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Un trésor à l'Université d'Avignon

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Françoise Moreil
, 
Catherine Vieillescazes

Les anciennes pharmacies, une passion « patrimoniale »

Jean-Charles Bertozzi

Texte intégral

1Quand il advient que soient évoquées les anciennes pharmacies hospitalières surgit, comme un réflexe pavlovien, l’image de pots en céramique soigneusement rangés sur des étagères en bois sombre. Il existe, pourrait‑on dire sans trop forcer le trait, un imaginaire collectif lié probablement aux anciennes pharmacies hospitalières, mais les apothicaireries urbaines, encore en exercice en Europe centrale et en Europe du nord, n’évitent pas cette fascination. Cet emballement est difficilement contestable quand on note l’afflux de visiteurs lors des Journées du patrimoine et l’intérêt immédiat que chaque groupe de dix, autorisé à pénétrer dans l’ancienne pharmacie de l’Hôpital Sainte‑Marthe, manifeste pour les pots anciens.

  • 1 Cf. J.‑C. Bertozzi, La Pharmacie de l’Hôpital Sainte‑Marthe, 1745‑1795, mémoire de master 2, (dir. (...)

2La pharmacie, qui se trouve dans les bâtiments de l’actuelle université, est toujours celle des pots en porcelaine et des étagères sombres, vestiges d’un passé brillant, conservés avec difficultés et beaucoup d’efforts. C’est cet aspect que nous définirions comme une permanence, un témoignage rassurant, un repère tout aussi rassurant. Mais en même temps, et ce n’est pas contradictoire, un mouvement, une impulsion née dans l’esprit de chacun et qui explique la véritable raison de cette fascination. Elle place, le temps d’un rêve, le visiteur à une époque où la munificence des rois et des princes s’étalait, entre autres, dans les hôpitaux et leur pharmacie. Ce fut donc une réalité historique, à un moment faste de notre histoire, les xviieet xviiie siècles, brillant intermède mais moment fugace de deux siècles seulement, si l’on considère le temps long de l’histoire de la pharmacie. Cet intermède ne doit pas agir à la manière d’un prisme déformant et occultant l’intérêt considérable qu’ont représenté, pour nous, la pharmacie et l’ancien Hôpital Sainte‑ Marthe, thème de recherche de nature variée et à multiples portes d’entrée1. Nous avons été bien aidé dans notre démarche par le volume et la richesse des archives hospitalières.

3C’est un long cheminement historique : on doit constamment rappeler que l’Hôpital Sainte‑Marthe l’a facilité par d’innombrables traces, heureusement et précieusement conservées, et a permis de suivre de multiples directions dont, bien entendu, la recherche en histoire.

La création de l’Hôpital Sainte-Marthe en 1353

  • 2 P. Pansier, « Les anciens hôpitaux d’Avignon », Annales d’Avignon et du Comtat Venaissin, 15, 1929, (...)
  • 3 Ibid

4L’Hôpital Sainte‑Marthe ne représente pas la première création hospitalière à Avignon. De nombreux hôpitaux sont créés avant lui, deux en 1316, cinq entre 1330 et 1331. Le nombre exact des créations hospitalières avant Sainte‑Marthe n’est pas connu. Le chiffre de dix‑sept a été avancé et peut surprendre2. Toutefois, et pour atténuer l’effet de surprise, il est important de savoir ce que représente, globalement, un hôpital au xive siècle : de simples pièces où les paillasses sont séparées par des rideaux, avec promiscuité hommes‑femmes. Sur les dix‑sept hôpitaux, cinq accueillent dix malades, les douze autres se partagent soixante‑quatre pensionnaires, soit un total, pour la ville, de 114 admissions par an3.

  • 4 D. Le Blévec, « Sainte‑Marthe d’Avignon (1353‑1459), une fondation hospitalière réussie », Études V (...)
  • 5 M. Ibert, Contribution à l’étude historique de l’Hôpital Sainte‑Marthe d’Avignon (1670‑ 1740), Thès (...)
  • 6 Le Blévec, « Sainte‑Marthe d’Avignon… », art. cité., p. 37.

5Dans l’ordre des admissions, Sainte‑Marthe se situe en 1353 au troisième rang. L’hôpital est le lieu où la charité s’exerce le mieux. Ses moyens d’action sont les fonds privés par le biais des fondations ou par des dons individualisés et inscrits dans le marbre des édifices. Bernard Rascas, fondateur de l’Hôpital Sainte‑Marthe en 1353, appartient à une famille noble ancienne et bien ancrée au sein des élites avignonnaises. Il est docteur ès loi, haut édile municipal, juge au tribunal de l’évêque, juge à l’officialité d’Avignon en 13364, maréchal de justice en 1354, professeur de droit la même année, syndic de la ville en 1334, assesseur en 1352 et il porte le titre de chevalier5. Une gestion bipartite de l’Hôpital est décidée dès sa création et acceptée par le pape Innocent VI le 28 juin 1353 par une bulle, confirmée par le contrat de septembre 1354 qui prévoit la désignation des recteurs pour une durée d’un an par les consuls et assesseurs de la ville, avec un contrôle exercé par l’évêque6.

  • 7 Pansier, « Notice biographique de Bernard Rascas », in Mémoires de l’Académie de Vaucluse, 29, 1929 (...)
  • 8 Le Blévec, « Sainte‑Marthe d’Avignon… », art. cité, p. 36.

6Les Trinitaires, jusqu’alors gestionnaires exclusifs, doivent limiter leur intervention à leurs devoirs confessionnels. Le couvent des frères de la Sainte‑Trinité est contigu à l’Hôpital Sainte‑Marthe. C’est à eux que Bernard Rascas a confié initialement la gestion de l’Hôpital, en raison de la spécificité de leur ordre, ordre hospitalier qui quitta Rome pour la première fois à cette occasion. Ce dernier fait a été longtemps discuté mais il paraît acquis à l’heure actuelle, après les recherches de Pierre Pansier, que les Trinitaires ne sont arrivés à Avignon qu’en 13537. Bernard Rascas fait construire une chapelle dédiée à la Sainte‑Trinité, jointe à l’Hôpital, et il prévoit pour ces deux bâtiments la somme de 10 000 florins8. C’est là que Bernard Rascas fait édifier, devant le maître‑autel, son propre tombeau.

  • 9 Cf. J. Chiffoleau, « La naissance de l’Université d’Avignon dans les luttes politiques et religieus (...)

7Citons une autre fondation, importante ; nous sommes les modestes héritiers de ceux qui en ont été les élèves. À la fondation de l’Hôpital Sainte‑Marthe par Bernard Rascas et son épouse Mariette de Pierregrosse, l’Université d’Avignon a déjà un demi‑siècle d’existence. En 1303, le pape Boniface VIII et Charles II, roi de Naples et comte de Provence, décidèrent de fédérer divers collèges, fondés dans la seconde moitié du xiiiesiècle, et de créer l’Université d’Avignon9.

8Si la gestion municipale de l’Hôpital Sainte‑Marthe a fini par être acceptée, elle le fut en raison de l’opiniâtreté du cardinal Ardoin Aubert, propre neveu du pape Innocent VI. Cette décision ne fut pas sans conséquence sur la fréquentation hospitalière. Sainte‑Marthe est sous‑utilisée par les religieux, avec onze admissions seulement en 1388, et le cardinal de Foix, dans sa bulle de réunification hospitalière du 10 septembre 1459, n’adjoint à Sainte‑Marthe aucune œuvre complémentaire, jugeant ses ressources suffisantes. Les consuls du conseil de ville transforment l’Hôpital Sainte‑Marthe en lieu d’accueil pour les pestiférés lors des grandes épidémies de peste entre 1466 et 1534. Sa situation à l’écart des habitations incite les consuls de ville à ce choix, ruineux pour l’Hôpital mais judicieux sur le plan sanitaire et épidémiologique. Insuffisants, les revenus des quêtes, en provenance des frères de la Trinité et de la Merci, sont complétés par les deniers de la ville. Ces derniers ont cessé de croître, rendant l’Hôpital financièrement dépendant des subsides accordés par le conseil de ville. Plus tard, en 1508, la municipalisation de l’Hôpital Sainte‑Marthe est entrée dans les faits.

Origines et essor de la pharmacie hospitalière

  • 10 J.‑P. Bénézet, Pharmacie et médicament en Méditerranée occidentale (XIIIe‑XVIe siècles), Paris, Cha (...)

9Le 25 janvier 1543, Madeleine Lartessuti décède. Elle a légué à l’Hôpital le tiers de ses biens. Les capitaux dont l’œuvre hospitalière hérite s’élèvent à 25 000 écus auxquels se sont ajoutés 3 600 écus, produits de la vente aux enchères des biens immobiliers de la succession. En octobre 1543 est construite une boutique d’apothicaire, tenue par un praticien gagé, Roland Cochet, qui fut sans doute apothicaire d’officine avant de faire ce choix de praticien hospitalier. Il est probable que la nouvelle construction fut envisagée à la manière d’une officine de ville. Toutes ne sont pas conçues sur le même modèle. Jean‑Pierre Bénezet a procédé à une recherche approfondie sur l’aménagement des officines de ville, à une époque correspondant à celle de la création de la première pharmacie de l’Hôpital Sainte‑Marthe et dans trois villes très proches d’Avignon : Marseille, Arles, Aix‑en‑Provence ; il n’aborde l’aménagement des officines hospitalières que pour Arles et de façon peu approfondie, ayant choisi de limiter aux officines urbaines le champ de sa recherche, ce qui représente déjà un travail considérable10. Entre les trois lieux de recherche privilégiés, en Provence, par Jean‑Pierre Bénézet existe, sinon une similitude, du moins des choix d’organisation qui ont pu être adoptés par le dit Roland Cochet.

10Notre choix s’est porté sur Arles en raison de sa proximité qui facilite les échanges multiples avec Avignon et qui a pu servir de référence d’aménagement et de fonctionnement aux officines avignonnaises, de ville comme hospitalières. Un des premiers lieux explorés par Jean‑Pierre Bénézet est Arles, au lendemain de son déclin et à la veille de nouvelles épidémies de peste qui ont creusé davantage le déficit démographique, moins de 1 000 feux en 1450. Le comte de Provence n’y réside plus et les familles nobles sont épuisées après les luttes avec le pouvoir comtal. « Ce contexte morose n’exclut pas la maladie et malgré ses insuffisances, la ville dispose d’un milieu médical développé ». Quel tableau peut‑on en brosser ?

  • 11 Ibid., p. 214.

Quatre hôpitaux représentent le volet public d’une fonction sanitaire destinée aux déshérités. (…) L’existence en 1408 d’un apothicaire hospitalier a été évoquée. Un dépouillement exhaustif des archives hospitalières d’Arles permettrait de connaître son identité. Il ne s’agit probablement pas d’un apothicaire salarié mais plus certainement d’un praticien de ville qui, à l’occasion, approvisionne en drogues l’un des hôpitaux arlésiens11.

  • 12 Ibid., p. 228‑229 pour les deux citations.

11C’est, probablement, la solution adoptée par l’Hôpital Sainte‑Marthe entre 1353 et 1543. Dix‑huit individus environ exercent à Arles comme apothicaires entre 1420 et 1480, soit une apothicairerie pour 500 habitants, tous chrétiens. Leurs revenus sont modestes. La concurrence avec les apothicaires d’Aix‑en‑Provence, de Marseille et, surtout, d’Avignon est vive, les contraignant à exercer plusieurs métiers à la fois. Mais la concurrence la plus vive paraît provenir des médecins eux‑ mêmes, élément qui nous avait totalement échappé, ou que nous n’avons pas réussi à mettre en évidence en consultant les archives hospitalières de l’Hôpital Sainte‑Marthe : « Les médecins peuvent préparer sirops, électuaires, et autres médicaments au lit du malade ou même dans l’officine, in operatorio speciatoris ». On avance peu dans la connaissance de l’aménagement et du fonctionnement des officines arlésiennes en analysant la plus importante apothicairerie d’Arles, celle de Raymond Tarascon. « On ne sait rien de cette apothicairerie, qu’il s’agisse de son agencement, de son matériel et des réserves de drogues12 ».

12Notre recherche n’est pas, pour autant, infructueuse. Elle nous a permis, à partir des indications de l’auteur, non pas d’obtenir une modélisation parfaite de ce qu’aurait pu être la première apothicairerie de l’Hôpital Sainte‑Marthe, mais de nous en rapprocher dans au moins deux domaines.

13D’abord celui de l’aménagement intérieur des locaux : tout permet d’envisager que Roland Cochet, dont M. Ibert écrit qu’il était praticien gagé, est logé à l’Hôpital. C’est le cas très probablement de ses successeurs, avant qu’il ne soit décidé, l’activité de la pharmacie devenant plus importante, que le relais devait être pris par les premiers et deuxième garçons apothicaires, chacun bénéficiant d’une chambre. L’officine de Roland Cochet, comme la plupart des officines d’apothicaires des rivages nord de la Méditerranée, est probablement agencée en trois parties : d’abord l’officine proprement dite, donnant directement sur la rue, à l’extrémité de la rue Saint‑Bernard, côté porte Saint‑Lazare, puis le logement de l’apothicaire et, enfin, le local de préparation des remèdes, ou embryon de laboratoire, avec le matériel nécessaire à leur fabrication, dont une partie est aménagée pour recevoir et visiter les patients, l’examen des patients s’imposant dans certaines circonstances avant que l’ordonnance ne soit délivrée.

14Ensuite, celui de la fabrication et de la remise des remèdes.

15Il existait déjà un certain malthusianisme économique du corps médical qui a la vie dure puisqu’il a traversé les siècles, se maintenant dans sa fraîcheur native jusqu’à nos jours, en dépit des révolutions politiques et techniques qui ont agité le monde médical et son objet de soins. En quoi ce malthusianisme connu a‑t‑il pu freiner le développement des officines dans le pays d’Arles ? Il a pu le faire de deux façons, car il est interdit à un apothicaire de délivrer un remède sans prescription médicale. Le médecin, au lit du malade ou se rendant à l’officine, peut lui délivrer sirop et électuaires. Qu’en est‑il à Avignon ? Nous l’ignorons. Il reste l’approvisionnement en simples des officines, qui est malaisé à déterminer, même chez Raymond Tarascon, grand apothicaire d’Arles. Nous savons simplement que les achats en simples de la Pharmacie hospitalière de Sainte‑Marthe se font à la foire de Beaucaire jusqu’en 1765, ensuite auprès des négociants marseillais jusqu’à l’installation par les Anglais du blocus maritime au large des côtes françaises, en 1793. À ce moment‑là, nous pouvons noter une réactivation des officines urbaines à Avignon, permettant, mais en partie seulement, le réapprovisionnement de l’Hôpital non seulement en simples mais aussi en produits d’intendance.

Une pharmacie en évolution : 1729-1756

16La pharmacie construite en 1543 a probablement fonctionné de la même façon que les services de porte actuels, avec, s’ajoutant à l’acte médical proprement dit, la fabrication et la délivrance de remèdes sur ordonnance de médecins de ville. Cohabitaient probablement, en un même lieu, deux activités sensiblement différentes sous la responsabilité de l’apothicaire. Ce dernier ne pouvant délivrer de remèdes que sur prescription médicale par ordonnance, la notion d’urgence comprise dans la définition des services de porte implique une synergie avec les services médicaux, installés dans le bâtiment principal. C’est une des raisons, mais ce n’est pas la plus impérieuse, qui justifie le déplacement de la pharmacie de la périphérie vers le bâtiment central.

17C’est ainsi que, en 1729, la pharmacie de périphérique devient centrale. Elle est aménagée près du bureau du recteur.

18Il serait peu judicieux de voir dans les facilités offertes par l’espace disponible la raison principale du choix d’un nouvel emplacement qui fut encore moins celui du hasard. D’autres décisions comparables ont été prises dans d’autres hôpitaux d’importance équivalente et concernant le rapprochement des pharmacies des lieux où s’exerçait le pouvoir administratif, pour ne pas évoquer une reprise en main générale de la gestion de la pharmacie par l’autorité administrative.

  • 13 Ibert, Contribution…, op. cit., p. 708.

19On en mesure les effets dès 1737, date à laquelle il est décidé de confier la gestion de la pharmacie à un apothicaire choisi par le conseil de ville sur une liste qui lui est soumise par ses pairs, avec le titre de recteur et pour une seule année, non renouvelable13. Dès la nouvelle installation, un détail a le mérite de lever le doute : le recteur détient désormais la clef des armoires de la pharmacie dont le contenu est jugé précieux.

  • 14 Ibid., p. 717‑718
  • 15 Ibid. Le vase a maintenant disparu.

20Plus vaste que la précédente mais ne contenant pas encore de laboratoire, elle est aménagée en officine. On relève successivement : des travaux de menuiserie, œuvres du menuisier Bosse, réalisés entre 1729 et octobre 1730, avec boîtes, caissons fermés, étagères de rangement pour les pots en porcelaine, placards et armoires munies de serrures. Un plafond en bois à caissons est installé par Pierre Faucon. Les décorations intérieures sont faites au cours de l’année 1730‑1731 par Bosse, peintre en porcelaine. Lauze s’est chargé des peintures et dorures14. Trente‑six chevrettes et trente‑six pots à canons, tous en faïence, sont commandés et achetés à Montpellier, en 1731, chez Olivier Marchand, faïencier, au prix de vingt‑cinq sols pièce. Les chevrettes sont utilisées pour le miel, l’huile et les sirops ; les canons, ainsi dénommés à cause de leur forme, le sont pour la conservation des onguents et des électuaires. On trouve deux grandes urnes de faïence et quatre grands tableaux en détrempe pour y écrire des sentences, sans omettre dans le décor le fameux « vase céladon » qui fait partie de l’héritage de Madeleine Lartessuti. Il n’a d’ailleurs jamais quitté l’officine de Sainte‑Marthe, puisque sa présence est déjà notée dans la pharmacie tenue par Rolland Cochet, premier apothicaire désigné à l’Hôpital Sainte‑Marthe et tout spécialement chargé de sa préservation15.

  • 16 A. Breton, « Les bâtiments de l’hôpital Sainte‑Marthe à l’âge classique », Études Vauclusiennes, 57 (...)

21En 1756 a lieu la dernière migration de la pharmacie vers son emplacement actuel. À l’occasion de l’ultime transformation de l’ancienne chapelle, la pharmacie est une nouvelle fois déplacée, sans modification majeure de son aménagement intérieur. Un escalier conduit à l’officine, installée au rez‑ de‑chaussée du bâtiment principal, à gauche et non loin de l’escalier monumental, dessiné par l’architecte Paul des Royers de La Valfenière16. C’est son emplacement actuel. Il n’y a pas de grandes modifications, à l’exception de l’installation d’un laboratoire, équipé avec, entre autres, un tamis pour passer les poudres, quatre mortiers – un en marbre très imposant, toute une série en marbre, plomb et bronze –, un plateau en porphyre, enchâssé dans du bois et utilisé pour la réduction des perles en poudre, une presse à amandes en bois, un réfrigératoire, un fourneau, un poêlon, tous en cuivre, deux alambics dont un à serpentins et, enfin, une balance de type Roberval.

D’un lieu de patrimoine à un lieu de recherche

22Ainsi prend fin, en 1756, le long cheminement de la pharmacie dans l’espace Sainte‑Marthe. De périphérique et débordant sur la rue Saint‑Bernard, elle est devenue centrale, jouxtant presque l’escalier monumental. Rien de notable depuis 1756, s’agissant des lieux et de l’aménagement. Personne n’a songé à un plus bel emplacement. Pourquoi, d’ailleurs, y songerait‑on ? Le lieu n’a rien perdu de son prestige et ses visiteurs aux Journées du patrimoine sont de plus en plus nombreux. Rien n’a changé non plus dans son aménagement si ce n’est l’inévitable usure du temps ; la pharmacie est toujours en attente de réparations devenues, d’année en année, toujours plus indispensables… Si le cheminement dans l’espace a paru long, le temps historique de la pharmacie ne s’est pas arrêté pour autant avec sa dernière implantation.

23Nous avons pu l’accompagner, parcourant les archives hospitalières qui la concernent, de 1652 à 1795. La pharmacie est d’abord un lieu où se préparent les remèdes : c’est sa principale raison d’exister. L’apothicaire, chargé de la préparation, exécute une prescription qui n’est jamais neutre pour lui. Il serait, cependant, injuste de le réduire à ce rôle. Le pharmacien rédige beaucoup et ses écrits ont été pour la plupart conservés, donnant aux archives hospitalières leur richesse. On y trouve des inventaires, des livres de dépenses, de nombreux récits de voyages à la foire de Beaucaire, des contrôles diligentés par les recteurs et rédigés par les secrétaires successifs. La liste n’est pas exhaustive. Or tout cela est indispensable si l’on veut comprendre non seulement le fonctionnement de la pharmacie et de ce qui l’entoure dans le site de l’Hôpital mais plus largement dans un cadre territorial voire régional.

24Entre 1652 et 1795 les opportunités n’ont pas manqué.

  • 17 R. Moulinas, Histoire de la Révolution d’Avignon, Avignon, Aubanel, 1986, p. 286.

25Nous avons fait le choix d’en exposer deux, qui ont été des découvertes d’archives et appartiennent toutes les deux au domaine de l’histoire sociale. Deux périodes ont spécialement retenu notre attention : les révoltes populaires entre 1652 et 1659 et les conséquences du blocus maritime de 1793 sur les malades hospitalisés. Leur étude, bien entendu, exige encore d’autres approfondissements. La consultation des inventaires de la pharmacie constitue l’essentiel des sources, entre 1652 et 1656, à propos des révoltes populaires et, dès 1788 et jusqu’en 1795, concernant les diverses pénuries dont a pâti l’Hôpital, pénuries surtout alimentaires, dès l’instauration par la flotte de l’amiral Hood, en 1793, du blocus maritime au large des ports français, dont Marseille17.

Les activités de la pharmacie

26Artisanale et empirique au début, inspirée d’une « presque philosophie » médicale datant du vesiècle avant Jésus‑Christ, l’activité de la pharmacie est analysée pendant un peu moins d’un siècle et demi. Nous avons noté une évolution vers davantage de technicité, influencée, mais de façon encore lointaine, par la philosophie des Lumières, associant savoir encyclopédique, curiosité, raisonnement et expérimentation, cette dernière toujours embryonnaire dans sa démarche. Mais une voie nouvelle, celle de l’expérimentation, paraît désormais tracée et devait amener aux travaux de Claude Bernard et à l’ère pasteurienne. La période que nous avons choisie pour évoquer l’activité de la pharmacie au moment des révoltes populaires correspond à un stade où la pharmacie élabore ses premiers simples, à partir de végétaux cultivés dans les jardins de l’Hôpital ou achetés chez les agriculteurs de l’île de la Barthelasse, correspondant, en gros, à la période allant de 1652 à 1659.

27Autour de 1652, les préparations sont réalisées en suivant les indications données par les pharmacopées qui portent le nom de leurs auteurs. Deux auteurs et deux pharmacopées correspondent au mitan du siècle : Dispensatorum medicum par Jean de Renou en 1615 et Praxis medica, in duo tractatus distincta par Brice Bauderon en 1620. Ensuite, deux autres auteurs et leurs pharmacopées font référence : Moyse Charas et sa Pharmacopée Royale et Chymique en 1676 et Nicolas Lémery et sa Pharmacopée universelle en 1697.

  • 18 ADV, H dépôt Avignon, Sainte‑Marthe, E 203, registre non folioté.

28Différents types de préparations sont réalisés autour de 1652, année pendant laquelle est retranscrit le premier inventaire de la pharmacie, comme les principales compositions de Thériaque, d’Alkhermes et de Mithridate, les sirops de chicorée, violettes, anis, kermès, eau distillée de pourpier, plantain, scabieuse, laitue, cannelle, camomille et les eaux impériales18. Pour les applications externes, huit types d’huile sont produits à partir de l’ambre, du mercure, du pêcher, du soufre, de l’amande douce, de la camomille et d’herbes apéritives. Les décoctions sont obtenues avec des herbes réfrigérantes de capillaires. La seule poudre mentionnée dans les archives a été la poudre adragante, faite avant 1652.

  • 19 ADV, H dépôt Avignon, Sainte‑Marthe, E 203.
  • 20 N. Lémery, Pharmacopée universelle, Paris, Laurent D’Houry, 1697, p. 7‑9.

29L’élection consiste à choisir les drogues simples. Les recommandations que nous citons sont celles de la Pharmacopée de Nicolas Lémery, dont un exemplaire de 1752 est mentionné dans l’inventaire de la pharmacie19. Ses conseils sont les suivants : observer les lieux tels que bois, champs, jardins, milieux aquatiques, milieux secs ou arides, montagnes ou plaines, murailles ou bords de chemin ; mais également bien connaître les sols, sablonneux ou argileux, terres grasses ou sèches20. Les conditions climatiques jouent un rôle important et il est nécessaire de ramasser les plantes avant l’apparition des graines et de cueillir les semences à maturité complète. Leur consistance compte car l’opium doit être compact, l’aloès dur, la scammonée friable, la casse pesante, la térébenthine liquide, le tamarin mou et le myrobalan dur.

Figure 1 : Frontispice. M. Charas, Pharmacopée royale galénique et chymique, 2eéd., Lyon, Frères Bruyset, 1753 

Figure 1 : Frontispice. M. Charas, Pharmacopée royale galénique et chymique, 2e éd., Lyon, Frères Bruyset, 1753 

M. Charas, Pharmacopée royale galénique et chymique, 2eéd., Lyon, Frères Bruyset, 1753 : Frontispice et page de titre. Dans un décor d’officine sous un dais à droite, siège l’allégorie de la pharmacopée royale qui reçoit les dons des quatre continents ; ils sont dotés de leurs attributs respectifs, de gauche à droite : l’Europe couronnée tient un cheval et une corne d’abondance ; un chameau est derrière l’Asie qui est coiffée d’un turban ; l’Afrique est personnifiée par une femme noire avec un lion et, en dernier, l’Amérique est représentée par une femme coiffée de plumes avec un crocodile à ses pieds ; Bibliothèque municipale d’Avignon, cote 4o 1305.

Figure 2 : page de titre. M. Charas, Pharmacopée royale galénique et chymique, 2eéd., Lyon, Frères Bruyset, 1753 

Figure 2 : page de titre. M. Charas, Pharmacopée royale galénique et chymique, 2e éd., Lyon, Frères Bruyset, 1753 

30Ensuite, la préparation des produits nécessite différentes étapes : les laver à l’eau, enlever terre, feuilles et branches mortes, pépins et pulpes du raisin, sécher et mettre les drogues simples dans des boîtes. Pour réduire les drogues simples en poudre, on utilise le moulin pour en faire des farines ou le mortier (senne, rhubarbe) et la molette pour réduire les minéraux en poudre (porphyre, perles, cristaux). Toutes ces préparations sont faites dans un laboratoire. Le seul qui ait été identifié est celui de 1756 dont nous avons déjà donné la description.

31Les simples sont utilisés pour des décoctions dans le but de les conserver ou d’en améliorer les effets, ce qui est empirique, mais aussi pour des mixtions qui consistent à mélanger plusieurs simples ; on obtient alors une préparation. On classe les simples, que l’on peut grossièrement assimiler à des principes actifs d’origines diverses, en trois catégories : d’abord ceux d’origine végétale qui sont le plus souvent achetés : aigremoine, buglosse, althéa, racines apéritives, pourpier, bétoine, bourache, capillaire, crocus, menthe, semences froides, hypericum, lin, orge, Frangula alnus, scabieuse, tussilage. Les achats sont faits chez les producteurs locaux, mais le plus souvent chez les herboristes ou dans les officines pharmaceutiques. La foire de Beaucaire est, à cette époque, un fournisseur occasionnel de la pharmacie, avant d’en devenir le fournisseur régulier et quasiment exclusif jusqu’en 1765. La deuxième catégorie de simples regroupe ceux d’origine animale : les graisses de pourceau, de mouton, d’ours, de bouc, de cheval, le lait, petit‑lait, beurre, beurre salé et aussi les parties d’animaux comme les cornes de cerf ou les animaux entiers : grenouille, crapaud, aspic, cantharide, vipère. Enfin, parmi les simples d’origine minérale on trouve l’or, en feuille ou acheté au poids, feuilles d’argent, billes d’acier, plomb, clous, étain, marbre, alun, antimoine, ambre, ambre jaune, terre d’ambre, émaux, cristaux, mercure, lapis‑lazuli.

32Quelles conclusions peut‑on tirer de la préparation des remèdes sur un plan quantitatif et qualitatif autour de 1652 ? On note que la production de la pharmacie est globalement modeste car la quasi‑totalité des simples est d’origine végétale et est récoltée dans les jardins de Sainte‑Marthe ou chez des agriculteurs qui exploitent des domaines situés à proximité immédiate de l’Hôpital, par exemple sur l’île de la Barthelasse. Très peu de simples d’origine animale ou minérale sont achetés. Enfin tous les achats, en dehors des simples végétaux dont il vient d’être question, sont réalisés localement, la foire de Beaucaire ayant été peu ou jamais sollicitée. S’agissant des produits élaborés à partir des simples, les confections et les poudres, destinées plus spécifiquement aux soins, donc à visée curative, sont peu commandées à la pharmacie par les différents services. Un mouvement inverse s’est produit au niveau des préparations à visée nutritionnelle comme les diverses eaux, les sirops et les décoctions mais aussi les préparations à usage externe comme les onguents, les cérats, les emplâtres, utilisés dans les troubles trophiques de la peau, accompagnant de manière générale un état de malnutrition. Ce constat ne nous a pas paru aller de soi. Certes, les troubles trophiques cutanés ne sont pas rares lorsque le séjour à l’Hôpital se prolonge. Il prend ici une proportion suffisamment importante pour mettre notre curiosité en éveil. Une prescription conjointe de drogues et de préparations à usage externe, toutes deux à visée nutritionnelle, n’est pas extraordinaire en soi, pas plus que peut l’être l’augmentation des quantités commandées à la pharmacie, une augmentation du nombre des entrants pouvant l’expliquer. C’est effectivement le cas. La diminution conjointe des commandes de préparations à visée curative nous fait franchir une étape complémentaire : un événement à répercussions sociales suffisamment fortes, au point d’entraîner une augmentation de la fréquentation hospitalière pour raison de pauvreté aggravée, doit en être la cause. Il nous faut l’identifier. De même, notre attention a été attirée, à partir des mêmes sources hospitalières, par l’effondrement, lors du blocus maritime de 1793, des réserves alimentaires dont dispose l’Hôpital pour nourrir les plus démunis. Vient à l’esprit une explication logique : la précarité et la pauvreté ayant augmenté, les réserves constituées doivent logiquement s’épuiser. Nous verrons que tout ne fut pas aussi simple.

33La seule analyse approfondie, critique et contradictoire des inventaires et des commandes faites par les salles à la pharmacie ou par la pharmacie aux différents fournisseurs a permis, sinon la découverte de faits historiques, bien connus de tous – les révoltes populaires d’une part, les conséquences du blocus maritime d’autre part –, tout au moins que soient abordés, à partir des sources hospitalières, celles de la pharmacie mais aussi celles d’autres secteurs de l’activité hospitalière, de larges pans de l’histoire sociale d’Avignon et de sa région. Dans ce contexte, il est intéressant de souligner l’apport précieux, pour l’histoire sociale, d’une part des sources provenant de l’Hôpital où se concentrent jusqu’au xxesiècle pauvreté et précarité, et d’autre part les données chiffrées, provenant à la fois des services de soins et des différents services administratifs, depuis l’économat jusqu’aux services comptables.

De la pharmacie à l’histoire sociale

1. Les révoltes populaires (1652-1656)

  • 21 Cf. Ibert, Contribution…, op. cit., p. 790‑793.

34Nous venons d’analyser, sur un plan qualitatif, la délivrance de remèdes par la pharmacie à la demande des salles. L’étude de la demande de soins est ensuite conduite sur un plan quantitatif et consiste en une mise en corrélation des chiffres de la démographie urbaine avec ceux de la démographie hospitalière21. Entre 1602 et 1650, Avignon compte 20 000 habitants. Le nombre annuel d’hospitalisations passe de 600 en 1596 à 1 000 en 1602 et à 2 000 en 1650. En cinquante‑quatre ans, le nombre de personnes hospitalisées est multiplié par 3,33. Pendant cette même période, la population d’Avignon augmente de 8,1 %. À partir de 1650, le nombre des hospitalisations passe de 2 000 à 2 400 et la population, de 20 000 à 25 000 habitants. On note des pics d’hospitalisations entre autres pendant la période 1684‑1687 et la période 1691 et 1699, de 3 000 à 4 000 pour cette dernière. Ces pics ont des causes évidentes : hivers très rudes avec, conjuguant leurs méfaits, misère sociale, morbidité et létalité. Michel Prost et Gilles Boëtsch notent dans une étude anthropologique :

  • 22 M. Prost, G. Boëtsch, « Biodémographie et structures urbaines : le cas des sept paroisses d’Avignon (...)

L’histoire de la ville apporte certains éclairages montrant l’hétérogénéité sociale de la population. En effet, on sait par des écrits que la société d’Avignon présente de vigoureux contrastes entre riches et pauvres. Ceux‑ci s’affrontèrent durement entre 1652 et 165922.

  • 23 J. Nicolas, La rébellion française, 1669‑1789, Paris, Seuil, 2002.
  • 24 M. Ferrières, Le bien des pauvres. La consommation populaire en Avignon (1600‑1800), Seyssel, Champ (...)

35Il existe probablement d’autres explications à ces émeutes populaires mais au fond, le problème n’est pas là. Les répercussions sociales qu’elles entraînent sont dramatiques. L’Hôpital prend le relais de la charité privée défaillante, accomplissant le rôle que l’époque et la société lui demandent d’assumer, celui d’un lieu de bienfaisance et de charité. Si la consultation des inventaires ou celle des commandes faites à la pharmacie de l’Hôpital n’ajoutent rien à la réalité d’un fait historique connu et étudié par Jean Nicolas23ou abordé par l’étude de la consommation chez les pauvres par Madeleine Ferrières24, elle permet que soit mise en évidence la valeur de témoignage que peuvent prendre de tels documents et la possibilité qu’ils donnent de mieux quantifier les faits qu’ils révèlent.

2. Le blocus maritime de 1793

  • 25 V. Hugo, Quatrevingt‑treize, Paris, Garnier‑Flammarion, 1965, p. 289.

Au fond de la salle basse, sur un long tréteau, il y avait à manger, comme dans une caverne homérique ; de grands plats de riz, du fur, qui est une bouillie de blé noir, de la godnivelle qui est un hachis de veau, des rondeaux de houichepote, pâte de farine et de fruits cuits à l’eau, de la badrée, des pots de cidre25.

36Si l’histoire a retenu l’année 1793, les pénuries s’installent dès 1788 et leur gestion incombe à la pharmacie qui, depuis 1737, gère avec les achats de drogues ceux du textile et de l’intendance, entendons par ce mot tout ce qui est indispensable au fonctionnement d’un hôpital, au traitement, au couchage et à l’alimentation de ses malades. En 1788, en effet, l’Hôpital cesse définitivement ses achats de textiles à la foire de Beaucaire. Depuis 1787, il les achète aussi à Nîmes, Lyon, Grenoble mais également à des fabricants de textiles locaux, avignonnais, orangeois, sans omettre l’Isle‑sur‑la‑Sorgue dont l’artisanat textile fait la prospérité. Dès 1787‑1788, pour l’intendance et les drogues pharmaceutiques, on fait le même constat : l’Hôpital change de fournisseurs. Les droguistes, herboristes, marchands et même apothicaires, tenus en marge du commerce des drogues depuis 1745, se réinvestissent dans une activité commerciale qu’ils avaient partiellement délaissée. Ce sont eux qui supportent l’essentiel de la charge des approvisionnements de l’Hôpital en 1793 et dans les années suivantes. En 1792, soit un an avant l’installation du blocus maritime décidé par les Anglais, Avignon ne reçoit plus de marchandises en provenance de Marseille. Nous retrouvons dans les inventaires trois déplacements faits à Marseille, tous les trois chez les marchands Clerrissy, en 1791 et 1792, puis tout cesse.

37Après un temps d’érosion lente des achats, survient le temps des pénuries, des suppléances et des autarcies pendant les années 1792‑1795.

3. Deux années clé

38Les années 1792‑1793 constituent un excellent observatoire pour étudier, à travers les mouvements des achats essentiels de l’Hôpital, les répercussions du contexte révolutionnaire, très troublé dans la région.

1792

  • 26 ADV., H, dépôt Avignon, Sainte‑Marthe, F sup 6.
  • 27 Ibid.

39Les vendeurs de drogues se répartissent entre Avignon, avec six droguistes, un herboriste, un seul apothicaire, quatre vendeurs aux métiers non précisés, et Marseille, deux apothicaires26. Les distributions que nous avons relevées ont été faites à partir des entrepôts vers la pharmacie ou le plus souvent vers les salles d’hospitalisation27. Nous avons seulement noté les distributions de marchandises d’intendance. Le 12 janvier 1792, une livre de riz est distribuée à la salle des femmes. Il faut attendre le 27 mars pour noter une nouvelle distribution, plus importante, après deux mois et demi de rationnement. Sont distribuées 27 livres de riz (44 livres en mars 1791), provenant de la commande de 601 livres faite par l’Hôpital et réglée le 14 mars 1792. Le 14 février 1792, la salle des hommes avait bénéficié d’une distribution de 44 livres de riz, puis plus rien jusqu’au 2 juin, lorsque sont données 100 livres de riz.

40Quant à la cassonade rouge, la distribution paraît beaucoup plus libérale. La pharmacie en est la principale bénéficiaire. Cinq boîtes lui sont accordées contre une seule au service de soins le 2 juin. Cette disparité se justifie par la nécessité de posséder de grandes quantités de cassonade rouge, entre autres pour les préparations de sirop.

  • 28 Cf. tableau en fin d’article.

41Pour les achats de blé et de viande, on peut difficilement parler de pénurie en 1792. La production céréalière de la région autour d’Avignon n’a certes jamais atteint un niveau d’autosuffisance, d’autant plus difficile à atteindre en 1792 que les différentes révoltes ralentissent les travaux agricoles. À cette situation s’ajoute le nombre de bouches à nourrir en augmentation régulière, avec l’arrivée des troupes républicaines dont une partie est logée dans l’enceinte de l’Hôpital. Cependant 1792 reste une bonne année de référence pour les achats de blé et de viande, que l’on peut ainsi comparer avec ceux des trois années qui suivent28 ; parmi les quatre vendeurs seuls deux ont pu être identifiés. La viande de mouton est achetée auprès du seul Escoffier et celle de bœuf auprès de Delorme ; on les retrouve en 1793.

42Avoir une idée à peu près précise des achats réalisés par l’Hôpital en blé et viandes nous a semblé présenter de nombreux avantages dont, entre autres, celui de fournir une base de comparaison fiable avec les chiffres des années suivantes dans un contexte d’inflation galopante. Enfin les achats de textiles, en diminution, répondent en priorité à une demande hospitalière.

43On a surtout acheté des toiles, mais seulement cinq couvertures et, de toute façon, pas de « cotonnine », toujours plus coûteuse. Pénurie, suppléance, autarcie… De ces trois fils conducteurs, l’autarcie est déjà bien présente.

44En 1791, les Hughes et les Clérissy avaient vendu à l’Hôpital drogues et intendance. En 1792, le 8 juillet, les Clérissy vendent des drogues pour la somme de 2 703 livres tournois, mais les Hughes ne concluent aucun marché. L’Hôpital vit désormais en quasi‑autarcie. Droguistes, herboristes et apothicaires fournissent du mieux qu’ils peuvent drogues et succédanés. Des noms apparaissent sur les folios des « livres de contrôle des mandats » qu’un demi‑siècle de fréquentation de l’Hôpital Sainte‑Marthe avec Beaucaire, puis avec Marseille, avait laissés dans l’ombre. Au prix de quelles prouesses Bagnol, apothicaire à Mazan, a‑t‑il été en mesure de fournir à l’Hôpital, le 3 mars 1792, 4 livres de quina rouge, à 7 livres tournois la livre ? Mais la question n’est même plus là. Elle est davantage dans la quête, sous l’emprise de la nécessité, de microcircuits commerciaux qui suppléent aux anciens. La véritable suppléance n’est‑elle pas, en définitive, dans l’éclosion de nouvelles voies commerciales ? Rien ne remplace, en vérité, les vertus attribuées au quina rouge ou à la trop coûteuse manne. Dès 1792, les Bagnol, les Faure, les Turc sont à l’œuvre pour fournir le quina rouge, la manne et d’autres encore là où ils se trouvent, comme le firent ceux de l’inventaire du 25 thermidor an IV, voyant au fond d’un pot de pharmacie quelques onces à peine du précieux opium thébaïque que la prospérité des années antérieures avait négligé. Il est arrivé au cours de l’année 1792 que la recherche du produit manquant connût quelques déboires. Le croisement des sources issues du « livre de contrôle des mandats » avec celles du « livre des inventaires et distribution de la pharmacie » à propos de l’achat de riz du Piémont nous en a fait prendre conscience. Le riz du Piémont, commandé au droguiste Turc, vraisemblablement en janvier, si l’on se réfère aux indications du « livre des inventaires et distribution » ne parvient à destination que le 14 mars 1792.

1793

  • 29 ADV., H dépôt Avignon, Sainte‑Marthe, E 53, livre de contrôle des mandats.

45Des drogues sont achetées pour 1 522 livres au marchand marseillais Clérissy. Parmi les autres vendeurs sont notés un herboriste, déjà connu, Turc, et un apothicaire, Arnaud, chez qui deux achats ont été faits29.

46Le prix du blé devient nettement spéculatif. La raison en est la forte augmentation de la demande et la faiblesse de l’offre. Cette dernière est ancienne. Le Comtat Venaissin n’ayant jamais été une terre céréalière, l’insuffisance de l’offre était corrigée par les importations de blé venu des régions proches ou de pays plus lointains. Or la situation de guerre civile et l’installation du blocus maritime devant Marseille dépriment l’offre à un moment où la demande grandit. Les armées de la République convergent sur Avignon, menacée par les troupes fédérées qui, après leur victoire à Marseille, ont Lyon en ligne de mire. Mais avant Lyon, il faut prendre Avignon, où une grande partie des hommes chargés de sa défense a pris ses quartiers sur le site de Sainte‑Marthe.

47Le miel est censé suppléer à l’insuffisance d’apport de cassonade dont l’achat a quintuplé entre 1792 et 1793, ce qui n’est pas explicable. La cassonade achetée prend la direction de la pharmacie, où elle est utilisée pour la préparation des solutions. Le blocus maritime de l’amiral Hood a privé l’Hôpital de riz du Levant. L’Hôpital décide l’achat de riz au Piémont. Son voyage a duré trois mois, pendant lesquels ont été instaurées les premières restrictions alimentaires avec 500 grammes de riz par salle, par mois et par personne.

48En 1765, Avignon entame avec les frères Hughes une relation aussi exclusive qu’elle l’avait été avec les marchands de Beaucaire. Cette relation prend fin en 1792. Dans les années précédant la Révolution, les Avignonnais s’emparent de plus en plus de parts de marché et avec le départ des Hughes seules les commandes passées à Clérissy pour 1 522 livres tournois leur échappent. L’Hôpital signe son dernier mandat à Clerissy le 7 mai 1793. Au mois d’août 1793, l’amiral Hood desserre l’étau au large de Marseille. Clerissy parvient, à ce moment‑là, à quitter la ville. Avignon s’empare du marché des drogues de l’Hôpital Sainte‑Marthe. Tous les commerçants en vendent, depuis l’herboriste jusqu’au droguiste. Les officines d’apothicaires sont‑ elles assez nombreuses pour faire face à la demande ? Combien sont‑elles ? Nous l’ignorons. Peut‑on envisager une évaluation approximative ? Jean‑Pierre Bénézet donne le rapport d’une officine pour 500 habitants. Or comment évaluer la population d’Avignon en 1793 sans cesser d’être crédible ? Impossible, entre le flux des armées campant au bord du Rhône pour arrêter celles remontant de Marseille à la conquête de Lyon, qu’elles n’ont pas prise, et le va‑et‑vient des populations se mettant à l’abri !

49Dans les années 1794‑1795, les difficultés n’ont af it que s’accroître. L’autarcie est totale. En juillet 1794, il a été rapporté de la foire de Beaucaire seulement quelques kilos de riz et le 18 floréal a été réglé un achat de 50 livres de savon payé 39 francs 15 centimes à Madame Eure de Marseille.

50Achats de l’hôpital

Tableau : Achats de l’hôpital

1792

1793

Poids

Prix

Poids

Prix

Drogues

7371 LT 4 s 3 d

7976 LT

Cassonade

150 livres

395 LT

734 livres

1 416 LT 15 s

Riz

609 livres

188 LT 15 s 92 d

Blé

64 saumées

5 265 LT 7 s

sa 109es

umé

5151 LT

Moutons

745 = 261

quintaux

19 747 LT

Bœufs

q2940

uintaux

13 877 LT

8 373 LT

Farine

2 231

livres

2 607 LT

Miel

1207 LT

LT = livres tournois.

Conclusion

51Partant de l’histoire patrimoniale de la pharmacie, chère au cœur des Avignonnais, si l’on en juge par le nombre de visiteurs qu’elle reçoit lors des Journées du patrimoine, nous avons voulu montrer qu’il existait une autre richesse dont sa brillante histoire patrimoniale ne peut se détacher : la présence d’un extraordinaire gisement d’archives hospitalières qui nous a permis, après l’histoire de la pharmacie, de faire l’histoire dans la pharmacie. Histoire sociale, à propos des révoltes populaires et du blocus maritime, mais d’autres sujets auraient trouvé justement leur place, comme celui des institutions, abordées par l’exercice du pouvoir, devenu problématique en 1765, la pharmacie ayant pris à ce moment‑là une place jugée prédominante dans le dispositif hospitalier de Sainte‑Marthe.

Notes

1 Cf. J.‑C. Bertozzi, La Pharmacie de l’Hôpital Sainte‑Marthe, 1745‑1795, mémoire de master 2, (dir. F. Moreil), Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, 2014.

2 P. Pansier, « Les anciens hôpitaux d’Avignon », Annales d’Avignon et du Comtat Venaissin, 15, 1929, p. 5‑114.

3 Ibid

4 D. Le Blévec, « Sainte‑Marthe d’Avignon (1353‑1459), une fondation hospitalière réussie », Études Vauclusiennes, 57, 1997, p. 39.

5 M. Ibert, Contribution à l’étude historique de l’Hôpital Sainte‑Marthe d’Avignon (1670‑ 1740), Thèse de médecine (dir. G. Serratrice), Marseille, 1979, 2 volumes.

6 Le Blévec, « Sainte‑Marthe d’Avignon… », art. cité., p. 37.

7 Pansier, « Notice biographique de Bernard Rascas », in Mémoires de l’Académie de Vaucluse, 29, 1929, p. 15‑29.

8 Le Blévec, « Sainte‑Marthe d’Avignon… », art. cité, p. 36.

9 Cf. J. Chiffoleau, « La naissance de l’Université d’Avignon dans les luttes politiques et religieuses du XIIIe et du début du XIVe siècle », in L’Université d’Avignon 1303‑2003 naissance et renaissance, Y. Grava (éd.), Arles, Actes Sud, 2003, p. 27‑31

10 J.‑P. Bénézet, Pharmacie et médicament en Méditerranée occidentale (XIIIe‑XVIe siècles), Paris, Champion, 1999.

11 Ibid., p. 214.

12 Ibid., p. 228‑229 pour les deux citations.

13 Ibert, Contribution…, op. cit., p. 708.

14 Ibid., p. 717‑718

15 Ibid. Le vase a maintenant disparu.

16 A. Breton, « Les bâtiments de l’hôpital Sainte‑Marthe à l’âge classique », Études Vauclusiennes, 57, 1997, p. 55‑62.

17 R. Moulinas, Histoire de la Révolution d’Avignon, Avignon, Aubanel, 1986, p. 286.

18 ADV, H dépôt Avignon, Sainte‑Marthe, E 203, registre non folioté.

19 ADV, H dépôt Avignon, Sainte‑Marthe, E 203.

20 N. Lémery, Pharmacopée universelle, Paris, Laurent D’Houry, 1697, p. 7‑9.

21 Cf. Ibert, Contribution…, op. cit., p. 790‑793.

22 M. Prost, G. Boëtsch, « Biodémographie et structures urbaines : le cas des sept paroisses d’Avignon de 1701 à 1802 », Antropo, 14, 2007, p. 7 (http://www.didac.ehu.es/antropo/).

23 J. Nicolas, La rébellion française, 1669‑1789, Paris, Seuil, 2002.

24 M. Ferrières, Le bien des pauvres. La consommation populaire en Avignon (1600‑1800), Seyssel, Champ‑Vallon, 2004.

25 V. Hugo, Quatrevingt‑treize, Paris, Garnier‑Flammarion, 1965, p. 289.

26 ADV., H, dépôt Avignon, Sainte‑Marthe, F sup 6.

27 Ibid.

28 Cf. tableau en fin d’article.

29 ADV., H dépôt Avignon, Sainte‑Marthe, E 53, livre de contrôle des mandats.

Table des illustrations

Titre Figure 1 : Frontispice. M. Charas, Pharmacopée royale galénique et chymique, 2e éd., Lyon, Frères Bruyset, 1753 
Légende M. Charas, Pharmacopée royale galénique et chymique, 2e éd., Lyon, Frères Bruyset, 1753 : Frontispice et page de titre. Dans un décor d’officine sous un dais à droite, siège l’allégorie de la pharmacopée royale qui reçoit les dons des quatre continents ; ils sont dotés de leurs attributs respectifs, de gauche à droite : l’Europe couronnée tient un cheval et une corne d’abondance ; un chameau est derrière l’Asie qui est coiffée d’un turban ; l’Afrique est personnifiée par une femme noire avec un lion et, en dernier, l’Amérique est représentée par une femme coiffée de plumes avec un crocodile à ses pieds ; Bibliothèque municipale d’Avignon, cote 4o 1305.
URL http://books.openedition.org/eua/docannexe/image/3132/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 422k
Titre Figure 2 : page de titre. M. Charas, Pharmacopée royale galénique et chymique, 2e éd., Lyon, Frères Bruyset, 1753 
URL http://books.openedition.org/eua/docannexe/image/3132/img-2.jpg
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Auteur

Jean‑Charles Bertozzi, après une thèse en médecine (1968), exerce comme pédiatre et praticien hospitalier, y compris au sein de l’Hôpital Sainte‑Marthe. Reprenant des études en histoire à la fin des années 2000 à l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, ses sujets de recherche en Master (dir. F. Moreil) ont porté sur l’ancienne pharmacie de l’Hôpital Sainte‑Marthe à l’époque moderne. Il est aujourd’hui inscrit en doctorat d’histoire moderne (dir. S. Durand).

© Éditions Universitaires d’Avignon, 2018

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