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Révolutionner les cultures politiques

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Nicolas Soulas

Première partie : recompositions sociopolitiques et comportements antagonistes (vers 1750-vers 1820)

Chapitre 5

Sédimentation des expériences politiques et stigmates révolutionnaires

Texte intégral

  • 1 L. Bergeron, G. Chaussinand-Nogaret, Les masses de Granit. Cent mille notables du Premier Empire, P (...)
  • 2 C.I. Brelot, La noblesse réinventée. Nobles de Franche-Comté de 1814 à 1870, Paris, Les Belles Lett (...)
  • 3 N. Petiteau, Napoléon, de la mythologie à l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, 2004 ; J.Y Mollier, (...)
  • 4 Voies nouvelles pour l’histoire du Premier Empire. Territoires, pouvoirs et identités, colloque d’A (...)

1Contrairement aux « masses de granit1 » ou à la noblesse d’Empire2, les détenteurs de fonctions locales des débuts du XIXe siècle demeurent encore assez mal connus aujourd’hui, en dépit des renouvellements historiographiques et de l’ouverture de nouveaux axes de recherches3. À l’aube du troisième millénaire, Natalie Petiteau invitait les historiens à revenir aux sources judiciaires et communales pour « préciser comment se font les ruptures et où s’affirment les continuités avec l’Ancien Régime par-delà les bouleversements révolutionnaires4 ». À ce titre, une zone de forte conflictualité comme le couloir rhodanien offre un angle d’analyse particulièrement approprié pour une approche à la loupe des discontinuités politiques du premier XIXe siècle.

2Dans un espace géographique marqué par dix ans d’âpres affrontements qui ont laissé de profonds stigmates, l’instauration de régimes censitaires reposant sur des notables provinciaux tirant leur prestige de leur aisance matérielle ou de la terre, bouleverse la composition des municipalités rhodaniennes. En dépit de la rétractation du corps civique, qui écarte les populations les plus humbles des pouvoirs locaux, Napoléon incorpore de nouvelles notabilités au personnel édilitaire, réalisant ainsi la synthèse des élites locales. Si ce syncrétisme municipal désamorce les tensions locales en reposant sur la fusion dans les hôtels de ville des modérés de tous horizons, il échoue à s’attacher la fidélité des notables. L’instabilité des années 1814-1815 bouleverse les échiquiers locaux. Les événements du printemps et de l’été 1815, confirmant l’enracinement du clivage régional forgé par la Révolution, attestent de la survivance de comportements et d’une culture politiques que presque quinze années de césarisme impérial n’ont pu estomper totalement.

Notabilité réinventée, notabilités recyclées

  • 5 J. Bourguet-Rouveyre, « La survivance d’un système électoral sous le Consulat et l’Empire », AHRF, (...)
  • 6 T. Lentz (dir.), Dictionnaire des institutions du Consulat et de l’Empire, Paris, Noyelles, 2017.

3Le coup d’État de brumaire modifie en profondeur les structures locales. L’expérience directoriale des municipalités cantonales est abandonnée et chaque commune est pourvue d’un maire et d’un conseil municipal, dont le nombre de membres varie selon le poids démographique du lieu. Si brumaire n’enterre pas définitivement la procédure électorale, les Constitutions de l’an VIII et de l’an X restreignent le droit de vote aux habitants les plus imposés et le nombre de postes à pourvoir5. Maires et adjoints ne sont plus élus mais désignés par les agents impériaux ou par le pouvoir lui-même dans les villes de plus de 5 000 habitants6. En revanche, la Constitution de l’an X octroie aux élites locales la possibilité de choisir leurs conseillers municipaux parmi les notables locaux. La conservation de l’esprit des institutions napoléoniennes par Louis XVIII rend pertinente une comparaison du personnel politique postrévolutionnaire des premières décennies du XIXe siècle.

Les conseils municipaux du premier XIXe siècle, miroirs des conseils politiques d’Ancien Régime ?

  • 7 N. Petiteau, Lendemains d’Empire. Les soldats de Napoléon dans la France du XIXe siècle, Paris, La (...)
  • 8 J. Dunne, « Les maires de Brumaire, notables ruraux ou gens de passage ? », in Du Directoire au Con (...)
  • 9 A. Maureau, « Maires et adjoints dans le Vaucluse de l’an VIII à 1815 », Provence historique, 28, 1 (...)
  • 10 G. Fournier, Démocratie... op. cit., p. 317.
  • 11 G. Chaussinand-Nogaret, J.M. Constant, C. Durandin, A. Jouanna, Histoire des élites en France du XV (...)
  • 12 C.I. Brelot, La noblesse en Franche-Comté de 1789 à 1808, Besançon, Annales littéraires de l’univer (...)

4La composition des municipalités rurales se rapproche d’une certaine mesure de ce qu’elle était sous l’Ancien Régime : omniprésence des gens de terre, marginalisation des artisans et des boutiquiers, faible présence de la bourgeoisie de talent. En sélectionnant les détenteurs de fonctions locales parmi les plus forts contribuables, le pouvoir central favorise la relégation des artisans hors des hôtels de ville. Néanmoins, le profil de ceux que le régime dépeint comme des « propriétaires fonciers » ne ressemble pas tout à fait aux gens de terre du XVIIIe siècle. Désormais, seuls les plus gros propriétaires sont admis dans les conseils. Le recours aux habitants les plus riches explique en partie que la bourgeoisie d’affaires arrive en deuxième position du classement, alors qu’elle représentait un peu moins d’un édile sur 10 avant 1789. Enfin, les militaires intègrent davantage les conseils municipaux. Natalie Petiteau a montré comment certains vétérans des guerres de l’Empire parviennent à se reconvertir dans les administrations civiles7. Si les plus humbles se contentent de fonctions subalternes, comme celles d’employés municipaux, les nobles accèdent aux plus hautes fonctions. Dans sa recherche de la synthèse idéale des forces politiques, Napoléon tente d’associer l’ancienne noblesse au régime en lui offrant la première place dans les hôtels de ville. Si au début du Consulat, les gentilshommes restent très minoritaires, le renouvellement des maires en 1808 marque une véritable réaristocratisation de la fonction. Ainsi, le sommet de la pyramide municipale rurale est moins représentatif du reste du corps municipal, dominé par les propriétaires fonciers, que dans d’autres espaces français où les maires ruraux d’Empire proviennent de la bourgeoisie foncière8. On ne retrouve guère à la tête des municipalités rurales les représentants des professions judiciaires ou libérales dont la présence est pourtant attestée dans une grande partie du Vaucluse9, ni ceux des marchands, surtout cantonnés à la fonction d’adjoint avec d’autres propriétaires fonciers. Le processus de réaristocratisation ne touche les adjoints que très localement, comme à Étoile, où tous ceux qui sont nommés après 1809 sont nobles. La Restauration accentue la prépondérance des gentilshommes à la tête des municipalités rurales (71 % contre moins de 40 % pour les années 1800-1815). La même évolution est à l’œuvre en Languedoc10, contrairement à d’autres espaces français où la domination des propriétaires fonciers s’est renforcée11. Comme sous l’Empire, les adjoints sont surtout des propriétaires fonciers et des marchands. Dans de nombreux villages, les anciens seigneurs ou leurs rejetons réinvestissent les fonctions stratégiques. Ainsi, à Mondragon, le poste de maire est confié entre 1800 et 1817 à Pierre d’Armand, noble libéral rallié au régime et fils d’un des anciens coseigneurs du village. Après avoir perdu le pouvoir seigneurial, la noblesse reconquiert le pouvoir municipal à partir de 1808. La Seconde Restauration accentue la promotion des anciennes familles seigneuriales à la tête des villages. Ainsi, à Saint-Marcel-d’Ardèche, le marquis de Pierre-Bernis, revenu d’émigration au début du Consulat, est nommé maire au début de la Seconde Restauration après avoir occupé une place au sein du conseil municipal sous l’Empire. En Franche-Comté, Claude-Isabelle Brelot avait également remarqué le même processus de reconquête du pouvoir local par les anciens seigneurs12.

  • 13 Voir notamment le cas arlésien : C. Bonnet, Les Bouches-du-Rhône sous le Consulat et l’Empire : évo (...)

5Comme dans les campagnes, les nouveaux critères de notabilité reposant sur l’âge, l’aisance financière et la propriété foncière favorisent des élites municipales urbaines socialement proches de celles d’avant 1789. À l’extrême fin de notre période, bourgeoisie de talent et noblesse d’Ancien Régime recouvrent la place prépondérante qui était la leur dans les conseils politiques du XVIIIe siècle. C’est particulièrement net dans les centres administratifs comme Valence, Vienne ou Montélimar, où l’important noyau de juristes qui s’y était maintenu durant toute la Révolution se renforce davantage. Dans les centres économiques comme Orange, où la bourgeoisie d’affaires s’est émancipée en 1790 avant d’être court-circuitée par le monde de l’atelier et de la boutique, les négociants retrouvent une place de choix sous l’Empire et monopolisent les fonctions d’adjoints et parfois celle de maire. Les listes des cent plus forts imposés de la commune offrent une plus grande visibilité aux propriétaires fonciers, pivots de la nouvelle notabilité qui émerge au début du XIXe siècle13. Le caractère censitaire des régimes politiques du premier XIXe siècle accentue la marginalisation des artisans et des commerçants, dont seuls les plus riches parviennent encore à se maintenir localement (28 % des édiles de Tarascon sous l’Empire).

  • 14 J. Horn, Qui parle pour la nation ? Les élections en Champagne : 1765-1830, Paris, SER, 2004, p. 20 (...)
  • 15 C. Belmonte, Les patriotes... op. cit., p. 213.
  • 16 N. Petiteau, « Les ultra dans le Var : une faction sous l’Empire, un parti sous la Restauration », (...)
  • 17 A. Maureau, G. Peyron-Montagnon, Grands notables du Premier Empire. Vaucluse-Ardèche, Paris, Éditio (...)
  • 18 G. Maurin, « Les premiers maires du Consulat dans le Gard », Revue du Midi, 42, 23e année, 1909, p. (...)

6Contrairement au nord de la France, les maires et les adjoints nommés entre 1800 et 1820 se recrutent peu parmi les propriétaires fonciers14. Dans les plus petits centres urbains, comme Bagnols ou Pont-Saint-Esprit, on comptait sous l’Ancien Régime un fort contingent d’administrateurs issus de l’échoppe ou du monde agraire, dont la Révolution avait consacré la mainmise sur les institutions locales. Mais le Consulat et l’Empire redistribuent totalement les cartes. En effet, en instaurant un système censitaire écartant les artisans les moins riches et les micro-propriétaires, le nouveau régime conforte les assises de la bourgeoisie de talent et, dans une moindre mesure, des négociants, phénomène qui se retrouve dans d’autres cités méridionales, comme Aubagne15. Dans les plus grandes cités, qui sont souvent des centres administratifs importants, la domination de la bourgeoisie de talent est écrasante. Elle subit toutefois la concurrence de la noblesse d’Ancien Régime qui, comme dans les campagnes, monopolise la fonction suprême à partir de 1808. À la veille de la déchéance de Napoléon, la réaristocratisation des institutions locales est très avancée dans le Midi16 et plus particulièrement en Vaucluse, où quatorze des vingt communes de plus de 2 500 habitants sont administrées par des maires nobles17. Ces derniers sont issus de vieilles familles locales déjà associées au pouvoir avant 1789, comme les Saint-Privat, de Beaucaire, ou les Granet La Croix, de Bollène18. La poussée des maires nobles, souvent anciens militaires royaux, est encore plus prononcée après 1815, lorsque le régime récompense ses fidèles.

  • 19 J.Y. Coppolani, Les élections en France à l’époque napoléonienne, Paris, Albatros, 1980, p. 327 ; B (...)

7Le profil des édiles du premier XIXe siècle est également très proche de celui de leurs homologues du siècle précédent. En effet, les détenteurs de fonctions locales se recrutent, comme avant 1789, parmi les individus les plus riches et les plus âgés. Après un rajeunissement relatif des équipes municipales sous la Révolution française, dont l’intensité varie beaucoup d’un lieu à un autre, les individus qui accèdent au pouvoir après brumaire sont plus vieux que leurs prédécesseurs. Par ailleurs, la refonte des institutions municipales en l’an X, en allongeant la durée des mandatures, favorise le vieillissement des équipes municipales. De fait, au début du XIXe siècle, les détenteurs de fonctions locales avoisinent la cinquantaine, ce qui correspond exactement au profil des notables impériaux19. En conservant l’esprit des institutions napoléoniennes et les hommes qui les peuplent, la Seconde Restauration accentue le vieillissement édilitaire.

  • 20 M. Agulhon, L. Girard, J.L. Robert, W. Serman, Les maires en France du Consulat à nos jours, Paris, (...)

8Les fonctions clefs sont en priorité confiées à des hommes mûrs, comme sous l’Ancien Régime, cadrant parfaitement avec les représentations que les contemporains ont du notable : un homme d’un âge avancé, père de famille, ayant acquis une certaine maturité et disposant de temps libre pour la chose publique. Les moyennes d’âge des maires impériaux (46,7 ans pour les ruraux, 49 pour les urbains) se rapprochent des données récoltées dans les travaux consacrés à la période20. Les autorités flanquent les maires d’adjoints généralement plus âgés. Le vieillissement des édiles sous la Seconde Restauration se traduit par une élévation des moyennes d’âge des maires ruraux (50 ans) et urbains (52,8 ans).

  • 21 A.M. Boursier, A. Soboul, « La grande propriété foncière à l’époque napoléonienne », AHRF, 245, 198 (...)
  • 22 P. Vigier, Essai sur la répartition de la propriété foncière dans la région alpine, son évolution d (...)
  • 23 A. Daumard, Les bourgeois et la bourgeoisie en France depuis 1815, Paris, Flammarion, 1987, p. 92.
  • 24 L. Bergeron, G. Chaussinand-Nogaret, Les masses de granit... op. cit., p. 51.
  • 25 A. Ducel, « Les notables dans le Bas-Languedoc à l’époque napoléonienne », in Économie et société e (...)

9Plus que l’âge, le critère déterminant dans la désignation des administrateurs municipaux repose sur la fortune puisque les édiles des communes de plus de 5 000 habitants sont choisis parmi les cent plus forts imposés, écartant d’office des administrations locales les habitants les plus humbles. Dans les campagnes, les très grosses fortunes sont rares. Contrairement aux campagnes septentrionales, les grands domaines sont peu nombreux et sont surtout localisés autour de l’ancien Comtat21. Les petits et les moyens propriétaires dominent largement l’éventail des fortunes des villages rhodaniens22. Ainsi, à Saint-Laurent-des-Arbres, les micro-propriétaires ont été rejetés de l’hôtel de ville mais la moyenne des revenus annuels des édiles reste faible (1 944 f.). Seul le maire, de Pascal se distingue, avec un revenu annuel évalué à 6 000 f. Le constat est identique pour les édiles urbains : 87 % du personnel impérial orangeois se situent dans une fourchette comprise entre 1 000 et 5 000 f. de revenus annuels. Comme sous la Révolution, les administrateurs les plus aisés appartiennent au monde du négoce. Les administrateurs les moins fortunés se recrutent sans surprise parmi les artisans, les juristes et les vétérans des guerres impériales. Un seul édile orangeois se situe en dessous des 1 000 f., seuil symbolique séparant la petite bourgeoisie des travailleurs manuels23. En revanche, seuls 12 % des édiles orangeois atteignent les 5 000 f. permettant, sans être un très gros propriétaire, de disposer d’une assise foncière suffisante pour s’assurer un minimum de prestige social24. À l’apogée de l’Empire, le plus gros contribuable orangeois est le maire Christophe-Louis de Sausin, (10 000 f.). La même enquête conduite dans les villes gardoises révèle un constat identique25.

  • 26 T. Lentz, D. Imhoff, La Moselle et Napoléon. Études d’un département sous le Consulat et l’Empire, (...)
  • 27 Même constat dans le Trégor : C. Kermoal, Les notables du Trégor... op. cit., p. 378.
  • 28 J.L. Suissa, Le département de l’Eure sous le Consulat et l’Empire (1799-1815), Évreux, Nouvelles d (...)

10Si dans certains cas, les maires sont les plus riches contribuables de leur terroir, tel Le Boucher de Bruchier, de Courthézon, dont la fortune est estimée à plus de 100 000 f., la plupart des adjoints et des maires ruraux de notre échantillon se rapprochent du profil des autres notables ruraux français, dont les revenus, bien que leur permettant de se distinguer de la masse du peuple, restent relativement médiocres26. Seuls quatre dépassent les 6 000 f.27. Comme dans d’autres départements, les maires urbains sont légèrement plus riches : 5 908 f. contre 4 153,3 f.28. La fortune des maires est très représentative de l’ensemble du conseil municipal. Les plus riches se recrutent parmi la bourgeoisie d’affaires ou parmi les gentilshommes dont les biens ont été plus ou moins épargnés par la décennie révolutionnaire. Les maires les moins fortunés de l’échantillon appartiennent surtout à la bourgeoisie de talent, tel Reynaud-Saurin, de Bagnols, dont les revenus annuels sont estimés au début du Consulat à 800 f. Seul le très riche Guillermin, notaire de Vienne, jouit de plus de 10 000 f. de revenus annuels. Encore faut-il préciser que cette aisance matérielle n’est pas uniquement tirée de sa profession de juriste mais de son héritage familial, de ses alliances matrimoniales et de ses possessions foncières. Les revenus annuels des autres maires basochiens n’excèdent généralement pas 4 000 f.

  • 29 N. Soulas, « Le royalisme municipal. Étude prosopographique des édiles nommés par le roi au début d (...)

11Le retour de Louis XVIII, en conservant l’esprit des institutions censitaires napoléoniennes, confirme la domination des notables, dont certaines familles se maintiennent au pouvoir depuis le début du Consulat. Par conséquent, la Seconde Restauration ne provoque pas de rupture majeure dans le recrutement des édiles, toujours sélectionnés parmi les contribuables les plus riches29. De fait, les moyennes des revenus annuels n’évoluent guère par rapport à la période précédente tandis que les hôtels de ville se referment peu à peu aux nouveaux venus.

De la synthèse des élites à la fermeture des pouvoirs

12En l’an VIII, la réduction du nombre d’éligibles potentiels, puisés au sein d’un étroit vivier de riches contribuables, ne referme pas brutalement les pouvoirs locaux. Bien au contraire, du sang neuf entre dans les hôtels de ville à la faveur de la synthèse des élites réalisée par le régime. Toutefois, la longue durée des mandats municipaux, conservés tels quels par Louis XVIII, favorise l’enracinement et la fermeture des équipes municipales à la fin de notre période.

  • 30 B. Bodinier, « Continuité et renouvellement des notables de l’Eure par-delà Brumaire », in Du Direc (...)
  • 31 AD Drôme, 2 M 49, renseignements sur les maires nommés sous le Consulat.

13Après une phase de raréfaction des « hommes nouveaux » entre 1795 et 1799, les Constitutions de l’an VIII et de l’an X ouvrent les municipalités rurales aux néophytes. En permettant aux propriétaires forains de prendre part aux destinées politiques du village qui les héberge, le régime élargit le cercle restreint des notables communaux. Avec 42 % de primo-accédants dans les hôtels de ville ruraux, dont presque un quart compte un aïeul les précédant au conseil municipal, les municipalités rurales connaissent un renouvellement presque aussi intense qu’en 1790. Leur importance varie selon la trajectoire politique des lieux. Dans les villages les plus divisés, les préfets désamorcent les tensions héritées de la Révolution en intégrant une majorité d’individus inexpérimentés, comme à Piolenc, où 54 % des édiles nommés entre 1800 et 1814 sont des néophytes. Comme dans d’autres campagnes françaises, la redéfinition des élites municipales sur la base du critère censitaire favorise la fusion d’édiles expérimentés, issus de l’Ancien Régime ou de la Révolution, avec les nouvelles notabilités postrévolutionnaires30. La présence dans l’échantillon de presque 60 % d’individus présents avant 1799 explique le vieillissement des moyennes d’âge des équipes municipales. En effet, l’instauration de longues mandatures enracine les notables dans les pouvoirs locaux. En dehors du renouvellement de l’an XII et de 1812, seuls un décès, la mobilité géographique ou la faillite modifient la composition des municipalités impériales. Ainsi, en ayant la chance de ne pas être tiré au sort pour sortir de charge, de nombreux édiles sont parvenus à se maintenir au conseil municipal tout au long de la décennie impériale. La nécessité de s’appuyer sur quelques notables expérimentés et compétents pour administrer les villages les plus agités de la vallée du Rhône accentue l’immobilisme de certains individus. Ainsi à Donzère, Quintin de Beine, nommé maire en l’an VIII, est maintenu vaille que vaille jusqu’en avril 1815, le préfet jugeant plus sûr de le garder « malgré ses imperfections car il n’y a rien de mieux dans cette turbulente cité31 ».

14Les discontinuités politiques des années 1814-1815 n’entament en aucune manière la stabilité des équipes municipales : seul 1 % de l’échantillon fait son entrée politique sous la Première Restauration ou sous les Cent-Jours, deux régimes éphémères durant lesquels les détenteurs de fonctions locales restés en place gardent une prudente posture attentiste face à l’incertitude de la conjoncture politique. Les débuts de la Seconde Restauration parachèvent la fusion des élites rurales dans un syncrétisme municipal qui referme peu à peu les pouvoirs locaux sur eux-mêmes. Si les vétérans de l’Ancien Régime se font plus rares, les héritiers de la Révolution ou de l’Empire – qui sont parfois les mêmes – constituent la moitié de l’échantillon. Dans une optique de réconciliation politique ou par étroitesse du vivier de notables ruraux, Louis XVIII conserve de nombreux notables impériaux au début de la Seconde Restauration (plus d’un édile sur deux). Si comme sous l’Empire, les agents du gouvernement central parviennent encore à remodeler partiellement les équipes locales, le renouvellement des municipalités rurales reste bien plus faible que pour la période précédente.

15Un regard porté sur l’attribution des postes clefs apporte un éclairage supplémentaire. Sous le Consulat et l’Empire, les fonctions de maires et d’adjoints sont confiées à des individus expérimentés (adjoints promus, maires de la Révolution, etc.). Seuls 38 % des maires et 34 % des adjoints sont des néophytes. En parallèle, la désignation des maires par les préfets réduit la mobilité municipale, comme l’attestent les forts pourcentages de reconduction lors des renouvellements quinquennaux : 79 % de maires sont maintenus en 1808, 70 % en 1813. La Seconde Restauration accentue la désignation de maires et d’adjoints chevronnés (un quart seulement de novices), dont 70 % ont servi l’Empire avant de connaître une disgrâce éphémère sous les Cent-Jours.

  • 32 G. Chaussinand-Nogaret, J.M. Constant, C. Durandin, A. Jouanna, Histoire des élites... op. cit., p. (...)

16Après une phase d’ouverture sous le Consulat et l’Empire équivalant presque au renouvellement de 1790, les municipalités urbaines se referment plus précocement que dans les campagnes, bien que le vivier de notables soit plus étoffé. Jusqu’en 1815, villes et campagnes du couloir rhodanien connaissent les mêmes dynamiques d’ouverture : presque un administrateur municipal sur deux est un néophyte sous le Consulat et les premiers temps de l’Empire. Comme dans les villages, la fusion des élites élargit le monde de l’édilité. Toutefois, au tournant des années 1810, le gouvernement consolide la domination des notables au détriment de l’ouverture qui caractérisait les premières années du XIXe siècle32. Cela se traduit notamment par le retour à la vie politique d’individus plus âgés ou qui appartiennent à de vieilles familles édilitaires. Les discontinuités politiques des années 1814-1815 n’érodent pas la mainmise des notables (5 % de nouveaux venus en 1814, 4 % sous les Cent-Jours) sur des institutions qui se referment davantage sous la Seconde Restauration. Les administrateurs révolutionnaires, dont certains se sont compromis pendant les CentJours, perdent pied : ils sont presque divisés par deux. Cette tendance, amorcée à la fin de l’Empire, s’est accentuée à la faveur des purges des années 1815-1816. Toutefois, la disgrâce des édiles issus de la Révolution ne profite pas aux néophytes (20 %), un reflux rappelant la contraction des municipalités urbaines sous le Premier Directoire. Les préfets de Louis XVIII s’appuient sur des notables opportunistes qui s’accommodent facilement de n’importe quel régime politique pourvu qu’il garantisse leur prépondérance sociale. Ainsi, 60 % des édiles de la Seconde Restauration ont occupé une fonction sous le Consulat ou l’Empire, dont 40 % ayant entamé leur carrière administrative à ce moment-là. En recyclant le personnel municipal impérial, Louis XVIII amplifie l’enracinement d’édiles vieillissants. Précisons enfin qu’avoir siégé sous les Cent-Jours n’est pas forcément discriminant puisque 48 % des édiles beaucairois, 30 % et 23 % des administrateurs viennois et orangeois étaient déjà présents entre mars et juin 1815. L’étroitesse du vivier local et la volonté de réintégrer les dissidents les moins compromis durant les Cent-Jours poussent certains préfets à faire appel à eux pour combler les places vacantes dans les conseils municipaux.

  • 33 J. Horn, Qui parle... op. cit., p. 218.

17La fermeture progressive des élites municipales urbaines est également perceptible à travers l’évolution de l’attribution des fonctions de commandement. Dans les villes les moins peuplées, les débuts du Consulat sont plutôt favorables aux néophytes, presque aussi nombreux que les individus expérimentés, recyclés à 43 % parmi les cadres d’Ancien Régime contre seulement 7 % pour ceux de la Révolution. Dans les grands centres urbains, les « hommes nouveaux » sont moins promus aux fonctions clefs (10 %). Les adjoints sont puisés dans le même vivier politique local que les maires. Parmi eux, 61 % ont déjà siégé dans les instances locales avant 1800, dont 35 % dès l’Ancien Régime. La fermeture des pouvoirs locaux urbains sous la Seconde Restauration se perçoit notamment dans la désignation de maires et d’adjoints puisés majoritairement parmi les administrateurs impériaux, aux dépens des néophytes. Le constat est identique en ce qui concerne les adjoints, dont seuls 10 % ne sont pas issus de familles d’édiles. D’autres historiens ont souligné la contraction du personnel édilitaire au tournant des années 181033. L’herméticité des hôtels de ville urbains se lit également à travers le prisme de la très forte diminution de la mobilité municipale. Le renouvellement quinquennal de 1808 est particulièrement éloquent : un seul maire est remplacé. En toute logique, l813 annonce un plus grand remaniement : 50 % des maires urbains sont renouvelés.

  • 34 J.Y. Coppolani, Les électionsop. cit., p. 362.

18Les justices de paix du premier XIXe siècle sont également confiées à des individus expérimentés. Napoléon procède à une profonde restructuration du système judiciaire de proximité (réduction du nombre de postes, allongement de la durée de la fonction à dix ans). Le gouvernement consulaire maintient en place le personnel judiciaire de proximité du Second Directoire jusqu’à l’an X. Par conséquent, dans les cantons les plus agités du couloir rhodanien, les débuts du Consulat favorisent la constitution d’arènes politiques bigarrées : les républicains « exclusifs », en perte de vitesse, se maintiennent à la tête des justices de paix conquises entre l’an VI et l’an VII, tandis que les municipalités sont confiées à des individus plus modérés. Ainsi, à Bollène, Guilhermier, républicain « pur et prononcé », conserve sa place de juge de paix tandis que la municipalité est confiée à Granet de Lacroix de Chabrières, un aristocrate arrêté en l’an II. Les juges élus à partir de l’an X sont la plupart du temps d’anciens juges de paix réélus ou des acteurs importants de la Révolution, comme Guy Blancard, ancien Constituant et juge de paix du canton de Loriol. Le constat est identique dans de nombreux autres cantons français34. Les juges de paix postrévolutionnaires, recrutés sur les listes de notabilités, ont exactement le même profil social que les administrateurs municipaux.

19Le médecin Joseph Richier, d’Orange, est l’archétype même du juge de paix des débuts du XIXe siècle : expérimenté (maire et assesseur de la justice de paix sous la Révolution française), âgé (51 ans lors de son élection), marié et fortuné. La longue durée de l’exercice de la justice de paix et la possibilité pour un individu d’être reconduit réduit indubitablement l’entrée de sang neuf dans les justices de paix entre 1800 et 1820. Au début de la Seconde Restauration, les pouvoirs locaux sont de plus en plus difficilement accessibles aux néophytes, intégrés à dose homéopathique : une situation qui n’est pas sans rappeler l’Ancien Régime.

Des comportements politiques figés ?

In medio stat virtus ? Succès et limites du syncrétisme municipal

20Sortir la vallée du Rhône du processus révolutionnaire passe par une restauration nécessaire de la concorde politique, plus particulièrement dans sa partie méridionale. Pour cicatriser les plaies de la Révolution, les agents du pouvoir central fusionnent les différentes sensibilités modérées au service d’une politique du « juste milieu ». Cette stratégie s’impose d’elle-même dans le nord de la vallée du Rhône, terre de prédilection du « modérantisme ». Ainsi, à Vienne, les conservateurs représentent moins de 5 % des administrateurs municipaux tandis que les rares républicains « exclusifs » sont débarqués dès les premiers temps du Consulat. En revanche, dans les villages où le stock de notables est plus réduit, les représentants impériaux sont parfois amenés à nommer d’anciens républicains, isolés au sein d’une équipe municipale modérée. L’existence d’un climat politique plus apaisé que dans le Midi autorise le retour ponctuel à l’hôtel de ville d’individus qui se sont le moins exposés sous la « Terreur ». Ainsi, lorsqu’une place de conseiller municipal devient vacante à Étoile en 1808, le sous-préfet nomme Jean-Jacques Sayn, simple notable en l’an II, plutôt que son père Jean-Antoine, maire du village sous la « Terreur ».

  • 35 P. Allard, « Arles, de la Révolution à la République », Provence historique, 37, 148, 1987, p. 219.

21Dans la vallée du Rhône méridionale, les préfets et les sous-préfets doivent composer avec des espaces fortement bipolarisés. C’est véritablement dans ce Midi rhodanien très conflictuel que l’expérience du syncrétisme municipal est la plus ambitieuse. Il s’agit de fédérer dans les conseils municipaux des individus au profil très hétéroclite, sélectionnés dans le spectre large de la modération politique. Dans les villages les plus divisés, les « radicaux » de tous « partis » sont écartés. Dans les bastions du jacobinisme méridional où les républicains constituent une force politique importante, comme Orange, le préfet intègre une minorité jacobine dans la première municipalité consulaire pour donner le change à une partie de l’opinion publique. Toutefois, la stratégie du consensus se heurte parfois à la réalité du terrain, rendant la synthèse politique impossible. En effet, en sélectionnant les administrateurs municipaux parmi les cent plus imposés de la commune, le gouvernement écarte les individus les plus humbles, dont de nombreux républicains, tandis qu’il conforte la domination du « parti » adverse. Par conséquent, au lieu de générer les conditions permettant un véritable syncrétisme municipal, le caractère censitaire du régime favorise la constitution de municipalités asymétriques dans lesquelles les républicains se retrouvent en minorité ou sont exclus. Ainsi, à Saint-Laurent-des-Arbres, au moins 40 % de l’équipe municipale est sélectionnée dans l’ancien « parti aristocrate » ; à Bollène, 42 % des édiles sont d’anciens « fédéralistes » ou des partisans de la cause pontificale en 1791 contre seulement 13 % d’ex-Jacobins. Au tournant des années 1810, la consolidation de l’édifice impérial, en recherchant le soutien des anciennes notabilités – lesquelles penchent plutôt vers le conservatisme, sinon le royalisme –, associées davantage à l’exercice du pouvoir local, se solde par l’abandon du syncrétisme municipal et de la stratégie du « juste milieu ». L’équilibre politique, lorsqu’il était envisageable, est rompu. Dans tout le couloir rhodanien, les forces conservatrices reprennent l’avantage, à l’image de la municipalité arlésienne, directement sortie des rangs de la Chiffone35, ou des villages de l’ancien Comtat rhodanien, comme Piolenc, dont au moins 40 % des administrateurs ont connu l’émigration, les geôles de la « Terreur » ou embrassé le « parti » papalin en 1791.

22Cette évolution dans les stratégies politiques des agents impériaux se perçoit très nettement dans la désignation des maires et des adjoints. Au début de la période consulaire, les maires nommés sont surtout des hommes consensuels très modérés, comme à

  • 36 AD Gard, 2 M 48, lettre du préfet concernant la désignation du maire de Beaucaire, 8 germinal an VI (...)
  • 37 J.P. Jessenne, Pouvoir... op. cit., p. 132.

23Beaucaire, où le choix du préfet se porte sur Saint-Privat, car il « jouit de l’estime de tous les partis36 ». Contrairement à l’Artois, rares sont les présidents d’administrations municipales de la fin du Directoire confirmés après brumaire37. Les patriotes « exclusifs » s’étant illustrés durant le Second Directoire sont écartés des postes clefs. Les agents du gouvernement procèdent d’ailleurs de même pour les conseils généraux. Dans les communes fortement bipolarisées de la vallée du Rhône méridionale, le syncrétisme municipal associe à la tête des pouvoirs locaux des hommes notoirement opposés, contraints de s’entendre. Le dosage dont fait preuve le pouvoir impérial varie selon la trajectoire politique des communes. Dans les citadelles républicaines, comme Orange, l’état neutralise les noyaux jacobins en parachutant à la tête de la municipalité des modérés consensuels, comme l’Orangeois Richier, libéral rallié à Napoléon, et en les flanquant d’adjoints de sensibilité politique différente. Ainsi, à Bourg-Saint-Andéol, Louis-Joachim Drivet Ladernade, ancien maire réactionnaire des débuts de la Révolution, est secondé par deux adjoints appartenant à la mouvance républicaine modérée pour contrebalancer l’influence que pourraient avoir les conservateurs au conseil municipal. Enfin, à Avignon, le modéré Guillaume Puy retrouve son fauteuil de maire, mais il est secondé par Cartoux, exmaire de 1793, pour donner le change aux anciens Jacobins. Dans le couloir rhodanien méridional, cette politique du « juste milieu » pouvant satisfaire tous les partis favorise une sortie en douceur de la décennie révolutionnaire. Cependant, l’affirmation du régime se traduit par un glissement politique illustré par la désignation de maires conservateurs qui lui sont plus ou moins ralliés lors des renouvellements de 1808 et de 1813, surtout dans le sud de la vallée du Rhône. Afin de s’attacher la fidélité des anciennes élites, Napoléon favorise l’investiture de la noblesse d’Ancien Régime dans les institutions locales. Ce processus de réaristocratisation, en s’accélérant à partir de 1808, provoque l’installation d’édiles opportunistes, sinon sincèrement royalistes, à la fidélité plus que douteuse, comme l’ancien émigré Légier de Montfort, placé à la tête du village de Sorgues. Si une partie des édiles se rallie au nouveau régime, une grande partie des maires nommés à la fin de l’Empire y est totalement indifférente. Le syncrétisme politique, s’il met fin temporairement aux violences, échoue à souder définitivement les communes et à attacher les élites locales à l’Empire. Le passage à la Première Restauration se traduit par une très forte continuité attestant de l’intensité des ralliements aux Bourbon. Néanmoins, les Cent-Jours montrent combien les stigmates de la Révolution demeurent présents dans la vallée du Rhône et menacent de faire vaciller la domination des notables et des aristocrates.

« Révolution des mairies » et résurgence des frontières politiques sous les Cent-Jours

  • 38 M.C. Thoral, « L’administration locale en temps de crise : le cas de l’Isère en 1814-1815 », AHRF, (...)
  • 39 A.C. Thibaudeau, Mémoires, 1799-1815, Paris, Plon, 1913, p. 375.

24Pour la première fois depuis 1792, le territoire national est foulé par une armée ennemie et les départements rhodaniens septentrionaux sont envahis par les alliés qui poussent jusqu’à Valence38. L’annonce de l’abdication de Napoléon est accueillie avec soulagement par une grande partie des populations locales, lassées par les levées militaires incessantes et éprouvées par la crise économique des années 1810-1812, particulièrement virulente dans le Midi39. La vallée du Rhône méridionale réserve un accueil glacial, sinon hostile, à Napoléon lors de son transfert vers Marseille, d’où il doit s’embarquer pour l’île d’Elbe. A contrario, le passage des membres de la famille royale revenant d’exil ou visitant les provinces suscite l’allégresse d’une partie de la population, sincèrement acquise à la cause royale.

  • 40 J. Tulard, « Les épurations administratives en France de 1800 à 1830 », in Les épurations administr (...)
  • 41 A. Madeleine, La Première Restauration dans la Haute-Garonne, Paris, Gamber, 1932 ; T. Le Yoncourt, (...)
  • 42 M.C. Thoral, L’émergence du pouvoir local. Le département de l’Isère face à la centralisation (1800 (...)
  • 43 A. Lignerieux, Chouans et Vendéens contre l’Empire. 1815. L’autre guerre des Cent-Jours, Paris, Ven (...)
  • 44 P. Allard, « Arles... », art. cité., p. 220.

25Afin de réconcilier les Français, Louis XVIII conserve le personnel politique nommé sous l’Empire40. Comme dans de nombreux autres départements, la plupart des maires et des adjoints nommés à la fin de l’Empire sont maintenus en fonction, y compris les moins favorables à la restauration des Bourbon, comme Joseph Juge, adjoint de Mondragon41. De nombreux postes clefs ont été confiés dans les derniers temps de l’Empire à des hommes peu attachés à Napoléon qui se rallient facilement à Louis XVIII42. Les partisans des Bourbons sont particulièrement nombreux dans les municipalités méridionales mais un clivage politique oppose, comme dans l’Ouest43, les partisans de la politique royale, fondée sur le pardon et l’oubli, aux royalistes les plus durs, à l’image des édiles arlésiens qui supplient le roi de ne pas signer la Charte en 181444.

  • 45 F. Démier, La France de la Restauration (1814-1830). L’impossible retour au passé, Paris, Folio his (...)
  • 46 N. Petiteau, Les Français et l’Empire (1799-1815), Paris, La Boutique de l’Histoire, 2008, p. 236.

26Louis XVIII, tiraillé entre les partisans d’un retour à l’Ancien Régime irrités par la modération des épurations et ceux qui prônent la stabilisation du régime par la réconciliation des deux France, multiplie les maladresses45. Une partie de l’opinion publique, notamment composée d’anciens Jacobins, ne lui pardonne pas le retour en force du cléricalisme ni le maintien des très impopulaires droits réunis. Enfin, le roi s’est coupé du soutien des vétérans des guerres de l’Empire, freinés dans leur ascension au sein de l’armée et dont les officiers mis en retraite avec une maigre pension, les « demi-soldes », ont perdu le prestige de l’uniforme et de leur statut social. En moins d’un an, le gouvernement de Louis XVIII s’est rendu particulièrement impopulaire, d’autant que le souvenir de l’Empereur demeure dans bon nombre de foyers imperméables à la Restauration46.

  • 47 J. Tulard, Les Vingt-jours. Louis XVIII ou Napoléon ?, Paris, Fayard, 2001, p. 199.
  • 48 F. de Coustin, Louis XIX, duc d’Angoulême, Paris, Perrin, 2017.
  • 49 É. Le Gallo, Les Cents-Jours. Essai sur l’histoire intérieure de la France depuis le retour de l’îl (...)
  • 50 O. Monge, La capitulation de Lapalud : campagne du duc d’Angoulême dans le Vaucluse (mars-avril 181 (...)
  • 51 V. Andéol, Histoire des guerres du Vivarais et autres contrées voisines en faveur de la cause royal (...)
  • 52 M.B. Cartron, Seul contre Napoléon. Les 100 jours du duc d’Angoulême, Clamecy, Artena, 2008, p. 135
  • 53 R.S. Alexander, Bonapartism and revolutionary tradition in France. The fédérés of 1815, Cambridge, (...)

27Après avoir débarqué à Golfe-Juan début mars 1815, Napoléon remonte vers Paris en contournant la vallée du Rhône, dont les pouvoirs locaux lui sont particulièrement hostiles47. Tandis que l’Empereur progresse rapidement, le duc d’Angoulême organise la résistance dans le Midi48. Entre le 12 et le 17 mars, le duc exhorte les partisans de la cause royale à prendre les armes49. Les harangues du prince ne suscitent pas les enrôlements escomptés50. C’est avec une armée d’environ 10 000 hommes, mal équipée et recrutée parmi les classes populaires méridionales mais encadrée par de nombreux nobles, que le duc d’Angoulême entame la reconquête du royaume le 24 mars. Montélimar tombe le 29 mars tandis que la victoire à Loriol livre Valence et ouvre la route de Lyon au duc. Sur l’autre rive du Rhône, les royalistes s’emparent de Viviers et tentent de soulever le sud du département51. Toutefois, les populations de la Drôme manifestent moins d’enthousiasme que celles du Midi et se réfugient dans un prudent conformisme politique, voire, pour une partie d’entre elles, témoignent leur sympathie pour la IVe dynastie52. On perçoit bien ici la survivance de la fracture régionale qui séparait le couloir rhodanien en deux espaces politiques antagonistes au cours de la Révolution. Ces premiers succès sont éphémères et les forces impériales se réorganisent rapidement : Lyon est verrouillée tandis que dans le Midi les bataillons de fédérés du général Gilly reconquièrent Nîmes et s’emparent de la citadelle stratégique de Pont-Saint-Esprit53. Menacé d’être pris à revers, le duc d’Angoulême recule puis négocie sa reddition le 8 avril 1815 à Lapalud tandis que la fin de la guerre civile est proclamée le 16 avril.

  • 54 J. Hantraye, « Les prises d’armes de 1814-1815, signe et facteur de la politisation des ruraux », A (...)
  • 55 M. Denis, C. Geslin, La Bretagne des blancs et des bleus, 1815-1880, Rennes, Éditions OuestFrance, (...)

28Si la campagne du duc d’Angoulême est presque insignifiante sur le plan militaire, elle est en revanche fondamentale dans la structuration des options politiques des populations54. Dans le Midi rhodanien, comme dans d’autres espaces profondément marqués par les divisions révolutionnaires55, la guerre civile de mars-avril 1815 réactive de vieux antagonismes que le Consulat et l’Empire avaient mis en sommeil. Les royalistes sincères, attentistes sous l’Empire et ralliés faute de mieux, refusent à présent de servir l’Empereur. A contrario, les anciens Jacobins soutiennent fermement Napoléon en s’engageant dans les bataillons de fédérés, parce qu’il offre la meilleure garantie de la sauvegarde des acquis de la Révolution.

  • 56 C. Alleaume, Les Cent-Jours dans le Var, Draguignan, Olivier Joulian, 1930, 205 p ; J. Cornillon, U (...)

29Si de nombreux ouvrages offrent une vision générale de la France durant les Cent-Jours, peu de travaux abordent le processus « par le bas56 ». Or, s’intéresser au profil des édiles de l’interrègne permet de prendre toute la mesure du bouleversement politique qui s’opère au printemps 1815. L’indigence des sources ne permet pas de conduire une étude très fine de l’ensemble du couloir rhodanien. Néanmoins, les quelques éléments glanés dans notre sondage livrent certains résultats fort éclairants.

  • 57 F. Bluche, Le plébiscite des Cent-Jours (avril-mai 1815), Genève, Droz, 1974.

30Napoléon libéralise le régime par un Acte additionnel aux constitutions de l’Empire57. Parmi les nouveaux droits, ce texte restaure un semblant de suffrage universel masculin en permettant aux communes de moins de 5 000 habitants d’élire leur maire et leur adjoint. Dans les autres, ces derniers sont nommés par le préfet qui garde également la main sur les conseillers municipaux, non éligibles. Malgré un timide élargissement du droit de suffrage, ce geste ne convainc ni les libéraux et les Jacobins qui estiment la démarche de l’Empereur trop timorée, ni les royalistes qui rejettent en bloc la politique impériale.

  • 58 N. Richardson, The French Prefectoral Corps, 1814-1830, Cambridge, Cambridge University Press, p. 1 (...)
  • 59 A. Maureau, « Les municipalités des Cent-Jours dans le Vaucluse », Nouvelles annales d’Avignon, 1, (...)
  • 60 H. Houssaye, 1815. La Première Restauration, le retour de l’île d’Elbe, les Cent-Jours, Paris, Perr (...)
  • 61 T. Lentz, Nouvelle histoire du Premier Empire. Tome IV. Les Cent-Jours (1815), Paris, Fayard, 2010, (...)

31Les élections municipales du printemps 1815 ont été préparées par des purges qui assurent à Napoléon des agents centraux fidèles58 qui tentent ensuite de court-circuiter l’opposition royaliste en écartant quelques semaines avant le scrutin des maires notoirement hostiles à l’Empereur, comme ceux d’Orange, de Bollène ou de Lapalud, qui ont épaulé le duc d’Angoulême59. Contrairement à de nombreux départements français où le régime subit un très fort camouflet électoral60, les deux tiers à 80 % des maires de 1814 sont réélus61 dans le couloir rhodanien et le scrutin de mai 1815 est donc de prime abord un succès pour Napoléon. En effet, le retour à la pratique élective se conclut par un très net renouvellement individuel en écartant plus de 75 % des maires de 1814. La rupture se lit également au niveau des adjoints, disgraciés à plus de 80 %. Les maires et les adjoints conservés sont des bonapartistes convaincus, comme Castion, à la tête de Caderousse depuis le début du Consulat, et des nobles libéraux, ralliés à l’Empire, comme Biliotti, à Piolenc, ou d’Armand, à Mondragon. Dans de rares cas, comme à Pierrelatte, les électeurs confirment le maire et les adjoints nommés quelques semaines plus tôt par le commissaire impérial.

32Le renouvellement du sommet de la pyramide municipale est tout aussi intense dans les grandes villes, où sont également éliminés les maires qui ont trahi l’Empereur en 1814 ou qui ont servi dans l’armée du duc d’Angoulême. Le libéral Guillaume Puy, maire d’Avignon sous l’Empire, est le seul à conserver son poste sous les Cent-Jours. Il le doit tout autant à son libéralisme qu’à sa grande modération qui dissuadent le préfet d’écarter ce personnage consensuel. Cependant, l’Empereur fait face à un torrent de refus et peine à combler les postes vacants. Ainsi, Frédéric du Plan de Sieyes de Veynes, nommé maire de Valence en 1813 et maintenu par le roi en 1814, refuse d’être confirmé dans cette fonction durant les Cent-Jours.

  • 62 G. Charcosset, « Trajectoires municipales au prisme des changements de régime. Le cas des municipal (...)

33Napoléon et ses préfets ne confient pas pour autant les rênes du pouvoir local à des individus inexpérimentés, ce qui est somme toute logique en temps de crise. Orsel, un ancien militaire devenu maire de Pierrelatte, est le seul néophyte. Les révolutionnaires ne représentent qu’un peu plus du quart de l’échantillon. L’écrasante majorité des maires et des adjoints des Cent-Jours a commencé sa carrière politique comme conseiller municipal sous le Consulat et l’Empire. On constate que 21 % des maires de 1815 sont d’anciens adjoints de 1814 promus par l’Empire. Par conséquent, s’ils n’occupaient pas le devant de la scène politique, les maires ruraux des Cent-Jours avaient déjà un pied dans l’édifice avant 1815. Le renouvellement des équipes municipales est beaucoup plus intense dans d’autres campagnes françaises, comme dans les villages de l’arrondissement de Villefranche-sur-Saône, où le poids des novices est plus prononcé62.

  • 63 Pour les conseillers municipaux, le sondage a été réalisé à partir d’un échantillon de six villes : (...)

34Dans les communes de plus de 5 000 habitants, les néophytes sont plus nombreux mais ils restent minoritaires (30 % de maires, 25 % d’adjoints). Dans les grandes villes, la compromission des élites avec les Bourbon est telle qu’elle nécessite de réintégrer davantage les anciens révolutionnaires (50 % de l’échantillon) qui se rallient plus facilement à Napoléon. Par conséquent, avec plus de 80 % des maires et 48 % des conseillers municipaux de la Première Restauration révoqués, l’épisode des Cent-Jours marque une rupture administrative majeure63. Néanmoins, cette forte mobilité municipale n’induit pas un véritable renouvellement des pouvoirs locaux puisque 52 % des administrateurs municipaux des Cent-Jours étaient déjà présents avant 1814.

  • 64 P. Lévêque, « La révolution de 1815, le mouvement populaire pendant les Cent-Jours », in L. Hamon, (...)
  • 65 N. Soulas, « Sédimentation des expériences politiques et séquelles postrévolutionnaires : les Cent- (...)

35Comme Pierre Lévêque l’avait remarqué dans le département de l’Yonne, une « révolution des mairies » semble bien s’être accomplie dans le couloir rhodanien sous les Cent-Jours64. Toutefois, cette dernière est incomplète car si l’interrègne se traduit par une rupture politique indéniable par rapport à la Première Restauration et aux dernières années de l’Empire, la structure sociale des municipalités n’est guère bouleversée, à l’exception notable des fonctions clefs (confiées de plus en plus à des marchands ou à des militaires non nobles65), dont certaines sont offertes à des ex-chefs de file de l’an II. En accompagnant le retour partiel des « vétérans de la Terreur », les Cent-Jours attestent de la survivance de la culture et des comportements politiques forgés pendant la Révolution.

36Dans la vallée du Rhône septentrionale, les électeurs ou les préfets favorisent des individus au profil très hétéroclite, partageant un prudent attentisme et une conception très modérée de la vie politique. Dans cet espace géographique plus conformiste, le modérantisme, et surtout l’opportunisme de ces hommes leur permettent de s’adapter facilement au changement de régime, même s’ils ne le soutiennent pas véritablement. En toute logique, c’est dans la vallée du Rhône septentrionale que les édiles de la période précédente se maintiennent le plus. Libéraux ou royalistes modérés, en côtoyant de sincères bonapartistes, poursuivent leur carrière, pourvu qu’ils donnent suffisamment de gages au gouvernement qui, de toute façon, doit s’en contenter à défaut. Pinet-Lavocé, maire de Valence sous les Cent-Jours, incarne bien cette ligne de conduite. Édile en 1790 avant d’être élu administrateur du département, il entre aux Jacobins qu’il préside en mars 1791 mais ne se radicalise pas. Son expérience au sein de l’administration ou de la justice et son profil politique poussent le préfet à le nommer adjoint de Valence dès l’an VIII. Ses prises de position modérées lors de la crise de 1815 garantissent son avenir. Cet exemple est très représentatif des maires et des adjoints élus ou nommés dans le nord de la vallée du Rhône.

  • 66 F. Bluche, Le Bonapartisme. Aux origines de la droite autoritaire (1800-1850), Paris, Nouvelles Édi (...)
  • 67 J. Skiner, « The revolutionary and royalist traditions in southern village society : the Vaucluse c (...)
  • 68 C. Peyrard, « La conspiration du Midi : une conjuration républicaine ? », in C. Peyrard, F. Pomponi (...)
  • 69 N. Petiteau, Les Français... op. cit., p. 248.
  • 70 M. Agulhon, La vie sociale en Provence intérieure au lendemain de la Révolution, Paris, SER, 1970, (...)

37Dans le sillon rhodanien méridional, en revanche, les Cent-Jours rouvrent les plaies mal cicatrisées de la Révolution et favorisent la résurgence de clivages politiques que le Consulat et l’Empire ne sont jamais véritablement parvenus à estomper. Les royalistes notoires sont éliminés. Le profil des édiles des Cent-Jours est plus complexe que dans le nord de la vallée du Rhône. Comme l’avait souligné Frédéric Bluche, le bonapartisme de 1815 fusionne différentes sensibilités politiques66. Parmi les bonapartistes convaincus, se trouvent des libéraux comme le marquis de Biliotti, maire de Piolenc, ou d’Armand, maire de Mondragon. Plus révélatrice est la présence d’anciens Jacobins67. L’expédition du duc d’Angoulême redynamise les anciens réseaux républicains que Napoléon a court-circuités au début du Consulat sans toutefois parvenir à les réduire totalement au silence68. Après s’être engagés dans les bataillons de fédérés, les anciens Jacobins saisissent l’opportunité offerte par la crise des Cent-Jours pour réinvestir l’espace public qui s’est contracté après 1799. Ils se rallient à Napoléon parce qu’il offre en 1815 la meilleure garantie de la sauvegarde des acquis de 178969. Les vétérans de l’an II investissent les assemblées primaires pour élire des édiles de leur trempe. Ainsi, dans de nombreuses municipalités rurales, les anciens Jacobins parviennent à conquérir l’une des fonctions clefs, parfois les deux. Au-delà de quelques postes de maires, comme celui de Roquemaure qui échoit au négociant Debonne, gendre du très républicain Pierre Mille, les anciens Jacobins accèdent surtout au poste d’adjoint, comme Brun, de Courthézon. Dans les plus grandes communes rhodaniennes, les préfets sont plus hésitants. Quand ils le peuvent, ils confient la gestion de ces villes à des hommes consensuels, souvent libéraux, comme Puy à Avignon. Toutefois, les nombreux refus émanant de notables qui répugnent à s’exposer incitent les agents impériaux à composer avec les Jacobins. Ainsi, à Beaucaire, après la démission des deux premiers maires nommés au cours du mois d’avril, le préfet du Gard finit par parachuter un ancien cadre de l’an II, arrêté en l’an III. Trois maires se succédant en moins d’un mois, cela en dit long sur la stabilité des institutions locales et sur l’adhésion des populations au régime. Pour contrer l’influence des royalistes dans un espace géographique majoritairement hostile à Napoléon, les préfets parachutent des ex-Jacobins aux fonctions d’adjoints dans de nombreuses villes. À Orange, deux républicains de la première heure, Dugat et Jean-Pierre Plumail, lequel est un édile de l’an II et le dernier président de l’administration municipale du Directoire, assistent le maire Delonges, vétéran de l’armée d’Égypte. Dans de nombreux anciens bastions jacobins, les fonctions clefs sont accaparées par des vétérans de l’an II, comme à Bagnols. Appuyé par un adjoint de sa trempe, Dominique Vermale, le négociant Sauzède occupe le fauteuil de maire. Le profil de Sauzède est très éclairant de ce retour en grâce des républicains « exclusifs ». Tour à tour édile puis administrateur du district de Pont-Saint-Esprit en l’an II, il est chargé en 1815 d’encadrer le bataillon local de fédérés lancé aux trousses du duc d’Angoulême. Dans ces anciens pôles jacobins, les préfets intégrent également dans les conseils municipaux d’anciens cadres de l’an II. S’ils ne représentent qu’un petit quart des édiles orangeois des Cent-Jours, ce sont les anciens chefs de file du « parti » républicain qui sont plébiscités par le préfet. Ce constat se retrouve dans de nombreuses cités méridionales70 où les antagonismes politiques ont radicalisé les prises de position durant la décennie révolutionnaire. Le nord du couloir rhodanien, qui ne fut pas un bastion du jacobinisme radical, ignore complètement ce regain jacobin.

38En définitive, le scrutin de mai 1815 et les épurations administratives se soldent par un demi-succès pour le régime. Dans la vallée du Rhône septentrionale, cette politique favorise les royalistes modérés et les opportunistes qui font preuve d’un très grand attentisme politique qui dessert finalement le régime. Dans le Midi rhodanien, les élections de mai 1815 ne se traduisent pas totalement par un échec dans le sens où les royalistes sont écartés ou s’écartent d’eux-mêmes. Toutefois, peut-on véritablement parler de succès lorsque d’anciens Jacobins, alliés de circonstance du régime, investissent les pouvoirs locaux, annonçant par la suite une cogestion locale particulièrement complexe, sinon conflictuelle ?

39Après quinze années de césarisme, les comportements politiques forgés par la Révolution semblent figés. Dans la vallée du Rhône septentrionale, la modération reste de mise, malgré les discontinuités des années 1814-1815. En revanche, dans le Midi rhodanien, l’expédition du duc d’Angoulême et les Cent-Jours réveillent les antagonismes politiques et fissurent l’édifice napoléonien en favorisant le retour des vétérans de l’an II sur le devant de la scène. Les clivages géographiques se redessinent, comme si la Révolution n’avait jamais cessé. Les Cent-Jours font cohabiter en contiguïté régionale des municipalités conquises par les anciens patriotes « exclusifs », correspondant étroitement aux anciens bastions jacobins révolutionnaires, et des municipalités restées aux mains d’édiles modérés, qu’ils soient royalistes, libéraux ou bonapartistes. C’est en ce sens qu’il faut appréhender l’inégale sévérité des épurations qui frappent à nouveau les pouvoirs locaux lors du retour définitif des Bourbon et l’intensité des violences antibonapartistes qui jalonnent le couloir rhodanien méridional au lendemain de Waterloo.

Les débuts de la Seconde Restauration ou la persistance d’une fracture régionale

  • 71 J.J. Oechslin, Le mouvement ultra-royaliste sous la Restauration. Son idéologie et son action polit (...)

40Si Louis XVIII s’est montré clément et pragmatique en maintenant dans leurs prérogatives ceux qui l’ont rallié en 1814, il lui est désormais difficile d’ignorer la voix des ultra-royalistes qui réclament des purges brutales71. Toutefois, dans les campagnes et les petites villes du couloir rhodanien, le désir de vengeance se heurte à l’étroitesse du stock d’édiles disponibles, invitant au pragmatisme. Par ailleurs, les tensions avivées par les Cent-Jours atteignent leur paroxysme au cours de l’été 1815, lorsque le couloir rhodanien méridional est à nouveau le théâtre de sanglants règlements de compte.

  • 72 P. Triomphe, 1815. La Terreur Blanche, Toulouse, Privat, 2017.

41Sur fond de tensions socio-économiques, la chute de Napoléon génère une explosion de violences politiques dont les bonapartistes notoires sont les principales victimes72. La vallée du Rhône est très inégalement touchée par le phénomène. À un midi rhodanien durement éprouvé s’oppose une vallée du Rhône septentrionale qui traverse la crise en douceur. L’occupation précoce du nord de la vallée du Rhône par les alliés a contribué à désamorcer rapidement la crise. La quasi-absence de violences au cours de l’été 1815 s’explique surtout par l’attitude des populations lors des Cent-Jours, sinon durant toute la décennie révolutionnaire. Dans un espace géographique qui a fait de la modération politique sa terre d’élection, la transition effectuée en douceur en avril 1815 favorise, quelques mois plus tard, une sortie de crise dans les mêmes conditions.

  • 73 J.P. Bertaud, Les royalistes... op. cit., p. 382.
  • 74 G. Bertier de Sauvigny, Le comte Ferdinand de Bertier (1782-1864) et l’énigme de la Congrégation, P (...)
  • 75 P. Triomphe, « Des difficultés de sortir d’une crise politico-confessionnelle : le Gard après la Te (...)
  • 76 H. Houssaye, 1815, la seconde abdication, la Terreur blanche, Paris, Perrin, 1931, p. 451.
  • 77 R. Grosso, R. Moulinas, A. Maureau, A. Simon, Histoire de Vaucluse... op. cit., p. 116.
  • 78 R. La Croix de Castries, La Terreur blanche : l’épuration de 1815, Condé-sur-L’Escault, Perrin, 198 (...)

42En revanche, le Midi rhodanien est ébranlé par la violence des vendettas qui s’inscrivent dans un cadre régional plus large d’affrontements politiques englobant presque tout le sud de la France, que le gouvernement impérial n’est jamais vraiment parvenu à pacifier depuis le printemps 181573. Malgré l’exil de la famille royale, les partisans de la monarchie manifestent publiquement leur soutien à la cause des Bourbon durant tous les Cent-Jours et les heurts sont fréquents, accumulant les rancunes dans chaque camp. Les royalistes, peut-être encadrés par la Congrégation des chevaliers de la Foi, se soulèvent dans le Midi peu de temps avant que la nouvelle de l’abdication de l’Empereur y parvienne74. Dans le Gard, où les bataillons de fédérés ont contribué à la défaite du duc d’Angoulême, les royalistes se révoltent dès le 25 juin75. De l’autre côté du Rhône, la situation est tout aussi critique76. Traqués, les bonapartistes se réfugient auprès du général Cassan, retranché dans Avignon avec plusieurs centaines de fédérés77. De la fin du mois de juin jusqu’à la mi-août, les partisans de l’Empereur déchu, et plus particulièrement les vétérans des guerres de l’Empire, sont la cible de violences extrêmes connues sous le nom de « Terreur blanche »78. Dans le couloir rhodanien, la victime la plus célèbre est le maréchal Brune, assassiné à Avignon le 2 août 1815. Les anciens Jacobins ayant rallié les Cent-Jours sont également la cible de la vindicte royaliste, comme les Avignonnais Fabre-Montagne et Tissot. Les royalistes reprochent autant le parcours révolutionnaire de leurs victimes que leur rôle durant les Cent-Jours. Ainsi, le 13 août 1815, les maisons des bonapartistes notoires bagnolais, dont certains sont d’anciens chefs de file des fédérés, comme le négociant Vermale, sont saccagées et pillées. Dans la région, plus de deux cents personnes auraient été tuées.

  • 79 P. Triomphe, « Les sorties de la Terreur blanche dans le Midi », Revue d’histoire du XIXe siècle, 4 (...)
  • 80 A. Lignerieux, Chouans et Vendéens... op. cit., p. 241.

43La vallée du Rhône méridionale n’est pas uniformément ébranlée par la « Terreur blanche ». Contrairement à Nîmes et à Uzès où les violences amplifiées par la question confessionnelle font plusieurs dizaines de morts, la frange rhodanienne du Gard reste calme, à l’exception de Bagnols, foyer jacobin précoce dont le noyau républicain s’est réaffirmé pendant les Cent-Jours. Par ailleurs, les parties méridionales de l’Ardèche et de la Drôme ignorent totalement ce déferlement de violences. Les épicentres de l’agitation dans la région se trouvent essentiellement sur la rive gauche, dans le Vaucluse et dans les Bouches-du-Rhône. Géographies de la conflictualité politique révolutionnaire et des violences de l’été 1815 se recoupent, sans que la superposition soit totale. En effet, certains foyers majeurs des luttes révolutionnaires, comme Bollène ou Piolenc dans l’ancien Comtat rhodanien, sont relativement épargnés par ces règlements de compte. C’est que l’héritage conflictuel légué par la Révolution n’explique pas tout. En fait, les attitudes politiques durant les Cent-Jours ont également beaucoup joué. Dans les espaces où les vétérans de l’an II se sont imposés par la force, la « Terreur blanche » est particulièrement intense. Toutefois, dans les localités où les Cent-Jours ne suscitent aucun heurt majeur, la transition politique de l’été 1815 s’accomplit, en toute logique, dans les mêmes conditions79. Ainsi à Orange, ancien bastion républicain où les violences n’ont jamais vraiment trouvé d’écho, la crise de l’été 1815 est rapidement désamorcée et la conquête de la ville s’opère sur la base du compromis entre les « partis », comme c’est aussi le cas dans certaines villes de l’Ouest80.

  • 81 J.P. Bertaud, Les royalistes... op. cit., p. 397.

44À partir de la mi-août, le gouvernement royal reprend en main le Midi de la France. Le rappel du duc d’Angoulême et la dissolution du gouvernement du Midi, dont le Prince était à la tête, favorisent le retour à la normale tandis que le déploiement des troupes alliées dans les principales cités méridionales, dont 25 000 Autrichiens rien que pour le Vaucluse, contribue également à sortir de la crise. Enfin, le 1er septembre, Louis XVIII condamne les violences du Midi dans une proclamation très virulente dénonçant les « attentats contre nous et contre la France »81.

  • 82 O. Tort, « Le discours de La Bourdonnaye sur l’amnistie (11 novembre 1815) : un archétype du rôle d (...)
  • 83 P. Serna, « La bataille des girouettes... Du bon usage du changement d’opinion durant l’été 1815 », (...)
  • 84 AN, F1bII Drôme 16, lettre du préfet de la Drôme au ministre de l’intérieur, 25 novembre 1815.
  • 85 R. Martinage, « Les épurations sous les régimes monarchiques », in L’épuration de la magistrature.. (...)

45Le retour définitif de Louis XVIII s’accompagne de vastes purges. L’ordonnance du 12 juillet 1815 révoque tous les fonctionnaires nommés à partir du 20 mars et les édiles destitués par Napoléon reprennent leurs fonctions. Toutefois, se pose l’épineux casse-tête de ceux – et ils sont nombreux – nommés avant le 20 mars 1815 et qui ont continué à servir sous les Cent-Jours par conviction ou par opportunisme. En dépit de la sévère épuration réclamée par les ultraroyalistes82, le pouvoir royal est rapidement confronté à la réalité du terrain. Comment épurer en profondeur des petites structures dans lesquelles les édiles, plus par opportunisme et attentisme que par de réelles convictions politiques, ont rallié les différents régimes se succédant à un rythme effréné entre 1814 et 181583 ? Faute de pouvoir exclure tous ceux qui ont prêté serment de fidélité à l’Empereur pendant les Cent-Jours, les agents royaux destituent les plus compromis, ayant « professé hautement des principes contraires au gouvernement royal84 ». Par conséquent, l’épuration du personnel municipal rhodanien s’avère particulièrement limitée, contrairement aux purges menées dans le monde judiciaire85.

  • 86 N. Richardson, The French Prefectoral Corps... op. cit., p. 167.
  • 87 M. Bergère, J. Le Bihan (dir.), Fonctionnaires dans la tourmente... op. cit., p. 12.
  • 88 M.C. Thoral, L’émergence du pouvoir local... op. cit., p. 35.

46Après les préfets, dont 90 % ont été écartés en 1815, les maires et les adjoints sont les plus concernés par l’épuration administrative86. Les purges de l’été 1815, qui se poursuivent jusqu’en 1816, sont moins importantes que celles des Cent-Jours ou de 183087. Dans les départements de la vallée du Rhône septentrionale, de nombreux édiles sont maintenus en fonction. Ainsi en Isère, seul un tiers des maires est destitué88. Toutefois, épuration ne signifie pas forcément révocation, certains maires ou adjoints des Cent-Jours étant simplement rétrogradés, comme Jean-Pierre Thomas, adjoint de Valence en avril 1815 et conseiller municipal après l’épuration de l’été 1815. Cette pratique n’est possible que dans les localités où la transition du printemps 1815 n’a pas dégénéré en crise politique. Le personnel subalterne est encore moins touché par l’épuration. Au-delà des bonapartistes notoires ou des adversaires acharnés des Bourbon, les administrateurs attentistes des Cent-Jours sont maintenus en fonction. À Saint-Paul-Trois-Châteaux, un seul édile, le protestant Paul Bérard, un ancien Jacobin, est destitué pour cause d’opinion politique. Sur la trentaine d’administrateurs municipaux orangeois, dont quinze ont été nommés par le roi en février 1815, seuls six sont écartés pour leur attitude durant les Cent-Jours. Si la majeure partie des édiles a continué de siéger pendant l’interrègne, les autorités supérieures frappent surtout les plus exposés, tel le juriste Monier, dont la maison a servi de lieu de réunion aux ténors bonapartistes locaux. En définitive, dans le couloir rhodanien, comme dans le reste des départements français, le pragmatisme politique s’impose. Le profil des détenteurs de fonctions locales des débuts de la Restauration est assez homogène. Ceux qui ont connu la Révolution se sont signalés pour leur conservatisme : Pradelle, maire de Donzère, comptait parmi les plus zélés partisans du curé réfractaire tandis que celui de Caderousse, Ambroise Meyer, fut l’un des chefs de file du « parti » aristocrate durant les premières années de la Révolution. En toute logique, les équipes municipales nommées sous la Seconde Restauration comptent un fort contingent d’émigrés, dont bon nombre sont parachutés à la tête des municipalités (presque 40 % des maires ruraux), ou des suspects et des détenus de l’an II, comme Deloche, maire de Tain.

  • 89 J. Vidalenc « Notes sur les épurations de 1814 et de 1815 », in Les épurations administratives... o (...)
  • 90 O. Tort, La droite française : aux origines de ses divisions, Paris, Éditions du CTHS, 2013, p. 63.
  • 91 AN, F7 9653, lettre du préfet de la Drôme au ministre de l’intérieur, 17 août 1818.

47Au-delà de ces trajectoires communes, l’épuration de 1815-1816 confirme la persistance du clivage fracturant le couloir rhodanien en deux espaces politiques opposés. En effet, dans la vallée du Rhône septentrionale, les agents du gouvernement nomment surtout des royalistes modérés. Dans une aire géographique où la « Terreur blanche » ne trouve pas la même résonance que dans le Midi, la modération dont ont fait preuve les édiles ne nécessite pas l’emploi des plus farouches défenseurs des Bourbon89. Toutefois, si les ultraroyalistes sont rapidement écartés des députations drômoises et iséroises, la situation est plus contrastée au niveau des municipalités, où ils s’imposent aux postes clefs90. Ainsi, dans la Drôme, à la fin de notre période, les rapports du sous-préfet sont sans appel. Les « amis de la Charte » seraient peu nombreux tandis que la majorité des maires serait proche de la mouvance ultra, et plus particulièrement ceux de Loriol et de Montélimar, dont le maire Jean-Charles Serret est un monarchiste de la première heure, accusé en 1795 de collusion avec le contre-révolutionnaire de Lestang91. En revanche, les fonctions subalternes sont volontiers confiées à des royalistes nettement plus modérés ou à un fort contingent d’administrateurs conformistes, qui se fondent sans difficulté dans la succession des régimes politiques des premières années du XIXe siècle.

  • 92 O. Tort, La droite française... op. cit., p. 67.
  • 93 P. Triomphe, 1815... op. cit., p. 184.

48A contrario, dans la vallée du Rhône méridionale, maires et adjoints nommés pendant les Cent-Jours sont victimes d’une très sévère épuration et sont remplacés par les plus chauds partisans de la cause royale. Les nobles ayant pris part à l’expédition du duc d’Angoulême sont les premiers gratifiés d’une place au sein des conseils municipaux, généraux ou d’arrondissement. Au moins 20 % des administrateurs orangeois nommés en 1815 se sont engagés au service du prince en avril 1815, comme les d’Aymard, père et fils, ou les juristes Dumas et Paillet. La plupart furent membres du comité royal constitué en juin 1815 visant à s’emparer de la ville au nom de Louis XVIII. Une part importante des nouveaux maires et adjoints se recruterait parmi la Congrégation des Chevaliers de la Foi, dont les bannières ont essaimé dans les départements méridionaux. Tel est le cas de l’ancien émigré Charles-François de Cambis-Lézan, maire d’Avignon de 1815 à 1819. Au début de la Seconde Restauration, la vallée du Rhône méridionale fait figure d’une terre à la fidélité monarchique sans faille et les plus grandes cités, comme Arles ou Avignon, se distinguent par un soutien total à la cause royale jusqu’en 1830 et au-delà92. Néanmoins, le royalisme méridional est loin d’être uniforme. Des frictions apparaissent au sein du mouvement ultra dès la fin de l’année 1815. À Villeneuve-lez-Avignon, le chevalier de Roubin démissionne en 1815 car il refuse d’être sous les ordres d’un bourgeois, ce qui en dit long sur les tensions existant au sein de la mouvance royaliste93. L’arrogance d’une partie de la noblesse génère une scission au sein des ultra-royalistes méridionaux à la fin de l’année 1815.

  • 94 AN, F9709, Situation du département de Vaucluse, sans date (note très certainement rédigée après (...)
  • 95 AN, F1bII Gard 16, lettre du sous-préfet d’Uzès au préfet du Gard, 16 septembre 1818.
  • 96 P. Triomphe, « Un succès ministériel au milieu d’âpres controverses idéologiques. Les élections de (...)
  • 97 O. Tort, « L’image du Midi sous la Restauration : variations autour du tempérament méridional », AM(...)
  • 98 P. Vigier, La Seconde République dans la région alpine. Étude politique et sociale, Paris, PUF, 196 (...)

49Après la dissolution de la « Chambre introuvable » et le virage modéré de 1816, les édiles ultra-royalistes les plus zélés ne sont plus en odeur de sainteté. Constituant un frein à la restauration de la concorde politique, le gouvernement royal tente d’écarter les maires les plus compromettants. Les préfets déconseillent toute destitution massive qui, « en effrayant la population, l’aliènerait à coup sûr », mais suggèrent au contraire de saisir « des occasions qui n’aient point trait à l’opinion pour arriver au point auquel on doit tendre »94. Il y a donc une véritable stratégie visant à une lente reconquête des bastions ultraroyalistes. Renoyer, maire de Pont-Saint-Esprit depuis l’an IX et intime du duc d’Angoulême qu’il a reçu lors de sa campagne, en fait l’amère expérience, sacrifié avec son premier adjoint en 1819 car accusés d’entretenir « l’esprit de parti » dans leur commune95. Cette disgrâce s’inscrit dans un contexte plus large d’épurations administratives ponctuelles96. Toutefois, malgré l’image d’un Midi entièrement royaliste, voire ultra-royaliste, véhiculée par des contemporains, comme Genoude, tous les édiles ne sont pas proches de la mouvance ultra97. On trouve parmi eux quelques libéraux ayant flirté avec le bonapartisme sous l’Empire ou les Cent-Jours, comme d’Armand, de Mondragon, destitué en 1816, ou Biliotti, de Piolenc. Par ailleurs, de solides noyaux républicains fermement implantés dans le Midi contribuent à maintenir vivaces les affrontements politiques méridionaux durant la majeure partie du siècle98.

50Ainsi, à partir de 1800, les nouveaux critères de notabilité favorisent des élites locales socialement proches de celles d’avant 1789 (marginalisation des artisans, réaffirmation de la bourgeoisie de talent dans les villes, etc.), sans toutefois la reproduire à l’identique (surreprésentation de la bourgeoisie d’affaires et de la noblesse). La politique de réaristocratisation des pouvoirs locaux offre la direction des municipalités à des nobles qui, après avoir amorcé un retour timide au début du Consulat, s’imposent à la tête des municipalités à partir de 1808 et supplantent marchands et juristes à la veille de la déchéance de Napoléon. En fusionnant dans les hôtels de ville les survivants de l’Ancien Régime et les héritiers de la Révolution au sein d’une nouvelle équipe comprenant une part non négligeable de novices, Napoléon redéfinit le personnel politique local en réalisant la synthèse des élites. Toutefois, le caractère censitaire du régime et l’allongement de la durée des mandatures municipales favorisent le vieillissement et l’enracinement des édiles. En recyclant le personnel municipal impérial, Louis XVIII accentue ce processus de fermeture. Après avoir expérimenté un syncrétisme municipal associant les modérés de tous horizons, Napoléon abandonne cette stratégie au tournant des années 1810, offrant ainsi des gages aux conservateurs qu’il tente de rallier à sa cause, sans succès. Les Cent-Jours bouleversent les échiquiers politiques locaux en balayant les équipes municipales trop favorables aux Bourbon. L’impact de cette « révolution des mairies » reste cependant limité par le recours massif au même vivier édilitaire. Dans le couloir rhodanien, où les blessures de la Révolution sont encore mal cicatrisées, les événements de 1815 favorisent la résurgence des lignes de fracture politiques esquissées par la Révolution. Dans la partie septentrionale de la vallée du Rhône, l’interrègne conduit au pouvoir des hommes de différentes tendances politiques qui partagent néanmoins une même ligne de conduite modérée, facilitant par la suite une sortie de crise en douceur et expliquant in fine l’absence de « Terreur blanche » et d’épurations sévères dans les années suivantes.

51Dans le Midi rhodanien, les Cent-Jours réveillent les antagonismes que l’Empire avait temporairement désamorcés en favorisant le retour politique des « vétérans de la Terreur », sur fond de guerre civile. Dans de telles conditions, la reprise en main de la région par les Bourbon génère des purges sévères succédant à de violents règlements de compte. Cette situation conduit à la tête des pouvoirs locaux les plus ardents partisans de la cause royale, contribuant ainsi à forger l’illusion trompeuse d’un Midi uniformément royaliste, au moins jusqu’à la révolution de 1830.

Notes

1 L. Bergeron, G. Chaussinand-Nogaret, Les masses de Granit. Cent mille notables du Premier Empire, Paris, Editions de l’EHESS, 1979.

2 C.I. Brelot, La noblesse réinventée. Nobles de Franche-Comté de 1814 à 1870, Paris, Les Belles Lettres, 1992 ; N. Petiteau, Élites et mobilités : la noblesse d’Empire au XIXe siècle (1808-1914), Paris, La Boutique de l’Histoire, 1997.

3 N. Petiteau, Napoléon, de la mythologie à l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, 2004 ; J.Y Mollier, M. Reid, J.C. Yon (dir.), Repenser la Restauration, Paris, Broché, 2005 ; J.C. Caron (dir.), Rien appris, rien oublié ? Les Restaurations dans l’Europe postnapoléonienne (1814-1830), Rennes, PUR, 2015.

4 Voies nouvelles pour l’histoire du Premier Empire. Territoires, pouvoirs et identités, colloque d’Avignon 9-10 mai 2000, textes réunis et présentés par Natalie Petiteau, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2003, p. 23-24.

5 J. Bourguet-Rouveyre, « La survivance d’un système électoral sous le Consulat et l’Empire », AHRF, n° 346, octobre-décembre 2006, p. 17-29.

6 T. Lentz (dir.), Dictionnaire des institutions du Consulat et de l’Empire, Paris, Noyelles, 2017.

7 N. Petiteau, Lendemains d’Empire. Les soldats de Napoléon dans la France du XIXe siècle, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2003, p. 214-217.

8 J. Dunne, « Les maires de Brumaire, notables ruraux ou gens de passage ? », in Du Directoire au Consulat. Tome 3 : Brumaire dans l’histoire du lien politique et de l’État-Nation, Jean-Pierre Jessenne éd., Centre de Recherche sur l’Histoire de l’Europe du Nord-Ouest, GRHIS-université de Rouen, Préfecture de Haute-Normandie, vol. 25, Villeneuve d’Ascq, ANRT, 2001, p. 454 ; C. Kermoal, Les notables du Trégor... op. cit., p. 370.

9 A. Maureau, « Maires et adjoints dans le Vaucluse de l’an VIII à 1815 », Provence historique, 28, 113, 1978, p. 243.

10 G. Fournier, Démocratie... op. cit., p. 317.

11 G. Chaussinand-Nogaret, J.M. Constant, C. Durandin, A. Jouanna, Histoire des élites en France du XVIe au XXe siècle, Saint-Just-La-Pendue, Tallandier, 1991, p. 290.

12 C.I. Brelot, La noblesse en Franche-Comté de 1789 à 1808, Besançon, Annales littéraires de l’université de Besançon, 1972, p. 149.

13 Voir notamment le cas arlésien : C. Bonnet, Les Bouches-du-Rhône sous le Consulat et l’Empire : évolution économique et vie socio-politique, doctorat (dir. M. Vovelle), université Paris Sorbonne, 1987, p. 457.

14 J. Horn, Qui parle pour la nation ? Les élections en Champagne : 1765-1830, Paris, SER, 2004, p. 208.

15 C. Belmonte, Les patriotes... op. cit., p. 213.

16 N. Petiteau, « Les ultra dans le Var : une faction sous l’Empire, un parti sous la Restauration », Rives nord-méditerranéennes, 1, 1998, p. 70.

17 A. Maureau, G. Peyron-Montagnon, Grands notables du Premier Empire. Vaucluse-Ardèche, Paris, Éditions du CNRS, 1978, p. 6.

18 G. Maurin, « Les premiers maires du Consulat dans le Gard », Revue du Midi, 42, 23e année, 1909, p. 5-24.

19 J.Y. Coppolani, Les élections en France à l’époque napoléonienne, Paris, Albatros, 1980, p. 327 ; B. Papagiatopoulos, « Les structures d’âge du personnel de l’Empire », Revue d’histoire moderne et contemporaine, XVII, 1970, p. 444.

20 M. Agulhon, L. Girard, J.L. Robert, W. Serman, Les maires en France du Consulat à nos jours, Paris, PUS, 1986, p. 38 ; J. Horn, Qui parle pour la nation... op. cit., p. 211.

21 A.M. Boursier, A. Soboul, « La grande propriété foncière à l’époque napoléonienne », AHRF, 245, 1981, p. 406.

22 P. Vigier, Essai sur la répartition de la propriété foncière dans la région alpine, son évolution des origines du cadastre à la fin du Second Empire, Paris, SEVPEN, 1963, p. 68.

23 A. Daumard, Les bourgeois et la bourgeoisie en France depuis 1815, Paris, Flammarion, 1987, p. 92.

24 L. Bergeron, G. Chaussinand-Nogaret, Les masses de granit... op. cit., p. 51.

25 A. Ducel, « Les notables dans le Bas-Languedoc à l’époque napoléonienne », in Économie et société en Languedoc-Roussillon de 1789 à nos jours, Montpellier, CNRS, 1978, p. 350.

26 T. Lentz, D. Imhoff, La Moselle et Napoléon. Études d’un département sous le Consulat et l’Empire, Nancy, Éditions Serpenoise, 1986, p. 52-53.

27 Même constat dans le Trégor : C. Kermoal, Les notables du Trégor... op. cit., p. 378.

28 J.L. Suissa, Le département de l’Eure sous le Consulat et l’Empire (1799-1815), Évreux, Nouvelles de l’Eure, 1983, p. 26.

29 N. Soulas, « Le royalisme municipal. Étude prosopographique des édiles nommés par le roi au début de la Seconde Restauration dans la vallée du Rhône », AM, 304, 2018, p. 447-460.

30 B. Bodinier, « Continuité et renouvellement des notables de l’Eure par-delà Brumaire », in Du Directoire au Consulat, 4 : Brumaire dans l’histoire du lien politique et de l’État-Nation... op. cit., p. 423.

31 AD Drôme, 2 M 49, renseignements sur les maires nommés sous le Consulat.

32 G. Chaussinand-Nogaret, J.M. Constant, C. Durandin, A. Jouanna, Histoire des élites... op. cit., p. 283.

33 J. Horn, Qui parle... op. cit., p. 218.

34 J.Y. Coppolani, Les électionsop. cit., p. 362.

35 P. Allard, « Arles, de la Révolution à la République », Provence historique, 37, 148, 1987, p. 219.

36 AD Gard, 2 M 48, lettre du préfet concernant la désignation du maire de Beaucaire, 8 germinal an VIII.

37 J.P. Jessenne, Pouvoir... op. cit., p. 132.

38 M.C. Thoral, « L’administration locale en temps de crise : le cas de l’Isère en 1814-1815 », AHRF, 339, 2005, p. 117-135.

39 A.C. Thibaudeau, Mémoires, 1799-1815, Paris, Plon, 1913, p. 375.

40 J. Tulard, « Les épurations administratives en France de 1800 à 1830 », in Les épurations administratives, XIXe et XXe siècles, Genève, Droz, 1977, p. 52.

41 A. Madeleine, La Première Restauration dans la Haute-Garonne, Paris, Gamber, 1932 ; T. Le Yoncourt, Le préfet et ses notables en Ille-et-Vilaine au XIXe siècle (1814-1914), Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 2001, p. 17-18.

42 M.C. Thoral, L’émergence du pouvoir local. Le département de l’Isère face à la centralisation (1800-1837), Rennes, PUR, 2010, p. 35. Constat partagé par P. Allorant, « Le comportement des élites préfectorales et municipales en 1814 », in L. Coste (dir.), Le sud ouest, la France et l’Europe à la fin de l’empire napoléonien, Bordeaux, Maisons des sciences de l’homme d’Aquitaine, 2015, p. 151-161.

43 A. Lignerieux, Chouans et Vendéens contre l’Empire. 1815. L’autre guerre des Cent-Jours, Paris, Vendémiaire, 2018, p. 36.

44 P. Allard, « Arles... », art. cité., p. 220.

45 F. Démier, La France de la Restauration (1814-1830). L’impossible retour au passé, Paris, Folio histoire, 2012, p. 78.

46 N. Petiteau, Les Français et l’Empire (1799-1815), Paris, La Boutique de l’Histoire, 2008, p. 236.

47 J. Tulard, Les Vingt-jours. Louis XVIII ou Napoléon ?, Paris, Fayard, 2001, p. 199.

48 F. de Coustin, Louis XIX, duc d’Angoulême, Paris, Perrin, 2017.

49 É. Le Gallo, Les Cents-Jours. Essai sur l’histoire intérieure de la France depuis le retour de l’île d’Elbe jusqu’à la nouvelle de Waterloo, Paris, Félix Alcan, 1924, p. 164.

50 O. Monge, La capitulation de Lapalud : campagne du duc d’Angoulême dans le Vaucluse (mars-avril 1815), Paris, Hachette, 2013 [1894].

51 V. Andéol, Histoire des guerres du Vivarais et autres contrées voisines en faveur de la cause royale depuis le camp de Jalès, 1790 jusqu’en 1816, Privas, Agard, 1817, p. 170.

52 M.B. Cartron, Seul contre Napoléon. Les 100 jours du duc d’Angoulême, Clamecy, Artena, 2008, p. 135.

53 R.S. Alexander, Bonapartism and revolutionary tradition in France. The fédérés of 1815, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.

54 J. Hantraye, « Les prises d’armes de 1814-1815, signe et facteur de la politisation des ruraux », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 118-4, 2011, p. 47-61.

55 M. Denis, C. Geslin, La Bretagne des blancs et des bleus, 1815-1880, Rennes, Éditions OuestFrance, 2003, p. 21.

56 C. Alleaume, Les Cent-Jours dans le Var, Draguignan, Olivier Joulian, 1930, 205 p ; J. Cornillon, Un feuillet d’histoire locale : le Bourbonnais pendant les Cent-Jours, Moulins, Imprimerie du Progrès de l’Allier, 1925, 144 p.

57 F. Bluche, Le plébiscite des Cent-Jours (avril-mai 1815), Genève, Droz, 1974.

58 N. Richardson, The French Prefectoral Corps, 1814-1830, Cambridge, Cambridge University Press, p. 104.

59 A. Maureau, « Les municipalités des Cent-Jours dans le Vaucluse », Nouvelles annales d’Avignon, 1, 2003, p. 31.

60 H. Houssaye, 1815. La Première Restauration, le retour de l’île d’Elbe, les Cent-Jours, Paris, Perrin, 1893, p. 127.

61 T. Lentz, Nouvelle histoire du Premier Empire. Tome IV. Les Cent-Jours (1815), Paris, Fayard, 2010, p. 392.

62 G. Charcosset, « Trajectoires municipales au prisme des changements de régime. Le cas des municipalités des Cent-Jours dans l’arrondissement de Villefranche-sur-Saône (Rhône) », Histoire & Mesure, XXIX-2, 2014, p. 96.

63 Pour les conseillers municipaux, le sondage a été réalisé à partir d’un échantillon de six villes : Beaucaire, Montélimar, Orange, Tarascon, Valence, Vienne.

64 P. Lévêque, « La révolution de 1815, le mouvement populaire pendant les Cent-Jours », in L. Hamon, Les Cent-Jours dans l’Yonne. Aux origines d’un bonapartisme libéral, Paris, Éditions de la MSH, 1988, p. 57-58.

65 N. Soulas, « Sédimentation des expériences politiques et séquelles postrévolutionnaires : les Cent-Jours dans le couloir rhodanien », Parlement[s], revue d’histoire politique, 27, 2018, p. 165178.

66 F. Bluche, Le Bonapartisme. Aux origines de la droite autoritaire (1800-1850), Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1980.

67 J. Skiner, « The revolutionary and royalist traditions in southern village society : the Vaucluse comtadin (1789-1851) », in A. Forrest, P. Jones (dir.), Rehasping France. Town, country and region during the french revolution, Manchester, Manchester University Press, 1991, p. 208.

68 C. Peyrard, « La conspiration du Midi : une conjuration républicaine ? », in C. Peyrard, F. Pomponi, M. Vovelle (dir.), L’administration napoléonienne en Europe, adhésions et résistances, Aix-en-Provence, PUP, 2008, p. 149-158 ; N. Petiteau, « Les fidélités républicaines sous le Consulat et l’Empire », AHRF, 346, 2006, p. 59-74.

69 N. Petiteau, Les Français... op. cit., p. 248.

70 M. Agulhon, La vie sociale en Provence intérieure au lendemain de la Révolution, Paris, SER, 1970, p. 462.

71 J.J. Oechslin, Le mouvement ultra-royaliste sous la Restauration. Son idéologie et son action politique (1814-1830), Paris, Pichon & Durand-Auzias, 1960.

72 P. Triomphe, 1815. La Terreur Blanche, Toulouse, Privat, 2017.

73 J.P. Bertaud, Les royalistes... op. cit., p. 382.

74 G. Bertier de Sauvigny, Le comte Ferdinand de Bertier (1782-1864) et l’énigme de la Congrégation, Paris, Presses continentales, 1948 ; P. Triomphe, « S’insurger ou convaincre. La contribution des sociétés secrètes royalistes à la politisation du Midi de la France (1799-1832) », Parlement(s), Revue d’histoire politique, 2011/3, p. 15-28.

75 P. Triomphe, « Des difficultés de sortir d’une crise politico-confessionnelle : le Gard après la Terreur blanche de l’été 1815 » in J. Grévy (dir.), Sortir de crise. Les mécanismes de résolution des crises politiques (XVIe-XXe siècle), Rennes, PUR, 2010, p. 59.

76 H. Houssaye, 1815, la seconde abdication, la Terreur blanche, Paris, Perrin, 1931, p. 451.

77 R. Grosso, R. Moulinas, A. Maureau, A. Simon, Histoire de Vaucluse... op. cit., p. 116.

78 R. La Croix de Castries, La Terreur blanche : l’épuration de 1815, Condé-sur-L’Escault, Perrin, 1981.

79 P. Triomphe, « Les sorties de la Terreur blanche dans le Midi », Revue d’histoire du XIXe siècle, 49, 2014/2, p. 51-63.

80 A. Lignerieux, Chouans et Vendéens... op. cit., p. 241.

81 J.P. Bertaud, Les royalistes... op. cit., p. 397.

82 O. Tort, « Le discours de La Bourdonnaye sur l’amnistie (11 novembre 1815) : un archétype du rôle des conflits de mémoire dans la marginalisation de l’extrême-droite », Histoire, économie et société, 2005, 2, p. 233-252.

83 P. Serna, « La bataille des girouettes... Du bon usage du changement d’opinion durant l’été 1815 », Politix, 56, 2001, p. 77-107.

84 AN, F1bII Drôme 16, lettre du préfet de la Drôme au ministre de l’intérieur, 25 novembre 1815.

85 R. Martinage, « Les épurations sous les régimes monarchiques », in L’épuration de la magistrature... op. cit., p. 36-37.

86 N. Richardson, The French Prefectoral Corps... op. cit., p. 167.

87 M. Bergère, J. Le Bihan (dir.), Fonctionnaires dans la tourmente... op. cit., p. 12.

88 M.C. Thoral, L’émergence du pouvoir local... op. cit., p. 35.

89 J. Vidalenc « Notes sur les épurations de 1814 et de 1815 », in Les épurations administratives... op. cit., p. 67.

90 O. Tort, La droite française : aux origines de ses divisions, Paris, Éditions du CTHS, 2013, p. 63.

91 AN, F7 9653, lettre du préfet de la Drôme au ministre de l’intérieur, 17 août 1818.

92 O. Tort, La droite française... op. cit., p. 67.

93 P. Triomphe, 1815... op. cit., p. 184.

94 AN, F9709, Situation du département de Vaucluse, sans date (note très certainement rédigée après les élections de 1816 qu’elle mentionne).

95 AN, F1bII Gard 16, lettre du sous-préfet d’Uzès au préfet du Gard, 16 septembre 1818.

96 P. Triomphe, « Un succès ministériel au milieu d’âpres controverses idéologiques. Les élections de 1818 dans le Gard », AM, 267, 2009, p. 345-364.

97 O. Tort, « L’image du Midi sous la Restauration : variations autour du tempérament méridional », AM, 280, 2012, p. 436-453.

98 P. Vigier, La Seconde République dans la région alpine. Étude politique et sociale, Paris, PUF, 1963.

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