Introduction
p. 7-13
Texte intégral
1Le présent volume vise à explorer la thématique des relations entre le corps et l’âme ainsi que la question de leurs implications dans le fonctionnement du vivant, envisagé dans la pluralité de ses formes : végétaux, animaux non humains (par la suite désignés par « animaux ») et humains. L’enquête collective est menée à partir de l’analyse des théories médicales et philosophiques élaborées de l’Antiquité à l’époque moderne. En effet, que ce soit dans un contexte physiologique ou pathologique, des philosophes, des médecins, des théologiens se sont interrogés sur l’âme, sur ses puissances ou facultés, sur les modalités qui la distingue ou non du corps, sur son union, son unité, sa distinction, sa séparation d’avec le corps, sur la façon dont elle pouvait agir avec ou par le corps dans l’accomplissement de fonctions se manifestant à l’échelle psychique et/ou physique. Les relations et les interactions entre corps et âme constituent ainsi un sujet dense et prolifique pour l’histoire des idées philosophico-médicales. Du point de vue historiographique, la plupart des travaux qui s’y sont intéressés ont cependant porté exclusivement sur l’une des catégories du vivant mentionnées, à savoir uniquement sur les végétaux, les animaux ou les humains, et, malgré leur intérêt, ont abordé le sujet avec des limites méthodologiques, historiques, thématiques. En effet, certains ouvrages (Body and Soul in Hellenistic Philosophy, The Soul/Body problem in Plato and Aristotle, Body and Soul in Ancient Philosophy, The Soul-Body Problem at Paris ca 1200-1250: Hugh of St-Cher and His Contemporaries)1 ont largement approfondi les approches philosophiques sans intégrer les conceptions médicales ou en ne les intégrant que légèrement, ou encore en délaissant les contextes pathologiques. D’autres publications (Matter and Form in Early Modern Science and Philosophy ; Médecine et philosophie de la nature humaine de l’âge classique aux Lumières)2 ont mêlé l’étude de théories médicales et philosophiques portant sur les relations âme-corps mais en se focalisant essentiellement sur la période moderne. D’autres études adoptant des perspectives très diverses ont porté spécifiquement sur une fonction corporelle (Nutrition and nutritive Soul in Aristotle and Aristotelianism) ou un aspect précis des relations corps-âme en abordant le seul sujet de la physiognomomie (The Body as a Mirror of the Soul: Physiognomy from Antiquity to the Renaissance)3. Enfin un grand nombre d’ouvrages est consacré à la question plus restreinte des relations corps-esprit à travers l’examen des aspects psychiques et des fonctions mentales (Soul, Mind and Brain from Descartes to Cognitive Science: A Critical History ; Psyche and Soma. Physicians and Metaphysicians on the Mind-Body Problem from Antiquity to Enlightenment ; La maladie de l’âme. Étude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique ; Body and Spirit in the Middle Ages)4.
2Dans une perspective différente et complémentaire à ces travaux, cet ouvrage envisage la façon dont sont questionnées les interactions entre l’âme et le corps ainsi que les conséquences de tels questionnements, en faisant le choix d’intégrer l’ensemble du vivant, de considérer autant les aspects physiologiques que pathologiques, tout comme de faire dialoguer une pluralité d’auteurs, de périodes et de sources afin de mettre en lumière la richesse des conceptions philosophiques et médicales. Pour ce faire, les textes regroupés fournissent le cadre fécond de la longue durée, de l’Antiquité au xviiie siècle, en incluant des auteurs tels qu’Aristote (384-322 av. J.-C), Galien (129-ca 216), Némésius d’Émèse (fl. ca 390), Maure de Salerne (ca 1160-1200), Giacomo da Lentini (xiiie siècle), Jean de Jandun (ca 1285-1328), Jacques Despars (ca 1380-1458), Pierre de Zélande (ca 1430-1500), Girolamo Fracastoro (1478-1553), Jean Wier (1515-1588), Georg Ernst Stahl (1659-1734), Nicolas Malebranche (1638-1715). Ce volume privilégie une approche d’histoire intellectuelle et conceptuelle, en interrogeant d’une part les théories et analyses relatives aux modalités d’union de l’âme et du corps, d’autre part les conceptions élaborées pour rendre compte de leurs interactions, dans le cadre des multiples activités du vivant (nutrition, génération, locomotion, pensée, mémoire, langage), qu’il s’agisse de végétaux, d’animaux ou d’humains, que ce soit dans un contexte physiologique ou pathologique.
3Par-delà l’agencement chronologique qui structure le livre en trois parties, les contributions rattachées aux différentes périodes se font écho et permettent d’éclairer plusieurs thématiques essentielles. Elles peuvent en effet être regroupées en quatre ensembles qui dialoguent eux-mêmes entre eux et ont comme sujet et approche principaux les caractéristiques suivantes : un premier groupe de textes envisage essentiellement de façon globale les relations corps-âme ; un deuxième interroge les liens entre le physique et le psychique à partir des facultés végétales et végétatives ; un troisième précise la nature de certains médiateurs, plus particulièrement les modalités médiatrices du pneuma ou spiritus et des species dans le cadre des fonctions sensori-motrices ; un dernier groupe de textes met en lumière les relations corps-âme à partir de contextes pathologiques.
4La problématique de ces relations est abordée de manière générale par les contributions de Marialuigia Scotton, Jean-Marc Mandosio et Delphine Antoine-Mahut, qui éclairent la pérennité de ce questionnement et la diversité des contextes et des écrits dans lesquels ces thèses interactionnelles ont été pensées.
5Marialuigia Scotton s’intéresse à la façon dont Némésius d’Émèse a analysé différentes théories de l’union de l’âme et du corps dans son De natura hominis. Grâce à l’examen d’un large corpus de connaissances philosophiques et médicales, Némésius s’est attaché à justifier rationnellement l’unité psychosomatique de l’homme adoptée par la doctrine chrétienne et a interrogé ses modalités en prenant position vis-à-vis de doctrines platoniciennes et néoplatoniciennes mais également de Galien. Quoique l’âme et le corps soient considérés comme deux réalités avec des rôles distincts, elles n’en sont pas moins considérées comme étroitement liées.
6Ce lien étroit est également éclairé par l’analyse que Jean-Marc Mandosio consacre au Lucidarius de rebus mirabilibus (Élucidation des choses merveilleuses), compilé par le médecin Pierre de Zélande à la fin du xve siècle, qui a pour objectif de permettre aux lecteurs de s’opposer aux entreprises des enchanteurs qui, par des moyens magiques, s’efforcent de « lier » la volonté de leurs victimes et d’entraver leur fonctionnement corporel. Pour atteindre cet objectif, l’auteur expose les raisons théoriques qui expliquent à quelles conditions un esprit peut agir sur le corps et l’esprit d’autrui. Cette action repose sur un double fondement : d’une part, la théorie pneumatique d’Avicenne, faisant dépendre les passions de l’âme des accidents du corps ; d’autre part, la théorie des arts magiques attribuée à al-Kindî, selon laquelle certains esprits sont capables de « rayonner » en projetant leurs désirs sur les choses et les êtres. L’auteur présente en conséquence les moyens médicaux, moraux et intellectuels permettant de renforcer les âmes pour les rendre résistantes aux intrusions des enchanteurs.
7La question des relations corps-âme et plus particulièrement celle des modalités de leur union s’inscrit aussi dans l’œuvre de Malebranche comme le montre Delphine Antoine-Mahut.
8C’est en effet de façon originale et dans un contexte de cartésianisme chrétien que Malebranche expose des « suppositions » physiologiques qui rendent compte de différentes modalités de lien entre âme et corps, avant et après la chute d’Adam. Cette analyse révèle également comment et dans quelle mesure les conceptions de Malebranche mobilisent des composantes participant de l’histoire de l’identité cérébrale moderne. Le cerveau y tient en effet une place essentielle comme lieu de communication entre l’âme et le corps d’une personne mais aussi entre ceux d’une mère et de l’enfant qu’elle porte. Il est aussi point de contact entre l’individu, union du corps et de l’âme, et le reste du monde.
9Par-delà l’interrogation portant sur l’union du corps et de l’âme et sur l’influence de cette dernière sur les corps, les relations entre psychique et somatique peuvent être éclairées à travers l’examen de textes ayant trait aux facultés végétales et végétatives, avec l’enrichissante intégration des plantes et des animaux en une même réflexion et dans la perspective diachronique offerte par les contributions d’Antoine Pietrobelli, Danielle Jacquart, Cécilia Bognon-Küss.
10Antoine Pietrobelli analyse ainsi comment Galien, dans le Sur ses propres opinions, a développé une conception personnelle sur la question de l’âme des plantes, fondée en particulier sur sa pratique botanique et pharmacologique. Cette pratique qui révèle les propriétés et la physiologie des plantes, en particulier celles ayant trait au désir, alimente la conception galénique de l’âme des plantes mais permet aussi de mieux saisir comment en l’homme sont impliqués corps et âme dans l’accomplissement de certaines fonctions, en vertu de la physiologie comparée entre les animaux et les plantes élaborée par Galien.
11La faculté végétative aussi qualifiée de faculté naturelle dans les textes médiévaux suscita également des réflexions médico-philosophiques soutenues du xiie au xve siècle, comme en témoigne l’analyse de Danielle Jacquart. Même si certaines caractéristiques de cette faculté et de son soubassement physique et anatomique paraissent avoir fait consensus, le principe de son agentivité fit l’objet à partir du xiiie siècle de conceptions diverses, en particulier en ce qui concerne son lien avec l’âme, dans le cadre de la nutrition et plus encore de la génération.
12La contribution de Cécilia Bognon-Küss montre comment, au tournant du xviiie siècle, les relations âme-corps considérées dans le cadre du végétatif, plus particulièrement de la nutrition, continuèrent à susciter des réflexions originales. De fait, dans l’œuvre de Stahl, la nutrition apparaît sous-tendue par des mouvements contrôlés par l’âme et la conception stahlienne de la nutrition souligne l’écart entre le chimique et le vital dont la persistance repose sur l’action organisatrice de l’âme tandis que l’organisation chimique en détermine davantage une tendance à la dissolution. Face à l’instabilité du corps vivant, Stahl pense l’âme comme principat directionnel à l’égard de la nutrition, responsable de la conservation du corps.
13Parmi les activités caractéristiques du vivant, ou du moins d’une partie du vivant, certaines ont suscité la question de l’existence et de la nature d’un médiateur entre le corps et l’âme.
14Tout d’abord, dans le cadre d’une âme conçue comme immatérielle et d’un corps caractérisé par la matérialité, nombre d’auteurs ont accordé un rôle essentiel au spiritus ou pneuma, entité matérielle considérée comme instrument de l’âme afin que s’accomplissent dans le corps les opérations associées aux différentes puissances de l’âme. Cet intermédiaire remarquable et essentiel à la jonction des deux entités fut au cœur de réflexions philosophico-médicales exposées tant dans des œuvres médicales que dans des écrits poétiques. Ainsi, l’évolution des conceptions sur cet intermédiaire est-elle retracée par Tamar Nadav pour la période du xiie siècle grâce à une étude approfondie de plusieurs commentaires salernitains à l’Isagoge de Joannitius (Ḥunain ibn Isḥāq, ca 809-873). Elle montre notamment comment Maure de Salerne a pu jouer un rôle essentiel en replaçant la question du lien entre corps et âme au sein de la théorie médicale, à travers les développements conséquents qu’il a accordés au spiritus. Par ailleurs, son caractère novateur sur ce sujet dans la période considérée réside dans une interprétation cosmogonique platonicienne et son choix de placer le siège de l’interaction entre le corps et l’âme dans le cœur plutôt que dans le cerveau.
15Si le ou les spiritus ont ainsi souvent été considérés comme médiateur indispensable, les species, images ou représentations issues de la sensation ou de l’intellect, furent également jugées fondamentales pour comprendre cette interdépendance. Tel est en particulier le cas pour les théories explicatives des activités sensori-motrices analysées par Laetitia Loviconi à travers l’analyse des Quæstiones, Super Paruis Naturalibus de Jean de Jandun (ca 1285-1328). Dans le contexte spécifique de la locomotion animale sont étudiées à la fois l’implication de l’âme dans son entièreté, celle de ses différentes puissances et de l’intellect, en distinguant les causes proximales et distales du mouvement local animal, la qualité en puissance ou en acte des causes effectrices. Or, selon Jean de Jandun, l’âme ne meut pas le corps en acte, ce qui relativise ainsi la qualité « automotrice » de l’animal. Il s’agit notamment de révéler l’importance des puissances perceptives et judicatives et celle des species nécessaires à l’actualisation de la vertu motrice de l’âme grâce aux opérations de la phantasia et de la vertu cogitative. Pour que le corps soit mû localement, il faut au préalable que les species des objets à poursuivre ou à fuir soient présentées à l’âme et que la puissance judicative de l’âme porte un jugement d’utilité ou nocivité sur de tels objets.
16Si l’ensemble des contributions montre combien l’analyse étendue à une pluralité de fonctions du vivant permet de saisir la complexité et la diversité des thèses sur les relations corps-âme, l’examen de la pathologie s’avère tout aussi nécessaire pour retracer une histoire approfondie et nuancée de ces conceptions.
17C’est ce que prouve indéniablement l’étude menée par Pierre-Marie Morel quant aux dysfonctionnements de la pensée, de la mémoire et du langage évoqués par Aristote dans le De memoria. Amnésie, écholalie, mélancolie s’avèrent en effet pour Aristote des troubles psycho-physiques révélant que les fonctions atteintes dans ces maladies sont incorporées, ce qu’il démontre grâce aux principes de sa propre philosophie naturelle.
18C’est également par le biais de l’amour, dans sa manifestation pathologique, que des phénomènes d’interaction peuvent être mis en lumière comme le montre l’article de Gaia Gubbini. En effet, dans un écrit poétique tel que « Madonna mia, a voi mando », le poète Giacomo da Lentini s’appuie sur certaines conceptions médico-philosophiques ayant trait au pneuma et à l’imagination pour penser les relations entre corps et esprit. Dans le cadre d’une évocation de l’amour par des images poétiques, on peut trouver les traces de concepts philosophiques et médicaux qui théorisent deux séries d’images : images sensorielles et images mentales, distinguées selon la perception sensorielle, l’implication de la faculté de l’âme dite cogitatio mais également la pneumatologie médiévale en relation avec les soupirs, une manifestation physiologique de l’amour.
19L’apport des questionnements suscités par des contextes pathologiques est enfin mis en lumière par la contribution de Joël Coste consacrée aux phénomènes extatiques aux xvie-xviie siècles et aux questions posées par le sabbat des sorciers, la lycanthropie et les extases religieuses. Les explications proposées dans le cadre de la médecine universitaire pour rendre compte de tels phénomènes furent diverses, comme en témoignent les réflexions des auteurs choisis par Joël Coste (Fracastor, Cardan, Wier, Guibelet, Zacchia et Santorelli), qu’elles soient originales, influentes ou représentatives. Ces explications mettent en jeu les possibilités de transformation et de métamorphose du corps et de séparation de l’âme et du corps, un autre exemple éclairant l’apport de la pathologie.
20Le présent volume s’inscrit dans la continuité du colloque organisé par Laetitia Loviconi les 7 et 8 juin 2022 à Paris et qui a reçu le soutien financier de la section Sciences historiques et philologiques de l’École pratique des hautes études et de l’équipe Saprat / EA 4116, que nous tenons à remercier ici, ainsi que les chercheuses et chercheurs qui ont participé à ce volume collectif.
Notes de bas de page
1B. Inwood, J. Warren, éd., Body and Soul in Hellenistic Philosophy ; D. Zucca, R. Medda, éd., The Soul/Body problem in Plato and Aristotle ; D. Frede, B. Reis, éd., Body and Soul in Ancient Philosophy ; M. Bieniak, The Soul-Body Problem at Paris ca 1200-1250.
2G. Manning, Matter and Form in Early Modern Science and Philosophy ; R. Andrault, S. Buchenau, C. Crignon, A.-L. Rey, éd., Médecine et philosophie de la nature humaine de l’âge classique aux Lumières.
3G. Korobili, R. Lo Presti, éd., Nutrition and Nutritive Soul in Aristotle and Aristotelianism ; L. Devriese, éd., The Body as a Mirror of the Soul: Physiognomy from Antiquity to the Renaissance.
4P. Pecere, Soul, Mind and Brain; Psyche and Soma ; J. Pigeaud, La maladie de l’âme ; G. Gubbini, éd., Body and Spirit in the Middle Ages: Literature, Philosophy, Medicine.
Auteurs

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