoire politique et des caractéristiques propres à chaque localité. Derrière la vertigineuse profusion de cas particuliers, l’approche multiscalaire esquisse les contours d’une évolution globale, marquée par la fermeture progressive des municipalités et l’auto-reproduction des édiles à partir du Directoire. Brumaire inaugure une nouvelle phase d’ouverture des pouvoirs locaux. Dans un esprit de synthèse, le syncrétisme napoléonien façonne une nouvelle génération d’édiles, résultant du brassage d’administrateurs modérés ayant commencé leur carrière politique sous l’Ancien Régime ou durant la Révolution avec des individus étrangers au monde de l’édilité. L’instauration de longues charges municipales non rétribuées et le caractère censitaire du régime referment progressivement les hôtels de ville en favorisant le vieillissement et l’enracinement des individus. En recyclant le personnel impérial, Louis XVIII ancre solidement et durablement dans les pouvoirs locaux la nouvelle génération d’administrateurs forgée sous le Consulat et l’Empire. Au début des années 1820, l’imperméabilité des municipalités rhodaniennes semblerait presque indiquer un retour à la situation d’avant 1789.
3Enfin, le recours à la sociologie politique conduite à partir du profil des administrateurs municipaux et, plus généralement, des comportements politiques, montre comment la Révolution a façonné de nouvelles identités. En effet, l’analyse des différentes élections et des prises de position donne à voir la constitution d’une géographie politique complexe, fracturant la vallée du Rhône en deux ensembles régionaux aux trajectoires politiques opposées. Après une brusque poussée de fièvre patriotique en 1791, entraînant une conquête précoce des pouvoirs locaux par les clubs des Jacobins, le nord du couloir rhodanien glisse dans la modération. Terre d’adhésion massive à la Révolution, la vallée du Rhône septentrionale s’oriente dès 1792 vers une voie modérée, facilitant tout au long de la période des transitions en douceur, portée par des édiles conformistes qui se fondent aisément dans le moule des différents régimes successifs. En revanche, la vallée du Rhône méridionale oppose un tout autre profil. La dégradation précoce de la conjoncture politique, inhérente à la menace contrerévolutionnaire, à la guerre civile comtadine et au schisme religieux génère un climat anxiogène, marqué par une très forte bipolarisation de la vie politique qui contribue à radicaliser les populations. Là encore, le recours au jeu d’échelles livre d’intéressantes conclusions. En replaçant un chapelet d’échantillons de communes aux trajectoires politiques multiples et complexes dans une perspective régionale plus importante et insérée dans une chronologie très fine, l’analyse multiscalaire dévoile la constitution de multiples lignes de fracture infrarégionales, faisant cohabiter de façon contiguë des espaces politiques antagonistes. La virulence des oppositions est telle que chacune des impulsions nationales y trouve un écho violent et amplifié. La soif de revanche des différents acteurs interdit toute normalisation de la vie politique jusqu’aux premières années du Consulat et marque durablement les esprits, comme l’illustre l’épisode des Cent-Jours, attestant de la vitalité de la nouvelle culture politique locale forgée par la Révolution française.
© Éditions Universitaires d’Avignon, 2020