Les paradoxes de l’héritage cartésien dans la philosophie et les sciences cognitives : John Searle, La redécouverte de l’esprit
Texte intégral
1Face à la récurrence des références à Descartes dans les travaux de philosophie de l’esprit contemporaine et à la fréquence de l’emploi du terme cartésien pour désigner des théories actuelles du mental, il est intéressant de s’interroger sur ce que signifie aujourd’hui être cartésien dans le domaine de la philosophie et des sciences cognitives.
2Il existe a priori différentes manières d’aborder cette question. Nous aurions pu, par exemple, dresser l’inventaire de ce qu’il reste du cartésianisme sur le plan théorique et doctrinal, dans le cadre d’une typologie des théories actuelles du mental. Toutefois, plutôt que d’adopter cette démarche, nous avons préféré mettre au jour des mécanismes de pensée sous-jacents1 qui seraient communs au cartésianisme classique et à telle ou telle mouvance récente, suivant en cela la démarche de Searle dans The Rediscovery of the Mind 2.
3En adoptant la même ligne d’argumentation que l’auteur, notre objectif est de montrer qu’en philosophie cognitive, la frontière entre, d’une part, les théories que l’on serait tenté – en termes de contenus doctrinaux – de situer dans la ligne de l’héritage cartésien et, d’autre part, celles qui semblent s’y opposer, n’est pas aussi nette qu’on le pense généralement et, en outre, que si l’on ne se contente pas de limiter l’étude à la simple comparaison de ces contenus, on obtient une autre ligne de partage, sans aucun doute paradoxale, comme nous aurons l’occasion de le montrer.
Être cartésien : du dualisme des substances au dualisme des propriétés
4Dans les débats actuels en philosophie cognitive, il est courant de réduire l’approche cartésienne « historique » à une thèse, le dualisme substantiel, et d’associer par conséquent le dualisme ontologique à une tradition de pensée « cartésienne », au sens où elle aurait son origine chez Descartes, dans la thèse de la distinction réelle de l’âme et du corps3. C’est ainsi que le dualisme des propriétés, qui constitue la principale forme de dualisme ontologique défendue aujourd’hui4, est généralement vu comme un héritier du cartésianisme, le terme commun mis en exergue étant dualisme. En revanche, le matérialisme contemporain5, par son opposition déclarée à toute forme de dualisme, échapperait en quelque sorte à la galaxie cartésienne et à l’« antiscientisme »6 qui lui est associé.
5Pour la majorité des théoriciens contemporains, de tradition matérialiste, le cartésianisme, interprété comme dualisme, appartient en effet au groupe des conceptions « antiscientifiques », au même titre que « telle ou telle conception religieuse traditionnelle de l’esprit » (p. 23). Comme l’indique Searle, il est associé à la croyance en l’immortalité de l’âme, au spiritualisme, au mentalisme, etc. (ibid.), autant d’éléments qui paraissent en contradiction avec une conception scientifique du monde.
6On comprend, dans cette logique, que le matérialisme se soit constitué comme la position dominante en philosophie de l’esprit et que le dualisme des propriétés soit au contraire minoritaire. Même si le dualisme défendu dans cette dernière théorie est plus faible, du point de vue ontologique, que le dualisme des substances7, il suffit à en faire une théorie appartenant au groupe des conceptions « cartésiennes », au double sens d’une conception héritée du dualisme (substantiel) cartésien et d’une conception « antiscientifique » du mental, incompatible avec le matérialisme contemporain.
Le dualisme conceptuel
7Searle se situe lui-même dans ce champ d’interprétation critique qui identifie fortement cartésianisme et dualisme dans la manière de penser l’héritage cartésien au sein des théories actuelles du mental. Très critique à l’égard de la tradition matérialiste, il ne considère pas pour autant le dualisme des propriétés comme satisfaisant :
Quant aux opposants du matérialisme, ils épousent, ce qui ne vaut guère mieux, telle ou telle forme doctrinale de « dualisme des propriétés », acceptant ainsi tout l’appareillage cartésien que j’avais cru depuis longtemps discrédité. (p. 14)
8Toutefois, le dualisme hérité de Descartes ne se limite pas selon Searle au seul dualisme ontologique. Il existe en effet d’après lui un dualisme d’un autre type, qui se joue en amont des prises de position ontologiques, et qu’il qualifie de « conceptuel »8 (p. 51).
9Ce dualisme est à situer sur un plan différent du dualisme des substances et du dualisme des propriétés, dans la mesure où il ne fait pas directement référence aux prises de position et aux contenus doctrinaux proprement dits. Il consiste plutôt à opposer les concepts de mental et de physique avec la double implication stricte suivante : mental implique non physique et physique implique non mental (p. 51). Et ce dualisme est « cartésien » au sens où, selon Searle, il trouve son origine dans un vocabulaire et des concepts dualistes hérités de Descartes :
[…] en même temps que la tradition cartésienne, nous avons hérité d’un vocabulaire, et avec le vocabulaire, d’un ensemble de catégories à l’intérieur desquelles nous sommes conditionnés à penser à ces problèmes. Le vocabulaire n’est pas innocent, parce que se trouve de façon implicite dans le vocabulaire [sic] un nombre surprenant d’affirmations théoriques qui sont presque certainement fausses. (p. 35)
10Dans le même passage, Searle mentionne les dichotomies qui sont au cœur du problème qu’il soulève avec le dualisme conceptuel :
Le vocabulaire renferme une série d’oppositions apparentes : « physique »/« mental », « corps »/« esprit », « matérialisme »/« mentalisme », « matière »/« esprit ». On sous-entend par ces oppositions que les mêmes phénomènes pris sous le même angle ne peuvent pas littéralement satisfaire les deux termes. (Ibid.)
11Le dualisme conceptuel consiste précisément à prendre au sérieux ces oppositions binaires (p. 51). Il conduit à croire que si une réalité est mentale, elle ne peut être en même temps physique, que si elle concerne l’esprit, elle ne saurait concerner la matière, ou encore que si elle est immatérielle, elle ne peut être matérielle.
Déplacement des frontières
12La mise en évidence du dualisme conceptuel revient à mettre en question la traditionnelle ligne de partage entre dualisme et monisme, laquelle incite à penser que le terme de dualisme serait uniquement applicable aux théories qui admettent une forme ou une autre de dualisme ontologique (dualisme des substances, dualisme des propriétés). Or pour Searle, le dualisme conceptuel implique que l’on puisse être dualiste indépendamment de toute considération d’ordre doctrinal, autrement dit, même en n’adoptant aucune forme de dualisme ontologique9.
13On aura compris que cette approche permet d’envisager la question de l’héritage cartésien de façon nouvelle. En effet, en adoptant la logique de Searle, on est amené à reconnaître que ce n’est pas pour les bonnes raisons que l’on rapproche généralement le dualisme des propriétés du cartésianisme. Certes, on peut penser que le fait d’admettre ici un dualisme ontologique (en l’occurrence, celui des propriétés) n’est pas sans lien avec la thèse cartésienne du dualisme substantiel. Nous verrons toutefois que ce dualisme ontologique présuppose en réalité le dualisme conceptuel, et que c’est par conséquent parce qu’ils sont d’abord dualistes de ce dernier point de vue que les partisans du dualisme des propriétés peuvent être dits « cartésiens ».
14Par ailleurs, si l’on accepte l’idée que le dualisme conceptuel est fortement lié à la tradition cartésienne, alors il faut aussi accepter que le cartésianisme ainsi conçu puisse se loger chez ses adversaires en principe les plus nettement déclarés, en l’occurrence les matérialistes. C’est précisément ce qu’entend montrer Searle lorsqu’il pose l’existence de cette troisième forme de dualisme qu’est le dualisme conceptuel (p. 51)10.
15Enfin, la thèse du dualisme conceptuel permet de renouveler la problématique du dépassement du cartésianisme, classique en philosophie cognitive. Si l’héritage cartésien ne se limite pas au dualisme ontologique, mais comprend également le dualisme conceptuel, l’abandon du cartésianisme implique, outre le rejet du dualisme ontologique (dualisme des substances ou des propriétés), celui des catégories cartésiennes.
16Pour Searle, cela consiste à admettre la thèse suivante :
[…] le fait qu’une caractéristique soit mentale n’implique pas qu’elle ne soit pas physique ; le fait qu’une caractéristique soit physique n’implique pas qu’elle ne soit pas mentale. En révisant Descartes pour l’occasion, nous pourrions dire non seulement « je pense, donc je suis » et « je suis un être pensant », mais également je suis un être pensant, et donc je suis un être physique. (p. 36)
17Ne plus être cartésien n’équivaut donc pas, selon Searle, à nier l’existence des phénomènes mentaux ordinaires, tels que les états intentionnels ou encore les états de conscience internes, subjectifs et qualitatifs : c’est au contraire admettre leur existence, mais à titre de propriétés physiques et par là mentales, ou mentales et par là physiques11.
Le physique et le mental
18Si l’on admet avec Searle que le mental n’est pas nécessairement non physique et le physique, non mental – ou si l’on admet que ce que l’on qualifie de mental peut en même temps être physique (parce que mental) et que ce qui est physique peut en même temps être mental (parce que physique) –, une distinction doit alors être faite entre l’adoption d’une position ontologique dualiste et la préservation du mental : la seconde n’implique pas du tout la première. Corrélativement, le rejet du dualisme ontologique implique non pas la négation du mental (ou de l’irréductibilité et de la spécificité du mental), mais celle d’une réalité non physique (substance ou propriété) – ce qui est bien différent selon Searle.
19Il ressort de la lecture de La redécouverte de l’esprit que ce point est resté inaperçu tant des partisans du dualisme des propriétés que des matérialistes : la raison en est que les uns comme les autres pensent les relations entre mental et physique en termes purement oppositifs, dans le cadre des catégories cartésiennes. Cet enfermement amène les premiers à admettre une forme de dualisme ontologique et les seconds à nier l’existence des phénomènes mentaux ordinaires : pour les deux camps, dualisme ontologique et reconnaissance de la spécificité du mental – conçu à tort comme non physique – vont forcément de pair. Le dualisme conceptuel serait donc finalement ce qui unit des adversaires que tout semblait initialement opposer.
Du dualisme conceptuel au dualisme des propriétés12
20Les partisans du dualisme des propriétés sont certes dualistes du point de vue de leur position ontologique, et l’on peut bien considérer, si l’on adopte la perspective habituelle, qu’ils héritent ainsi d’une certaine tradition cartésienne à laquelle échapperaient au contraire les matérialistes, celle qui consiste, lorsque l’on s’interroge sur le nombre de choses ou de propriétés, à compter jusqu’à deux, plutôt que un :
Les dualistes s’interrogeaient sur le nombre de choses et de propriétés, et ils comptaient jusqu’à deux. Les monistes, s’attelant à la même question, n’arrivaient que jusqu’à un. (p. 51)
21Toutefois, si l’on intègre à présent à la réflexion cette nouvelle variante de dualisme qu’est le dualisme conceptuel, on est en droit de considérer que les dualistes des propriétés sont cartésiens d’abord dans leur façon de poser les questions et d’appréhender le réel, et que c’est cela qui les conduit ensuite à choisir le dualisme ontologique comme type de réponse au problème corps-esprit en général, et au problème de la conscience en particulier (voir note 2, plus haut). En effet, le fait de compter jusqu’à deux – autrement dit, la thèse selon laquelle il existe deux types de propriétés fondamentales dans le monde, physiques et mentales (au sens de non physiques) – ne paraît avoir de sens que si l’on présuppose que ce qui est mental ne peut être en même temps physique, et réciproquement. Pour quelle autre raison sinon la reconnaissance des états mentaux subjectifs et qualitatifs ou de l’existence de propriétés mentales passerait-elle ici par un dualisme ontologique, c’est-à-dire par la reconnaissance d’une réalité non physique, distincte de la réalité physique ?
22Nous pourrions énoncer les choses comme suit : pour le dualiste des propriétés, toute propriété mentale est distincte de toute propriété physique. On pose donc ici une relation d’opposition stricte entre mental et physique, là où l’on pourrait proposer simplement, suivant en cela la démarche de Searle (voir plus haut), ce que nous pouvons convenir d’appeler une relation d’inclusion dans un cadre ensembliste, en considérant que l’ensemble des propriétés physiques se subdivise en deux sous-ensembles :
i) les propriétés physiques strictement physiques (ou seulement physiques),
ii) les propriétés physiques-mentales13.
23Dans cette perspective, nous avons non pas deux ensembles (le physique et le mental) l’un en face de l’autre, mais un seul ensemble (physique), qui inclut des éléments de nature mentale, ce qui implique qu’une propriété mentale est en même temps, et nécessairement, physique et que certaines propriétés physiques sont également mentales.
24Si les partisans du dualisme des propriétés n’admettent pas cette relation d’inclusion, et si la reconnaissance des phénomènes mentaux ordinaires passe ici par le dualisme ontologique, c’est donc parce qu’ils présupposent la validité de l’opposition dichotomique radicale entre mental et physique, point de vue que Searle désigne précisément par l’expression de dualisme conceptuel, ou encore par le fait d’« accepter les catégories cartésiennes » (p. 51). Et en effet, dès lors que l’on pose, sur le plan des concepts, une hétérogénéité entre physique et mental correspondant à l’hétérogénéité entre les deux substances cartésiennes (la res extensa et la res cogitans), alors le dualisme ontologique apparaît bien comme la seule option qui autorise la reconnaissance des phénomènes mentaux ordinaires.
Critique de la tradition matérialiste
25Tel est aussi ce qui explique, selon Searle, le rejet systématique des phénomènes mentaux14 par la tradition matérialiste, qui constitue le « courant orthodoxe principal » en philosophie de l’esprit (p. 14). Il est alors aisé de comprendre la raison de cette position dominante : étant donné que, dans la logique du dualisme conceptuel, le dualisme ontologique apparaît comme la seule voie permettant la reconnaissance des phénomènes mentaux, les matérialistes, opposés à toute forme de dualisme ontologique, sont nécessairement amenés à nier le mental puisque, tout comme leurs adversaires, ils identifient dualisme ontologique et acceptation d’un mental qu’ils conçoivent, également comme leurs adversaires, en opposition stricte au physique.
26La conséquence en est que, loin d’échapper au dualisme cartésien, le matérialisme constitue en un sens « le plus beau fleuron du dualisme » (p. 51) et, pourrions-nous ajouter, le plus beau fleuron du cartésianisme. Cette dernière remarque est en accord avec ce qu’écrit Searle :
Je crois que si vous prenez ces catégories [cartésiennes] au sérieux – les catégories du mental et du physique, de l’esprit et du corps – comme le fait tout dualiste conséquent, alors vous ne pourrez pas, en définitive, échapper au matérialisme. (Ibid.)15
27Le matérialisme est pourtant souvent envisagé comme la position non cartésienne par excellence. Searle indique que c’est d’ailleurs en partie contre le cartésianisme, interprété comme dualisme ontologique, que le matérialisme s’est formé et qu’il a pu s’imposer comme la meilleure réponse au problème corps-esprit. Il est en général présenté comme la seule alternative « scientifique » possible au cartésianisme qui, avec son dualisme des substances et la thèse de l’immortalité de l’âme, serait un représentant typique de la catégorie « antiscientifique » (p. 22-23 ; voir plus haut). Cette manière de voir repose sur un ensemble de thèses ou de présupposés que Searle attribue au matérialisme et qu’il énumère (p. 30-33). Nous pouvons les résumer comme suit :
- il est souhaitable de ne pas faire entrer en ligne de compte la conscience et la subjectivité lors de l’étude scientifique de l’esprit ;
- la science étudie une réalité objective, et elle est elle-même objective ;
- le caractère objectif de la réalité et de la science exige l’adoption d’un point de vue « à la troisième personne » ;
- la solution au « problème des autres esprits » est l’observation du comportement ;
- l’essence du mental réside dans le comportement intelligent ;
- la réalité est physique, ce qui entraîne que tous les faits sont observables et compréhensibles, la science ayant pour but l’étude de ces faits ;
- tout ce qui existe est de nature physique, au sens traditionnel où le physique s’oppose au mental.
28Ce dernier point est dans la logique du dualisme conceptuel, avec mise à l’écart de la conscience.
29On tient là l’essentiel de la critique de Searle : pour le matérialiste, les états subjectifs et qualitatifs n’ont comme tels aucune réalité, ou n’ont pas droit de cité dans une théorie scientifique du mental. Celui-ci se voit donc, soit explicitement nié, soit conservé à titre de simple outil théorique. Il se trouve alors défini par les notions de comportement observable, de calcul, d’intelligence, autant de termes qui renvoient à une étude de l’esprit qui se fait « à la troisième personne » et qui réduit le mental à une réalité objective. Searle peut alors dresser le bilan de l’histoire récente du matérialisme :
La tradition est passée de ses premiers et grossiers débuts behavioristes, il y a plus d’un demi-siècle, aux modèles computationnels actuels et sophistiqués de la cognition, en passant par les théories de l’identité de type à type (type-type) et de l’identité de token à token (token-token). (p. 33)
30Pour lui, ces théories du mental sont caractéristiques d’une tendance tenace à l’objectivation dans les sciences et dans la vie intellectuelle en général, qui va de pair avec l’anti-cartésianisme mentionné plus haut :
La faillite de la tradition cartésienne, et la supposition absurde qu’il pourrait y avoir dans le monde deux sortes de substances ou de propriétés, « mentales » et « physiques », nous semblent si redoutables et ont une histoire si peu reluisante que nous avons des réticences à concéder quoi que ce soit qui puisse sentir le cartésianisme. Nous avons des réticences à concéder tout fait de sens commun qui ait un air « cartésien », parce qu’il nous semble que, si nous acceptons les faits, c’est la métaphysique cartésienne dans son ensemble qu’il nous faudra accepter. (p. 34)
31Seule cette peur du dualisme traditionnel peut expliquer, d’après Searle, le rejet systématique des états mentaux subjectifs et qualitatifs par la tradition matérialiste en philosophie de l’esprit. Il est en effet impensable, selon notre auteur, que l’on puisse nier véritablement, par conviction, des faits évidents tels que « [celui] d’avoir tous autant que nous sommes des états conscients subjectifs […] » (p. 22), et dont la reconnaissance n’est, en outre, absolument pas incompatible a priori avec le matérialisme16. Il n’existe donc aucune raison scientifiquement valable qui autorise à nier leur existence.
32C’est ce qu’entend montrer Searle dans sa propre théorie du « naturalisme biologique » (p. 19), qui repose sur l’idée que « […] l’état mental de conscience n’est qu’une caractéristique biologique ordinaire, physique, du cerveau » (p. 34). Cette théorie est en accord avec ce que nous avons écrit plus haut sur les relations entre physique et mental dans un cadre échappant au dualisme conceptuel. Si la tradition matérialiste nie l’existence de la conscience ou, plus généralement, du mental, c’est donc parce qu’elle part, selon Searle, d’un postulat qui tourne le dos à ce qui vient d’être énoncé à propos du naturalisme biologique :
[…] le postulat de base sous-jacent au matérialisme est le postulat essentiellement cartésien selon lequel le matérialisme implique l’antimentalisme et que le mentalisme implique l’antimatérialisme. (p. 85)
33Ainsi, le matérialisme se fonde certes sur un anti-cartésianisme, mais il repose également, et de façon pour le moins paradoxale, sur ce même dualisme conceptuel qui conduit ses opposants à admettre le dualisme ontologique :
[…] le matérialisme hérite du pire postulat du dualisme. En niant la thèse du dualisme selon laquelle il y a deux sortes de substances dans le monde, ou en niant la thèse du dualisme des propriétés selon laquelle il y a deux sortes de propriétés dans le monde, le matérialisme accepte sans s’en apercevoir les catégories et le vocabulaire du dualisme. Il accepte les termes dans lesquels Descartes a formulé le débat. Il accepte, en un mot, l’idée que le vocabulaire du mental et du physique, du matériel et de l’immatériel, de l’esprit et du corps, est parfaitement adéquat, tel quel. Il accepte l’idée que si nous pensons que la conscience existe, nous acceptons le dualisme. (p. 86)
34Nous voyons ainsi dans quelle mesure le matérialiste reste prisonnier, selon Searle, d’une tradition cartésienne qu’il s’efforce pourtant de rejeter : la peur du dualisme (de tradition cartésienne), interprété uniquement comme dualisme ontologique, le conduit à nier la réalité des phénomènes mentaux ordinaires, mais le paradoxe est qu’il le fait parce qu’il est en réalité lui-même dualiste, cette fois au sens du dualisme conceptuel.
35En rejetant ces phénomènes en même temps que le dualisme ontologique, le matérialiste s’interdit en réalité de sortir du paradigme dualiste et de prendre acte de l’existence et de la spécificité des états mentaux. La négation du mental va donc ici de pair avec un fonctionnement obéissant aux principes du dualisme conceptuel (au sens où Searle entend cette expression). Or, pour sortir véritablement du dualisme en général, il aurait certes fallu s’opposer au dualisme ontologique, mais tout en reconnaissant l’existence des états mentaux et de la conscience, dans le cadre d’une théorie telle que le naturalisme biologique. En d’autres termes, il ne suffit pas d’adopter une position matérialiste et moniste pour être libéré du dualisme et de l’héritage cartésien : la négation des états mentaux et de la conscience obéit en effet elle aussi à une logique dualiste (conceptuelle), tout autant que leur reconnaissance dans un cadre ouvertement dualiste (ontologique). L’invariant, d’une position à l’autre, reste le dualisme conceptuel.
36Le matérialisme n’est donc pas, dans cette perspective, ce qui s’oppose au dualisme : il en est bien plutôt une conséquence ou un produit, et la différence entre matérialisme et dualisme ontologique semble devoir se réduire, puisque le fait de poser ou de nier l’existence du mental n’est en aucun cas déterminant.
37En tout cas, le fait de compter jusqu’à deux plutôt que un, ou inversement jusqu’à un plutôt que deux, est certes dicté par l’adoption, dans le premier cas, ou le rejet, dans le second, du dualisme ontologique ; mais le fait même de compter est quant à lui tout simplement dicté par le dualisme conceptuel auquel se conforment les deux doctrines opposées, et donc finalement par une forme de cartésianisme sous-jacent qui leur est commune, et qui importe bien davantage que l’anti-cartésianisme revendiqué des uns et des autres sur le plan purement doctrinal. Pour Searle, « […] la véritable erreur était tout simplement de compter » (p. 51).
38Il est intéressant d’observer que c’est lors d’une interrogation concernant les fondements du matérialisme que Searle est amené à faire le constat de l’héritage cartésien en philosophie de l’esprit ; c’est l’analyse de cette position, et non du dualisme des propriétés, qui le conduit à poser une troisième variante de dualisme, à côté des formes reconnues que sont le dualisme des substances et le dualisme des propriétés (p. 51). Pour Searle, le principal enjeu est en effet de montrer que le préjugé antiscientifique n’est pas celui qu’on pense : ce n’est pas lorsqu’on pose l’existence d’états mentaux subjectifs et qualitatifs que l’on est prisonnier de conceptions antiscientifiques (ou préscientifiques) du mental ; c’est bien plutôt lorsqu’on croit que ces états ne peuvent appartenir qu’à une ontologie dualiste, et que l’on est conduit, pour cela, à nier la spécificité des états mentaux.
Conclusion
39La révolution n’a donc pas eu lieu, si l’on considère avec Searle que c’est en adoptant une conception cartésienne du mental et du physique que la position dominante en philosophie de l’esprit est conduite à nier l’existence ou la spécificité du mental.
40Bien entendu, il ne nous était guère possible, dans les limites de cette contribution, d’aborder la question de la validité globale de la critique que Searle adresse au matérialisme. Sa démarche17, de même que la thèse à laquelle elle aboutit, nous paraissent toutefois intéressantes, en ce qu’elles interrogent les frontières entre les différents positionnements théoriques. En effet, la prise en compte d’une nouvelle variante de dualisme – le dualisme conceptuel, tel qu’il a été défini – a pour conséquence un déplacement des frontières entre les différentes positions. Searle ne fournit pas seulement, à cette occasion, une nouvelle définition du dualisme : sa critique conduit également à révéler l’insuffisance des catégories au moyen desquelles nous caractérisons et interprétons habituellement les théories du mental. Dans ces conditions, si l’on suit l’auteur, on ne peut plus se contenter d’opter purement et simplement pour une position ontologique de type dualiste ou pour une position strictement moniste ou matérialiste, puisqu’il existe bien selon lui d’autres options théoriques possibles, et notamment le naturalisme biologique, qui admet la compatibilité entre une conception purement physique du monde et la reconnaissance d’une réalité mentale spécifique.
41Par ailleurs, la question Qu’est-ce qu’être cartésien aujourd’hui ? nous semble trouver une réponse possible avec la prise en compte du dualisme conceptuel tel que Searle le présente. Parce que ce dualisme rend nécessaire la distinction entre le contenu doctrinal d’une théorie et les catégories dont elle se sert pour penser les problèmes, il permet d’avancer l’idée que l’on peut être cartésien autrement qu’en adhérant simplement à des thèses cartésiennes : on peut l’être dans une façon de poser des questions et d’appréhender le réel, autrement dit en adoptant un jeu de catégories héritées du cartésianisme.
42L’interprétation des théories du mental que propose Searle permet en tout cas de poser le problème de l’héritage cartésien d’une façon pertinente, puisque nous avons affaire ici à un domaine – celui de la philosophie cognitive – dont les questions constitutives, ainsi que leur mode d’énonciation, trouvent souvent leur origine dans la philosophie cartésienne, le problème corps-esprit étant à cet égard un exemple significatif. C’est bien cette raison qui rend constant le dialogue avec Descartes, même s’il s’agit le plus souvent d’un Descartes fictif, et qui fait que l’on peut prétendre par exemple remédier à « l’erreur de Descartes », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Damasio18. La question est alors de savoir si véritablement, comme le dit Searle, l’héritage de catégories et de problèmes a des effets sur notre compréhension du mental, en conditionnant un certain type d’approche et en offrant des options théoriques préétablies, éventuellement à notre insu.
Notes de bas de page
1 L’expression importante est ici mécanismes de pensée. Elle s’oppose en effet aux contenus de pensée, c’est-à-dire aux prises de position proprement dites.
2 John R. Searle, The Rediscovery of the Mind, Cambridge, The MIT Press, 1992, traduction française de Claudine Tiercelin, La redécouverte de l’esprit, Paris, Gallimard, 1995 ; dans la suite, nous ferons référence à l’édition française. Cet ouvrage s’inscrit dans un contexte particulier, celui d’une polémique concernant la place à accorder à la conscience, au sens des états internes subjectifs et qualitatifs, dans une définition et une théorie scientifiques du mental. La thèse qu’y défend Searle est la suivante : tant que l’approche matérialiste, qui occupe une position dominante en philosophie de l’esprit, laissera de côté la conscience phénoménale, elle ne proposera pas de véritable théorie du mental, car cette mise à l’écart revient, selon l’auteur, à ne pas prendre en considération ce qui constitue l’essence même du mental.
3 Nous ne discuterons pas la légitimité d’une telle approche dans le cadre de notre travail. Disons seulement que la thèse de l’union substantielle de l’âme et du corps dans la personne humaine est généralement laissée de côté par les théoriciens contemporains, pour qui la position cartésienne est représentative de la position dualiste sur le problème corps-esprit. Sur la thèse de la distinction réelle de l’âme et du corps chez Descartes, voir les Méditations métaphysiques et plus précisément les Méditations seconde et sixième (AT IX, p. 21-22 et p. 62 respectivement) ; voir également, par exemple, les Réponses aux secondes Objections (AT IX, p. 131-132) et les Principes de la philosophie, I, § 60 (AT IX, p. 51-52). Sur la thèse de l’union de l’âme et du corps, voir la Méditation sixième (AT IX, p. 64) et les lettres à Élisabeth du 21 mai 1643 (AT III, p. 663- 668) et du 28 juin 1643 (AT III, p. 690-695).
4 En effet, comme l’écrit Max Kistler (article « Dualisme/monisme » du Vocabulaire des sciences cognitives, Olivier Houdé et al. dir., Paris, PUF (Quadrige), 1998, p. 164), « [d]ans le contexte contemporain, le débat entre monisme et dualisme ne porte plus sur l’existence d’une “substance pensante”, mais sur l’existence de propriétés mentales ». Les tenants du dualisme des propriétés admettent l’existence, au sein du domaine physique, de deux types de propriétés fondamentales, physiques et non physiques (ou mentales). Ils concèdent ainsi aux matérialistes que les phénomènes mentaux sont des phénomènes physiques ou cérébraux, mais ils considèrent que ces derniers possèdent, outre des propriétés physiques (une certaine localisation spatiale, des propriétés chimiques, électriques, etc.), des propriétés non physiques ou non cérébrales (par exemple un certain contenu qualitatif, vécu à la « première personne »), qui dépendent ontologiquement des propriétés physiques-cérébrales mais qui ne sont ni explicables à partir de ces propriétés physiques, ni a fortiori réductibles à ces dernières (voir Pierre Jacob, « Le problème du rapport du corps et de l’esprit aujourd’hui. Essai sur les forces et les faiblesses du fonctionnalisme », Introduction aux sciences cognitives, Daniel Andler dir., Paris, Gallimard, 2004, p. 423-425). Cette thèse permet de rendre compte de ce que l’on appelle les qualia, autrement dit du contenu subjectif et qualitatif des états mentaux. Voir par exemple Jerome Shaffer, « Mental events and the brain », The Journal of Philosophy, vol. LX, no 6, 1963, p. 160-166 et David J. Chalmers, The Conscious Mind : In Search of a Fundamental Theory, New York, Oxford University Press, 1996 (traduction française de Stéphane Dunand, L’esprit conscient. À la recherche d’une théorie fondamentale, Paris, Ithaque, 2010).
5 La bipartition des théories actuelles du mental en dualisme des propriétés d’un côté et matérialisme de l’autre est reprise du texte de Searle (p. 14). Cela ne doit pas faire oublier que le dualisme des propriétés reste une position matérialiste, au sens où il rejette l’existence de la substance mentale cartésienne. Dans l’opposition dualisme des propriétés/matérialisme, le second terme doit donc être compris comme renvoyant aux théories qui défendent l’idée que la totalité du réel est de nature matérielle et qu’il n’existe par conséquent ni substance, ni propriété non physiques. Mentionnons un autre point important pour la compréhension du texte de Searle : la tradition matérialiste, sous ses différentes formes, a toujours eu bon espoir de « naturaliser » la conscience, autrement dit de la réduire à un phénomène physique objectif (le contenu subjectif et qualitatif des états mentaux n’ayant été pris en compte comme tel que par les partisans du dualisme des propriétés). Pour un théoricien qui, comme Searle, place ce donné phénoménal au centre de l’étude du mental, le matérialisme se confond donc finalement avec une forme d’éliminativisme.
6 La redécouverte de l’esprit, p. 22. Nous adoptons ici le point de vue des matérialistes tel qu’il est décrit par Searle.
7 Le mental ne renvoie pas ici à une substance immatérielle distincte du domaine physique, mais seulement à un ensemble de propriétés (non physiques) du domaine physique.
8 L’expression dualisme conceptuel est employée dans différentes acceptions. Dans la plus courante, elle signifie le fait d’admettre, même dans un cadre physicaliste, la pertinence des concepts de « mental » et de « physique ». Ce n’est pas en ce sens que Searle a recours à cette expression : il entend désigner par là le caractère oppositif du physique et du mental sur le plan conceptuel.
9 C’est une chose, en effet, de considérer que si le mental existe, il doit être non physique, mais c’en est une autre d’affirmer qu’il existe bien quelque chose de non physique. Dans le premier cas, on s’en tient au dualisme purement conceptuel, qui n’implique pas en lui-même d’engagement ontologique en faveur du mental ; dans le second, on pose un dualisme d’ordre ontologique.
10 L’auteur de La redécouverte de l’esprit n’envisage la question de l’héritage cartésien que dans la mesure où elle lui permet de s’inscrire dans une logique de dépassement de la position matérialiste existante.
11 Ce point permet de comprendre ce qui fait la spécificité de la position de Searle par rapport au dualisme des propriétés mais aussi, et surtout, par rapport au matérialisme traditionnel. Sortir de la logique du dualisme conceptuel, ce n’est pas identifier le mental à un physique pris au sens de « non mental » ; c’est l’identifier à un physique qui est en même temps mental, au sens où il possède les caractéristiques que la tradition conçoit comme « mentales » par opposition à « physiques ». La citation suivante de Searle est très claire à cet égard : « Quand je dis que la conscience est une caractéristique physique du cerveau de niveau supérieur, il est tentant d’entendre cela comme signifiant physique, par opposition à mental, comme signifiant que la conscience ne devrait être décrite qu’en termes objectifs, biologiques, ou neurophysiologiques. Or, ce que j’entends par là, en fait, c’est que la conscience, en tant que conscience, en tant que mentale, en tant que subjective, en tant que qualitative, est physique, et physique parce que mentale. Toutes choses qui montrent, je crois, l’inadéquation du vocabulaire traditionnel. » (p. 36-37)
12 Searle ne développe pas lui-même d’analyse du dualisme des propriétés sous l’angle du dualisme conceptuel ; son principal objet est le matérialisme sous ses différentes formes, dans la mesure où il représente la conception dominante en philosophie de l’esprit (p. 21).
13 Sur le sens particulier de cette association, voir la note 11 plus haut. Pour l’émergentiste qu’est Searle, l’identification du mental au physique n’a pas le sens d’une réduction ; elle préserve au contraire le mental dans ce qu’il a d’irréductible, non pas au physique, mais au physique « non mental ».
14 Ou, dans la perspective de Searle, le rejet de tout phénomène apparaissant comme irréductiblement mental (par exemple les qualia).
15 Cette affirmation montre à quel point Searle est lui-même marqué par la tradition matérialiste à laquelle il s’oppose : pour lui, le dualisme ontologique (dualisme des substances ou des propriétés) n’est pas acceptable. Le dualisme conceptuel ne peut donc avoir comme conséquence que la négation du mental, non l’adoption d’une forme ou une autre de dualisme ontologique.
16 La reconnaissance de ces faits n’est incompatible avec le matérialisme que si l’on présuppose que ce qui est mental ne peut être en même temps physique, et ce qui est physique en même temps mental.
17 Searle la définit comme une recherche des « présupposés inconscients » qui conduisent à défendre telle ou telle position (p. 58).
18 Antonio R. Damasio, Descartes’ Error. Emotion, Reason, and the Human Brain, New York, A. Grosset/Putnam Books, 1994, traduction française de Marcel Blanc, L’erreur de Descartes. La raison des émotions, Paris, Odile Jacob, 2001.
Auteur
-
Sandrine Roux
Professeur à l’ENS d’Ulm
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Raison pratique et normativité chez Kant
Droit, politique et cosmopolitique
Caroline Guibet Lafaye Jean-François Kervégan (dir.)
2010
La nature de l’entraide
Pierre Kropotkine et les fondements biologiques de l'anarchisme
Renaud Garcia
2015
De Darwin à Lamarck
Kropotkine biologiste (1910-1919)
Pierre Kropotkine Renaud Garcia (éd.) Renaud Garcia (trad.)
2015