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La forge gauloise de la nation

 | 
Étienne Bourdon

III. Les enjeux politiques et moraux du discours scolaire

Introduction

Texte intégral

  • 1 E. Sue, « Le sabre d’honneur ou la fondation de la République française, 1715-1851 », dans Les mys (...)

Oui, lorsque tant de personnages de notre sang, de notre race, apparaissent à ma pensée à travers les profondeurs des siècles, j’éprouve une sorte de vertige, en remontant ainsi d’âge en âge vers le berceau de notre famille, au temps de la république des Gaules.1

  • 2 A. Rimbaud, « Mauvais sang », dans Une saison en enfer, avril-août 1873.

J’ai de mes ancêtres gaulois l’œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. [...] D’eux, j’ai : l’idolâtrie et l’amour du sacrilège ; – oh ! tous les vices, colère, luxure – magnifique, la luxure ; – surtout mensonge et paresse.2

  • 3 E. Lavisse, La première année d’histoire de France, 1904 (68e édition), p. 5.

Ils riaient, criaient et souvent finissaient par se battre.3

  • 4 T. Barrau, La patrie, Paris, Hachette, 1872, p. 1 et v.
  • 5 P. Larousse, Grand dictionnaire universel du xixe siècle, Paris, Administration du Grand dictionna (...)
  • 6 P. Ricœur, Temps et récit, Paris, Le Seuil, 3 vol., 1983-1985 ; J. Bres, La narrativité, Louvain-l (...)

1C’est à une vaste éducation politique et morale que sont conviés les jeunes lecteurs des Petits Lavisse. Ils y apprennent non seulement l’histoire de leurs ancêtres – selon Ernest Lavisse – mais nécessairement un peu d’eux-mêmes. Le cours d’histoire revêt fréquemment une dimension morale, politique et patriotique. Cette préoccupation, fondamentalement identitaire, n’était évidemment pas nouvelle. Le Second Empire a vu, aux côtés de l’intérêt de Napoléon III pour les origines gauloises de la nation, de nombreux ouvrages paraître comme La patrie de Théodore Barrau, publié à partir de 1860, et qui vante la grande « nation française, à laquelle nous avons le bonheur d’appartenir », qui est « une des nations les plus civilisées, les plus généreuses, les plus grandes de l’univers », et dont l’étude est perçue comme un véritable « devoir de morale »4. Les Petits Lavisse s’inscrivent de ce point de vue dans la continuité. L’histoire scolaire est mise au service d’une éducation plus patriotique que civique, elle est perçue comme la discipline suprême de la construction de la nation au plus profond de la conscience de chacun. Comme l’affirme Pierre Larousse, l’histoire « est devenue, pour ainsi dire, une religion universelle » qui doit se couler « dans toutes les âmes » afin de devenir « la reine et la modératrice des consciences »5. L’histoire est au sens plein une discipline, du substantif au verbe. Cela est particulièrement vrai pour les chapitres consacrés à « nos ancêtres les Gaulois » tant il est vrai que tout discours sur les origines est éminemment politique. L’enjeu est d’autant plus fort dans le cadre de l’École et surtout de l’enseignement primaire qui prétend toucher, à partir de 1882, l’immense majorité des enfants. La question des origines n’est pas seulement un débat de spécialistes mais porte en elle la mise en ascendance de l’identité collective6. Or plusieurs discours portant sur la Gaule préromaine se développent ou perdurent durant le demi-siècle lavissien. On peut identifier différentes tendances, souvent animées par des préoccupations politiques qui orientent le discours historique et archéologique, et qui constituent autant de conceptions concurrentes de l’identité nationale. C’est dans ce panorama interprétatif du passé national qu’il faut replacer les Petits Lavisse. On constate alors à quel point les manuels d’Ernest Lavisse tiennent un discours modéré avec pour préoccupation suprême une véritable obsession de l’unité nationale.

Notes

1 E. Sue, « Le sabre d’honneur ou la fondation de la République française, 1715-1851 », dans Les mystères du peuple, ou Histoire d’une famille de prolétaires à travers les âges, Paris, À l’administration de librairie, t. XVI, 1857, p. 395.

2 A. Rimbaud, « Mauvais sang », dans Une saison en enfer, avril-août 1873.

3 E. Lavisse, La première année d’histoire de France, 1904 (68e édition), p. 5.

4 T. Barrau, La patrie, Paris, Hachette, 1872, p. 1 et v.

5 P. Larousse, Grand dictionnaire universel du xixe siècle, Paris, Administration du Grand dictionnaire universel, vol. 9, 1872.

6 P. Ricœur, Temps et récit, Paris, Le Seuil, 3 vol., 1983-1985 ; J. Bres, La narrativité, Louvain-la-Neuve, Duculot, 1994 ; M. Serres, Récits d’humanisme, Le Pommier, 2006.

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