Émergences, résurgences : cent vingt ans d’histoire des Juifs en France à l’École pratique des hautes études (v. 1880 – v. 2000)
p. 267-280
Texte intégral
1D’Isidore Loeb à Gérard Nahon en passant par Israël Lévi, Maurice Liber, Simon Schwarzfuchs, Colette Sirat et encore Bernhard Blumenkranz, la plupart des principaux contributeurs à l’historiographie médiévale et moderne des Juifs en France entre les années 1880 et les années 2000, ont cultivé un compagnonnage étroit avec l’École pratique des hautes études. Les uns y ont occupé des directions d’étude ou y ont délivré des conférences régulières, tandis que les autres, ou parfois les mêmes, s’y sont formés aux diverses disciplines et méthodes de recherche promues et développées au sein des IVe, Ve, et VIe Sections de l’École pratique des hautes études1. Pourtant, l’EPHE n’a jamais à ce jour créé de direction d’études exclusivement dédiée à l’histoire du judaïsme français, là où depuis 1943, existent au sein de la Section des Sciences religieuses, à la fois une chaire d’histoire de la Réforme et du protestantisme français2, et une chaire d’histoire de l’Église médiévale et moderne. Cette dernière fut elle-même dédoublée en 1952 avec la création d’une chaire consacrée au catholicisme moderne et contemporain en France3. Si on peut aisément imaginer les raisons justifiant l’absence de création d’une chaire dédiée à l’histoire du judaïsme français en pleine Seconde Guerre mondiale, alors même que les enseignements de Maurice Liber sur la littérature talmudique et rabbinique avaient été suspendus depuis deux ans par décision du régime de Vichy, elles ne suffisent pas à expliquer l’absence de création d’une telle chaire dans les années et décennies qui ont suivi la fin du conflit mondial, alors même que ce domaine de recherche connaissait un vif regain d’intérêt.
2Cette situation apparaît d’autant plus paradoxale que les circulations d’idées et de personnels – enseignants comme élèves4 – entre le Séminaire israélite de France et l’École pratique des hautes études ont été, dès les années 1890, significatives. Tandis que le Séminaire israélite, lieu de formation des futurs rabbins consistoriaux, proposait, depuis plusieurs décennies vraisemblablement, des cours d’histoire juive incluant de longues séquences sur la France5, l’EPHE est devenue à partir de ces mêmes années de la fin du xixe siècle le lieu de spécialisation universitaire en France sur l’étude des corpus talmudiques et rabbiniques, hors cadre confessionnel6. Quant à la Société des études juives, fondée fin 1879, elle a fait dès cette époque office de sas en quelque sorte entre ces deux institutions. À cela s’ajoute un dernier élément renforçant les effets de convergence entre « l’esprit EPHE » (selon la formule de Patrick Henriet) et le projet d’une étude documentaire du judaïsme français : l’engagement dreyfusard de l’École pratique par la voix notamment de sa figure tutélaire, l’historien Gabriel Monod7.
3Prolongeant et approfondissant des réflexions menées ailleurs8, cette contribution tâche d’éclairer les raisons de ce curieux chassé-croisé entre histoire des Juifs en France et études juives au sein même d’une institution, l’École pratique des hautes études, tout à la fois proche et distante des thèmes et des corpus placés au cœur de l’histoire documentaire des Juifs en France. Pour ce faire, on a isolé deux questions connexes mais néanmoins distinctes : la première touche au statut intellectuel et institutionnel de l’histoire des Juifs en France à l’École pratique des hautes études, depuis la fin du xixe siècle à nos jours ; la seconde touche à la contribution de l’EPHE à la construction des sources de cette même histoire. Loin d’être accessoire, cette dernière question renvoie à l’identité propre de l’EPHE comme lieu innovant de formation érudite par l’étude « pratique » des sources historiques au sein de séminaires s’inspirant des méthodes philologiques promues au sein de l’université allemande9.
4Afin de comprendre la manière dont l’histoire des Juifs en France s’est glissée, voire immiscée dans les enseignements des IVe, Ve et VIe Sections de l’EPHE, il faut lire entre les lignes des annuaires annonçant depuis l’origine de l’École les programmes d’enseignements affichés et sonder des « archives de l’EPHE » au statut instable entre privé et public10. Les mémoires des IVe et Ve Sections soutenus sur des thèmes touchant de près ou de loin à l’histoire des Juifs, complètent cet ensemble fragmentaire, ainsi que les annuaires des sections. Ces derniers présentent, outre les thèmes des conférences annuelles, les listes des élèves et auditeurs (et auditrices) assidus, devenus pour un certain nombre d’entre eux à leur tour des maîtres.
5Si les études juives s’invitent à l’École pratique des hautes études dès 1876 avec l’attribution pionnière de la chaire d’hébreu rabbinique à Joseph Derenbourg (IVe Section)11, le véritable point de départ de notre enquête se situe en 1886. La création de la Section des Sciences religieuses (Ve Section) cette année-là marque un tournant institutionnel majeur en ouvrant la possibilité de promouvoir au sein de l’EPHE un regard savant sécularisé sur l’histoire des religions, hors du giron de la théologie catholique12. Quant au terminus ad quem de cette recherche, je l’ai volontairement placé en 2000, année où feu Gérard Nahon a pris sa retraite de la direction d’études « Judaïsme médiéval et moderne » qu’il occupait à la Ve Section depuis 1978 et qu’il avait largement consacrée à l’histoire des Juifs en France, du Moyen Âge au xviiie siècle.
École pratique des hautes études et Société des études juives : un même projet scientifique ? L’histoire du judaïsme français comme « science pure et objective »
6La reconnaissance par les cercles de l’érudition française d’une histoire des Juifs de France comme histoire intégrée à l’histoire de France ne s’accomplit véritablement qu’à la faveur de l’émergence, dans les années 1870-1880, des « sciences religieuses », soit près de quatre-vingt-dix ans après l’accession des Juifs à la citoyenneté française, en 179113. L’EPHE a pris, comme on sait, une part active au processus d’institutionnalisation des « sciences religieuses » à travers la création d’une section éponyme, par décret ministériel du 30 janvier 1886.
7Pour autant, ce n’est pas du sein de l’EPHE mais du côté d’Ernest Renan et de l’Académie des inscriptions et belles-lettres14 que l’on peut retrouver les premières marques d’une reconnaissance par les cercles savants parisiens de l’intérêt pour le champ de l’histoire littéraire du judaïsme médiéval, désormais explicitement identifié comme français. L’insertion d’un long développement consacré aux productions littéraires, philosophiques et liturgiques des rabbins français du xive siècle dans le vingt-septième volume de l’Histoire littéraire de la France placé sous l’égide de Renan a marqué ici une étape décisive. Ce volume, paru en 1877, a non seulement permis de faire reconnaître aux cercles intellectuels les acquis de la science du judaïsme en matière d’étude philologique des manuscrits hébraïques mais il a également adoubé comme français des auteurs jusque-là considérés comme radicalement étrangers à la nation française :
Écrits dans une langue totalement inintelligible pour la masse de la nation, condamnés par là même à n’être lus d’aucun chrétien et par conséquent à rester sans influence sur le mouvement général des esprits, presque toujours, d’ailleurs relatifs à un culte haï de la majorité et à des questions de casuistique regardées comme vaines, de pareils ouvrages ne tiennent guère à la France que par ce fait matériel qu’ils ont été composés dans ce pays. […] Entrés depuis trois quarts de siècle dans la société française, les israélites nos concitoyens ont le droit de retrouver ici un passé qui les intéresse ; l’extrême importance de la juiverie de France au Moyen Âge fait de son histoire une partie de notre histoire nationale ; enfin, nous montrerons que cette littérature, toute isolée qu’elle est, n’est pas aussi étrangère que l’on croit aux recherches qui concernent la langue de notre pays15.
8Cette longue citation extraite de la préface de Renan à ce volume débouche sur une discrète allusion aux travaux du philologue romaniste Arsène Darmesteter (1844-1888) sur les glossaires hébreux-français. Elle ramène incidemment vers les bancs de l’EPHE : Darmesteter fut en effet l’élève de Gaston Paris, d’abord au cours libre de philologie romane à l’École des chartes, puis à l’École pratique des hautes études et enfin au Collège de France. Il fut lui-même répétiteur à l’École pratique dès 1872, au sein de la direction d’études « Langues romanes » de Gaston Paris (IVe Section). Mais Darmesteter quitte l’EPHE pour la Sorbonne en 1877 où il y devient maître de conférences, avant de recevoir la charge d’un cours magistral en 1883 jusqu’à sa mort prématurée, en 188816. Que ce soit à l’EPHE, au sein de la Section des Sciences historiques et philologiques, ou à la faculté des lettres en Sorbonne, Darmesteter ne s’est guère occupé dans ses enseignements des glossaires hébreux-français, auxquels il a consacré des études fondamentales parues dans la revue de Gaston Paris et Paul Meyer, Romania l’année même de son entrée à l’EPHE, en 187217. Dans les deux institutions mentionnées, Darmesteter enseigna exclusivement la romanistique, la lexicographie et l’étude phonologique de l’ancien et du moyen français, réservant après 1880 ses travaux sur l’histoire littéraire des Juifs en France à la jeune Revue des études juives (désormais REJ).
9Arsène Darmesteter, avec d’autres personnalités rattachées à l’EPHE telles que son frère James Darmesteter, les Derenbourg père (Joseph) et fils (Hartwig), ou encore l’orientaliste Joseph Halévy, ont porté sur les fonts baptismaux la Société des études juives. Celle-ci fut fondée par le grand-rabbin Zadoc Kahn en novembre 1879, en vue de préparer le lancement de la REJ, au début de l’année suivante, en 188018.
10Les statuts de fondation de la Société des études juives, préparés par Arsène Darmesteter, distinguent les axes suivants : le refus de l’apologie, de l’édification ou de la propagande au profit de la « science pure », ainsi que la nécessité de compléter l’œuvre scientifique de la REJ par la publication de textes anciens inédits ou mal édités19. On retrouve ici l’empreinte de l’ethos scientifique de l’École pratique, à savoir une forme de « neutralité axiologique » (selon l’expression ultérieure de Max Weber) et la critique philologique des sources impliquant une approche documentaire de l’histoire, passant par le filtre de l’érudition dont l’histoire « scientifique » s’affiche comme l’alliée objective. Le tout étant articulé à un patriotisme scientifique dont se revendique la REJ, là encore dans la filiation de l’esprit de l’École pratique. Cette dernière privilégie alors, sous l’impulsion de Monod à la IVe Section, le domaine français et, plus spécifiquement encore, l’histoire de la France médiévale20.
11La place faite à l’étude critique des sources de l’histoire des Juifs dans les colonnes de la REJ confirme ainsi la convergence de vues entre la REJ et l’EPHE autour de la promotion d’une histoire documentaire des Juifs en France. Isidore Loeb, secrétaire de la revue, de 1880 à sa mort en 1892, indiqua avoir lancé en 1880 un appel aux archivistes pour recueillir les documents relatifs à l’histoire des Juifs en France. S’il s’agissait ici d’un clin d’œil appuyé à l’attention des chartistes, ce message était aussi adressé aux nombreux élèves, d’ailleurs eux-mêmes souvent chartistes, suivant les cours sur les sources de l’histoire de France prodigués par Gabriel Monod et ses disciples depuis 1868 au sein de la chaire d’histoire à la IVe Section. Pour autant, cette convergence évidente des vues a-t-elle concrètement favorisé cette rencontre entre histoire de France et histoire des Juifs ?
Isidore Loeb à l’EPHE (1887) : les premiers pas de l’histoire des Juifs en France
12Dans la foulée de la création de la Ve Section des Sciences religieuses, en 1885, Loeb présenta sa candidature pour assurer un cours libre de « judaïsme rabbinique », en sa qualité de professeur d’histoire juive au Séminaire israélite, poste qu’il occupait de 187821. Le cours libre de 1888 porta sur l’histoire des controverses religieuses entre Juifs et Chrétiens en France et en Espagne au Moyen Âge. À défaut des notes préparatoires ou des cours manuscrits de Loeb, aujourd’hui disparus, il nous reste le résumé du cours, qui fut publié dans la Revue d’histoire des religions en 1888. Cette stratégie de publication, non pas dans la REJ dans laquelle Loeb publia l’essentiel de ses travaux d’érudition, mais dans la revue fondée et dirigée par le président de la Ve Section et lui-même spécialiste du judaïsme antique, Maurice Vernes, illustre la volonté de l’auteur d’inscrire intellectuellement et institutionnellement l’histoire des relations entre Juifs et Chrétiens au Moyen Âge dans le giron, non pas des études juives spécifiquement, mais d’une histoire des religions au sens plus large. Une histoire que l’on pourrait qualifier de « relationnelle », se construisant par la confrontation critique des sources latines et hébraïques médiévales et le croisement des points de vue.
13Ce premier pas en direction d’un enseignement relatif à l’histoire des Juifs en France à l’EPHE mérite qu’on s’y arrête brièvement.
14La première partie du cours proposé par Isidore Loeb tous les samedis matin à neuf heures quarante-cinq, s’apparentait à une sorte de promenade savante à l’usage de l’honnête homme (et de l’honnête femme)22 à travers les grands textes de la polémique religieuse entre Juifs et Chrétiens de l’Antiquité et du Moyen Âge. Mais ce qui frappe dans ce cours libre inaugural, c’est, outre son ton, la caractérisation d’un « esprit français » chez les auteurs juifs étudiés, comme par manière de pied de nez aux propos de Renan cités plus haut. L’école des rabbins de France du Nord y est décrite par Loeb comme une « école pleine de bon sens, de candeur et de bonhomie » tandis que les Réponses aux infidèles de Joseph l’Official (xiie s.) contiennent des « gauloiseries où Dieu est traité si familièrement » et qui « ont le goût du terroir et le bouquet du cru »23.
15A contrario, la seconde partie du cours traitait du texte hébreu de la controverse sur le Talmud en 1242. D’après l’annuaire de la Section, Loeb avait, « de concert avec les auditeurs » fait « la révision du texte et […] recherché les sources »24. On retrouve ici une pratique de discussion philologique des textes répondant davantage aux canons de l’enseignement délivré par l’École pratique que la première partie du « cours libre ». Elle faisait par ailleurs écho au travail de Loeb déjà publié dans la REJ en 1881 et dont le contenu était de nature beaucoup plus technique sur le plan de la discussion philologique que l’article paru dans la Revue d’histoire des religions six ans plus tard25.
16À travers l’exemple de ce premier cours libre initié par Loeb, l’EPHE apparaît ainsi comme la porte d’entrée permettant au secrétaire de la REJ et professeur d’histoire juive au Séminaire israélite de faire pénétrer l’histoire des Juifs de France au Moyen Âge dans le cercle des sciences religieuses jusque-là essentiellement préoccupées de judaïsme biblique et talmudique. Pourtant, malgré le succès de fréquentation de cette première conférence libre, ce cours ne débouche pas sur une charge de conférence, moins encore sur la création d’une chaire dédiée à l’histoire des Juifs en France.
Israël Lévi et la science française du judaïsme
17Quand Israël Lévi, seul véritable disciple de Loeb, décédé entre-temps, reprend le flambeau de son maître à l’École pratique, en 1896, son enseignement à l’EPHE dévie sensiblement de la ligne impulsée par Loeb neuf ans plus tôt. Pourquoi ? D’une part, parce que Lévi, à la différence de Loeb en 1887, ne candidate pas pour un cours libre mais se voit confier une maîtrise de conférences au sein de la Ve Section, clairement désignée comme étant celle de l’histoire du « judaïsme talmudique et rabbinique ». Cette conférence devait, du point de vue de l’École, combler le vide laissé par le départ à la retraite de Joseph Derenbourg en 1891, de la IVe Section (hébreu rabbinique). D’autre part, parce que le grand-rabbin Israël Lévi, qui œuvre alors depuis plus d’une décennie à la REJ et qui enseigne l’histoire des Juifs en France au Séminaire israélite, inscrit ses enseignements à l’EPHE sur un tout autre registre que celui de l’histoire documentaire des Juifs en France.
18Pour tenter d’analyser cette inflexion, on peut se reporter aux différences de sensibilité de chercheurs entre Loeb et Lévi : tandis que le premier s’est initié en autodidacte à la paléographie latine et à la recherche directement dans les dépôts d’archives (nationales et locales) où il a effectué de nombreux séjours26, le second a délaissé le monde des archives pour celui des bibliothèques, en quête de manuscrits et d’imprimés hébraïques27.
19Plus fondamentalement et comme l’avait déjà bien montré Évelyne Patlagean, Israël Lévi cherchait à consolider intellectuellement une « science française du judaïsme » (É. Patlagean) en élaborant une méthode originale d’analyse des textes et en faisant le choix conscient de sujets illustrant les conflits d’interprétation entre exégèses juive et chrétienne autour de figures, de motifs et de thèmes repris dans les littératures populaires juive (dans le Midraš notamment) et chrétienne28.
20Quant à la IVe Section dans ces mêmes années du début du xxe siècle, l’histoire des Juifs en France n’en fut pas été totalement évacuée puisque deux mémoires dus à deux chartistes abordaient des sujets relatifs à l’histoire des Juifs en France médiévale. Le premier mémoire fut soutenu par le chartiste Léon Gauthier en 1900. Portant sur l’histoire des Lombards des Deux-Bourgogne au xive siècle, ce travail traitait également des Juifs du duché et du comté de Bourgogne29. Le second mémoire fut présenté en 1909 par Jean Régné, archiviste de l’Ardèche qui avait suivi les enseignements d’Israël Lévi à l’EPHE. Publié en 1912, il portait sur la condition des Juifs de Narbonne au Moyen Âge.
21Dans le cas de Gauthier comme dans celui de Régné, l’histoire des Juifs apparaît comme un cas à l’appui d’une histoire plus large, au sein de laquelle ils se trouvent intégrés : l’histoire commerciale des Deux-Bourgogne à la fin du Moyen Âge pour le premier, l’histoire de la Narbonnaise d’avant la conquête capétienne, célébrée comme une terre de tolérance religieuse par le second.
Maurice Liber et l’histoire communautaire juive
22Le grand-rabbin Maurice Liber succède à Israël Lévi après la Première Guerre mondiale, d’abord comme suppléant puis comme directeur d’études en titre à la Ve Section. On retrouve alors la même dichotomie entre des enseignements relatifs au judaïsme post-biblique ou rabbinique à l’EPHE et ceux dédiés à l’histoire des Juifs en France, au Séminaire israélite. Les études que M. Liber consacra aux cahiers de doléance de 1789 ou à la « question juive » au Conseil d’État sous Napoléon, toutes deux parues dans la REJ dans les années 1920, furent reprises de cours initialement délivrés, non à l’École pratique mais bien au Séminaire israélite30.
23Cette répartition ne fut du reste pas intangible. Comme Gérard Nahon l’a bien noté, les intitulés des cours professés par Liber à l’École pratique à la fin des années 1930 reflètent une inflexion en direction de thématiques, non plus exclusivement religieuses ou intellectuelles, mais également institutionnelles et sociales que commençait alors à développer outre-Atlantique l’historien Salo Wittmayer Baron. C’est ainsi que les conférences proposées par Liber pour les années universitaires 1937-1938 et 1938-1939 sont consacrées à l’organisation des communautés juives depuis l’époque du Second Temple jusqu’à la fin du Moyen Âge (1937-1938), prolongées l’année suivante par un cours sur les institutions du judaïsme au Moyen Âge. On dépasse certes ici le cadre de l’histoire de France au sens strict mais le recentrage est néanmoins net en direction d’une histoire qui n’est plus seulement intellectuelle ou littéraire mais engage une réflexion sur les structures politiques et sociales de la communauté traditionnelle (Qahal).
Déplacements, dégagements : la diversification des objets d’études placés sous l’égide de l’histoire des Juifs en France après 1945
24Lorsque Maurice Liber reprend ses enseignements à l’EPHE dès l’année universitaire 1944-1945, les thématiques d’histoire communautaire ont disparu au profit de cours portant sur la méthode exégétique des textes de la tradition talmudique et rabbinique31. Pour autant, le cadre posé avant-guerre, et que poursuit Liber au Séminaire rabbinique, inspire les travaux ultérieurs de certains des auditeurs réguliers du cours de Liber après-guerre, à commencer par Simon Schwarzfuchs. Alors élève-rabbin (et suivant également, à ce titre, les cours d’histoire juive de Liber au Séminaire israélite), sa présence régulière aux cours de Liber de l’année 1944-1945 est attestée dans les cahiers de présence conservés dans les Archives de la Ve Section l’EPHE32.
25Le mémoire sur l’origine et le développement du rabbinat au Moyen Âge que Simon Schwarzfuchs fait paraître en 1957 est dédié à Maurice Liber, décédé l’année précédente mais il cite et commente également The Jewish Community (1942) de Salo Baron dans son introduction33. À ce titre, l’approche documentaire que poursuit Simon Schwarzfuchs dans cette recherche rappelle celle impulsée par Isidore Loeb soixante-dix ans plus tôt, en direction croisée des sources hébraïques et des sources latines et françaises directement consultées aux Archives nationales.
26Le successeur de Liber à la chaire de judaïsme talmudique et rabbinique fut Georges Vajda. Ce dernier ne marqua guère d’intérêt pour la recherche des traits de pénétration de la culture « française » chez les auteurs juifs médiévaux, retrouvant le cadre intellectuel classique de la Wissenschaft des Judentums allemande. En réalité, ce que l’on observe à partir des années 1960, est une dissémination des enseignements consacrés à l’histoire des Juifs en France entre les trois sections de l’EPHE. Cette dissémination illustre d’une certaine manière le dynamisme d’un champ de recherche accédant alors à une forme de reconnaissance scientifique, parallèlement à la création au CNRS, en 1972, de l’unité de recherche « Nouvelle Gallia Judaica ». Celle-ci se fait sous la houlette d’un ancien élève, non de la Ve mais de la IVe Section des Sciences historiques et philologiques de l’EPHE, Bernhard Blumenkranz34.
27Cette dissémination reflète aussi, paradoxalement, les difficultés à circonscrire le paysage documentaire de l’histoire des Juifs en France au Moyen Âge au sein même de l’EPHE. Ce paysage documentaire s’est en effet retrouvé scindé entre différentes chaires, elles-mêmes rattachées à des domaines linguistiques, des axes thématiques et des aires culturelles distinctes.
28Ainsi en est-il de la chaire de paléographie hébraïque médiévale (IVe Section), fondée en 1968 pour être confiée à Colette Sirat35. Les enquêtes successives lancées par cette éminente chercheuse sur les « écritures françaises » des codices liturgiques juifs de France médiévale, coïncident dans le temps avec le regain d’intérêt pour l’histoire des Juifs en France, à la suite de la parution en 1972 de l’ouvrage collectif éponyme dirigé par Bernhard Blumenkranz.
29Du côté de la Ve Section des Sciences religieuses, la direction d’études « Judaïsme médiéval et moderne » de Gérard Nahon, héritière de la chaire de « Judaïsme médiéval » de Georges Vajda, fut un important lieu d’expérimentation de recherches menées sur l’histoire des Juifs en France, du Moyen Âge à l’époque moderne et même au-delà. Par-delà les cloisons institutionnelles, cette chaire s’inscrivait dans le sillage des charges de conférences ponctuelles assurées dans les années 1960 par Simon Schwarzfuchs et Bernhard Blumenkranz au sein de la VIe Section. Le judaïsme de France médiévale fut l’objet d’enseignements liés à des travaux en cours sur des recueils de taqqanot, le crédit juif, ou encore les enquêtes sur les Juifs dans les domaines d’Alphonse de Poitiers et de son frère, Saint-Louis, brossant le programme d’une histoire sociale et religieuse des Juifs de France au Moyen Âge. Dans ce cadre médiéval, il faut inclure le méticuleux inventaire des inscriptions hébraïques de France médiévale entrepris par Nahon dans les années 1970, publié en 1986. Cette enquête faisait la jonction, à la fois avec les enquêtes épigraphiques du siècle précédent36 et avec son intérêt pour l’histoire des communautés des périphéries séfarades d’Occident. Dès 1968, soit presque dix ans avant sa nomination à la direction d’études à l’EPHE en 1977, Gérard Nahon avait effectué une première mission sur les inscriptions funéraires des Juifs de la côte aquitaine.
30Par ailleurs, les travaux de Gérard Nahon sur l’histoire des Juifs de Bayonne et de Bordeaux des xviie et xviiie siècles, ont été stimulés par son souci d’inscrire ses recherches dans les nouvelles méthodes et tendances de l’histoire économique et sociale, mais aussi de l’histoire des mentalités, que la VIe Section avait encouragées à sa fondation en 1947. Ce n’est pourtant pas dans le cadre de cette même Section, devenue entre-temps l’École des hautes études en sciences sociales, mais dans les séminaires de démographie historique animés par Pierre Chaunu en Sorbonne que Gérard Nahon présenta en 1975 les premiers résultats de son enquête quantitative sur les testaments juifs bayonnais des xviie et xviiie siècles37.
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31On sera peut-être surpris de voir cette histoire économique et surtout sociale des Juifs s’immiscer ainsi dans une Ve Section théoriquement dévolue aux seules sciences religieuses. On peut y voir la preuve de la plasticité de cette dernière catégorie qui s’est progressivement émancipée de l’étude critique des textes pour s’ouvrir à des questionnements touchant aux aspects institutionnels, sociaux, économiques et « mentaux » des « faits religieux ». C’est aussi la preuve de la complexité du fait juif en France saisi dans la longue durée et son épaisseur documentaire.
32Outre le caractère « hybride », d’un point de vue linguistique, des sources de cette histoire, on peut en souligner le caractère dispersé et la difficulté d’identifier des fonds-masses à partir desquels bâtir de vastes enquêtes quantitatives, en dépit des efforts déployés par l’équipe réunie au CNRS autour de Bernhard Blumenkranz et des recherches propres de Gérard Nahon.
33Enfin, le phénomène de spécialisation universitaire, que Colette Sirat avait déjà bien pointé en 1996, a probablement fait que l’histoire des Juifs en France, discontinue dans le temps et dans l’espace, apparaît désormais comme discordante par rapport à la politique des chaires appelant des registres d’expertise élevés sur des corpus circonscrits. « Crise » qui est aussi celle des usages sociaux de l’histoire des Juifs en France aujourd’hui : celle-ci n’a plus guère la fonction identitaire qu’ont voulu lui donner naguère les élites israélites à la fin du xixe siècle et à nouveau au sortir de la Seconde Guerre mondiale38.
Notes de bas de page
1IVe section de l’EPHE : Section des sciences historiques et philologiques, créée en 1868 ; Ve section : Section des sciences religieuses, fondée en 1886 ; VIe section : Section des sciences économiques et sociales, fondée en 1947 par Fernand Braudel, Maurice Aymard et Charles Morazé, devenue en 1975 l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
2Elle fut confiée à Lucien Febvre qui orienta explicitement son enseignement sur l’originalité de la Réforme française.
3La direction d’études dédiée exclusivement à l’histoire de l’Église chrétienne de France fut confiée en 1943 au théologien Henri-Xavier Arquillière (histoire de l’Église médiévale et moderne). La seconde chaire consacrée, elle, au catholicisme moderne et contemporain en France fut d’abord attribuée en 1952 à l’historien Jean Orcibal.
4M. Espagne, « Les étudiants germanophones de l’EPHE (1870-1900) », p. 102, note le nombre important d’élèves du Séminaire israélite, bien souvent germanophones, assistant aux cours de l’EPHE.
5J. Haus, Challenges of Equality, p. 65-90, traite surtout de la place occupée par les humanités (latin et grec) dans le curriculum des élèves de l’École rabbinique, fondée à Metz en 1829 et transférée à Paris en 1859. Néanmoins, on peut déduire de la lecture du Précis de l’histoire des Hébreux, d’Abraham à 1840 (1840) de Lion Mayer Lambert, premier directeur de l’École rabbinique, que les cours d’histoire juive qui y étaient prodigués incluaient des passages sur l’histoire de France.
6Dans le cadre de la chaire de judaïsme postbiblique créée en 1896 au sein de la Section des sciences religieuses. Le premier titulaire de cette direction d’études fut le grand-rabbin Israël Lévi.
7P. Henriet, « L’EPHE et l’affaire Dreyfus », p. 617‑622. La formule « esprit EPHE » se trouve p. 620.
8M. Dreyfuss, « À l’ombre de Gaston Paris et de Gabriel Monod ? ».
9Voir en dernier lieu P. Henriet, M. Veuille, « Les origines ».
10B. Müller, « À la recherche des archives de la recherche. Problèmes de sens et enjeux scientifiques » ; A. Berelowitch, « À la rencontre des savants ». Les archives scientifiques de la IVe section de l’EPHE, sont réparties entre l’EPHE, la Bibliothèque nationale de France, la Bibliothèque de la Sorbonne, les Archives nationales et d’autres dépôts d’archives. L’inventaire a été publié dans les livraisons successives des Livrets-Annuaires de la Section des sciences historiques et philologiques : 16 (2002), 19 (2005) et 20 (2006). Rien d’équivalent n’a vu le jour pour la Ve Section.
11D. Stöckl Ben Ezra, « Philologie sémitique », p. 283.
12P. Simon-Nahum, « L’histoire des religions en France autour de 1880 ».
13M. Dreyfuss, « D’une histoire séparée à une histoire intégrée ? ».
14Malgré d’évidentes convergences de vue sur les finalités et les méthodes scientifiques défendues par l’EPHE, Renan s’est toujours positionné à distance de cette institution, pour des raisons tenant notamment à son animosité à l’encontre de Victor Duruy, à l’origine de la fondation de l’EPHE en 1868. Ce dernier avait en 1864 démis Renan de ses fonctions au Collège de France après la publication « scandaleuse » de la Vie de Jésus (1863) au profit de Salomon Munk. Voir P. Henriet, M. Veuille, « Les origines ». Sur l’attitude méfiante de Renan vis-à-vis du projet de création de la Ve Section, voir P. Cabanel, « Une lettre inédite d’Ernest Renan », p. 103-111.
15E. Renan, Histoire littéraire de la France.
16G. Bergounioux, « Arsène Darmesteter (1846-1888) ».
17A. Darmesteter, « Glosses et glossaires hébreux-français du Moyen Âge ».
18G. Weill, « “Sciences, judaïsme, patrie”, la fondation de la Société des études juives (1879-1884) ».
19[Anonyme], « Assemblée générale du 10 novembre 1879 », p. 155.
20J.-M. Moeglin, « L’histoire du Moyen Âge en IVe section » ; L. Morelle, « L’histoire : érudition, critique des sources et réflexion historiographique ».
21Archives de l’École pratique des hautes études, Procès-verbaux des séances du conseil de la IVe section, séance du 13 novembre 1887. On apprend par ce procès-verbal que la candidature de Loeb fut soutenue par Maurice Vernes et Joseph Derenbourg qui cependant se trompe sur l’origine géographique de l’impétrant. Auguste Sabatier insiste quant à lui pour que la durée d’un an pour ce cours libre soit clairement stipulée dans la décision transmise au ministère de l’Instruction publique.
22Rapport sur l’École pratique des hautes études, 1887, p. 238-239. Parmi les auditeurs du cours d’Isidore Loeb, on repère le nom d’une seule femme, Mlle Esther Bawly, mentionnée comme étudiante à la Faculté de médecine. Les dix-sept autres auditeurs mentionnés comptent sept rabbins ou élèves du Séminaire israélite, et une quasi-exclusivité de noms à consonance juive.
23I. Loeb, « La controverse religieuse », p. 328, 330.
24Rapport sur l’École pratique des hautes études, 1887, p. 239.
25I. Loeb, « La controverse religieuse sur le Talmud sous Saint Louis ».
26Voir notamment son dossier de lecteur aux Archives nationales, conservé sous la cote AN/AB/XXIb/ no 23 241. Plus largement, sur Isidore Loeb dans les archives, voir M. Dreyfuss, Aux sources juives de l’histoire de France, p. 258-262.
27La seule exception – de taille – concerne le travail pionnier qu’Israël Lévi effectua sur les archives de la Genizah du Caire, alors tout juste « révélées » par Solomon Schechter.
28I. Lévi, Le ravissement du Messie à sa naissance.
29R. Kohn, « Les pièces justificatives des Juifs dans les Deux-Bourgognes de Léon Gauthier ».
30M. Liber, Les Juifs et la convocation des Juifs des États généraux (1789).
31Notons toutefois que l’intitulé du cours de l’EPHE pour 1945-1946, était consacré à la religion des Marranes. Ce sujet, alors totalement en friche, n’était pas sans résonnances avec ce que les Juifs de France avaient éprouvé lors des cinq années précédentes.
32École pratique des hautes études, Archives, Vie de la Ve section, Cahiers de présence (1937). On repère dans ce même cahier les noms de Renée Bernheim, Alexandre Derczansky, et d’une personne signant « S. Grumbach », qui est peut-être l’historienne Suzanne Grumbach, devenue Suzanne Citron. Sur les années « héroïques » du Séminaire israélite au sortir de la guerre, sous la férule du grand-rabbin Liber, voir le riche témoignage du grand-rabbin Ephraïm Rozen (1925-2015), camarade de Simon Schwarzfuchs au Séminaire : https://ephraim-rozen.webnode.fr/sa-vie/ (consulté le 5 octobre 2024).
33S. Schwarzfuchs, Études sur l’origine et le développement du rabbinat au Moyen Âge, p. 5.
34École pratique des hautes études. Archives. Rapports sur les mémoires des élèves de la IVe Section. Le mémoire présenté par Bernhard Blumenkranz en juin 1951 portait sur deux traités de polémique antijuive de la fin du xie et du début du xiie siècle.
35C. Sirat, « La IVe section de l’EPHE », p. 116. L’année d’inauguration de cette chaire est bien 1968, et non 1961 comme indiqué par erreur dans J. Olszowy-Schlanger, « Les études juives », p. 520.
36M. Schwab, Rapport sur les Inscriptions hébraïques de l’Espagne.
37L’étude fut publiée en 1977 : voir G. Nahon, « Pour une approche des attitudes devant la mort au xviiie siècle » ; M. Gasperoni, D. Mano, « Les pratiques et les discours testamentaires des Juifs de Rome au début du 18e siècle : premières recherches sérielles », p. 1-2.
38Voir sur ce point P. Birnbaum, « Grégoire, Dreyfus, Drancy et Copernic », qui souligne – probablement de façon excessive – l’oubli par les Juifs de France de leur propre histoire. Plus récemment, la médiéviste Danièle Sansy a dressé un bilan relatif à l’étude de l’histoire des Juifs en France à l’université : D. Sansy, « Étudier l’histoire des juifs à l’Université ».
Auteur
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Mathias Dreyfuss
Mathias Dreyfuss est docteur en histoire de l’EHESS et chercheur associé au Centre de recherche historique (CRH-EHESS), spécialiste de l’histoire des Juifs de France. Il est actuellement délégué adjoint, conseiller éducation, culture, enseignement supérieur et recherche au sein de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah). Précédemment, il a été responsable pédagogique au musée d’Art et d’histoire du Judaïsme (MAHJ), puis au musée national de l’Histoire de l’immigration (MNHI). En 2022, il a été l’un des commissaires de l’exposition Juifs et musulmans. De la France coloniale à nos jours au MNHI. Il a publié Aux sources juives de l’histoire de France, Paris, CNRS Éditions, 2021, préface de Yann Potin, et co-dirigé avec Karima Dirèche et Benjamin Stora, Juifs et musulmans. De la France coloniale à nos jours, Paris, Seuil, 2022.

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