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Spinoza-Malebranche

 | 
Raffaele Carbone
, 
Chantal Jaquet
, 
Pierre-François Moreau

Deuxième partie. Spinoza-Malebranche : réceptions croisées

Le malebranchisme hétérodoxe des clandestins Challe et Du Marsais

Gianni Paganini

Texto completo

  • 1 Nous lisons ce texte dans l’édition faite par Frédéric Deloffre et François Moureau (Genève, Droz, (...)
  • 2 Gianluca Mori attribue ce texte à César Chesneau Du Marsais dans son édition de l’Examen de la rel (...)

1Pour mettre en lumière l’influence, mais aussi les variations auxquelles la philosophie malebranchienne se prêta dans ces courants clandestins qui ne furent pas athées (le cas de Meslier est bien différent), nous essaierons ici une analyse comparative de deux textes très représentatifs, sans pour autant supposer l’existence de rapports de filiation directe entre eux. Les textes auxquels nous nous référons sont les Difficultés sur la religion proposées au père Malebranche de Robert Challe, dont l’empreinte malebranchiste est bien connue1, et l’Examen de la religion ou Doutes sur la religion dont on cherche l’éclaircissement de bonne foi2. Ces deux textes répondent au double critère d’utiliser largement, bien que non exclusivement, la philosophie malebranchienne et de le faire dans un sens contraire à l’orthodoxie chrétienne, pour développer une conception de Dieu et de la religion qui se détache ou se passe carrément des révélations positives. Nous essaierons donc de mettre en relation conceptuelle les alternatives théoriques qui se dégagèrent de certaines lectures très particulières de la philosophie de l’Oratorien. Ce qui en résultera sera plutôt un tableau comparatif des présences, des absences et des transformations du malebranchisme, une fois qu’il fut plongé dans un contexte de critique explicite du christianisme. En effet, l’avènement et l’affirmation du cartésianisme et plus encore du malebranchisme marquèrent une coupure décisive dans le développement des philosophies clandestines, surtout pendant les deux premières décennies du xviiie siècle. Ce malebranchisme clandestin put emprunter des voies différentes, plus ou moins audacieuses, plus ou moins radicales, selon les intentions différentes des auteurs, et aussi selon les différents degrés de mélange avec d’autres traditions philosophiques (l’héritage de Locke, notamment, et donc les thèmes empiristes), mais il n’en reste pas moins vrai qu’il représenta le trait caractéristique des traités que nous avons évoqués.

  • 3 Voir aussi la lecture du malebranchisme proposée récemment par Antony McKenna, « Du malebranchisme (...)
  • 4 G. Mori, introduction à C. C. Du Marsais, Examen, ouvr. cité, p. 6. Miguel Benítez a proposé une l (...)

2Cette persistance aussi bien que les transformations de la philosophie de Malebranche ont eu des effets remarquables dans l’histoire des idées qui furent à l’origine des Lumières3. Né comme soutien du rationalisme chrétien, le malebranchisme, sous la plume des auteurs clandestins, se transforma en ressort du rationalisme anti-chrétien. Ayant été élaborée en vue d’articuler la raison et la révélation dans un système théologique cohérent, la philosophie de l’Oratorien finit par fournir aux déistes clandestins du début du xviiie siècle les instruments conceptuels pour construire une version de la religion naturelle, qui n’était plus le fondement ou le dénominateur commun des religions historiques mais leur adversaire redoutable – à l’égard même de la religion chrétienne. Comme l’a remarqué Gianluca Mori, se référant à Du Marsais, il y a quelque chose de « paradoxal » mais aussi d’« inévitable » dans la rencontre du courant clandestin d’empreinte déiste avec le malebranchisme : paradoxal parce que la philosophie de Malebranche avait une « inspiration profondément chrétienne » ; inévitable par sa tendance « à analyser le vérité de la religion d’un point de vue discursif, au risque de franchir les limites de l’orthodoxie »4. On peut étendre la validité de ce jugement historique au-delà du cas Du Marsais et vérifier jusqu’à quel point l’œuvre de l’Oratorien agit en profondeur sur la pensée clandestine.

3Soulignons d’abord les persistances, ce qui autorise à inscrire Challe et Du Marsais dans la lignée de l’Oratorien, bien qu’il s’agisse dans leurs cas d’une dérive très hétérodoxe. Nous allons détailler quelques notions ou positions fondamentales qui marquent une certaine continuité.

  • 5 Jean-Luc Marion, « Esquisse d’une histoire des définitions de Dieu à l’époque cartésienne », dans (...)
  • 6 Ces deux aspects auront par contre une influence remarquable dans la pensée d’un « malebranchien » (...)
  • 7 R. Challe, Difficultés, ouvr. cité, p. 569.
  • 8 C. C. Du Marsais, Examen, ouvr. cité, p. 169.
  • 9 Ibid., p. 195.
  • 10 Nous paraphrasons ici la caractérisation que Marion donne de la pensée de Malebranche lui-même.
  • 11 C. C. Du Marsais, Examen, ouvr. cité, p. 207 et suiv.
  • 12 Ibid., p. 196 : « Il n’y a donc point de punition à craindre, ni de récompense à espérer, de la pa (...)
  • 13 R. Challe, Difficultés, ouvr. cité, p. 710.

4L’idée de Dieu. L’idée de Dieu à la base des conceptions de Challe et Du Marsais nous semble appartenir au genre de conceptions qui représente le troisième volet de la théologie philosophique de Malebranche, selon le dénombrement qu’en a fait Jean-Luc Marion5. Alors qu’il n’y a que peu de traces des deux premiers volets (Dieu défini comme « l’être sans restriction », « l’être universel » ou comme « l’être en général »)6, c’est en revanche la troisième définition (« l’idée vaste et immense de l’Être infiniment parfait ») qui prime chez ces déistes clandestins. « L’être immense, l’être éternel », comme le définit Challe, un être qui « a toutes les perfections possibles » et qu’il détaille comme sagesse, puissance, éternité, infinité, avec l’éviction de la bonté, ravalée à la justice, et celle-ci ne serait qu’un reflet ou une manifestation de la sagesse7. Une « nature infinie »8, « infiniment au-dessus de ce qui convient à l’homme »9, dit plus sobrement Du Marsais, mais le concept ne semble être guère différent de celui de Challe. Dans la pensée des déistes clandestins la transcendance cartésienne de l’infini devient un étant qui se caractérise par le comble des perfections10, alors que les deux autres définitions cartésiennes de Dieu sont l’une délaissée (Dieu cause de soi) et l’autre (Dieu summe perfectum) résorbée dans la détermination principale qui subsiste (l’idée d’une substance infinie). À côté de cela, tant Challe que Du Marsais gardent la preuve la plus traditionnelle de l’existence de Dieu compris comme la cause ou l’architecte de l’ordre de l’univers, ce qui implique aussi sa spiritualité et surtout son intelligence11. Ce Dieu n’intervient pas dans l’histoire humaine, ni par la révélation ni encore moins par une initiative rédemptrice. Du Marsais va plus loin en disant qu’il n’y a aucune « religion » au sens propre du mot, car il nie toute rétribution de Dieu12, alors que Challe, tout en gardant cette fonction, réduit la religion à une « religion intérieure »13 identique à la morale, avec en plus l’ajout des prix et des châtiments dans un au-delà très vague et indéfini.

  • 14 Ibid., p. 649.
  • 15 C. C. Du Marsais, Examen, p. 195-196.
  • 16 R. Challe, Difficultés, ouvr. cité, p. 215 : Du Marsais parle de « voies simples » : Examen, ouvr. (...)

5La primauté de la sagesse en Dieu. L’aspect le plus évident de l’héritage malebranchien est la qualification de Dieu par l’attribut de la sagesse avant tout (ou plus simplement de l’intelligence, selon Du Marsais). Challe affirme que, tout en étant « libre » (« libre de la plus grande liberté qu’il soit possible de concevoir »), Dieu « ne semble jamais agir librement, parce qu’il suit toujours les lois de sa sagesse et de sa justice »14. En effet, le texte des Difficultés n’hésite pas à réduire la puissance divine sous le contrôle de la sagesse. Challe ne semble pas connaître la polémique de Bayle contre le Dieu de Malebranche (dont l’auteur du Dictionnaire avait reproché l’« impuissance » en ayant soumis son action à la sagesse). Chez Malebranche la sagesse était au service de la gloire, mais cet aspect est délaissé par les déistes. Du Marsais, par exemple, garde la fonction de Dieu comme garantie de la « beauté » et de l’« harmonie de l’univers », mais, quand il se réfère à la gloire, il ne le fait que pour critiquer cette notion, en disant que « l’idée de la gloire ne saurait convenir à Dieu », car ce serait une idée « entièrement respective » en n’existant que « dans l’imagination des autres »15 : ce qui n’est évidemment pas le cas de la figure divine. Ainsi, tous ces auteurs donnent la primauté aux lois générales, régulières et simples, donc rationnelles. Même la manifestation de Dieu devrait suivre ces « lois générales », d’où l’exclusion des voies « factices »16, particulières, arbitraires, incompréhensibles que seraient les révélations, les textes prétendus sacrés, les religions historiques.

  • 17 R. Challe, Difficultés, ouvr. cité, p. 649.
  • 18 Ibid., p. 650.
  • 19 Ibid., p. 651.

6La liberté divine et les idées « indépendantes de l’existence ». Challe au moins essaie de nuancer l’impact de cette suprématie de la sagesse en gardant intacte la liberté en Dieu ; il donne une version rassurante de la primauté de la sagesse, en disant que « ces lois [de la sagesse] ne contraignent point son [de Dieu] infinie et parfaite liberté »17, car la véritable liberté consisterait dans le choix de ce qui est le plus raisonnable, et non dans l’arbitraire de la simple puissance. L’adhésion à l’approche malebranchienne s’exprime très clairement sur ce point dans le refoulement ou le rejet de la thèse cartésienne de la libre création des vérités éternelles par Dieu, thèse que Malebranche avait refusé de reprendre à son compte. Challe taxe d’« extravagance » et d’« absurdité » la thèse cartésienne de la libre création des vérités éternelles18 ; il refuse que les essences soient « arbitraires », au contraire elles sont « indépendantes de l’existence » et partant incréées19. Dans le cas de Du Marsais, il s’agit plus d’un refoulement que d’un rejet : l’Examen de la religion n’a même pas besoin d’évoquer la thèse cartésienne, pour l’attaquer, tant elle semble être éloignée de la vérité. La conception que les idées ne sont pas créées, qu’elles sont pourvues d’indépendance absolue au point de s’imposer même à Dieu, est au cœur de la philosophie de Malebranche comme des Difficultés sur la religion de Challe.

  • 20 Ibid., p. 652.
  • 21 Ibid., p. 519.
  • 22 Ibid., p. 196.

7L’univocité des idées et le refus de l’innéisme. Comme nous le verrons plus bas, ces auteurs ne reprennent pas la thèse malebranchienne de la vision en Dieu. Mais, paradoxalement, le fait que les idées ne soient plus « visibles » en Dieu, n’étant pas dans son entendement, n’affaiblit pas le statut d’indépendance que Challe leur attribue, même s’il n’a pas l’intention de s’interroger sur cette question trop métaphysique (« Plus on veut approfondir ou éclaircir ces matières, plus on les embrouille » ; il suffit de s’arrêter à « l’idée naturelle »20). Ajoutons que tant Challe que Du Marsais refusent la thèse cartésienne des idées innées, comme Malebranche déjà auparavant. Toutefois, ce qui leur importe le plus n’est pas tant le fondement métaphysique que les conséquences au niveau de la morale et de la religion naturelle. Sur ce point la position de Malebranche sur l’univocité des notions morales devient essentielle en vue d’affirmer l’univocité des idées entre Dieu et l’homme et d’assurer ainsi la plus complète transparence de la théologie au jugement humain. Dans Malebranche, le concept avait des implications théologiques remarquables, car pour lui le fondement de l’univocité résidait dans le fait que la puissance du Père se réfère au Verbe, c’est-à-dire à l’unique raison de l’ordre, donc à la sagesse, et que les hommes aussi se rapportent à la même norme. Chez les déistes clandestins la motivation est plus sobre, se passant de ces spéculations trinitaires ardues. Challe, par exemple, explique que les idées, de la justice notamment, s’imposent même à Dieu, comme la sagesse s’impose à la puissance ; les hommes participent de cette univocité dans la mesure où, par leur raison, ils participent également de la sagesse21. Ce recours à l’univocité est particulièrement important dans le cas de l’idée de justice, qui joue un rôle décisif dans la construction d’une religion rationnelle. C’est ainsi qu’une connaissance certaine et justement univoque des vérités fondamentales devient accessible à l’homme. Pour Challe la notion de justice est identique entre l’homme et Dieu, même si Dieu est « infiniment juste »22, tandis que l’homme est toujours fini. La disproportion de l’infini et du fini n’affecte pas le contenu intensif de l’idée, qui demeure univoque même dans le passage à l’infini. Chez les déistes clandestins la référence à cette notion d’univocité les autorise à aller beaucoup plus loin que Malebranche dans leur essai de rationaliser la religion, la dégageant de la plupart des dogmes incompatibles avec les idées basilaires de raison et de justice.

  • 23 Voir, par exemple, C. C. Du Marsais, Examen, ouvr. cité, p. 147.
  • 24 R. Challe, Difficultés, ouvr. cité, p. 109.
  • 25 Ibid., p. 121.
  • 26 G. Mori, « Introduction », ouvr. cité, p. 9.
  • 27 R. Challe, Difficultés, ouvr. cité, p. 356.
  • 28 C. C. Du Marsais, Examen, ouvr. cité, p. 172.

8Le rôle éminent de la raison. Ce statut très élevé des idées et surtout leur univocité se fondent sur une conception de la raison dont les couleurs malebranchistes sont évidentes. Les quelques références positives que Du Marsais fait à la Recherche de la vérité de Malebranche ont la fonction d’assurer la validité de la raison, même dans l’examen des religions23, sur un double fondement : cartésien d’une part (la véracité de Dieu) et malebranchien de l’autre (l’examen, comme l’attention, est une sorte de « prière naturelle »). Challe parle de la lumière naturelle comme d’une « participation à sa propre intelligence [celle de Dieu] »24. Tout en refusant la vision en Dieu, il garde la notion d’une garantie supérieure en affirmant que, par le moyen de la raison, « Dieu agit spirituellement sur l’âme humaine ». Dans un passage qui est une claire dérivation du lexique malebranchien, Challe soutient que Dieu « a instruit l’âme par le moyen de la raison, de la connaissance de l’ordre, et de la vue des vérités réelles, nécessaires et éternelles »25. Comme l’a remarqué Mori26, on est « plus proche du rationalisme malebranchiste que du séparatisme prudent établi par Descartes ». Tant Challe que Du Marsais envisagent une extension de la méthode rationnelle aux contenus de la religion, ce que Descartes s’était bien gardé de proposer, alors que Malebranche s’était acheminé dans la direction d’une interprétation philosophique de plusieurs dogmes chrétiens. Il est vrai que les intentions sont très différentes de l’un aux autres. Challe et Du Marsais ont comme but de rationaliser la religion, jusqu’aux dernières conséquences. On comprend donc qu’ils traitent cavalièrement l’histoire du sacrifice et du Salut. Challe parle de la naissance du Christ comme d’un « roman »27 et disqualifie constamment le christianisme en le décrivant comme une religion « factice » qui s’oppose à la religion naturelle et rationnelle. Du Marsais présente le sacrifice de la croix comme une « comédie »28 feinte et invraisemblable. Pour l’Oratorien il s’agissait au contraire de théologiser la raison et par ce moyen d’expliquer et légitimer le drame du Salut prêché par le christianisme.

  • 29 R. Challe, Difficultés, ouvr. cité, p. 198.

9Le principe de régularité et simplicité des voies. Le principe de régularité et simplicité, que Malebranche avait adopté en philosophie mais qu’il s’était bien gardé d’appliquer aux Écritures, est repris à leur façon par ces déistes clandestins. Ils ont recours à ce principe pour disqualifier toute religion historique et révélée, dont ils dénoncent le caractère non économique, inutilement compliqué, foisonnant de particularités, et menant enfin à l’absurde. Selon ces auteurs, l’action et l’institution de Dieu présidant à l’ordre de l’univers et de l’histoire devraient se faire par les « voies les plus simples et les plus courtes » (Challe), « les voies les plus simples » (Du Marsais). Il semble au contraire que les religions dites révélées contredisent ce principe, à tel point que le Christ aurait « embrouillé tout ». C’est encore en ce sens que Challe oppose « les voies naturelles » qui se basent sur la raison aux « voies artificielles »29, propres aux religions « factices », qui ont recours à des révélations particulières.

10Nous avons déjà dit que, même dans les cas de persistance du malebranchisme, il y a des simplifications radicales par rapport à la complexité de la philosophie de l’Oratorien. Nous pouvons dire d’emblée que dans les textes de ces déistes clandestins il s’agit toujours d’un malebranchisme allégé du point de vue métaphysique et aussi épuré du point de vue religieux. Cet allégement métaphysique se manifeste à plusieurs égards que nous allons détailler par points.

  • 30 C. C. Du Marsais, Examen, ouvr. cité, p. 198.

11Le refus de la vision en Dieu. Tant Challe que Du Marsais rejettent la pièce centrale de la métaphysique et de l’épistémologie malebranchienne, c’est-à-dire la vision des idées en Dieu, avec tout ce qu’elle impliquait du point de vue architectonique pour l’ensemble du système. Du Marsais est le plus résolu à liquider la vision en Dieu comme une « belle imagination », même s’il fait semblant de ne pas vouloir s’engager à la réfuter directement30.

  • 31 Ibid., p. 192, 199.
  • 32 R. Challe, Difficultés, ouvr. cité, p. 120, 648, 673.
  • 33 Ibid., p. 648.

12L’ordre des perfections. Un reste de l’ordre malebranchien subsiste dans le discours déiste, surtout dans celui de Challe, uniquement quand il s’agit de faire de la sagesse le principe régulateur de la conduite divine. Toutefois, la complexe combinatoire des attributs de Dieu n’a plus aucune raison d’être chez les déistes clandestins – du moins dans les termes où Malebranche l’avait imaginée, dans le contexte de sa conception trinitaire. Selon lui, Dieu le Père, qui est puissance, obéit au Fils, qui est ordre ou sagesse. Tant Challe que Du Marsais attaquent cette conception comme une doctrine radicalement « fausse » et absurde. Challe se sert encore du mot gloire pour qualifier la manifestation de Dieu dans ses actions, sans pour autant faire référence à la doctrine malebranchienne de l’ordre des perfections. Ce même mot d’ordre a perdu toute valence théologique, alors que Malebranche parlait de l’« ordre des perfections » en Dieu comme du critère que Dieu lui-même suit en dirigeant son action. Chez Du Marsais, il s’agit surtout de l’ordre de l’univers, par opposition au prétendu « désordre » que le péché aurait introduit dans la nature, hypothèse qu’il exclut à la lumière des principes de perfection en Dieu et d’uniformité dans le monde31. L’ordre n’est plus qu’une occurrence rapide chez Challe32 qui l’associe plutôt à la raison dans l’hendiadys « l’ordre et la raison », ou à la justice (« l’ordre et la justice »)33. C’est donc une notion qui est en train de se laïciser (Challe), ou l’est déjà tout à fait (Du Marsais).

  • 34 G. Mori, « Introduction », ouvr. cité, p. 13.

13Les doutes sur l’occasionalisme. Les deux sont très tièdes et assez sceptiques à l’égard de l’occasionalisme. Pour Challe il est « incertain et obscur », peut-être « curieux », mais « inutile » aux fins de comprendre la conduite humaine. Ils maintiennent toutefois la thèse cartésienne du dualisme des substances, même si Du Marsais est plus ambigu sur ce point. Tout en ouvrant la voie à une approche plus empirique, il ne met jamais explicitement en doute la spiritualité de l’âme humaine, et pour lui Dieu demeure toujours un « pur esprit »34.

  • 35 C. C. Du Marsais, Examen, ouvr. cité, p. 192-197.
  • 36 Ibid., p. 196-197.

14Liberté de l’homme, détermination et rétribution. Sur ce point il y a une divergence métaphysique majeure entre les deux auteurs : la liberté humaine est une donnée certaine et indubitable pour Challe, alors que pour Du Marsais elle fait partie de la causalité générale de l’univers. Challe considère la liberté comme le présupposé de la rétribution, et donc de la justice que Dieu est censé assurer. Il en est profondément convaincu, même s’il fut toujours très réservé à l’égard des modalités de cette rétribution, considérant que cette question passe les capacités de l’intelligence humaine. Par contre, Du Marsais est enclin à résorber même l’action volontaire de l’homme dans le déterminisme qui régit l’univers35. C’est le point principal pour lequel le spinozisme fait irruption dans la conception par ailleurs beaucoup plus cartésienne et malebranchienne de l’Examen de la religion, et c’est aussi la raison pour laquelle le déisme de Du Marsais, tout en gardant l’idée de Dieu comme être intelligent, source et architecte de l’ordre de l’univers, abandonne cependant l’idée de la rétribution divine des actions de l’homme. Pour Du Marsais, la rétribution n’est l’affaire que des sociétés humaines, celles-ci ayant besoin de se défendre contre les comportements nuisibles. Pour lui l’idée de rétribution divine n’a plus aucun sens par rapport à la nouvelle conception de l’ordre de l’univers ; elle ne serait qu’une projection des prix et des châtiments humains sur une substance divine qui n’agit plus selon des fins, mais uniquement par le moyen de la causalité nécessaire36. On reconnaît ici la percée des conceptions spinozistes de la divinité et de la morale : le prix ou le châtiment ne sont que des effets intrinsèques de l’action humaine sur le sujet qui l’opère, ou bien ils dépendent de la régulation politique des comportements sociaux.

15Nous avons déjà annoncé que le malebranchisme des déistes clandestins est un malebranchisme épuré de toute référence chrétienne, et c’est pourquoi il nous semble légitime d’utiliser les étiquettes de déisme et déistes bien que ces mots ne soient jamais utilisés comme tels par Du Marsais et ni par Challe. Il s’agit en effet de doctrines qui affirment l’existence de Dieu et son influence sur l’univers (plus ou moins marquée, depuis la simple causalité de Du Marsais jusqu’à l’action de rétribuer affirmée par Challe), sans pour autant s’appuyer sur des textes sacrés ni dépendre d’une religion révélée. Il y a aussi une certaine continuité par rapport au proto-déisme français de la « religion naturelle », dès l’époque du Colloquium Heptaplomeres de Jean Bodin. Au sujet de cette « épuration » aussi nous allons détailler quelques points essentiels.

16L’universalité de la raison vs la particularité des religions. Ces auteurs privilégient la voix de la raison en tant qu’elle peut donner un accès universel, certain et uniforme aux vérités fondamentales, à la différence des textes révélés qui sont toujours particuliers, incertains quant à leur validité et interprétation, souvent encombrés d’absurdités qui contredisent l’idée rationnelle de Dieu.

  • 37 R. Challe, Difficultés, ouvr. cité, p. 672-675, 687-697 ; C. C. Du Marsais, Examen, ouvr. cité, p. (...)

17Le refus du péché originel. Ils rejettent à l’unanimité la doctrine du péché originel et de sa transmission. Ce refus dépend surtout de l’idée univoque de la justice pour Challe ; il considère que la théologie du péché est strictement liée à l’idée de la déchéance de la liberté chez l’homme, et donc aux « horreurs » de la prédestination et de la distribution inégale de la grâce qui contredisent la notion de justice. Pour Du Marsais, c’est plutôt l’idée de la régularité de la nature qui prime : imaginer que le péché puisse introduire un désordre dans le monde et qu’il soit nécessaire de le réparer implique que l’ordre divin ne soit pas parfait, voire que Dieu soit imparfait37.

  • 38 C. C. Du Marsais, Examen, ouvr. cité, p. 172.

18Le refus de la théologie sacrificielle. Toute la construction sacrificielle de la rédemption est refusée par les déistes clandestins. Elle n’a plus de sens pour Challe qui a rejeté le premier anneau de la chaîne, la doctrine du péché originel transmis depuis Adam. L’histoire du sacrifice du Christ devient une « comédie »38 feinte et inventée aux yeux de Du Marsais, qui en met en évidence l’incompatibilité avec l’idée philosophique de Dieu.

  • 39 G. Mori (« Introduction », ouvr. cité, p. 16) a toutefois remarqué qu’il y a un reste de théodicée (...)

19L’abandon de la théodicée de Malebranche. Avec l’éviction de l’incarnation et de la rédemption, c’est toute la théodicée de Malebranche qui est abandonnée. Même s’il y avait une rétribution divine des actions humaines (comme pour Challe), elle devrait passer par l’idée univoque de la justice que les hommes partagent avec Dieu. Partant, il n’y a plus besoin de recourir au complexe théologique péché-rédemption-Salut, avec le mécanisme (adopté par Malebranche dans le Traité de la nature et de la grâce) du Verbe incarné en tant que cause occasionnelle de la distribution inégale des grâces parmi les hommes. À plus forte raison, s’il n’y a pas de rétribution divine (comme pour Du Marsais), tout se passe suivant les régularités de l’ordre de la nature ou selon les lois instituées par la société des hommes39.

  • 40 G. Mori, « Introduction », ouvr. cité, p. 12.
  • 41 R. Challe, Difficultés, ouvr. cité, p. 506-525.
  • 42 C. C. Du Marsais, Examen, ouvr. cité, p. 192.

20La réhabilitation du plaisir. Tous ces changements ont pour effet, au niveau de la morale, la réhabilitation du plaisir et de la douleur en tant que guides de l’action morale et de la vie sociale. Pour Malebranche les sens, donc le plaisir et la douleur, nous ont été donnés pour les utilités de la vie, mais le péché originel a bouleversé la hiérarchie de l’âme et du corps, si bien qu’après la chute nous prenons les données sensibles pour des vérités et les plaisirs qu’ils nous procurent comme un bonheur véritable. Également, au niveau de la morale, Malebranche vise à remplacer les habitudes dominantes de l’amour-propre par la régulation de l’ordre immuable des rapports de perfection. C’est l’ordre qui devrait nous conduire au véritable bien et par conséquent à Dieu. Il est évident que le fait d’avoir « amputé le malebranchisme de toute référence à la corruption originaire de la volonté humaine »40 a des conséquences remarquables. Comme nous l’avons vu, tant Challe41 que Du Marsais42 rejettent l’idée que le péché ait pu bouleverser l’ordre de la nature. Par conséquent ils restituent au plaisir et à la douleur la fonction d’orienter non seulement la vie pratique en vue de l’autoconservation, mais aussi la vie morale ; également Du Marsais réévalue la fonction de l’amour-propre contre la morale de la charité et de l’humilité. Sous l’influence des philosophes anglais, il loue l’acquisition du bonheur matériel, exalte l’importance de l’initiative individuelle et de l’intérêt bien éclairé. Ce qui était pour Malebranche un désordre à réparer, s’inscrit désormais dans la régularité spontanée d’un ordre de la nature qui s’étend aussi à l’homme et à la société.

21On peut discuter quant à savoir si toutes ces transformations aboutissent à une « réforme » ou plutôt à une « dissolution » du malebranchisme. Il est évident que ni Challe ni Du Marsais n’ont plus aucun intérêt à maintenir l’intégralité du système, peut-être même en sapent-ils plusieurs conceptions fondamentales. Surtout ils fondent leurs philosophies sur des emprunts de provenance différente. C’est le cas d’une certaine convergence avec Spinoza sur l’impersonnalité de Dieu et la nécessité de l’ordre de l’univers, surtout dans la philosophie de Du Marsais, ou encore de l’influence des conceptions empiristes anglaises. Celles-ci se font sentir sur la notion psychologique et expérimentale du pouvoir de la liberté humaine chez Challe, ou sur l’éthique du plaisir et du bonheur chez dans Du Marsais. Plus généralement, il y a chez les deux auteurs un sens aigu des limites qui cernent la connaissance humaine, et qui l’empêchent de s’engager dans les spéculatios théologico-philosophiques de Malebranche. Ce qu’ils ont retenu de l’héritage de l’Oratorien nous autorise pourtant à les étudier encore en relation à cette source, car c’est grâce à l’influence de la philosophie de l’Oratorien que la religion naturelle du proto-déisme devient la religion rationnelle du déisme des Lumières françaises.

Notas

1 Nous lisons ce texte dans l’édition faite par Frédéric Deloffre et François Moureau (Genève, Droz, 2000).

2 Gianluca Mori attribue ce texte à César Chesneau Du Marsais dans son édition de l’Examen de la religion (Oxford / Paris, Voltaire Foundation / Universitas, 1999).

3 Voir aussi la lecture du malebranchisme proposée récemment par Antony McKenna, « Du malebranchisme dans les manuscrits philosophiques clandestins : les lunettes de Pierre Bayle », Les malebranchismes des Lumières, études sur les réceptions contrastées de la philosophie de Malebranche, fin xviie et xviiie siècle, D. Kolesnik-Antoine éd., Paris, Champion, 2014, p. 207-221.

4 G. Mori, introduction à C. C. Du Marsais, Examen, ouvr. cité, p. 6. Miguel Benítez a proposé une lecture « panthéiste » de ce texte (« Un panthéisme aux racines chrétiennes : le déisme de l’Examen de la religion », La lettre clandestine, no 21, 2013, p. 143-172), mais dès le titre de son article il ne refuse pas au texte la qualification de « déiste ». Le même auteur reconnaît aussi l’influence décisive, bien que non unique, de Malebranche : voir par exemple ibid., p. 147, 154, 163, avec l’exclusion de la thèse de la vision en Dieu p. 160.

5 Jean-Luc Marion, « Esquisse d’une histoire des définitions de Dieu à l’époque cartésienne », dans id., Questions cartésiennes II, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 243 et suiv.

6 Ces deux aspects auront par contre une influence remarquable dans la pensée d’un « malebranchien » athée comme Jean Meslier.

7 R. Challe, Difficultés, ouvr. cité, p. 569.

8 C. C. Du Marsais, Examen, ouvr. cité, p. 169.

9 Ibid., p. 195.

10 Nous paraphrasons ici la caractérisation que Marion donne de la pensée de Malebranche lui-même.

11 C. C. Du Marsais, Examen, ouvr. cité, p. 207 et suiv.

12 Ibid., p. 196 : « Il n’y a donc point de punition à craindre, ni de récompense à espérer, de la part de Dieu : il n’y a donc point de religion ».

13 R. Challe, Difficultés, ouvr. cité, p. 710.

14 Ibid., p. 649.

15 C. C. Du Marsais, Examen, p. 195-196.

16 R. Challe, Difficultés, ouvr. cité, p. 215 : Du Marsais parle de « voies simples » : Examen, ouvr. cité, p. 173. Et il écrit : « La nature est uniforme dans l’univers » (ibid., p. 199). Ailleurs, Du Marsais reproche à Jésus-Christ d’avoir « négligé les voies les plus simples » dans sa prédication (ibid., p. 173, nous modernisons l’orthographe).

17 R. Challe, Difficultés, ouvr. cité, p. 649.

18 Ibid., p. 650.

19 Ibid., p. 651.

20 Ibid., p. 652.

21 Ibid., p. 519.

22 Ibid., p. 196.

23 Voir, par exemple, C. C. Du Marsais, Examen, ouvr. cité, p. 147.

24 R. Challe, Difficultés, ouvr. cité, p. 109.

25 Ibid., p. 121.

26 G. Mori, « Introduction », ouvr. cité, p. 9.

27 R. Challe, Difficultés, ouvr. cité, p. 356.

28 C. C. Du Marsais, Examen, ouvr. cité, p. 172.

29 R. Challe, Difficultés, ouvr. cité, p. 198.

30 C. C. Du Marsais, Examen, ouvr. cité, p. 198.

31 Ibid., p. 192, 199.

32 R. Challe, Difficultés, ouvr. cité, p. 120, 648, 673.

33 Ibid., p. 648.

34 G. Mori, « Introduction », ouvr. cité, p. 13.

35 C. C. Du Marsais, Examen, ouvr. cité, p. 192-197.

36 Ibid., p. 196-197.

37 R. Challe, Difficultés, ouvr. cité, p. 672-675, 687-697 ; C. C. Du Marsais, Examen, ouvr. cité, p. 189-195.

38 C. C. Du Marsais, Examen, ouvr. cité, p. 172.

39 G. Mori (« Introduction », ouvr. cité, p. 16) a toutefois remarqué qu’il y a un reste de théodicée dans l’Examen de la religion. Il s’agit de l’appel au « principe du meilleur », selon lequel l’état présent de l’univers est censé être le meilleur, car un Dieu tout-puissant « doit faire tout ce qu’il y a de meilleur et de plus avantageux pour nous (C. C. Du Marsais, Examen, ouvr. cité, p. 194).

40 G. Mori, « Introduction », ouvr. cité, p. 12.

41 R. Challe, Difficultés, ouvr. cité, p. 506-525.

42 C. C. Du Marsais, Examen, ouvr. cité, p. 192.

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