Se ducere
| ,Arts circassiens et corps sublimés
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Texte intégral
1Leçon de Firmin Gruss et Natalie Petiteau
2Université Populaire d’Avignon, 15 mai 2018
3Natalie Petiteau. La compagnie Alexis Gruss est unique : héritière d’une histoire qui a commencé sous le Second Empire, elle a été fondée par Alexis Gruss en 1971, protégée par Silvia Monfort à partir de 1974, et honorée du statut officiel de cirque national de 1982 à 1988, lorsque Jack Lang dirigeait le ministère de la Culture. Elle est la seule compagnie circassienne en France capable de perpétuer au XXIe siècle les arts de la piste des origines. Elle seule, également, est capable de créer, de produire, de réaliser elle-même, de A à Z, un spectacle circassien. Si l’on prend aussi en considération la beauté de ce qu’elle donne à voir en piste, on ne peut que se dire que cette compagnie mériterait d’être aujourd’hui reconnue comme l’équivalent, pour le cirque, de ce que la Comédie-Française est au théâtre. Elle est un patrimoine immatériel qu’il faut tout faire pour préserver. Pour beaucoup le cirque n’est qu’un simple divertissement, au mieux un art populaire. Pourtant, la maîtrise des arts du cirque conjugue tous les arts du spectacle vivant tout en relevant de l’art du détail que l’on appelle le travail bien fait. Il y a derrière chaque artiste circassien un véritable orfèvre qui maîtrise non seulement les disciplines corporelles, mais en plus une dimension artistique, ce qui fait son exceptionnalité. C’est le cas particulièrement de Firmin Gruss, que nous avons aujourd’hui le plaisir d’accueillir à l’Université Populaire d’Avignon. Professeur de cirque diplômé du Centre National des Arts du Cirque, directeur administratif et technique de la compagnie Alexis Gruss, il en est aussi l’un de ses principaux artistes, titulaire du World Guinness Record en équilibre de bras sur échelle libre. À l’heure où les cirques sont décriés au prétexte que, quand ils sont « traditionnels », ils travaillent avec des animaux, et alors que les journalistes prennent un malin plaisir à confondre animal sauvage et animal né en captivité, fauve et cheval, il semble essentiel, dans une université qui comme la nôtre, qui travaille sur la culture et le patrimoine, de prendre conscience que les arts de la piste sont un patrimoine culturel à préserver absolument, qu’il y a là chef-d’œuvre en péril et que si nous ne faisons rien nous allons perdre un pan entier de notre vie culturelle.
4C’est pourquoi nous sommes heureux, Firmin Gruss et moi-même, de pouvoir aujourd’hui, pour clôturer cette année de l’Université Populaire d’Avignon consacrée au corps, venir exposer devant vous à quel point la piste, cette scène spécifique utilisée par les circassiens, sublime les corps des artistes au profit de l’émotion des spectateurs.
5La compagnie Alexis Gruss est la digne héritière du cirque né à la fin du XVIIIe siècle. Philip Astley a eu recours à cet espace scénique à partir de 1768. Il y a donné des spectacles inspirés tout à la fois des pratiques que pouvaient avoir les saltimbanques d’une part, les voltigeurs à cheval d’autre part. Jusqu’alors, ces artistes présentaient leur art dans les foires ou même dans les rues. Le génie d’Astley a été de créer un espace clos pour ne plus être dépendant du public des rues qui peut ne rien donner aux artistes. Il a créé un amphithéâtre qui oblige les gens à entrer pour voir le spectacle, et donc à payer. Il a entouré sa piste de gradins, et les a recouverts de toile pour abriter les spectateurs. Finalement, on a construit des cirques en dur, toujours autour de cette piste héritée des militaires, car particulièrement adaptée aux exercices de l’acrobatie à cheval. Son diamètre de 13 mètres a été dicté par la longueur de la chambrière que l’on utilise pour régler les trois allures des chevaux. Astley, invité par la reine, arrive en France en 1774, mais, dans le contexte de la Révolution française, son amphithéâtre est repris par la famille Franconi, qui, sur trois générations, fait la célébrité du cirque français au XIXe siècle.
6Le cirque a en effet un immense succès au XIXe siècle : on va alors au cirque tout autant qu’à l’opéra ou au théâtre. C’est un lieu de spectacle très prisé, qui fait la synthèse entre les arts équestres, très aristocratiques, et les disciplines des saltimbanques, éminemment populaires. C’est donc un lieu de spectacle au langage universel, puisque l’on n’y parle pas. Pour avoir le droit de dire du texte, il faut passer sous les fourches caudines de la censure. Les directeurs de cirque s’épargnent de telles démarches et produisent des spectacles sans paroles, où les clowns ne font que du mime. Le succès concerne aussi les cirques itinérants, qui, sous l’influence des enseignes américaines, se font de plus en plus grands à partir de la fin du XIXe siècle.
7Mais dans les années 1970, les cirques itinérants ont des difficultés économiques, résultant notamment de la concurrence de la télévision. Pourtant, en 1974, Silvia Monfort a l’idée, pour célébrer le bicentenaire de l’arrivée du cirque en France, de faire une exposition dans son centre culturel. Celle-ci remporte un grand succès, si bien qu’elle cherche à l’illustrer par des spectacles qui restitueraient les tableaux du cirque des origines. C’est alors le cirque fondé par Alexis Gruss en 1971 qui a été invité à s’installer en face du Carré Thorigny fondé par Silvia Monfort, dans la cour de l’Hôtel Salé, en plein cœur du Marais. À partir de là une nouvelle histoire a commencé pour la famille Alexis Gruss, le cirque Alexis Gruss s’est déployé en faisant renaître le cirque d’Astley et de Franconi, tout en allant beaucoup plus loin dans les performances. En montrant que le cirque peut être un espace scénique extrêmement fertile, il a attiré un public très nombreux à partir de 1974. L’une des belles performances de la famille Alexis Gruss est d’être encore aujourd’hui présente dans notre vie culturelle, elle prépare sa 44e création, Origines, titre qui est à lui seul tout un programme.
8Le cirque est le lieu de mise en valeur des corps et a de ce fait exercé une véritable fascination qui s’est exprimée dans la littérature, dans la peinture, dans le cinéma. Alexis Gruss l’a très bien compris puisque, en 1986-1987, le titre de son spectacle était De Lautrec à Picasso, tandis que le spectacle de la saison 2012-2013, Ellipse, était consacré au cinéma.
9Le monde artistique du XIXe siècle avait perçu peut-être mieux que nous ne le faisons aujourd’hui tout ce qui se joue sur la piste d’un cirque. Théophile Gautier, inventeur de la critique de cirque, a écrit de nombreux éloges des saltimbanques qu’il oppose aux simples acteurs. Dès les années 1830, il s’extasie régulièrement devant les acrobates et les clowns. Il loue l’authenticité des prouesses des artistes circassiens, tandis qu’il ne voit dans le jeu des acteurs de théâtre qu’exercice d’imitation. Pour Gautier, les saltimbanques forment une élite poétique paradoxale, tandis que le théâtre n’est à ses yeux que platitude.
- 1 Edmond et Jules de Goncourt, Journal, Mémoires de la vie littéraire, tome 2, Paris, Laffont, 1989, (...)
10L’enthousiasme des Goncourt a été tout aussi vibrant. Edmond a consacré un très beau roman aux artistes de cirque, Les frères Zemganno. Lui et son frère Jules ont aussi témoigné de leur fascination pour le cirque dans leur célèbre journal, soulignant notamment que l’on voit au cirque « les seuls talents au monde qui soient incontestables, absolus comme des mathématiques [...]. Il n’y a pas là d’acteurs et d’actrices faisant semblant d’avoir du talent : ou ils tombent ou ils ne tombent pas. Leur talent est un fait »1. Quel plus bel hommage peut-on rendre aux artistes circassiens ?
11Il faut également citer ici l’admiration de Jules Barbey d’Aurevilly :
- 2 « Le Cirque », 20 juin 1881, dans Le théâtre contemporain. Dernière série, 1881-1883, Paris, Stock, (...)
« Le Cirque n’est pas seulement un théâtre populaire, le plus populaire des spectacles. Il en est aussi le plus aristocratique et le plus héroïque. C’est le théâtre des peintres, des sculpteurs et des poètes qui aiment la beauté et qui veulent la réaliser dans leurs œuvres. Théophile Gautier l’adorait. C’est le théâtre de la beauté et de la force plastiques et visibles, qu’on ne discute jamais – car la beauté intellectuelle et morale se discute, se chicane misérablement, mais la beauté physique ne se discute pas. Elle s’impose ! […] Le Cirque, c’est le seul théâtre où la perfection soit de rigueur. Ailleurs, dans les autres théâtres, on peut s’en passer […] On n’en meurt pas […] Mais au Cirque, où l’art a la dignité du danger, si l’acteur ou l’actrice […] ne sont pas sûrs d’eux, s’ils font un faux mouvement, s’ils ont une distraction, un instant d’oubli, une lassitude, ils risquent de se briser !... Le corps, qui, comme l’esprit, a ses pataquès, les paye ici d’une façon terrible… Au Cirque, la médiocrité est menacée incessamment de se rompre le cou […] tandis que dans les autres théâtres, où elle se prélasse, […] elle se porte très bien et ne risque absolument rien »2.
12Cet autre très bel hommage aux artistes de cirque ne demeure-t-il pas valable quand on voit les Gruss en piste ? Quels commentaires as-tu envie de faire sur ces citations, Firmin ?
13Firmin Gruss. Depuis notre rencontre avec Natalie à l’université, lors de cet afterwork en 2016, je redécouvre nos racines et nos valeurs. Nous savions certes que nous sommes issus de Philip Astley, de cette piste, de cette tradition militaire, mais aujourd’hui nous avons de plus en plus d’éléments, d’où l’idée de faire, pour cette 44e création, un spectacle d’hommage à nos racines, parce que aujourd’hui le cirque est un mot galvaudé, et pourtant magique. Aujourd’hui, on trouve du cirque à toutes les sauces, mais le véritable cirque, celui que notre famille pratique depuis six générations, est en voie de disparition. Nous sommes les derniers détenteurs de ce savoir-faire. Trois disciplines forment l’art équestre présenté sur la piste : la voltige et l’acrobatie à cheval, le travail en liberté et la haute école. Dans l’acrobatie à cheval, le corps entre en jeu intensément. La différence entre un artiste circassien d’une part et un gymnaste, un danseur ou un acteur d’autre part réside dans les valeurs avec lesquelles nous travaillons. Pour revenir sur les citations présentées, c’est cette forme de spectacle que notre famille s’emploie à défendre au quotidien. Il y a là un patrimoine très riche, fondé sur des arts complémentaires, la danse, le mime, la musique, et l’art équestre, leur réunion donne cette forme de spectacle irremplaçable et incomparable.
14Natalie Petiteau. Les photos de Firmin Gruss sur son échelle libre, présentées au public, disent le comble que cet art peut atteindre, d’autant que dans le théâtre antique d’Orange, Firmin a présenté ce numéro sur la scène.
15Les peintres ont aussi traduit cette fascination : on peut le voir dans les œuvres de Degas, Renoir, ToulouseLautrec, Seurat, Dufy, Picasso, Matisse, Léger, Chagall.
16Firmin Gruss. Vous observerez que chacune de ces œuvres présente un cheval.
17Natalie Petiteau. En effet le cirque a commencé à cheval et avec vous devra se poursuivre à cheval… N’oublions pas non plus l’œuvre des sœurs Vesques.
18Firmin Gruss. On remarque dans ces dessins le tableau du pantre que l’on trouvera dans Origines : les sœurs Vesques renvoient ici à l’histoire célèbre du tailleur, ancêtre du clown, qui taillait mal les costumes des militaires, lesquels, pour se venger, le faisaient monter à cheval.
19Natalie Petiteau. N’oublions pas non plus que le cinéma a lui aussi été très proche du cirque. D’ailleurs les premiers films, ceux de Méliès, étaient projetés dans des baraques de foires où se produisaient aussi des artistes de cirque. Les diapositives présentées montrent les affiches des œuvres les plus célèbres qui participent à la construction d’une mythologie du cirque : Le Cirque, de Chaplin, La nuit des forains, de Bergman, La strada, de Fellini, etc. Ces films ne témoignent pas seulement des arts circassiens, mais aussi de la fascination des cinéastes pour la vie des circassiens. Il faut enfin mentionner Itinéraire d’un enfant gâté : or le premier ou presque à apparaître dans ce film est Firmin Gruss ! Le film retrace l’itinéraire de Sam Lion (Jean-Paul Belmondo) successivement interprété pour son enfance par les trois fils d’Alexis : Firmin, qui a alors 7 ans, puis Armand (décédé à 20 ans, qui a 13 ans lors du tournage), enfin Stephan, alors âgé de 16 ans, qui est aujourd’hui le directeur artistique de la compagnie Alexis Gruss.
20Abordons maintenant la façon dont les pratiques corporelles sont mises en œuvre sur la piste pour la construction d’un art véritable. Il vous faut les vertus du gymnaste, mais elles sont loin de suffire pour séduire le public. Dans un cirque, tout ramène au corps qui a d’incroyables facultés, mais qui est également d’une très grande fragilité. Les arts circassiens tiennent à la maîtrise de chaque geste, à une habileté hors du commun, à tel point que les auteurs qui ont écrit sur le cirque parlent de performance athlétique, pour faire un parallèle avec le langage du théâtre où l’on évoque les performances d’acteur. Cette expression te convient-elle Firmin ? Que souhaites-tu en dire ?
21Firmin Gruss. La différence entre notre métier et les autres arts qui en sont proches, c’est la pratique physique rigoureuse et régulière. Un gymnaste se prépare pour une compétition, un musicien ou un acteur joue quotidiennement, mais ils ne prennent pas le risque de la chute, même si cela peut se produire. Nous, nous n’avons pas de partition, et notre travail doit se faire sur le long terme. L’apprentissage est primordial pour permettre à l’artiste de maîtriser tous les éléments qui peuvent jouer en difficulté. L’exemple éloquent dans notre famille est le travail avec les chevaux. Le cheval peut avoir des réactions quotidiennes et l’artiste doit se préparer à la chute. Nous apprenons donc à tomber. Un athlète ne prend pas de risque, ou seulement s’il cherche à créer l’exploit unique, et il ne prend généralement pas la peine d’apprendre à tomber. L’artiste circassien, lui, produit quotidiennement de l’exploit et c’est sur la durée que l’on parvient à gérer cette performance, à laquelle s’ajoute toute la partie artistique, sensible. Aujourd’hui on l’oublie dans les écoles du cirque, où l’on a cependant des élèves très performants. Le Cirque du Soleil, par exemple, ne recrute que des gymnastes : dans toutes les compétitions de gymnastique, dans le monde entier, il y a un stand du Cirque du Soleil qui recrute. Ensuite on met au gymnaste un costume, un maquillage, on lui fait faire deux trois figures de chorégraphie et le tour est joué : le gymnaste est devenu artiste ! Pour ma part, le Cirque du Soleil ne me procure pas d’émotion car l’émotion provient de la conjugaison entre d’une part l’exploit physique et d’autre part le jeu de mime, la connaissance et la pratique de la musique, de la danse aussi. Pour nous, trois disciplines sont essentielles : nous faisons tous de la danse classique quand nous sommes jeunes, nous sommes tous musiciens, et nous connaissons tous l’art du mime, parce que nous avons tous pratiqué une ou deux disciplines humoristiques, moi avec mon grand-père [l’un des plus célèbres Auguste de l’histoire du cirque, Dédé] avec qui je me suis produit sur la piste dès l’âge de huit ans, ou avec mon père [célèbre clown blanc]. C’est de cette synthèse que se dégagent cette extrême sensibilité et cette formidable énergie qui font la différence entre un acteur, un gymnaste ou un comédien et un artiste de cirque. Le comédien, n’en parlons pas, il peut rater sa scène sans se faire mal, ce qui n’est pas le cas au cirque, et cela fait toute la différence.
22Natalie Petiteau. Tu confirmes ainsi ce qui disaient les frères Goncourt, un artiste de cirque, ou il tombe, ou il ne tombe pas… Le corps de l’artiste circassien se bat en permanence contre l’apesanteur, on le voit très bien sur les photographies de ton numéro d’échelle libre, mais aussi dans les numéros de jockey. Tenir debout sur un cheval au galop n’est pas chose innée. La performance est encore plus époustouflante quand il s’agit de jongler à cheval, comme Stephan, ton frère aîné, sait le faire. Il est le meilleur jongleur à cheval au monde, car lui sait jongler sur le dos d’un cheval au galop.
23Firmin Gruss. Il y a une particularité remarquable de notre famille : ma mère est une Bouglione, qui a toujours pratiqué des disciplines de saltimbanque, dans sa famille c’était la seule à s’entraîner tous les matins. Tout le monde lui demandait pourquoi elle s’entraînait : « Tu vas épouser ton mari, tu vas faire la cuisine, tu vas élever tes enfants, tu n’auras plus besoin d’être en piste ». Mais elle a toujours eu ce besoin de rester capable de performances, et elle a créé au cours de sa vie plus de cent numéros différents, il est en fait difficile de les compter. Elle a pratiqué le fil, le jonglage, le trapèze, puis elle a travaillé avec les chevaux, les éléphants, les chameaux, les chiens aujourd’hui, elle n’arrête jamais, elle se remet toujours en question d’une année à l’autre, elle prépare toujours l’avenir, aujourd’hui encore, à 70 ans. Actuellement, elle prépare son futur numéro de haute école pour le spectacle Origines. C’est cela aussi nos vies d’artistes circassiens. Et c’est une gymnastique, car plus vous apprenez, plus votre corps a besoin d’apprendre encore, et plus il a de facilité à apprendre. Du reste, on a raison de dire aujourd’hui aux gens qui ont mal au dos qu’ils doivent faire de l’exercice, alors qu’autrefois on leur disait de ne pas bouger. La gymnastique du corps fonctionne comme celle de l’esprit : plus vous travaillez vos muscles, plus ils ont besoin de travailler.
24Or, de ma mère nous viennent toutes les disciplines de saltimbanques, de mon père, nous avons hérité de toutes les disciplines des écuyers. Mon père nous a donc appris à tous l’acrobatie à cheval, ma mère nous a appris à moi l’échelle libre, à ma sœur le fil, à mon frère le jonglage. Mon frère étant acrobate à cheval et jongleur, il est devenu l’un des meilleurs jongleurs à cheval au monde.
25J’avais 7 ans quand ma mère m’a demandé ce que je voulais faire. Du monocycle, du rouleau, de l’échelle ? J’ai choisi l’échelle, mais aujourd’hui elle regrette un peu quand elle me voit dans le théâtre antique à quatre mètres du sol…
26Natalie Petiteau. La dimension de risque est donc bien là. Il y a dans les pratiques corporelles de l’artiste de cirque un jeu permanent entre équilibre et déséquilibre, ce que tu montres sur ton échelle. Ce jeu nourrit une véritable culture du risque doublée d’une dimension artistique : c’est par ce mariage que vous séduisez votre public. Cette émotion que l’on éprouve devant l’artiste circassien qui sublime son corps, on peut la deviner en contemplant la photo de ta sœur Maud sur son fil. Je suis pour ma part encore plus émue devant Maud qui, comme sa mère, Gipsy, danse sur un fil, que devant une danseuse étoile sur une scène. Cette photo dit combien il y a à la fois performance de danseur, performance d’athlète et performance artistique. Et votre art de séduire ne réside d’ailleurs pas uniquement dans cette incroyable conjugaison : il tient aussi dans l’art de se maquiller, de s’habiller, de se coiffer, de se présenter. Songeons de surcroît que c’est Maud elle-même qui a conçu son numéro, élaboré son costume, choisi sa musique. Les instants qu’elle nous offre ainsi, dans un tel tableau, sont la quintessence même, pour utiliser le titre de votre dernière création, du spectacle vivant. Mais j’aimerais que l’on aille plus loin dans cette réflexion en te posant une question complémentaire : est-ce que, quand vous jouez à la fois de cette dimension artistique et de cette dimension de risque, vous avez conscience que c’est par là que vous allez chercher l’émotion du spectateur, que vous le séduisez ainsi ?
27Firmin Gruss. C’est vrai que c’est une vocation d’être artiste mais comment ne pas l’être quand on est né dans une grande famille comme la nôtre ? La sueur est le prix à payer pour ce travail. La douleur aussi. On oublie de parler de la douleur. Chaque fois que ma sœur se met pour la première fois à genoux sur son fil, si elle ne l’a pas fait pendant quinze jours, elle a de grosses douleurs. Mais le corps aussi s’adapte. Il a besoin de cela. Ma mère dit souvent : « Quand tu n’as pas mal, tu ne te sens pas bien » ! Cette culture est ancrée en nous. Moi j’ai un palmarès extraordinaire, je peux vous le faire rapidement … : fracture de la deuxième cervicale, fracture de la malléole à deux reprises, rupture des ligaments croisés, péritonite. Mais nous avons besoin de repousser sans cesse les limites. Le corps, à partir du moment où vous lui donnez cette possibilité, en a besoin. C’est en réalité le rêve de chaque personne. Et je crois que c’est pour cela que notre métier est si passionnant et si fascinant, parce que nous repoussons sans cesse les limites de ce que l’être humain peut faire. Aujourd’hui, avec la télévision et avec internet, on peut par exemple voir des gens qui se jettent de falaises et volent sans appareil, mais c’est juste de la technique. Dans notre art, c’est le corps humain qui prend le pas sur le reste, le matériel vient seulement en complément de la performance de l’être humain. Quand je suis sur mon échelle, je développe un sixième sens, je développe le sens de l’équilibre qui au départ n’est pas naturel. On va toujours contre nature. Cela renvoie à une phrase qu’aime bien mon père, « l’art, c’est le travail effacé par le travail ». On arrive toujours, à force de travailler, à faire croire au public que ce que nous faisons est naturel, mais à la base, on ne se rend pas compte de ce que cela représente. On nous demande toujours combien de temps vous entraînez-vous ? On ne calcule pas, c’est en années, en générations, en savoir-faire surtout.
28Natalie Petiteau. Tu m’as expliqué un jour qu’aller en piste, cela constitue pour toi, au milieu de toutes tes charges de directeur administratif et technique du cirque, des moments de plaisir et d’évasion qui te récompensent de tout le reste. Alors que ressens-tu exactement quand tu es là haut ?
29Firmin Gruss. Ce sont de très grandes émotions… Quand je suis la tête en bas, c’est la concentration et j’essaie de faire attention à ce que je fais, même si au bout d’un certain moment, c’est presque naturel. Mais quand je suis sur la grande échelle et que je suis debout… la difficulté, c’est toujours pareil, quand on est dans l’action, c’est difficile, mais une fois que l’on est en haut de l’action, donc en haut de l’échelle, c’est plus facile. Quand vous avez atteint l’équilibre, sur les pieds ou sur les bras, c’est le moment le plus facile, par rapport au moment où je passe des pieds aux mains. Mais ce sont des moments surtout de satisfaction que l’on ne peut pas imaginer. C’est cette générosité, cette… on ressent une véritable énergie qui vient du public. On la ressent dans les applaudissements. Il y a quelque chose de magique dans cet espace scénique de 13 mètres de diamètre, fait de terre végétale et de sciure. Nous sommes sous la poussière du matin au soir, je pense que c’est pour cela aussi que dans les écoles de cirque on a enlevé la terre et la sciure, ils n’aiment pas la poussière ! Mais nous nous en avons besoin de cette poussière. Comme disait Jean Genet, « La réalité du cirque vient de cette métamorphose de la poussière en poudre d’or ». Je crois que c’est l’une des plus belles phrases qui ait été dite sur notre métier. Aujourd’hui on essaie de mettre notre art de côté, les chevaux d’un côté, les fauves de l’autre. Les contemporains d’un côté, les « traditionnels » de l’autre. Depuis que je travaille avec Natalie, je mesure encore mieux combien notre art est riche, je prends conscience de cette énergie, de cette sueur qui le rend si fascinant et si beau.
30Natalie Petiteau. Ton père aime souligner que vous avez des richesses que l’homme le plus riche du monde ne pourra jamais s’offrir. L’homme le plus riche du monde peut peut-être s’acheter un voyage sur la lune, mais s’il veut un voyage au dessus de l’échelle, il devra travailler autant que vous, et prendre les risques que vous prenez…
31Firmin Gruss. Le problème est que l’on a tendance au cirque à utiliser le risque à des fins commerciales. On met un peu de piment avec cela. Mais l’art, quand on le fait dans les règles, consiste juste à sublimer les choses. Il n’y a pas d’effort à faire pour vendre quelque chose qui est aussi beau qu’un équilibre sur un fil ou sur une échelle. Tout le monde a pu pratiquer l’échelle… dans son jardin ! Tout le monde peut se rendre compte de la difficulté qu’il y a à tenir en équilibre, que ce soit sur un fil ou sur un cheval, il n’y a pas besoin de faire semblant de tomber. C’est une grosse erreur commise par certaines personnes qui ont exploité notre métier, mais qui n’ont pas su le valoriser. C’est la différence entre les artistes et les producteurs. Dans notre famille, nous sommes d’abord artistes, mais nous sommes aussi nos propres producteurs, parce que nous ne trouverions personne pour nous produire comme nous aimons nous produire.
32Natalie Petiteau. Effectivement, je tiens à souligner ici que chez Alexis Gruss tout est fait maison, tout est fait de A à Z par la famille, ce qui fait l’authenticité et l’unicité de cette piste, ce qui en fait aussi un patrimoine à préserver. Je ne cesse d’alerter nos pouvoirs publics et d’essayer de faire entendre au ministère de la Culture qu’il y a là quelque chose d’extrêmement spécifique, et unique. De plus, nous autres Vauclusiens, nous l’avons sur notre territoire, environ un tiers de l’année. Et là encore les pouvoirs publics ne mesurent pas cette richesse, le conseil départemental oublie que vous êtes là, le conseil régional également, personne ne fait rien, alors que nous avons là quelque chose d’unique mais qui est éphémère. Ainsi le numéro d’échelle libre de Firmin ne se retrouvera pas dans le prochain spectacle et vous ne pouvez donc plus, pour l’instant, le voir nulle part. De même pour le numéro de fil de Maud. Vous êtes des bâtisseurs de l’éphémère. Vos spectacles ne sont d’ailleurs pas filmés, car on vous demande en ce cas de renoncer à vos droits en échange d’une somme d’argent ridicule au regard de votre travail.
33Firmin Gruss. Il y a là une question très importante. Nous avons une manière de faire, que tu traduis formidablement bien. Notre travail, c’est cela : c’est l’éphémère, la remise en question permanente. Nous arrivons à notre 44e création, et nous avons du mal à expliquer, et les gens ont du mal à comprendre, comment on crée 44 spectacles, c’est énorme, ce sont des spectacles de deux heures trente, avec chaque fois environ quatre-vingt costumes, un grand nombre de morceaux de musique, les éclairages, les accessoires, etc. Le secret de tout cela, c’est le travail : plus vous travaillez, plus vous développez vos aptitudes, comme en gymnastique ! Aujourd’hui nous sommes dans un société où l’on nous dit qu’il faut changer d’habitudes, mais en réalité personne n’est prêt à le faire. On nous dit qu’il faut changer dans les rapports humains, et en réalité personne ne veut changer son comportement. Moi j’ai travaillé avec un éléphant pendant 24 ans : je peux vous dire que quand cela ne va pas avec un éléphant, qui pèse cinq tonnes et mesure trois mètres vingt, qui est là devant vous, si vous ne changez pas votre manière de faire, vous n’arriverez pas à le rendre plus intelligent. Il faut donc s’adapter et cela a été pour nous une merveilleuse école. Et le cheval est notre motivation, c’est le cheval qui a fait que notre famille est si différente. 50 chevaux dans l’écurie, 50 méthodes d’enseignement différentes. Moi je n’ai jamais supporté d’aller à l’école pour apprendre pareil que tout le monde. D’ailleurs, j’ai été un très mauvais élève ! Pourtant, dès l’âge de huit ans, j’ai dit : « Plus tard, j’aurai mon cirque » ! Résultat, je me suis occupé d’abord de la technique et petit à petit également de l’administration et j’ai un cirque !… Ce n’est pas forcément agréable de gérer tout cela, et c’est pourquoi, quand je vais sur la piste, c’est la bouffée d’oxygène, parce que c’est là que je maîtrise les choses. Je n’ai pas besoin d’expliquer aux gens que ce que je vais faire est difficile, je le fais, je le montre, je sais le faire. Mais ce qui est formidable aussi est d’avoir eu cette rencontre avec Natalie, qui grâce à des mots et des textes, exprime ce qu’est notre famille.
34Natalie Petiteau. La famille Gruss sait absolument tout faire, et admirablement, tandis que moi je ne sais que modestement jongler avec des mots et c’est un grand honneur pour moi si je peux mettre ce très modeste art au service de votre cause dans laquelle je crois fondamentalement. Dans une université qui a entre autres pour identité la culture et le patrimoine, comment faire autrement que de défendre la cause d’un patrimoine aussi admirable ?
35Nous avons souvent déjà rappelé ici la phrase de ton père qui définit l’art comme le travail effacé par le travail. Alexis a compris cela un jour en voyant et en écoutant Karajan… Ce que nous voyons sur votre piste semble très facile, on a l’impression que c’est facile parce que justement il y a un tel équilibre que l’on oublie le travail qu’a nécessité chaque tableau. Les gestes sont si parfaits, leur précision est telle que l’on ne voit que la beauté. Mais il serait également intéressant, pour notre réflexion sur le corps, que tu nous parles de tes apprentissages.
36Firmin Gruss. J’ai déjà parlé tout à l’heure de mes propres apprentissages. Je vais cette fois prendre l’exemple de mes filles, car j’ai la chance d’avoir deux filles, l’une de onze ans, et l’autre de sept ans. Depuis le début de l’année, j’ai commencé à les faire travailler. Mon aînée avait déjà commencé avec ma mère et avec mon beau-frère. Et maintenant, c’est moi qui le fais. C’est difficile, parce que l’on n’a surtout pas envie de rater une chose comme celle-là. On a appris de nos maîtres et on doit devenir maître. Et ensuite il faut que l’élève dépasse le maître. Nous avons des « pères d’élève » pour prendre le langage circassien. J’avais mon grand-père, j’avais mon père, mon oncle, ma mère, et dans chaque domaine, je pouvais m’adresser à l’un d’eux et demander conseil. Aujourd’hui, c’est moi le maître de mes filles. Comment les éduquer ? Car nous parlons d’éducation et non pas de formation, que ce soit dans le travail d’acrobatie ou de gymnastique avec nos enfants, ou dans le travail avec les chevaux. Nous formons nos enfants à travers la danse, comme je l’ai dit tout à l’heure, qui apporte les principes, la grâce, l’élégance, la fierté. J’aime voir ma mère quand elle est avec mes filles : elle leur dit, devant la glace, « crâne-toi ». C’est cela notre métier. Aujourd’hui on le vulgarise. Je ne comprends pas que dans les écoles de cirque on dise « ne vous maquillez pas, ne vous coiffez pas, ne saluez pas, ne tendez pas la pointe de pied », j’ai même entendu des gens dire « c’est une nouvelle forme artistique, c’est comme la danse contemporaine. » Non ! Ceux qui sont dans des ballets comme ceux de Béjart sortent de la danse classique, ils savent tendre la pointe de pied et ensuite on leur dit de ne pas le faire, mais il faut savoir la tendre pour ne pas la tendre ! Aujourd’hui ils ne savent pas tendre la pointe de pied et ils se prennent pour Béjart ! C’est le problème.
37Je forme aussi mes filles à l’équilibre, pour qu’elles aient un aplomb, ce qui va leur permettre de pratiquer toutes les disciplines de notre métier, que ce soit debout sur un cheval au galop, debout sur l’échelle, ou debout sur un fil, cela va aussi leur permettre de jongler sur un agrès ou un cheval, et on va cultiver cela et le développer, au quotidien, pour permettre d’avoir le choix. Parce que si on forme un artiste à un seul exercice, il est limité, si en revanche on forme à une base, il va avoir une ouverture.
38On apprend aussi aux enfants à jongler, pour leur donner de la motricité, des réflexes. Quand deux personnes jonglent ensemble, ce n’est pas l’accessoire que l’on reçoit que l’on regarde, mais celui que l’on envoie afin de lui donner la bonne trajectoire. À chaque envoi, on corrige. Nous apprenons à bien envoyer, pour que l’accessoire arrive correctement dans la main de son partenaire.
39On leur apprend aussi la musique, pour le rythme, le feeling.
40On veille également à la pratique des assouplissements, car le corps a besoin de souplesse, d’aisance. Ma mère, à 70 ans, fait encore sa gymnastique et sa danse tous les jours. C’est magnifique. Elle a présenté sur la piste toutes les disciplines, et elle a encore cette envie. Monter à cheval, cela raidit, quand on descend de cheval on est raide. Il faut donc assouplir, pour apporter de nouvelles qualités à notre travail.
41Enfin l’équilibre et la gymnastique sont nécessaires pour muscler les cuisses, les bras. On fait donc pompes, tractions, abdos. Et on entretient. Il faut un équilibre entre toutes ces choses pour arriver à être un artiste accompli. Nous, si nous parvenons à changer de spectacle tous les ans, c’est parce que nous savons nous remettre en question sans cesse. Cette année, je me lance un défi, c’est de faire un spectacle aérien avec ma femme : mes 92 kilos suspendus par un bras en supportant ma femme… Les spectacles que nous avons présentés avec les Farfadais comprenaient des voltigeurs pesant en moyenne 70 kilos… et mesurant 1 m 70. Mais un voltigeur d’1 m 85 et 92 kilos avec son épouse, cela s’est rarement vu. L’idée de ce numéro, c’est d’innover. Quand j’ai rencontré ma femme, c’était au théâtre antique, lors des Équestriades, avec la Compagnie des Farfadais, spécialisée dans tous les agrès aériens. Alors que nous, nous sommes tous des cavaliers. Cela s’appelait Pégase et Icare, entre ciel et terre. Et depuis quatre ans que nous partageons la piste, ma femme et moi, chacun de notre côté, nous nous sommes dit qu’il serait bien qu’un jour nous fassions un numéro ensemble. Le problème est que moi je voulais la mettre sur les chevaux, sur mes épaules ou avec moi, mais elle, elle voulait me mettre dans les airs. L’idée que j’ai eue a été de faire un tableau avec une partie équestre où nous serons tous les deux, une partie aérienne où nous serons également tous les deux, et il y aura ainsi les deux disciplines dans le même tableau, on aura même des décollages… Un moment elle sera debout sur mes épaules, puis sur un pied avec l’autre pied à la main, puis je prends les sangles, je la prends dans mes bras et on décolle. C’est comme cela que l’on repousse les limites, avec l’imagination, avec le travail, avec l’analyse aussi. J’en reviens à cette phrase de mon père, empruntée à Victor Hugo : « L’étude du passé et la curiosité du présent donnent l’intelligence de l’avenir ». Il ne faut jamais oublier le passé, nos racines, et en même temps il faut toujours imaginer l’avenir.
42[Applaudissements]
43Natalie Petiteau. Et pourtant, je tiens à révéler que la commission du ministère de la Culture qui a examiné le dossier par lequel vous présentiez tous les tableaux de votre futur spectacle a considéré qu’il n’y avait pas là de véritable création, et vous a donc refusé une aide à la création, qui était pourtant indispensable à votre équilibre financier… Le problème est que vous êtes dans l’action, et écrire le détail de tout cela n’est pas évident. Vous inventez en faisant. Tandis que les dossiers de demandes de subvention sont à remplir longtemps avant le temps de la création. Comment entrer dans ces cases au moment où l’on en n’est pas encore à la réalisation du projet ? Et puis les cases sont carrées, tandis que votre piste est ronde…
44Firmin Gruss. On a mis d’un côté les intellectuels et d’un autre les manuels. Mais je peux vous dire que quand je suis sur la piste et que je me sers de ma force et de ma souplesse, je me sens intellectuel, lorsque ma main fait quelque chose, c’est mon cerveau qui lui demande de le faire… Bien sûr, elle a pris l’habitude, mais il a fallu l’éduquer…. Il ne faut pas dissocier intellectuels/manuels. Le problème est que le cirque aujourd’hui s’intellectualise beaucoup, mais il ne faut pas oublier ses racines. Et si je dis que ce métier est magique, c’est par ses racines qu’il l’est. C’est par cet espace et cette magie qui s’en dégage.
45Natalie Petiteau. Je crois que, dans votre famille, vous tenez cette magie aussi de l’extraordinaire parcours d’Alexis Gruss. S’il a rencontré Silvia Monfort, grande dame de théâtre, ce n’est pas par hasard. Alexis Gruss, qui comme il aime à le rappeler est né dans une caravane, était déjà, quand il a rencontré Silvia Monfort, un véritable intellectuel, riche d’une véritable vision pour son métier, apte à inventer ce qu’il fallait pour lui donner un nouveau départ. Je pense que s’il a eu cette belle intelligence de réinventer le cirque des origines, c’est parce que la culture dont il était déjà nourri lui permettait de comprendre la place que cet art pouvait et devait occuper dans le spectacle vivant. Et si vous savez aujourd’hui encore faire sans cesse des choses nouvelles dans ce cadre, c’est aussi parce qu’il a su le penser ainsi dès 1974. Une telle voie ne pouvait être ouverte que par un intellectuel, en même temps homme de cirque, homme de cheval et homme de théâtre. La compagnie Alexis Gruss est née de cette riche personnalité, unie, de surcroît à cette autre artiste prodigieuse qu’est Gipsy Bouglione. Et vous en êtes, toi et tes frère et sœur, les très dignes héritiers.
46Pour terminer, j’aimerais revenir sur les mots de quelqu’un qui a été l’un des premiers élèves d’Alexis Gruss dans son école de cirque fondée en 1974, et qui est maintenant professeur des universités en arts du spectacle à Montpellier, Philippe Goudard, par ailleurs médecin urgentiste. Il a également été artiste de cirque puis directeur de compagnie. Il livre le témoignage de ce qu’il a ressenti quand il est allé voir le cirque à l’ancienne dans la cour de l’Hôtel Salé :
- 3 Philippe Goudard, Le cirque entre l’élan et la chute. Une esthétique du risque, Paris, Éditions Esp (...)
« Je suis fasciné par ce spectacle total qui mêle actions, émotions, bruits, odeurs et musiques, et réunit, autour de la piste équestre, artistes, animaux et spectateurs sous un chapiteau usé où le vent fait voler la sciure. Martine Gruss danse sur le dos d’un cheval au galop, ses frères Patrick et Alexis s’élancent sur un autre, en voltiges et saut périlleux, dans le numéro du « double jockey ». Assis sur les modestes planches des gradins, toutes mes sensations me donnent, en mouvements intérieurs, l’impression de bondir avec eux »3.
47Il a donc été l’un des tout premiers inscrits à l’école fondée par Alexis, puis il a bâti sa compagnie et travaille aujourd’hui sur les arts du spectacle en tant que professeur. Il rend compte de ce métier sur des points que nous n’avons pas encore abordés :
- 4 Ibidem, p. 30.
48« L’entraînement doit permettre au corps de s’adapter à des sollicitations de plus en plus sophistiquées. L’artiste de cirque planifie l’intensité et la durée de son entraînement avec patience, une insuffisance de travail ne permet pas de progrès, mais une progression trop rapide, une charge de travail mal adaptée ou un objectif trop ambitieux sont sources de blessures physiques et psychiques qui privent le pratiquant de l’intégrité de son instrument : lui-même »4.
49On retrouve là ce qui est dans votre travail, cet équilibre qui est l’un des secrets de votre réussite. Mais j’ai mauvaise grâce à essayer de mettre des mots sur tout cela car rien ne remplace l’émotion que l’on peut éprouver en allant vous voir, en contemplant ce qui se passe sur cette piste unique, puisque rares sont maintenant les cirques qui utilisent une piste de terre végétale et de sciure. Je précise que vous vous êtes séparés de l’éléphante Syndha, en raison du discours parfois mal pensé des animalistes. Il faudrait cesser de confondre un tigre ou un lion avec un cheval, et il faut aussi savoir que si l’homme n’avait pas domestiqué le cheval, il n’y aurait plus de chevaux sur terre.
50Firmin Gruss. Il n’y aurait plus d’hommes non plus, parce que le cheval a évité la consanguinité ! C’est grâce au cheval que les peuples ont pu se déplacer.
51Concernant Syndha, je tiens à souligner que les animalistes ne sont pas la seule raison de notre séparation. À l’âge de 40 ans, Syndha avait commencé sa retraite, car à 40 ans, un animal, comme un être humain, n’a plus le corps de ses 20 ans, et un éléphant est plus sensible. Cet animal est formidable, parce qu’il a la même longévité que l’être humain, la même intelligence, quasiment, qu’il développe avec sa trompe avec laquelle il peut toucher et sentir. Et il voit ce qu’il fait avec. J’ai travaillé pendant 24 ans avec Syndha, j’en ai passé 34 avec elle, car elle est arrivée quand j’avais quatre ans, mais c’est un animal qui m’a appris énormément de choses. Je pense qu’il n’y a pas un animal sur terre qui peut apprendre autant. Quand elle a eu 40 ans, on a décidé de la retirer de la piste parce qu’elle s’approchait de la retraite. De plus, nous partions en tournée dans les Zénith et nous ne voulions pas emmener Syndha dans des espaces bétonnés, ces lieux n’étaient pas adaptés. Mais bien sûr que les animalistes, qui n’analysent pas les choses correctement, ont aussi leur part de responsabilité. La relation que j’ai pu vivre avec l’éléphante, personne ne peut la comprendre s’il ne l’a pas eue aussi. Cela fait 5 000 ans que l’homme a domestiqué l’éléphant. De plus, il faut savoir que les animaux qui sont en captivité aujourd’hui sont forcément issus d’une troisième génération née en captivité. Et les pouvoirs publics contrôlent chaque animal en captivité, qui est répertorié, pucé, etc. Mon éléphante est aujourd’hui dans un safari-parc en Italie, elle s’est très bien adaptée, je fais des allers-retours pour aller la voir tous les deux mois. J’irai le mois prochain.
52La télévision a fait beaucoup de mal, elle a vulgarisé notre métier. Cela est accéléré aujourd’hui par internet. On a l’impression que tout le monde fait des exploits du matin au soir. Comme je le disais tout à l’heure, quand vous voyez une action filmée sur internet, vous pouvez mettre un ralenti, et il semble que l’on soit des milliards sur cette planète à faire des exploits. Mais sur notre piste, quinze artistes pendant deux heures trente ne font que des exploits, et c’est cela qui est la magie de notre métier. Et on ne peut pas spéculer sur cela. Ce que fait l’artiste est éphémère. C’est la richesse de notre métier, et en même temps sa fragilité.
53Pour en revenir à l’éléphant, je n’arrive pas à traduire ce que j’ai ressenti. J’ai vécu pendant 24 ans avec un animal un peu comme mon enfant, et du jour au lendemain j’ai dû m’en séparer, cette relation est inexprimable tant elle est forte. La relation qui existe entre l’artiste et l’animal est essentielle quand l’artiste saute debout sur un cheval au galop, ou quand il fait un pas espagnol ou un piaffer ou une poste. Songez que les 17 chevaux de ce magnifique tableau, quand ils sont dans les coulisses, savent qu’ils y vont, et ils aiment cela, on a cultivé chez eux cette nature, par l’éducation. Si on les avait laissés dans un pré bien sûr qu’ils auraient développé des capacités, mais pas autant qu’avec nous. Le travail que j’ai fait avec l’éléphant était tout aussi fabuleux. Je faisais reculer l’éléphant au bout de la piste, je me tournais, je montais sur ma bascule, de dos je disais « Lieft top » [lève le pied] elle levait la patte. « Komm hier », elle traversait la piste en trottinant. « Auf » elle se mettait debout, elle tapait sur la bascule et j’arrivais sur son dos. Ne pensez-vous pas que l’animal a une perception de l’exploit qu’il est en train de réaliser avec l’être humain ? Cela, personne n’a jamais réussi à le traduire, c’est dommage. Et avec les chevaux, c’est la même chose. Je crois que l’homme et l’animal ont une grande complicité qu’il faut sauvegarder. Le coût de ce travail est immense. Mais comment estimer la valeur de 150 ans de savoir-faire ? On ne peut pas spéculer sur ce travail et cet amour.
54Natalie Petiteau. Sur la piste de la compagnie Alexis Gruss, la poste se fait avec 17 chevaux, vous êtes les seuls à savoir réaliser un tel tableau.
55Firmin Gruss. C’est un numéro qui a été conçu par Andrew Ducrow. Dans Origines, nous allons rendre hommage à Astley, Franconi, Ducrow et Baucher, les quatre grands cavaliers qui ont défini et fait évoluer le travail avec les chevaux sur la piste.
56Natalie Petiteau. Vous sublimez vos corps d’artistes circassiens, mais vous savez aussi sublimer les corps des chevaux, qui sont de véritables athlètes, peu à peu musclés, travaillés avec beaucoup de patience, d’amour. Tu disais que le corps humain est infini dans les capacités dont il peut faire preuve, mais le corps du cheval l’est aussi, et tout cela est également une très longue éducation, il ne faut pas avoir honte de faire un parallèle entre les deux. Merci de tout ce que tu nous as appris, communiqué. Nous étions cependant ici dans les travaux théoriques. Il reste à aller voir les travaux pratiques à Piolenc.
57Firmin Gruss. On parle aujourd’hui, au ministère de la Culture, d’éducation artistique et culturelle. Mais nous, nous en faisons depuis 24 ans, depuis que nous sommes sédentarisés dans ce magnifique parc de Piolenc. Nous y invitons le public à découvrir l’envers du décor, à pénétrer dans les coulisses : dès le matin, on peut assister aux entraînements de la cavalerie d’Alexis Gruss en plein air. Tout au long de la journée, il y a des entraînements sous le chapiteau. Moi, je commence le matin avec mes nouvelles recrues, deux bardots, un mâle et une femelle, fruits du croisement d’un étalon et d’une ânesse. Je veux ces deux bardots en partenaires comiques, dans Origines. Je me suis inspiré de Charlie Chaplin dans Le Cirque, cela se passe de commentaire. Quand j’arrive le matin et que le bardot me regarde comme ça, en ayant l’air de dire « toi, tu ne vas rien me faire faire aujourd’hui », j’essaie quand même. Et nous avançons… Donc, de 7 heures à 8 heures, je travaille avec mes bardots, à 8 heures toute la famille arrive et il y a les trois pistes en activité, avec les groupes d’espagnols, de frisons, etc. Et pour le grand public, le parcours commence à 9 heures 30 et tout le monde peut voir nos entraînements qui se poursuivent jusqu’à 19 heures. Ces répétitions sont accessibles et vous pouvez poser des questions aux artistes qui répondent volontiers pour transmettre leur savoir-faire.
58[Applaudissements]
59Firmin Gruss. C’est la première fois que je me fais applaudir sans risquer ma vie !
60Question de la salle. Pour le rythme, comment faites-vous le lien avec la direction du cheval ?
61Firmin Gruss. La définition de cet espace scénique n’est pas un hasard, son diamètre de 13 mètres est la taille parfaite pour permettre au cavalier et au cheval de trouver leur équilibre. Lorsque le cheval galope, quand on veut sauter debout dessus, on a la bonne distance. Le rythme, le galop, les changements de pied se font parfaitement dans ce rond, et quand vous êtes dans le travail en liberté, vous avez la bonne distance pour communiquer aux chevaux l’indication, avec la voix ou avec le geste, avec la chambrière. On dit que c’est la chambrière qui a permis de définir cette dimension. À l’origine, il y avait à son extrémité une mèche en chanvre, et quand on la faisait claquer, en dépassant la vitesse du son, cela reproduisait le bruit des détonations des champs de bataille, ce qui habituait les chevaux au bruit des balles, puisque la piste était avant tout le lieu de formation des cavaliers de l’armée.
62Natalie Petiteau. Je rappelle en effet que tous les tableaux de la voltige équestre, comme toutes les figures de la haute école, sont hérités des nécessités de l’apprentissage guerrier. Mais ce n’est pas le sujet.
63Question de la salle. La vocation chez les enfants des familles de cirque estelle créée par le savoir-faire transmis de génération en génération ? Est-ce qu’un enfant peut refuser de suivre la voie de ses parents ? Un enfant peut-il avoir peur ?
64Firmin Gruss. Quand vous avez la chance d’appartenir à une dynastie, vous essayez de la perpétuer. De plus, lorsque vous avez goûté aux applaudissements du public, vous avez du mal à vous en passer. Même s’il y en a quelques-uns, au fil des générations, qui ont quitté le noyau familial, ils ont généralement continué à évoluer dans le domaine artistique grâce à ce qu’ils ont appris sur la piste, parce que c’est un métier qui est magnifique, qui fait rêver. Mais ce qui est important, c’est que quand nous éduquons nos enfants, nous leur laissons le choix. C’est pourquoi j’apprends à mes filles l’équilibre, la musique, la danse, etc. Quand elles auront en main tous ces ingrédients, elles pourront choisir ce qui va leur plaire, et ce n’est pas forcément la première discipline que l’on a essayée qui va plaire. Cette année, je présente une nouvelle discipline avec mon épouse, et je suis ravi aujourd’hui de pouvoir encore développer de nouvelles capacités et de nouveaux exercices. Pour le reste, les enfants sont scolarisés par des cours par correspondance du Centre National d’Enseignement à Distance, nous avons une enseignante au sein du cirque, et nous sommes fiers de la réussite de la jeune génération : les deux jumeaux Charles et Alexandre, fils de mon frère Stephan, ont eu leur bac à 17 ans, Louis, leur frère cadet, à 16 ans. À 18 ans, ils ont donc leur métier, leur salaire et leur diplôme, ce qui leur laisse le choix. Le choix permet d’avoir plus de capacité. Nous n’avons aucune volonté que nos enfants fassent du cirque. Mais nous leur en offrons l’opportunité.
65Question de la salle. Qu’est-ce qui fait qu’un professeur d’histoire contemporaine s’intéresse au cirque ?
- 5 Monica J. Renevey [dir.], Le grand livre du cirque, Genève, Edito service, 1977, vol. 1, p. 150.
66Natalie Petiteau. Par le sujet de ma thèse, je suis historienne des noblesses ; de par mon métier et par l’identité de mon université, je suis passionnée par les questions de mémoire et de patrimoine, et de surcroît je suis cavalière, fascinée par les chevaux depuis mon plus jeune âge et convaincue depuis très longtemps que le rapport au cheval est une école de vie. Quand Alexis Gruss est arrivé à l’université en juin 2016 et que je l’ai entendu raconter l’histoire de sa famille, j’ai aussitôt eu en tête ce que je savais pour les noblesses : « les noblesses vivent de leur mémoire », a écrit le grand historien Marc Bloch. Du reste, Alexis Gruss est reconnu comme « l’aristocrate du voyage »5 et sa famille fonctionne vraiment comme une famille noble. Aujourd’hui, j’abandonne mes terrains de recherche initiaux pour me reconvertir du côté de l’histoire du cirque, convaincue qu’il y a là un patrimoine magnifique à faire connaître et à sauver. Et comme dit Alexis, des rencontres viennent les naissances : un plus un égale trois.
Notes
1 Edmond et Jules de Goncourt, Journal, Mémoires de la vie littéraire, tome 2, Paris, Laffont, 1989, p. 491.
2 « Le Cirque », 20 juin 1881, dans Le théâtre contemporain. Dernière série, 1881-1883, Paris, Stock, 1896, p. 23-25, cité dans Sophie Basch, « Barbey d’Aurevilly et la critique de cirque », dans Le cirque au risque de l’art, Arles, Actes Sud, 2013, p. 173.
3 Philippe Goudard, Le cirque entre l’élan et la chute. Une esthétique du risque, Paris, Éditions Espace 34, 2010, p. 11.
4 Ibidem, p. 30.
5 Monica J. Renevey [dir.], Le grand livre du cirque, Genève, Edito service, 1977, vol. 1, p. 150.
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