Introduction
Texte intégral
1Si le Đổi Mới a créé un contexte favorable au développement du tourisme domestique, il ne constitue pas une rupture totale en la matière. Isoler le rôle de l’État dans cette fabrique des arts de faire du tourisme montre, au-delà d’une chronologie binaire opposant un avant et un après 19861, que celui-ci constitue un cadre structurant avec lequel les Vietnamiens composent encore aujourd’hui lorsqu’ils font du tourisme dans leur propre pays. En cela, réduire le Bao Cấp à une glaciation ou une parenthèse, durant laquelle toute mobilité touristique a été impossible, serait une erreur : certains Vietnamiens ont su élaborer des pratiques et des parcours adaptés au contexte dans lequel ils vivaient pour faire du tourisme, habitudes qu’ils peuvent encore aujourd’hui mobiliser, comme autant d’éléments de continuité.
2L’État n’est pas seulement envisagé ici comme un cadre matériel, mais également comme le produit d’une croyance, en tentant d’incarner une forme d’idéal communiste2, que cette deuxième partie aura à cœur de comprendre dans la sphère du tourisme. Dans le chapitre 4, il s’agira de cerner quel cadre l’État impose aux touristes comme aux lieux touristiques, à travers son organisation et ses champs de compétences, analysés par sa documentation officielle. À partir d’enquêtes de terrain, le chapitre 5 analysera dans quelles mesures les touristes participent à la construction nationale, tandis que le chapitre 6 s’attachera à comprendre comment les Vietnamiens prennent appui sur le socialisme pour construire leurs mobilités touristiques. Pour cela archives d’État et enquêtes de terrain seront confrontées.
3Il s’agit bien ici d’envisager le socialisme non comme une période monolithique révolue, mais comme un ensemble d’institutions, de valeurs, d’acteurs et de pratiques qui aujourd’hui encore peuvent être mobilisés comme ressources pour bâtir des mobilités touristiques3. Au-delà, le Việt Nam permettra d’alimenter la réflexion sur l’apprentissage du tourisme en contexte socialiste, au sein de laquelle des passerelles stimulantes peuvent être jetées vers la Chine, Cuba, l’ex-URSS et les pays socialistes d’Europe de l’Est. En effet, le socialisme ne se résume pas à un programme politique et économique : cette doctrine a eu des conséquences sur l’ensemble des sociétés qui y ont adhéré, notamment sur leur façon d’envisager l’espace et le temps4 et par voie de conséquence sur l’aménagement du temps libre5.
4Tout au long de ces trois chapitres, la théorie des arts de faire de Michel de Certeau aidera à mieux comprendre les tactiques avec lesquelles les touristes vietnamiens se réapproprient à des fins récréatives l’espace organisé par l’État, ce qui amènera à s’intéresser non seulement aux lieux, mais aussi aux produits proposés et à leurs usages, pouvant relever de jeux avec l’ordre imposé. Chemin faisant, seront parfois atteintes les frontières du tourisme, là où se situe précisément son autonomisation, dans cette capacité réflexive à pratiquer les lieux.
Notes de bas de page
1 Cette rhétorique renvoyant dos à dos un avant et un après se retrouve également en Russie et dans les ex-pays d’Europe de l’Est. Plusieurs travaux ont appelé à la dépasser, notamment : Alfrun Kliems et Marina Dmitrieva (éd.), The Post-Socialist City : Continuity and Change in Urban Space and Imagery, Berlin, Jovis Verlag, 2010 ; Sabrina Doyon et Sean P. Brotherton, « Mondes socialistes et [post]socialistes », Anthropologies et Sociétés, vol. 32, n° 1-2, 2008, p. 7-308 ; Sandrine Kott, Martine Mespoulet et Antoine Roger, Le postcommunisme dans l’histoire, Bruxelles, université de Bruxelles, 2006 ; Olivier Tessier, Le pays natal est un carambole sucré, ancrage social et mobilité spatiale : essai de définition d’un espace social au Viet Nam, Thèse d’anthropologie, université de Provence, 2003.
2 Descombes Vincent, Les institutions du sens, Paris, Éditions de Minuit, 1996.
3 À propos du communisme envisagé comme un répertoire de ressources, voir notamment : Sandrine Kott, Martine Mespoulet et Antoine Roger, Le postcommunisme dans l’histoire, ouvr. cit., 2006.
4 David Crowley et Susan E. Reid. (éd.), Socialist Spaces : Sites of Everyday Life in the Eastern Bloc, Oxford, Berg, 2002.
5 Anne E. Gorsuch et Diane P. Koenker (éd.), Turizm, The Russian and East European Tourist Under Capitalism and Socialism, Ithaca, Cornell University, 2006.
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