Révolutionner les cultures politiques
|Introduction générale
Texte intégral
1Orange, Dauphiné, le 4 février 1790 : la nouvelle municipalité révolutionnaire s’adresse aux députés de l’ancienne principauté d’Orange à la Constituante :
- 1 AM Orange, D 782, lettre de la municipalité aux députés orangeois à la Constituante, 4 février 1790 (...)
« Notre installation et prestation de serment se sont faites [...] dans la maison commune où M. M. les anciens officiers municipaux ne se trouvèrent pas lors de cette cérémonie. Nous ne pouvons cependant vous dissimuler que le fardeau nous étonne au point de n’avoir qu’à peine repris nos sens. En effet, Messieurs, chacun de nous, étranger de tout temps à l’administration, y arrive dans ce moment sans expérience aucune, et sans la moindre connaissance des affaires ; c’est ce qui nous fait redouter de ne pouvoir jamais répondre à la trop grande estime et trop haute confiance que nos concitoyens ont daigné concevoir de nous1 ».
2La première élection municipale orangeoise de la décennie révolutionnaire se traduit par une rupture politique précoce mettant hors-jeu le personnel d’Ancien Régime. En parallèle, la source atteste l’existence de tensions sous-jacentes, révélées par le boycott de la cérémonie d’intronisation de la nouvelle municipalité par les anciens édiles. Cet exemple interroge. Est-il atypique ou s’inscrit-il dans un contexte régional et national plus ample d’ouverture des pouvoirs locaux, à la faveur du processus révolutionnaire ? Comment s’articule localement le passage entre un régime subitement appelé à devenir ancien et le nouvel ordre révolutionnaire ? Comment les populations s’adaptent-elles à ces bouleversements politiques et institutionnels ?
- 2 J. Godechot, « Les municipalités du Midi avant et après la Révolution », AM, 109, 1972, p. 367.
- 3 S. Turc, Les Élites grenobloises, des Lumières à la Monarchie de Juillet. Noblesses, notabilités et (...)
- 4 P. Chopelin, Ville patriote et ville martyre. Lyon, l’Église et la Révolution, 1788-1805, Paris, Le (...)
3Pour apporter des réponses à ces questions, simples en apparence, il est nécessaire d’élargir notre réflexion à un cadre géographique et chronologique plus vaste, susceptible de révéler des facteurs explicatifs structurants2 en abolissant les césures académiques qui enferment la Révolution française dans une chronologie restreinte3. Il faut d’abord chercher à comprendre comment s’organise la vie politique locale et quels sont ses acteurs pour ensuite préciser les ruptures opérées par la Révolution française et les héritages qu’elle lègue au XIXe siècle. C’est pourquoi les années 1750, voyant la restauration de la pratique élective pour désigner le personnel politique local, et les années 1820, offrant suffisamment de recul pour appréhender les recompositions sociopolitiques postrévolutionnaires, ont été retenues comme bornes chronologiques de cette enquête. Le couloir rhodanien – entendu ici comme le bassin fluvial allant des faubourgs de Lyon jusqu’à Arles –, espace géographique encore mal connu des historiens, s’est avéré un laboratoire idéal, tant du fait de l’existence d’un corpus de sources tr Ès riche permettant de replacer le processus révolutionnaire dans la longue durée, que du tr Ès fort dynamisme de la vie politique locale partagé par les communautés et les communes situées le long de cet axe fluvial. L’étude ne pouvant aborder avec exhaustivité toutes les communes de la vallée du Rhône, nous avons réalisé un échantillonnage rassemblant des espaces présentant à la fois des sources utilisables et des situations politiques intéressantes. Une lecture des 154 registres de délibérations des directoires et des conseils d’administration de six départements rhodaniens (Bouches-du-Rhône, Gard, Vaucluse, Drôme, Ardèche et Isére) et des 81 registres de délibérations des 14 districts limitrophes du fleuve a débouché sur la constitution d’un échantillon d’une trentaine de villes-tests, situées entre Arles et Givors. Lyon, largement couverte par l’historiographie, a été sciemment laissée de côté4. Le nord de la vallée du Rhône est moins représenté dans l’échantillon que la partie méridionale en raison de la rareté des sources locales, détruites lors des bombardements de 1944. Par ailleurs, les dépouillements ont révélé l’existence d’une zone de tr Ès forte conflictualité politique entre Arles et Montélimar, qui nécessitait dès lors la constitution d’un échantillon plus fin de villes-tests, sélectionnées dans des espaces géographiques proches les uns des autres.
- 5 Qu’ils soient « protagonistes occasionnels » ou « cadres politiques institutionnels » : H. Burstin, (...)
- 6 J. Revel, « Micro-analyse et construction du social », in Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’exp (...)
- 7 B. Lepetit, « De l’échelle en histoire », in Jeux d’échelles… op. cit., p. 71-94.
4L’objectif de notre travail est d’observer à différentes échelles géographiques les bouleversements sociopolitiques rhodaniens à l’aune de la Révolution française et leurs ramifications au cours du premier XIXe siècle. Il s’agit de comprendre comment l’élargissement de l’espace public et la nationalisation de la vie politique locale transforment en profondeur les arènes politiques en intégrant de nouveaux acteurs5 tout en relançant des conflits anciens (qui trouvent une caisse de résonance inédite à partir de 1789) ou en les créant de toutes pièces. C’est donc une histoire des processus et des rythmes de la politisation des individus que nous entendons mener. L’intérêt majeur du sujet réside dans la démarche adoptée, mêlant à la fois micro-analyse politique6, prosopographie et jeux d’échelles7.
- 8 S. Bianchi, « Continuité et recomposition des personnels administratifs en temps de Révolution (178 (...)
- 9 L’approche prosopographique connaît un renouveau en histoire depuis une trentaine d’années. On trou (...)
- 10 Les notions de « classe dirigeante » et surtout de « classe politique » nous semblent trop réductri (...)
- 11 J.C. Martin (dir.), La Révolution à l’œuvre. Perspectives actuelles dans l’histoire de la Révolutio (...)
5En premier lieu, cette enquête entend appréhender les effets de la Révolution française sur le recrutement du personnel politique local8. Pour ce faire, une approche prosopographique9 des 4 500 administrateurs municipaux siégeant entre 1750 et 1820 dans nos 27 villes-tests a été développée. Pour chaque édile, une fiche biographique détaillée a été réalisée. Cette base de données a été enrichie pour la décennie révolutionnaire par l’ajout du personnel des justices de paix et des comités de surveillance, soit un échantillon d’environ 5 000 détenteurs de fonctions locales10. Cette démarche s’inscrit au sein d’une historiographie renouvelée de la décennie révolutionnaire, faisant de l’histoire sociale du politique son cheval de bataille11.
- 12 C. Peyrard, « Partis, factions, lignées et pouvoir local », Rives nord-méditerranéennes, 1, 1998, p (...)
- 13 R. Huard, La naissance du parti politique en France, Paris, Presses de la Fondation nationale des s (...)
- 14 M. Vovelle, La Révolution au village. Une communauté gardoise de 1750 à 1815 : Saint-Jean-deMaruéjo (...)
6En parallèle, ce travail invite à réfléchir à la constitution des frontières politiques dans le couloir rhodanien au cours de la Révolution française et à la sédimentation des expériences politiques. C’est à l’aune des élections municipales que nous entendons conduire ces recherches. Une attention toute particulière a été accordée aux affiliations politiques, bien qu’il faille être extrêmement prudent quant à la manipulation d’étiquettes souvent peu perspicaces et parfois fluctuantes12. Classer des individus en l’absence de véritables partis rel Ève de l’épreuve de force13. Néanmoins, certains indices permettent de dégager quelques trajectoires politiques (émigration, arrestation en l’an II ou en l’an III, adhésion au « fédéralisme », appartenance ou refus d’adhérer à un club politique, etc.) et de définir quelques éléments d’interprétation par le biais de catégorisations idéologiques, qui prennent tout leur sens dans le cadre d’une mise en perspective multiscalaire. Le changement de focale offre une lecture différente du processus de construction ou de déconstruction des frontières politiques14 en confrontant les trajectoires locales à une géographie régionale, dans un contexte national mouvant.
- 15 J.C. Scott, La domination et les arts de la résistance, Paris, Éditions Amsterdam, 2008 [1992].
- 16 P. Canivez, « Qu’est-ce qu’un conflit politique ? », Revue de métaphysique et de morale, 58, 2008, (...)
- 17 C. Ginsbourg, Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle, Paris, Flammarion, 198 (...)
- 18 Voir notamment les deux numéros que la revue Politix consacre à cette thématique : 112, 2015 ; 119, (...)
7Enfin, en menant nos investigations au ras du sol, au plus proche des acteurs, notre enquête veut appréhender, à l’aune des mutations de la conflictualité locale, les mécanismes qui conduisent les populations rhodaniennes, notables ou petites gens15, à adapter des pratiques politiques d’Ancien Régime, avec leurs codes et leurs gestes, aux nouveaux contextes institutionnels générés par la Révolution. En d’autres termes, il s’agit de montrer comment la nationalisation de la vie politique locale à partir de 1789-1790 réactive des clivages anciens et recycle des pratiques d’opposition – reflétant ainsi la capacité d’adaptation des acteurs à s’approprier le nouveau paysage institutionnel et la terminologie révolutionnaire – mais engendre également des conflits politiques d’un nouveau genre. Sont entendus comme tels tous types d’affrontements mettant aux prises différents groupes sociaux pour la conquête du pouvoir ou posant « la question de l’organisation de la vie en commun »16. En nous inspirant des méthodes d’investigation de la micro-histoire17, nous descendrons au ras du sol, au niveau de la vie des populations, pour envisager les stratégies et les pratiques mises en œuvre par les différents acteurs locaux dans ce que certains chercheurs appellent la « politisation ordinaire18 ». Ce travail attribuera donc une place importante à la question des voies et des rythmes de la politisation des populations.
- 19 Y. Déloye, Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, 1997.
- 20 M. Aït-Aoudia, M. Bennani-Chraïbi, J.G. Contamin, « Indicateurs et vecteurs de la politisation des (...)
- 21 G. Pécout, « La politisation des paysans au XIXe siècle. Réflexions sur l’histoire politique des ca (...)
- 22 E. Weber, La fin des terroirs. La modernisation de la France rurale (1870-1914), Paris, Fayard, 198 (...)
- 23 M. Agulhon, La République au village. Les populations du Var de la Révolution à la Seconde Républiq (...)
- 24 M. Crook, Elections in the French Revolution. An apprenticeship in Democracy, 1789-1799, Cambridge, (...)
- 25 La politisation des campagnes au XIXe siècle, France, Italie, Espagne, Portugal, Paris, École franç (...)
8Depuis une trentaine d’années, les sciences sociales accordent une place prépondérante à la politisation des individus19. Ce concept comprend deux acceptions : « l’une, restrictive, qui s’attache aux rapports que les individus entretiennent avec la sphère institutionnelle spécialisée ; l’autre, extensive, qui dépasse cette définition conventionnelle de la politique pour considérer comme politisés des intérêts, des attitudes et des pratiques sans lien avec cet espace institutionnel20 ». Depuis les années 1970, la question des rythmes de la politisation est au cœur d’un intense débat historiographique21. En 1976, Eugen Weber estime que les paysans français n’auraient découvert la politique moderne, c’est-à-dire la politique nationale, que sous la Troisième République22. Cette thèse, sous-estimant l’impact de la Seconde République, a été critiquée par Maurice Agulhon, qui a avancé l’idée d’une « descente de la politique vers les masses » opérée après 1830, qui expliquerait l’intensité de la vie politique varoise à partir de 184823. Enfin, pour d’autres historiens24, le processus doit être replacé dans une histoire plus longue trouvant ses origines dans la Révolution française25. Dans cette optique, 1848 et la Troisième République parachèveraient l’œuvre commencée en 1789.
- 26 R. Dupuy, Les paysans et la politique (1750-1850), Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 89, (...)
- 27 R. Huard, « Existe-t-il une politique populaire ? » in J. Nicolas (dir.), Mouvements populaires et (...)
- 28 Y.M. Bercé, « Les origines d’une politique paysanne, XVIe-XIXe siècles » in Le paysan. Actes du 2e (...)
- 29 K.M. Baker, « Politique et opinion publique sous l’Ancien Régime », Annales ESC, 1, 1987, p. 41-71.
- 30 A. Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle, Nanterre, Éditions du Seuil, 1992.
- 31 R. Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Éditions du Seuil, 2000 [1 (...)
- 32 M. Vovelle, « Formes de politisation de la société rurale en Provence sous la Révolution française (...)
- 33 J.C. Martin, « Face à la Révolution, quelle politisation des communautés rurales ? » in La politisa (...)
9La plupart des travaux dédiés à la politisation des Français ne consacrent qu’une place infime à la vie politique antérieure à 1789, quand ils ne l’éludent pas totalement. Roger Dupuy est l’un des premiers historiens à s’interroger sur le rapport que les paysans entretiennent avec la politique et à inscrire son objet d’étude dans la longue durée, abolissant ainsi la césure académique représentée par 178926. D’autres investigations questionnent l’existence d’une « politique populaire27 » ou cherchent à percer « les origines d’une politique paysanne » à l’époque moderne28. Depuis les travaux pionniers de Keith Michael Baker29 ou d’Arlette Farge30, les historiens modernistes ont cessé de considérer les élites comme seules capables de manifester une opinion politique31. Ce nouvel éclairage sur les comportements politiques antérieurs à 1789 a conduit certains spécialistes de la Révolution française à intégrer dans leur questionnement la période précédente afin de faire émerger les ruptures ou les continuités opérées par le processus révolutionnaire32. À l’aube du IIIe millénaire, Jean-Clément Martin invitait les historiens à ne pas « opposer la vie politique d’avant et d’après la Révolution française » mais à « repérer plutôt les permanences et les enchaînements qui unissent les pratiques des XVIIIe et XIXe siècles français33 ». Notre approche s’inscrit en droite ligne dans le sillage des renouvellements historiographiques de l’histoire politique de la décennie révolutionnaire et de la période moderne.
- 34 M. Edelstein, « La place de la Révolution française dans la politisation des paysans », AHRF, 280, (...)
- 35 R. Dupuy, « Les campagnes blanches de l’Ouest de la France (1793-1850) : subculture politique ou pr (...)
- 36 D. Cohen, La nature du peuple. Les formes de l’imaginaire social (XVIIIe-XXIe siècles), Lonrai, Cha (...)
- 37 Nous avons néanmoins conscience que ce concept ne fait pas l’unanimité parmi les chercheurs : B. Ba (...)
- 38 Citons sans ambition d’exhaustivité : R. Chartier, « Culture populaire et culture politique dans l’ (...)
- 39 L. Bourquin, P. Hamon (dir.), La politisation. Conflits et construction du politique depuis le Moye (...)
10Nous avons été confrontés à des difficultés d’ordre sémantique dès les prémices de nos recherches pour qualifier les manifestations de la vie politique locale au XVIIIe siècle et pour caractériser les bouleversements politiques apparus sous la Révolution française. Ainsi, en considérant la politique comme « la possibilité donnée aux gens de participer ou d’influer sur les décisions qui s’inscrivent dans la sphère publique34 », le concept de « politisation » ne semble pas être approprié pour dépeindre l’évolution des pratiques politiques sous la Révolution française car il sous-entendrait qu’avant 1789 les populations ignoraient la politique. Or, il existe une vie politique locale animée au XVIIIe siècle. Le constat est identique en ce qui concerne l’Ancien Régime. Les notions de « subculture politique », de « protopolitique populaire35 » ou de « politique prémoderne36 » sont trop réductrices. Considérée à l’aune de la période révolutionnaire jugée plus « moderne », la vie politique d’Ancien Régime ne serait qu’archaïsmes. Cette dichotomie est caricaturale. Il s’agit de deux systèmes de valeurs politiques différents, ayant chacun ses propres enjeux et sa propre grille de lecture. Pour dépasser cet écueil sémantique, nous utiliserons volontiers le terme de culture politique37, moins réducteur que celui de politisation38. Sont entendues comme culture politique les pratiques collectives ou individuelles ancrées dans des systèmes de représentations et de valeurs politiques, perçues et conçues comme telles par leurs acteurs. Par conséquent, la culture politique n’est pas figée à une époque déterminée mais évolue et s’adapte aux changements institutionnels. Pour caractériser les pratiques politiques locales d’Ancien Régime, nous aurons recours au terme de culture politique locale de la France du XVIIIe siècle. Notre démarche consiste à adopter un nouveau point de vue en montrant comment la Révolution française amende cette culture politique. Il s’agit d’expliquer de quelle façon les populations s’adaptent aux changements et s’approprient la terminologie révolutionnaire dans une sphère publique élargie, transformant en profondeur les arènes locales. Ces bouleversements seront appréhendés à l’aune de la conflictualité, à travers l’adaptation ou l’évolution des stratégies et des pratiques politiques39. Pour faire ressortir les spécificités de la décennie révolutionnaire, il convient en amont de dégager les formes et les objets de la contestation politique d’Ancien Régime et les stratégies conduites par les différents acteurs.
- 40 L. Arnaud, C. Guionet (dir.), Les frontières du politique. Enquêtes sur le processus de politisatio (...)
11Parce que le dynamisme de sa vie politique contribue à rendre l’espace étudié particulièrement conflictuel, le couloir rhodanien constitue un laboratoire idéal pour une étude à la loupe des mutations de la conflictualité politique locale au cours d’un long XVIIIe siècle. Cette enquête accorde une place importante aux luttes s’inscrivant dans un cadre institutionnel (conflits électoraux, conflits entre pouvoirs locaux) ou beaucoup plus informel40, offrant une meilleure appréciation des enchevêtrements de la mobilisation politique. Cette dernière n’est d’ailleurs pas envisagée à travers le seul prisme du monde des notables. Cet ouvrage concède en effet une place importante au rapport que les couches sociales inférieures entretiennent avec le politique.
- 41 S. Durand, « Les délibérations municipales, entre politique et acculturation administrative (Bas-La (...)
12De nombreuses sources, en partie fréquentées par les historiens – mais que nous avons questionnées différemment –, permettent d’envisager l’évolution des comportements politiques. En premier lieu, nous avons dépouillé tous les registres de délibérations des départements et des districts rhodaniens de la décennie révolutionnaire, ainsi que les registres de délibérations municipales de nos 27 villes-tests, soit un total de 570 registres. Ces documents partiaux, qui retranscrivent les temps forts de la vie municipale et entérinent des prises de position politiques, ont été utilisés avec beaucoup de précaution41. Longtemps utilisées comme simples chroniques locales, ces sources administratives, en livrant une vision biaisée des événements, offrent néanmoins à l’historien de précieux indices lorsqu’elles sont soumises à une batterie de questions. Au-delà des acteurs, surtout des notables, qu’elles mettent en scène, les délibérations offrent à voir des pratiques politiques, des systèmes de représentation, des rapports sociaux ou de pouvoirs ; leurs non-dits sont peut-être aussi intéressants que les faits qu’elles rapportent. Les archives conservées dans les fonds départementaux constituent une inépuisable source d’informations, tant pour la vie politique d’Ancien Régime que pour la Révolution et le premier XIXe siècle. Malheureusement, l’immensité des fonds n’a pas permis leur étude exhaustive. Par conséquent, nous avons procédé par sondages, plus particulièrement en ce qui concerne les archives judiciaires d’Ancien Régime (justices seigneuriales, bailliages ou sénéchaussées) ou révolutionnaires et postrévolutionnaires (justices de paix en séries L, U). Ces fonds offrent l’opportunité de contourner les sources administratives, souvent trop sèches, et livrent de nombreux éléments sur les pratiques et la vie des individus. Il en est de même pour les archives policières. Ces documents permettent de conduire une étude au ras du sol d’une très grande finesse, plus particulièrement en ce qui concerne les diverses formes de mobilisation politique des catégories sociales les plus humbles. Les séries J (archives communales) et M, plus particulièrement les rapports des préfets et des sous-préfets, qui permettent de combler la sécheresse des sources communales pour la période postrévolutionnaire, ont été intégralement dépouillées. En revanche, face aux vertigineuses ressources des intendances d’Ancien Régime, notamment en Languedoc, seuls quelques fonds ont été étudiés, avec une attention particulière pour les plaintes et les placets envoyés au commandant militaire de la province, d’une aide cruciale pour cerner davantage les ressorts de la conflictualité d’Ancien Régime. Les archives privées conservées dans les différents fonds départementaux n’ont pas livré d’informations essentielles. Enfin, les sondages effectués aux archives nationales ont apporté quelques précisions supplémentaires. Si la série F7 (police générale) s’est révélée particulièrement décevante, les séries BB (justice) et plus particulièrement les sous-séries BB3 et BB18, F1CIII (esprit public et élections)et les différents comités de la Constituante ont comblé les diverses lacunes des fonds provinciaux.
13La première partie de notre enquête aspire à mesurer l’impact du processus révolutionnaire dans le recrutement des pouvoirs locaux et dans la constitution des frontières politiques. Notre approche sera à la fois chronologique et prosopographique tandis que nous multiplierons les échelles d’analyse. Dans un second temps, nous tenterons d’appréhender les mutations de la conflictualité politique locale compte tenu du bouleversement sans précédent qu’a été la Révolution. Dans cette partie où la dimension micro-analytique sera particulièrement explorée, nous mettrons en lumière la capacité d’adaptation des populations rhodaniennes aux nouveaux paysages institutionnels et leur appropriation d’une nouvelle culture politique.
14Dans cette publication repensée et actualisée de notre thèse de doctorat, nous avons choisi de ne faire apparaître que les chiffres les plus significatifs et les cas les plus évocateurs. Le lecteur pourra retrouver l’ensemble des 119 tableaux, graphiques et cartes qui ont servi à nourrir la réflexion dont est issu cet ouvrage sur le site HAL : tel-02314620. En outre, le lecteur aura accès à un état complet des sources et à une bibliographie exhaustive, dont celle présente à la fin du livre ne constitue que l’écume.
Notes
1 AM Orange, D 782, lettre de la municipalité aux députés orangeois à la Constituante, 4 février 1790.
2 J. Godechot, « Les municipalités du Midi avant et après la Révolution », AM, 109, 1972, p. 367.
3 S. Turc, Les Élites grenobloises, des Lumières à la Monarchie de Juillet. Noblesses, notabilités et bourgeoisies, 1760-1848, Grenoble, PUG, 2009, 571 p ; B. Deschanel, Commerce et Révolution. Les négociants dauphinois entre l’Europe et les Antilles (années 1770-années 1820), Grenoble, PUG, 2018.
4 P. Chopelin, Ville patriote et ville martyre. Lyon, l’Église et la Révolution, 1788-1805, Paris, Letouzey et Ané, 2010.
5 Qu’ils soient « protagonistes occasionnels » ou « cadres politiques institutionnels » : H. Burstin, Révolutionnaires. Pour une anthropologie politique de la Révolution française, Paris, Vendémiaire, 2013, p. 151-217.
6 J. Revel, « Micro-analyse et construction du social », in Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience. Textes rassemblés par Jacques Revel, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1996, p. 15-36.
7 B. Lepetit, « De l’échelle en histoire », in Jeux d’échelles… op. cit., p. 71-94.
8 S. Bianchi, « Continuité et recomposition des personnels administratifs en temps de Révolution (1789-1799) », in M. Bergère, J. Le Bihan (dir.), Fonctionnaires dans la tourmente. Épurations administratives et transitions politiques à l’époque contemporaine, Genève, Georg, 2009, p. 70.
9 L’approche prosopographique connaît un renouveau en histoire depuis une trentaine d’années. On trouvera un exemple récent dans : C. Bougeard, F. Prigent (dir.), La Bretagne en portrait(s) de groupe. Les enjeux de la méthode prosopographique (Bretagne, XVIIIe-XXe siècle), Rennes, PUR, 2016.
10 Les notions de « classe dirigeante » et surtout de « classe politique » nous semblent trop réductrices et trop connotées. Nous emploierons volontiers le concept d’élites municipales ou d’élites politiques locales. Le recours au pluriel s’impose pour souligner l’absence d’unité au sein des détenteurs de fonctions politiques ou judiciaires locales. On peut toujours arguer que le concept d’élites induit une certaine conception du pouvoir, faisant référence à la richesse, à la culture ou au prestige. Nous l’entendons au sens étymologique du terme, c’est-à-dire celui qui est choisi, soit par les urnes, soit par le gouvernement central. Dès lors, le concept semble plus approprié pour désigner le petit groupe d’individus choisis pour administrer leur commune ou rendre la justice.
11 J.C. Martin (dir.), La Révolution à l’œuvre. Perspectives actuelles dans l’histoire de la Révolution française, Rennes, PUR, 2005.
12 C. Peyrard, « Partis, factions, lignées et pouvoir local », Rives nord-méditerranéennes, 1, 1998, p. 19-23.
13 R. Huard, La naissance du parti politique en France, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1996.
14 M. Vovelle, La Révolution au village. Une communauté gardoise de 1750 à 1815 : Saint-Jean-deMaruéjols, Paris, Les Éditions de Paris, 2013.
15 J.C. Scott, La domination et les arts de la résistance, Paris, Éditions Amsterdam, 2008 [1992].
16 P. Canivez, « Qu’est-ce qu’un conflit politique ? », Revue de métaphysique et de morale, 58, 2008, p. 166.
17 C. Ginsbourg, Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle, Paris, Flammarion, 1980 ; G. Levi, Le pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVIIIe siècle, Turin, Giulio Einaudi, 1985.
18 Voir notamment les deux numéros que la revue Politix consacre à cette thématique : 112, 2015 ; 119, 2017.
19 Y. Déloye, Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, 1997.
20 M. Aït-Aoudia, M. Bennani-Chraïbi, J.G. Contamin, « Indicateurs et vecteurs de la politisation des individus : les vertus heuristiques du croisement des regards », Critique internationale, 50, 2011, p. 11.
21 G. Pécout, « La politisation des paysans au XIXe siècle. Réflexions sur l’histoire politique des campagnes françaises », Histoire et sociétés rurales, 2, 1994, p. 91-125 ; E. Fureix, F. Jarrige, La modernité désenchantée. Relire l’histoire du XIXe siècle français, Paris, La Découverte, 2015, p. 231280.
22 E. Weber, La fin des terroirs. La modernisation de la France rurale (1870-1914), Paris, Fayard, 1983 [1976], p. 351-402.
23 M. Agulhon, La République au village. Les populations du Var de la Révolution à la Seconde République, Paris, Plon, 1970, p. 259-284.
24 M. Crook, Elections in the French Revolution. An apprenticeship in Democracy, 1789-1799, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
25 La politisation des campagnes au XIXe siècle, France, Italie, Espagne, Portugal, Paris, École française de Rome, 2000.
26 R. Dupuy, Les paysans et la politique (1750-1850), Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 89, 1982.
27 R. Huard, « Existe-t-il une politique populaire ? » in J. Nicolas (dir.), Mouvements populaires et conscience sociale, XVIe-XIXe siècles, Paris, Maloine, 1985, p. 57-68.
28 Y.M. Bercé, « Les origines d’une politique paysanne, XVIe-XIXe siècles » in Le paysan. Actes du 2e colloque d’Aurillac, 2-3-4 juin 1988, Paris, Éditions Christian, 1989, p. 253-267.
29 K.M. Baker, « Politique et opinion publique sous l’Ancien Régime », Annales ESC, 1, 1987, p. 41-71.
30 A. Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle, Nanterre, Éditions du Seuil, 1992.
31 R. Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Éditions du Seuil, 2000 [1990] ; W. Beick, « La participation politique du menu peuple dans la France moderne » in B. Barbiche, J.P. Poussou, A. Tallon (dir.), Pouvoirs, contestations et comportements dans l’Europe moderne. Mélanges en l’honneur du professeur Yves-Marie Bercé, Paris, Presses de l’université ParisSorbonne, 2005, p. 43-59 ; R. Dupuy, La politique du peuple. Racines, permanences et ambiguïtés du populisme, Paris, Albin Michel, 2002.
32 M. Vovelle, « Formes de politisation de la société rurale en Provence sous la Révolution française : entre jacobinisme et contre-révolution au village », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 89, 1982, p. 185-204.
33 J.C. Martin, « Face à la Révolution, quelle politisation des communautés rurales ? » in La politisation des campagnes... op. cit., p. 112.
34 M. Edelstein, « La place de la Révolution française dans la politisation des paysans », AHRF, 280, 1990, p. 136.
35 R. Dupuy, « Les campagnes blanches de l’Ouest de la France (1793-1850) : subculture politique ou protopolitique populaire ? », in La politisation des campagnes… op. cit., p. 343-350.
36 D. Cohen, La nature du peuple. Les formes de l’imaginaire social (XVIIIe-XXIe siècles), Lonrai, Champ Vallon, 2010.
37 Nous avons néanmoins conscience que ce concept ne fait pas l’unanimité parmi les chercheurs : B. Badie, Culture et politique, Paris, Economica, 1986.
38 Citons sans ambition d’exhaustivité : R. Chartier, « Culture populaire et culture politique dans l’Ancien Régime : quelques réflexions », in K.M. Baker (dir.), The political culture of the old regime, Oxford, New York, Pergamon Press, 1987, p. 243-258 ; S. Bernstein (dir.), Les cultures politiques en France, Paris, Éditions du Seuil, 2003 [1999] ; D. Cefaï, Cultures politiques, Paris, PUF, 2001.
39 L. Bourquin, P. Hamon (dir.), La politisation. Conflits et construction du politique depuis le Moyen-Âge, Rennes, PUR, 2010.
40 L. Arnaud, C. Guionet (dir.), Les frontières du politique. Enquêtes sur le processus de politisation et de dépolitisation, Rennes, PUR, 2005 ; L. Le Gall, M. Offerlé, F. Ploux (dir.), La politique sans en avoir l’air. Aspects de la politique informelle, XIXe-XXIe siècles, Rennes, PUR, 2012.
41 S. Durand, « Les délibérations municipales, entre politique et acculturation administrative (Bas-Languedoc, XVIIe-XVIIIe siècles », LIAME, 19, 2007, p. 49-78.
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