À Michèle Duchet
Texte intégral
1Aujourd’hui, sur les bords du Rhône, deux Écoles normales supérieures forment à Lyon des enseignants et des chercheurs de qualité, appelés à travailler sur l’ensemble du territoire et à l’étranger. Elles résultent de toutes les métamorphoses accomplies dans les Écoles normales supérieures de Fontenay-aux-Roses et de Saint-Cloud dans les dernières décennies du XXe siècle, après la célébration du centenaire de leur création. Elles étaient toutes deux nées sous la Troisième République, lorsque l’État avait besoin de former des professeurs efficaces pour encadrer les écoles normales d’instituteurs et les établissements d’enseignement primaire supérieur. Il faudra qu’un jour, un historien écrive la longue histoire de leurs mutations successives ; celles-ci ne peuvent se comprendre et se mesurer par la seule suite des lois institutionnelles qui d’étape en étape ont modifié leur statut, celui des élèves et des enseignants ; lois et décrets impulsent une direction, ouvrent des voies mais ne sont que des cadres sans le travail quotidien des individus qui les forgent, les mentalités qui évoluent peu à peu, les consciences d’une appartenance qui ne s’acquiert pas en un jour. Comment ces bastions de la préparation des concours nationaux sont-ils devenus également des centres de recherche, des créateurs de réseaux intellectuels qui atteignent les divers continents ? Quel a été leur effet sur l’extension de la culture dans les différentes strates de la société ? Quels mobiles attirent les candidats ? Les questions ne manquent pas pour cette histoire complète mais les sources d’une telle étude manqueront aux historiens de demain. Ces métamorphoses des esprits ne pouvaient s’accomplir que peu à peu ; les racines de ces établissements gardent tout autant trace d’une certaine morale de la Troisième République que du rôle et du dévouement d’individus parfois venus d’ailleurs, dont l’aura a pu convaincre et entraîner les esprits sur une route nouvelle imposée par l’évolution de la société.
2La volonté d’apporter une pierre à cette histoire non écrite nous a guidées pour rendre un dernier hommage à Michèle Duchet, professeur de Lettres à l’ENS de Fontenay de 1969 à 1991. Elle a donné au développement de la recherche à l’École une impulsion sans précédent. Ancienne sévrienne, nommée sur le premier poste de professeur d’université créé à l’école, elle y a apporté un souffle venu d’ailleurs. Son choix de venir à Fontenay n’était pas indifférent ; c’est bien dans cet établissement soucieux d’un large recrutement social qu’elle entendait travailler, apporter son expérience d’un long passé de recherche qui l’avait conduite des rives algériennes à la Sorbonne. Marguerite Cordier, mon prédécesseur à la direction de l’école, avait très tôt senti la nécessité du développement de la recherche à l’École, l’avait encouragé en exigeant la création d’une chaire de professeur et m’avait demandé d’aborder ce sujet lors de la première réunion d’enseignants à laquelle je participais avant même ma probable nomination. Ce fut l’occasion de mon premier contact avec Michèle.
3Michèle Duchet nous a quittés au creux d’un jour d’été quand toute la communauté scientifique était dispersée aux quatre coins du monde et nous n’avons pu lui dire adieu comme nous l’aurions souhaité. Chacun d’entre nous a gardé le souvenir de Michèle qui n’était que vie, engagement, passion ; chacun se souvient de sa silhouette élancée, de sa sobre élégance, de son sourire bienveillant, de son regard lumineux, de la femme de lettres qui avait soif de justice. Personnellement, je me rappelle toujours cette première réunion de professeurs. L’époque était encore agitée des remous de 1968 ; nous étions réunies dans le bureau directorial, gris comme la lumière de ce jour d’automne ; je revois le cercle des enseignantes scientifiques et littéraires sagement installées sur des chaises inconfortables, j’avais une parfaite conscience du défi à relever devant ce public naturellement inquiet de voir une nouvelle figure d’autorité désignée et non élue ; je me lançai dans le sujet qui me tenait à cœur, centre de la politique que j’espérais mener. Il s’est alors passé quelque chose de surprenant. Michèle Duchet, assise entre les deux fenêtres qui donnent sur le jardin, m’écoutait attentive, visiblement me comprenait et, même si apparemment rien de spécial ne se passait, j’ai senti un grand calme me gagner ; c’est alors que nous avons signé entre nous cet accord tacite de tout faire pour que se développe la recherche à l’École et que soit assurée aux élèves une formation par et pour la recherche ; c’est alors que s’est nouée entre nous cette confiance, cette amitié, je dirais volontiers cette connivence qui nous a permis chacune dans notre rôle d’œuvrer ensemble, en faisant fi des scories inévitables sur la route.
4Michèle Duchet, c’était l’amour des lettres, le sens du travail scientifique au service des textes et de leurs interprétations dépassées, la conscience de la relativité du savoir ; elle incarnait le besoin de l’interdisciplinarité et naviguait sans cesse de la littérature à la philosophie, à l’anthropologie, à l’histoire. Elle a bien été le pivot autour duquel on a pu construire ; elle avait apporté à l’École la référence universitaire, elle y a semé le goût de la recherche. Sylviane Albertan-Coppola, ancienne élève, aujourd’hui professeur à l’université d’Amiens, témoigne dans ce recueil du rôle qu’a joué Michèle auprès de nos élèves, leur faisant découvrir le monde des échanges internationaux, et Michèle Crampe-Casnabet, qui fut professeur à l’École, évoque en tant que collègue l’aventure de séminaires interdisciplinaires qui ont entraîné nombre de publications et mis l’ensemble du personnel dans la logique de l’acquisition des titres universitaires et des publications ; dès les années 1970, les premières graines de ce développement ont été semées.
5Nous lui devions bien un livre d’hommages pour que son souvenir reste vivant. Celui-ci participe des qualités et des défauts habituels à ce genre. Après le transfert de l’École à Lyon, les personnes qui avaient travaillé avec Michèle Duchet se sont trouvées dispersées ; il n’était pas facile de les réunir. Nous ne pouvions que leur demander leur témoignage en toute liberté autour des thèmes qui ont été les siens : le XVIIIe siècle dont elle était une éminente spécialiste, le siècle des Lumières et de l’Encyclopédie, les voyages, le « bon sauvage », l’anthropologie, les passages d’une discipline à l’autre ; chaque auteur est parti dans sa propre direction, témoignant ainsi que la route se poursuit, sans jamais se terminer. L’expression de leur gratitude est arrivée non seulement des anciens de l’École mais du monde entier, de l’Italie au Canada, du Collège de France aux universités européennes et américaines ; la richesse des études et leur diversité montrent à quel point la pensée de Michèle a pu inspirer des personnes différentes, appartenant à de multiples disciplines, et s’inscrit dans les grands courants de pensée contemporains qui ont vu l’explosion des sciences humaines.
Auteur
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Jacqueline Bonnamour
École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses
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