1Le problème de l’habitat gaulois est une question archéologique importante dans la seconde moitié du xix^e siècle pour mesurer les relations entre savoir universitaire, sources historiques et choix scolaires. La question qui se pose est de mesurer quels étaient , avant la conquête, le niveau de développement gaulois et, plus spécifiquement, leur aptitude à ériger de véritables villes et à s’offrir un certain confort domestique. Ernest Lavisse est convaincu, comme nombre de ses contemporains, que les Gaulois vivaient dans le dénuement, dans une forme de sauvagerie assimilable à celle des peuples que les colons rencontrent dans la profonde Afrique. Ainsi, assure-t-il, au « lieu de villes, il y avait de petits villages bâtis au milieu des bois »1. De même, les Gaulois auraient été incapables de mettre en valeur leur territoire. Ces questions sont tout à fait révélatrices de la façon dont Ernest Lavisse se situe par rapport au savoir archéologique dans son désir de fabriquer les ancêtres de ses contemporains.

Ville et habitat gaulois

2Ernest Lavisse opère un tri singulier dans le savoir archéologique et historique lorsqu’il s’agit de décrire l’habitat gaulois. Il s’appuie bien sur certains archéologues comme Jacques-Gabriel Bulliot, cet éminent spécialiste de Bibracte, qui conclut en 1878 que les Gaulois ne connaissaient pas la vie urbaine :

Nous arrivons donc forcément à cette conclusion qu’il n’y avait pas plus de ville, au temps de César, dans la Gaule que dans la Germanie. [...] Il nous est impossible d’admettre que la Gaule fut dotée d’un élément de civilisation aussi important, entre la Bretagne et la Germanie où il était complètement inconnu. Aussi maintenons-nous comme une vérité incontestable qu’il n’existait pas de ville dans la Gaule au moment où la conquête de César vint lui apporter les germes de sa civilisation future.2

3De même, Ernest Lavisse refuse aux Gaulois d’avoir été capables d’ériger des villes. C’est pour cela qu’il reprend une citation extraite de L’histoire de France de François Guizot3. Il l’utilise dans sa Deuxième année d’histoire de France (1883) en consacrant le premier récit à l’Aspect de la Gaule avant la conquête romaine :

Et trois ou quatre siècles avant l’ère chrétienne, sur ce vaste territoire, à peine six ou sept millions d’hommes vivaient grossièrement, renfermés dans des maisons sombres et basses, les meilleures bâties en bois ou en argile, couvertes en branchages ou en chaume, formées d’une seule pièce ronde ouverte au jour par la porte seulement.4

4Or, si le texte se termine ainsi, c’est qu’Ernest Lavisse l’a recoupé de façon à faire disparaître l’évocation des villes à la fin de l’extrait. En effet, François Guizot achevait sa description en affirmant que les maisons gauloises étaient « formées d’une seule pièce ronde ouverte au jour par la porte seulement, et confusément agglomérées derrière un rempart assez artistement construit en poutres, en terre et en pierres, qui entourait et protégeait ce que l’on appelait une ville »5. On voit ainsi disparaître la mention de la « ville » et la technique architecturale du rempart « assez artistement construit ». Il y a manifestement la volonté de la part d’Ernest Lavisse de retirer aux Gaulois ce signe de développement et ce révélateur de la complexité sociale que constitue la ville.

5Le sujet est complexe et rappelons que le débat demeure ouvert encore en ce début du xxi^e siècle. Selon la définition que l’on donne à la ville, les réponses pourront être diamétralement opposées. Là encore, différentes acceptions peuvent être retenues selon le critère essentiel que l’on identifie. Faut-il privilégier la nature et les fonctions juridiques, politiques et religieuses des oppida, chefs-lieux de civitates ? ou bien insister sur l’aspect urbain ou non des villes gauloises au risque de se référer implicitement aux urbes romaines ou gallo-romaines ultérieures, avec leur plan régulier et leurs nombreux monuments publics, dont Rome – L’Urbs par excellence – en devient le modèle ? voire accepter une conception plutôt quantitative qui caractérise largement le regard des géographes contemporains d’Ernest Lavisse ?6 Les archéologues et historiens actuels reconnaissent indéniablement l’aspect souvent modeste des agglomérations gauloises au regard des grandes villes romaines. Ils sont partagés pour conclure à leur caractère véritablement urbain, tantôt leur refusant le qualificatif à l’instar de Jean-Louis Brunaux7, tantôt évoquant des « villes primitives » (V. Kruta) ou des habitats « proto-urbains » (O. Luchsenschutz). D’autres accordent aux villes gauloises un caractère véritablement urbain, tant par leur aspect que par leurs fonctions, comme Robert Bedon8 ou Matthieu Poux9. Selon ces derniers, Lucotecia (Paris), Gergovie, Bibracte ou Avaricum (Bourges) sont des villes, entourées de remparts qui peuvent atteindre cinq à huit mètres de hauteur et sont percés de portes fortifiées. Même si les aménagements collectifs demeurent assez rudimentaires, ces agglomérations sont assez vastes (souvent plusieurs dizaines d’hectares10) et densément peuplées. Elles possèdent indéniablement à leurs yeux les caractères urbains, et cela dès la fin du ii^e siècle avant notre ère. L’espace y serait divisé en quartiers par des rues, et l’on y trouverait une grande diversité de bâtiments, publics et privés, avec des sanctuaires, des lieux de rassemblement, de festivités, d’assemblées, des ateliers, des commerces, des sanctuaires, certaines maisons de deux étages, à la toiture tantôt couverte de végétaux, tantôt de bardeaux. Les reconstitutions actuelles de Corent, dans le Puy-de-Dôme, sont à ce titre tout à fait explicites11.

6Mais du point de vue des sources, la question de l’existence de véritables villes gauloises ne se pose pas actuellement de la même manière qu’à l’époque d’Ernest Lavisse. Les recherches actuelles accordent une place déterminante aux fouilles archéologiques qui permettent bien souvent de lire autrement les textes. Or, comme on le sait, l’archéologie gauloise est encore en développement en ce dernier quart du xix^e siècle. Les archéologues et les historiens de l’époque s’en remettent donc largement aux textes antiques. Ce qui nous intéresse, pour mettre en évidence les choix d’Ernest Lavisse, c’est d’observer au regard de la documentation qui leur était accessible la façon dont ils ont orienté leurs conclusions dans un sens plutôt que dans un autre. Or les textes antiques de César, Cicéron, Diodore de Sicile, Tite-Live, Strabon, Dion Cassius, Plutarque et d’autres qui nous renseignent sur la Gaule, étaient à la fois connus, publiés et commentés au moins depuis la Renaissance. César lui-même, qui a parcouru la Gaule – avantage de taille par rapport à nombre d’autres auteurs antiques – utilise souvent le terme d’oppidum qui désigne toutes les agglomérations d’une certaine importance tant matérielle que juridique12. Lorsqu’il veut désigner un habitat temporaire, il utilise plutôt les termes de castellum et de praesidium. Gergovie, Avaricum et Alesia sont même qualifiées de ville (urbs). Avaricum est présentée comme « une ville qui est, ou peu s’en faut, la plus belle de toute la Gaule »13. Il en est de même pour Tite-Live (Avaricum et Gergovie), Strabon (Gergovie et Alésia qualifiées de polies) ou Florus (Avaricum et Alésia). D’ailleurs, Amédée Thierry mentionne en 1828 aussi de nombreuses agglomérations de population qu’il qualifie de ville comme Gergovie, Bibracte, Alesia, Noviodunum (Nevers), Vienna (Vienne), Genava (Genève), Autricum (Chartres), Cenabum (Orléans) et bien d’autres encore. Et Camille Jullian, affirme en 1908 que « la Gaule possédait un grand nombre d’agglomérations humaines déjà considérables »14 avant même la conquête romaine ; quant à Joseph Déchelette, il est du même avis, considérant qu’il « y eut donc en Gaule, vers le début du premier siècle avant J.-C, un développement considérable de la vie urbaine »15. On le voit, en déniant à la Gaule d’avoir connu la vie urbaine, Ernest Lavisse effectue un choix dans les autorités scientifiques qu’il souhaite suivre, n’actualisant guère et ne laissant aucune place aux hypothèses et à l’incertitude du savoir.

7L’étude de la présentation de l’habitat gaulois dans les Petits Lavisse permet d’aller plus loin dans la mise en évidence des choix du manuéliste. Les maisons gauloises, affirme-t-il, auraient été exiguës et peu confortables car « la porte est l’unique ouverture par où l’on reçut l’air et la lumière »16. Dans La deuxième année d’histoire de France, il précise qu’elles sont « sombres et basses, les meilleures bâties en bois ou en argile, couvertes en branchages ou en chaume, formées d’une seule pièce ronde ouverte au jour par la porte seulement »17. À partir de 1895 le texte se stabilise (jusqu’en 1922) en affirmant que les Gaulois « vivaient dans des chaumières sombres et basses, perdues au fond des bois »18. En somme, le village gaulois « se composait de huttes misérables »19. Ces propos sont illustrés par des gravures d’une grande constance au cours des décennies qui présentent de médiocres huttes de plans circulaires, exiguës, perdues dans la forêt ou en lisière de clairière (ill. 37).

Illustration 37. Hutte gauloise (Lavisse, 1876-1892).

8Ces descriptions peuvent paraître misérabilistes et caricaturales mais il faut bien reconnaître que lorsque paraissent ses premiers manuels, Ernest Lavisse puise dans ce qui était alors un ensemble de connaissances archéologiques récentes et validées par d’éminents spécialistes comme Jacques-Gabriel Bulliot20. Membre de la Société éduenne des lettres, sciences et arts d’Autun, c’est lui qui localise le site de Bibracte au mont Beuvray21, identifié jusque-là à Autun. Il est missionné en 1867 par Napoléon III pour y conduire des fouilles archéologiques. Il en tire notamment la matière d’un guide sur L’oppidum de Bibracte (1876)22 et d’un ouvrage plus ambitieux décrivant La cité gauloise (1878)23. Il décrit certaines maisons gauloises dans des termes identiques à ceux d’Ernest Lavisse. Ainsi,

l’aspect de celles-ci était le plus souvent misérable ; elles n’avaient ni fenêtre ni cheminée ; la fumée s’échappait par le toit. Dans les contrées peu fournies de bois, ces huttes étaient construites en branche et en terre formant une sorte de pisé, quelquefois en moellons, mais bruts, sans mortier, et couvertes en chaume. On en trouve la description dans Diodore de Sicile.24

9Lisons aussi Camille Jullian trois décennies plus tard, en 1908 :

Les demeures sont faites de bois, de claies de roseau ou de chaume [...]. Comme ses matériaux, le type de la maison gauloise est archaïque. Elle a la forme ronde des habitations primitives de tous les pays. Une grande toiture en pente, cône ou pyramide, lui sert de couronne : toiture faite de bardeaux de chêne et de paille.25

10Ce type d’affirmation appelle quelques commentaires et réserves. Ce savoir s’est bâti sous la contrainte de techniques archéologiques qui ne permettent pas d’observer la grande diversité de l’habitat gaulois, comme le regrette Joseph Déchelette en 1914. En conséquence, de nombreuses fouilles n’ont pas suffisamment prêté attention à l’intérieur de l’espace domestique, ce qui eut pour effet de négliger la diversité de l’habitat et de renforcer une impression d’unité26. Il y a aussi un problème lié aux sources textuelles grecques et latines. Non seulement elles trahissent souvent un parti pris ethnocentré et hostile aux Gaulois, mais les descriptions sont parfois une simple reprise, éventuellement retouchée, de textes antérieurs, comme on le voit avec Diodore de Sicile, ou Strabon qui recopie un siècle plus tard des observations ethnographiques de Poséidonios qui avait voyagé dans le Sud de la Gaule au début du I^e siècle avant notre ère.

11De plus, certaines citations posent des problèmes de traduction. C’est le cas du célèbre passage de la Géographie de Strabon qui traite des maisons gauloises : « Τοὺς δ’ οἴκους ἐκ σανίδων καὶ γέρων ἔχουσι μεγάλους θολοειδεῖς, ὄροφον πολὺν ἐπιβάλλοντες »27, ce qu’Amédée Tardieu traduit en 1867 par : « Les maisons des Gaulois, bâties en planches et en claies d’osier, sont spacieuses et ont la forme de rotondes ; une épaisse toiture de chaume les recouvre. »28 Cette traduction comporte quatre informations relatives aux matériaux de construction des maisons, à leurs dimensions, à leur forme et à la nature de la couverture. Il n’y a pas ici de mise en relation de ces quatre caractéristiques qui sont énoncées successivement et se cumulent, chacune étant vraie indépendamment des autres. Ainsi, les maisons gauloises auraient, selon Strabon, la forme de rotondes et seraient couvertes de chaume. Or le texte grec ne dit pas exactement cela mais plutôt que, en raison de l’épaisse toiture de chaume, les maisons ont une forme de dôme, ou plus exactement, dit le texte grec, une « allure de tholos, parce qu’ils [les Gaulois] les recouvrent d’un chaume épais »29, qualifiant l’allure générale de la bâtisse, non la forme spécifique de son plan. Toujours est-il que des archéologues ont pu, par des simplifications hâtives, réduire l’habitat gaulois à de simples et médiocres huttes rondes. D’autant que Diodore de Sicile écrit que les « Bretons habitent de viles cases, couvertes ordinairement de paille et de bois »30 ainsi que le rapporte Jacques-Gabriel Bulliot en 1878. Des Bretons aux Gaulois, même si ce sont les Bretons de l’île britannique, il n’y a qu’un pas que la rareté des sources archéologiques permet à certains de franchir rapidement. S’ajoute à cela que l’on considère, sous l’autorité de Vitruve, que les formes d’habitat les plus anciennes et les plus primitives de tout peuple auraient été faites de branchages, de terre ou d’argile, et de chaume, comme il assure qu’on en voit encore de son temps, au I^er siècle avant notre ère, dans la péninsule Ibérique et en Gaule31. Or, à la fin du xix^e siècle, ce type d’habitat fait de petites huttes rondes est rapporté par de nombreux explorateurs en Asie ou en Afrique. C’est ce que montre par exemple en 1886 la relation du voyage de Victor Giraud dans la région des lacs de l’Afrique équatoriale parue dans Le tour du monde32. Le texte est accompagné de nombreuses gravures, qui ont toutes été exécutées d’après des photographies et des croquis effectués sur place, qui montrent des huttes de terre et de branchages disposées à l’orée de la forêt. Elles ont la même forme générale que celle des nouâla d’Afrique du Nord, notamment au Maroc. Edmond Doutté en donne une représentation photographique en 1905 dans son ouvrage consacré à la région de Marrakech où il a pu observer « au village nègre de Mazagran [...] une hutte cylindro-conique, d’aspect très pittoresque et dans laquelle on ménage une porte assez basse » (ill. 38-40)33.

Illustration 38. Une zeriba (Doutté, 1905).

Illustration 39. Hutte canaque (Exposition coloniale, 1907).

Illustration 40. Hutte gauloise (Lavisse, 1916-1922).

12L’assimilation entre ces habitations « primitives » de la Gaule et celles du Maghreb contemporain semble d’autant plus naturelle que l’on affirme, comme l’écrit Jacques-Gabriel Bulliot, que « les Celtes du temps de César, les Germains du temps de Tacite, ne ressemblaient pas plus aux Romains que les Arabes de nos jours ressemblent aux Français »34. On retrouve aussi dans La nouvelle première année d’histoire de France dès la fin du xix^e siècle une gravure de village gaulois fait de « misérables huttes » où se dresse une tour de guet en rondins très proche de ce que les troupes coloniales pouvaient observer en Indochine. Lors de l’Exposition coloniale de 1907, des huttes canaques avec été dressées sous les arbres du bois de Vincennes et un « mirador » avait été érigé près de l’entrée du pont cochinchinois (ill. 41-42). Les nombreuses photographies, gravures et cartes postales qui parurent ont largement contribué à renforcer l’assimilation entre cette forme d’architecture et ce que l’on qualifiait de « peuples primitifs ».

Illustration 41. Le mirador cochinchinois (Exposition coloniale, 1907).

Illustration 42. Village gaulois (Lavisse, 1894-1922).

13Il semblerait donc y avoir une corrélation entre cet habitat très modeste, des huttes rondes et leur caractère primitif définissant une architecture des origines, celle de toute humanité. Cette description correspond bien à la conception que l’on a alors des Gaulois, particulièrement pour Ernest Lavisse qui les situe au début de tout, sans antériorité, émergeant des temps obscurs. Dès lors, il pouvait paraître évident de rapprocher ces descriptions des rares représentations iconographiques romaines dont on dispose au sujet des peuples périphériques ou conquis. Les archéologues s’appuient notamment sur la colonne de Marc-Aurèle à Rome où l’on observe la présence de petites huttes rondes que des soldats romains incendient. Les gravures des Petits Lavisse leur ressemblent fortement. Mais c’est oublier que ces bas-reliefs offrent une représentation très simplifiée et stylisée de ces huttes qui en deviennent de minuscules cabanes. De plus, la colonne de Marc-Aurèle est largement postérieure à la période de l’indépendance gauloise, puisqu’elle a été érigée à la fin du ii^e siècle de notre ère et relate des événements militaires des années 174 à 180. Elle concerne des populations très orientales, puisque la colonne se rapporte aux campagnes contre les Germains marcomans et quades (en Moravie actuelle) et les Scythes sarmates (alors situés sur les rives du Don, au Nord de la mer Noire). On est donc très loin des Gaulois de Vercingétorix. Affirmer, comme le fait Ernest Lavisse, que les maisons gauloises sont « sombres et basses, les meilleures bâties en bois ou en argile, couvertes en branchages ou en chaume, formées d’une seule pièce ronde ouverte au jour par la porte seulement »35, relève donc d’une généralisation hâtive à l’ensemble de la Gaule préromaine de ce qui a été identifié en Europe orientale ou en Angleterre, à partir de textes parfois mal traduits, d’auteurs n’ayant pas forcément voyagé en Gaule, fautifs d’extrapolations anachroniques.

14Mais surtout si Ernest Lavisse avait lu de façon plus attentive les publications archéologiques, au moment d’écrire ses premiers manuels, il aurait constaté que les spécialistes des Gaulois rapportent aussi l’existence d’habitations plus complexes, bien que plus rares. Pour convoquer à nouveau Jacques-Gabriel Bulliot, c’est ce qu’il constate en 1878 dans la Cité gauloise :

L’importance de ces constructions isolées et celle des tènements qui en dépendaient variaient selon la qualité de leurs propriétaires et le rang qu’ils occupaient dans le clan ou dans la cité. Quelques-unes étaient la résidence de personnages puissants et riches, ayant autour d’eux un grand étalage de serviteurs et tout le train d’une opulence barbare.36

15Les recherches archéologiques mettent progressivement en évidence que les Gaulois se distinguent même par leur intérêt pour l’espace domestique, contrairement à d’autres Celtes plus prompts à privilégier leurs activités guerrières ou d’élevage. Les Gaulois y voient la marque forte de l’ancrage familial dans un territoire qui leur est propre. Après les vagues successives de migrations qui les ont vus se mélanger aux populations autochtones, la maison devient progressivement un espace privé, protégé et défendu37. Contrairement à une idée reçue et largement répandue à la fin du xix^e siècle, les maisons des Gaulois n’étaient donc pas toutes de plan circulaire et de petite taille. Plus d’attention aurait permis de distinguer différentes catégories d’habitat gaulois de la simple cabane à la grande villa aristocratique, ce qui aurait pu donner crédit à la remarque de Strabon, étrangement ignorée d’Ernest Lavisse, qui qualifiait les maisons gauloises de « spacieuses »38 ou « grandes »39 selon la traduction. Ce sont les maisons gauloises les plus pauvres qui correspondent approximativement à la description d’Ernest Lavisse, et encore, plutôt de plans quadrangulaires de 3 à 4 mètres de côté, avec une structure constituée de troncs sommairement travaillés et avec des murs faits d’un treillis de branchages recouverts de torchis. Les toits à quatre pans sont recouverts de végétaux. Joseph Déchelette illustre cet habitat gaulois à partir de l’exemple du mont Beuvray. Il a pris en 1895 la succession de Jacques-Gabriel Bulliot à la direction des fouilles du site de Bibracte :

Les habitations de Bibracte construites soit en bois, soit en pierres sèches liées par de la terre argileuse sans mortier de chaux, affectent toutes un plan rectangulaire. Leur forme générale ne rappelle en rien les cabanes rondes des tribus celtiques, décrites par les historiens grecs. Les angles des murs et les montants des ouvertures sont en pierres de taille, dont le parement, malgré la dureté de la roche qui est le granit de la région, a été aplani avec soin. Le plus souvent ces demeures sont à demi souterraines. On y descend par un escalier intérieur de plusieurs marches, disposition que les rigueurs de la saison d’hiver, à cette altitude, expliquent aisément. Les aires sont ordinairement revêtues d’une simple couche d’argile battue ; d’autres fois, un lit de tuileaux concassés, sans aucune trace de ciment, constitue une sorte de pavement grossier. La plupart des toitures étaient sans doute en paille, comme celles des chaumières actuelles du Morvan [...]. Le nombre des pièces est nécessairement variable, suivant la condition des habitants.40

16En somme, l’habitat gaulois dépendait du niveau social des habitants, il était ici de plan rectangulaire, bâti parfois en pierre de taille. Joseph Déchelette apporte l’exemple d’une maison qu’il a fouillée en 1898, considérant qu’elle « peut être donnée pour type des demeures maçonnées les plus modestes et ne comprend qu’une seule pièce rectangulaire sans aucune subdivision »41 (ill. 43).

Illustration 43. Habitation gauloise au mont Beuvray (Dechelette, 1914).

17En revanche, les maisons plus riches ont parfois leur plancher surélevé du sol par des solins, des charpentes assez élaborées, des murs constitués de planches et quelquefois percés de baies. Certaines comportent un étage. Camille Jullian le rappelle en 1908 :

Chez les plus riches, la maison est une construction considérable, un vrai bâtiment, nullement une simple cabane. Elle a sa cheminée principale, demeure des dieux du foyer ; elle a son vestibule, où l’on peut clouer les trophées des victoires du maître ; elle a ses chambres de repos et, sans aucun doute, sa grande salle d’apparat. Celle-ci, au centre de l’édifice, est le lieu des réunions et des banquets, à la fois salon et cuisine : au fond flamboie le foyer, garni de ses chaudrons brillants, de ses landiers à chenets et de ses énormes broches, sur lesquels, les jours de grands repas, cuisent des membres entiers de bêtes.42

18Ces considérations du grand spécialiste des Gaulois sont étayées par de nombreux renvois à César, Diodore, Posidonius, Athénée et Strabon. Les fouilles archéologiques effectuées à la fin du xx^e siècle le confirment. Ainsi, la ferme de La Verberie (dans l’Oise, site découvert en 1976) mesure plus de 20 mètres de long et aurait une hauteur de près de 10 mètres. Pour les plus riches, la villa aristocratique se dresse au milieu du domaine portant des bâtiments agricoles, des ateliers, un lieu de culte familial ou communautaire, des cours… D’ailleurs, César n’utilise jamais les mots habituellement employés pour désigner la hutte ou la cabane (tugurium, mapalia, casa) mais préfère utiliser le terme vague d’édifice (aedificium) pour désigner les bâtiments plus ou moins imposants qu’il a observés43. Dès la fin du xix^e siècle, on a de plus en plus de mal à imaginer que tous les Gaulois aient vécu dans le dénuement et la sauvagerie. Camille Jullian rappelle qu’il ne faut pas ignorer qu’il ait pu y avoir un certain confort dans ces maisons :

Mais à côté, quelques produits d’une industrie savante préludaient aux raffinements du luxe. Sur la terre battue s’étendaient parfois, au lieu ou près de peaux de bêtes, des étoffes de laine aux couleurs variées. Les peuples du Nord, rivaux en cela de ceux de l’Orient, avaient donc trouvé, eux aussi, l’art de ces grands tapis velus et colorés, qui substituent un sol chaud, moelleux et gai, tissé par les hommes, au sol froid et triste de la nature. La laine, enfin, valait aux Gaulois un dernier avantage. Comme elle leur fournissait les vêtements de leur corps et le sol de leur maison, elle leur donnait encore le moyen de dormir mollement et chaudement. On en bourrait les couches destinées au sommeil, c’est-à-dire qu’on en faisait des matelas. [...] Si la maison gauloise n’était pas luxueusement meublée, elle offrait au moins ses recoins de repos et de bien-être.44

19Bien que ces maisons puissent paraître assez confortables, il est évident que pour un observateur grec ou romain elles ont de quoi surprendre car elles ne sont nullement des lieux de convivialité mais sont plutôt dévolues au repos et à la protection contre les intempéries pour les habitants et leurs biens. La maison gauloise ressemble plus au domaine de l’oikos grec du temps d’Homère – avec ses terres, biens et personnes attachées – qu’à la domus romaine qui désigne plus strictement la maison45.

20Jacques-Gabriel Bulliot observe aussi en 1876 l’influence romaine avant même l’arrivée de Jules César. Du point de vue de l’habitat, cela se traduit par des emprunts chez de riches Gaulois d’éléments architecturaux romains :

Des fouilles pratiquées sur ce plateau [le Parc aux chevaux], au début des explorations, par M. le vicomte d’Aboville, ont mis à [sic] jour les substructions de plusieurs maisons construites avec un certain luxe, et renfermant même des mosaïques [...]. On rencontra dans ces fouilles les aqueducs et les premières salles d’une vaste habitation, dont les proportions dépassent tout ce qui a été découvert jusqu’à ce jour au mont Beuvray. Cette maison – dite du Parc-aux-Chevaux – est construite sur le plan des maisons romaines, mais nous n’hésitons pas à l’attribuer aux derniers temps de l’Indépendance de la Gaule, car on y a trouvé quarante médailles gauloises et pas une seule médaille de l’empire. Elle se compose – comme les maisons luxueuses de l’Antiquité – d’un atrium entouré de couloirs ou fauces qui desservent les appartements distribués sur les quatres [sic] faces. On accédait au seuil par des marches de granit conduisant à un petit vestibule couvert, qui débouchait lui-même sur une cour ; d’autres cours s’étendaient à droite et à gauche et étaient entourées de dépendances considérables. Les appartements – dans plusieurs desquels on a reconnu des traces de mosaïque, des carrelages carrés et triangulaires en schiste ou formés par des briquettes posées sur champ et imitant la feuille de fougère, comme nos parquets, des traces de placage en calcaire oolithique autour des pieds-droits des portes, des cheminées aux braseros en briques parfaitement construits... – font de cette maison une sorte de petit palais dont il nous est impossible de préciser la destination, mais que nous oserions presque attribuer au vergobret si nous avions l’assurance que ce magistrat suprême – pris dans toutes les parties de la cité indistinctement – avait à Bibracte une résidence fixe. Dans cette hypothèse, il faudrait admettre que les Gaulois possédaient des bâtiments publics.46

21L’idée n’est évidemment pas surprenante pour les archéologues et les historiens. Gustave Bloch le sait, et certainement aussi Ernest Lavisse qui a relu les épreuves de son ouvrage, pour affirmer que « le type le plus ordinaire de la maison gauloise était la case en pierres sèches ou la hutte circulaire, plus ou moins spacieuse, suivant la qualité de ses hôtes »47. Gustave Bloch reprend aussi les propos de Jacques-Gabriel Bulliot et rappelle que l’on a déblayé à Bibracte « deux grandes maisons ornées de mosaïque, et très certainement antérieures à la conquête, car les seules monnaies qu’on y ait recueillies sont gauloises »48. Pourtant, Ernest Lavisse ignore volontairement dans ses manuels scolaires ces aspects d’une romanisation antérieure à la conquête pour ne retenir qu’une Gaule gauloise, dans la pureté supposée de son origine et de son identité. De même, en écartant délibérément la Préhistoire, il ne peut que concevoir un habitat gaulois fruste. L’affaire est pourtant entendue des archéologues de l’époque qui cherchent désormais à percevoir la complexité et la diversité de la Gaule préromaine. Mais les Petits Lavisse ne s’adaptent guère, la seule modification concernant la représentation des maisons gauloises est une gravure, celle du Cours élémentaire en 1913, qui présente un habitat reposant sur un soubassement qui semble fait de moellons assemblés (ill. 44). Mais la hutte n’en est pas moins petite et perdue dans les bois. La vision des Gaulois par Ernest Lavisse demeure longtemps, et largement, dépréciative, figée dans ce que l’on perçoit comme un temps des origines, sans influences extérieures, sans dynamiques évolutives, sans confort.

Illustration 44. Un Gaulois et son fils partant pour la chasse (Lavisse, 1913-1922).

La mise en valeur du territoire gaulois

22Dès lors, il n’est pas surprenant de constater qu’Ernest Lavisse refuse de reconnaître aux Gaulois une quelconque capacité à aménager leur territoire et à en tirer toutes les richesses promises par la nature. Nous l’avons vu, les contemporains de Vercingétorix n’auraient habité que dans de sombres cabanes incommodes, au milieu des bois, sans ville, sans routes, dans une barbarie des origines, parmi les bêtes sauvages. Le « Village gaulois » dessiné par Auguste-Victor Deroy qu’Ernest Lavisse insère dans sa Deuxième année d’histoire de France entre 1895 et 1922 met en scène un semis lâche de huttes, en terre ou en bois, noyées dans les bois (ill. 45).

Illustration 45. Village gaulois composé de huttes en terre ou en bois (Lavisse, 1895-1922).

23Ce sont les demeures d’un peuple forestier aménageant de petites clairières à peine assez vastes pour dégager le ciel des frondaisons. Cela ne correspond nullement au savoir archéologique de l’époque mais bien plus aux descriptions géographiques et ethnographiques que relatent nombre de récits de voyages en Asie ou en Afrique. Ernest Lavisse s’en tient à l’aspect sauvage et peu développé du territoire gaulois, ce qui expliquerait la différence de physionomie entre la Gaule et la France. On le voit dans ses manuels lorsqu’il affirme que la Gaule « était mal cultivée »49, que le territoire des Gaulois « n’était pas fertile et beau comme aujourd’hui, car le sol était couvert de marécages et de forêts où habitaient des animaux sauvages. On voyageait difficilement, car il n’y avait presque point de routes. Au lieu de villes, il y avait de petits villages bâtis au milieu des bois »50. Les Leçons préparatoires d’histoire de France, qui se présentent comme une introduction au cours élémentaire, le confirment : la Gaule « était à peu près couverte de forêts où erraient des loups, des ours et des bœufs sauvages, qu’on appelait auroch. Les villages étaient le plus souvent cachés dans les forêts. [...] Il n’y avait pas de véritables routes. Il y avait seulement de grands sentiers, comme ceux que l’on voit aujourd’hui dans les prairies et dans les bois »51. Le récit qui accompagne la leçon est plus explicite encore :

Si vous étiez tout à coup transportés de vingt ou trente siècles en arrière, au milieu de ce qui était alors la Gaule, vous n’y reconnaîtriez pas la France. Au lieu de nos champs bien cultivés et couverts de productions si variées, vous verriez des marais inabordables, de vastes forêts point exploitées, livrées au hasard de la végétation primitive, peuplées de loups, d’ours, d’aurochs mêmes, ou grands bœufs sauvages, et d’élans, animaux qui ne se rencontrent plus que dans les froides régions du Nord-Est de l’Europe. D’immenses troupeaux de porcs erraient dans les campagnes, presque aussi féroces que des loups, et dressés seulement à reconnaître le son du cor de leur gardien. Nos meilleurs fruits, nos meilleurs légumes étaient inconnus. Une température froide et âpre régnait sur cette terre. Les rivières gelaient presque tous les hivers, assez fort pour être traversées par des chariots.52

24En somme, Ernest Lavisse décrit une Gaule mal exploitée, couverte de forêts sombres et dangereuses, aux hivers glaciaux, où des Gaulois peu nombreux craignent les bêtes féroces, vivent médiocrement sans confort aucun. Vingt ou trente siècles en arrière, cela représente pour Ernest Lavisse et ses contemporains un bond dans le premier millénaire, d’environ 1200 à 200 avant notre ère. On voit de quelle manière l’historien perçoit cette période comme un ensemble homogène – confondant non seulement les caractéristiques de la Préhistoire et celles de la protohistoire celtique, mais aussi l’âge du bronze final et le siècle précédent la conquête romaine – alors que les archéologues et les historiens distinguent déjà nettement ces différentes périodes. En plaçant l’origine des Français aux Gaulois, sans antériorité, sans émergence ou genèse, refusant la Préhistoire, Ernest Lavisse ne peut que transférer à la Gaule ce qu’il imagine être les premiers temps de la France. Cela montre aussi que le savoir d’Ernest Lavisse en la matière est un savoir daté. En fait, il recopie ici encore presque mot pour mot les propos de François Guizot53. Ils ont certes été publiés en 1872, soit quatre ans seulement avant le premier manuel d’Ernest Lavisse. Mais ils sont écrits par un homme qui appartient à une génération antérieure d’historiens. Né deux ans avant la Révolution française, âgé de 85 ans en 1872, Ernest Lavisse voit sa carrière se déployer principalement dans les deux premiers tiers du xix^e siècle ; ses catégories intellectuelles et historiques appartiennent à la même époque et ne tiennent guère compte des progrès de l’archéologie. C’est un homme du passé. Il conserve pourtant ce texte de façon inchangée jusqu’en 1922 dans La nouvelle deuxième année d’histoire de France. Voici aussi ce qu’écrit Jacques-Gabriel Bulliot en 1878 dans La cité gauloise à propos de la situation de la Gaule au moment de la conquête :

Le pâtre, comme le chasseur, a besoin du vaste parcours, de l’air libre, des grandes solitudes ; il leur suffit d’un abri passager, au milieu des terres incultes, dans la forêt mystérieuse où l’un parque son troupeau, ou l’autre poursuit le gibier dans ses retraites.54

Ses immenses forêts coupées çà et là de clairières où paissaient le bœuf et l’auroch, l’imperfection ou l’absence complète des voies de communication entre les diverses parties du territoire sont des faits qui témoignent de la prédominance des mœurs pastorales et de l’isolement de la vie rustique. La charrue n’avait pas encore entamé la forêt ; les familles, disséminées dans leurs vastes et improductifs domaines, redoutaient plus qu’elles ne recherchaient les voisins, et ne se sentaient en sécurité qu’au fond de leurs solitudes.55

25Ernest Lavisse n’écrit pas autre chose. Là encore il s’agit d’un choix délibéré de sa part car Jacques-Gabriel Bulliot tient aussi des propos très positifs sur les Gaulois. Ernest Lavisse prend aussi le contre-pied d’une longue tradition littéraire et historienne qui voit dans les Gaulois un peuple parvenu à développer des activités économiques importantes, faisant la richesse du pays, en contact commercial permanent avec le reste de l’Europe. Il écarte par exemple l’ouvrage fondateur d’Amédée Thierry (1828) qui insistait sans ambiguïté sur les richesses de la Gaule :

Quand on récapitule ces productions si nombreuses, si diverses, si riches, quand on parcourt des yeux la topographie si variée de ce sol fécond, on est tenté de dire avec un illustre géographe de l’Antiquité : « Il semble qu’une Providence tutélaire éleva ces chaînes de montagnes, rapprocha ces mers, traça et dirigea le cours de tant de fleuves, pour faire un jour de la Gaule le lieu le plus florissant du monde ».56

26Amédée Thierry atteste son propos par le recours à Strabon dont il cite en grec, précisément, le passage évoqué. On retrouve tout au long du xix^e siècle des descriptions de la Gaule qui, bien que sauvage à l’origine, avait été profondément aménagée par ses habitants. Déjà en 1805, Louis-Pierre Anquetil, chargé d’écrire une histoire de France à la demande de Napoléon I^er, s’inscrivait dans cette optique :

Les historiens de l’Antiquité nous représentent ce pays [la Gaule] couvert de forêts, imbibé d’eaux stagnantes, traversé par des rivières embarrassées de rocs tombés dans leur lit et d’arbres arrachés à leurs rives, sillonné par des torrents et des ravins profonds, refroidi par d’épais brouillards, et parsemé, de loin en loin, de cabanes mêlées aux repères des bêtes féroces. L’industrie, provoquée par les besoins, éclaircit les forêts, dessécha les marais et apporta la salubrité, suspendit les vignes sur le pendant des coteaux, fit ondoyer les épis dans les plaines, et réunit des familles qui formèrent des peuplades. L’appât d’un lieu commode pour l’apport et l’échange des denrées, pour la communication des lumières et des avantages de la société, y appela des habitants et les fit multiplier. Les villes se bâtirent et s’entourèrent de murailles. […] Cette histoire de tous les peuples fut aussi celle des Gaulois.57

27Le schéma conceptuel qui supporte cette affirmation est celui d’un processus de développement de tous les peuples, le passage de l’état d’animalité au sein d’une nature sauvage à celui d’une société humaine florissante, commerçante et urbaine. Il ne faut pas voir sous la plume de Louis-Pierre Anquetil une quelconque spécificité gauloise, un savoir historique bâti sur des sources attestées. Il s’agit d’une rhétorique classique, déjà développée dans l’Antiquité58. Pour autant, elle introduit les Gaulois dans un processus évolutif qui les mène vers la civilisation.

28Mais se greffent sur les descriptions de la Gaule des préoccupations plus politiques. Depuis le xviii^e siècle, Henri de Boulainvilliers avait tenté de démontrer l’origine gauloise du tiers état face à la noblesse issue des Francs. Même si cette affirmation ne comportait pas la moindre réalité historique, nombre de révolutionnaires ont alors eu le sentiment que ce qui se jouait à partir de 1789 n’était que la revanche du peuple opprimé sur les oppresseurs, des descendants des Gaulois contre les Francs. L’antagonisme des deux peuples entre dans une nouvelle période avec l’avènement de la République qui aurait porté les descendants des Gaulois au pouvoir59. Cette interprétation politique et positive des Gaulois se répand largement au début du xix^e siècle, particulièrement grâce aux libéraux comme Amédée Thierry60. Il y a donc tout lieu, aux yeux de ces auteurs, de retrouver dans les Gaulois les ancêtres habiles et industrieux du peuple français, dont celui-ci a toutes les raisons de s’enorgueillir. Henri Martin est un de ceux qui ont le plus contribué à diffuser cette image valorisante et militante des Gaulois. Voici au milieu du siècle le paysage gaulois qu’il décrit :

Les vallées des montagnes, les rives des innombrables cours d’eau, les plaines basses appartiennent aux pâturages. D’immenses troupeaux de beaux chevaux de bataille et de transport, de bœufs, de moutons, animent ces vertes étendues. Les champs dorés des moissons n’attirent le regard qu’après le bois et la prairie : l’agriculture ne tient que la troisième place par la surface qu’elle occupe. Cependant elle s’ouvre de nombreuses éclaircies partout, si ce n’est sur les montagnes et dans les régions de l’extrême Nord. Le froment, seigle, l’orge, le millet abondent en Gaule. Sur les plateaux, dans les clairières, au bord des eaux s’élèvent une multitude de grandes bourgades.61

29On ne peut évidemment nier qu’Henri Martin ait une sensibilité proche de la celtomanie. Il est vrai aussi qu’il se départit parfois de son souci d’exactitude scientifique au profit d’un imaginaire romantique comme en attestent d’autres scènes gauloises qu’il relate, à l’instar de « druidesses dansant autour d’un menhir »62. Pour autant, il faut reconnaître que c’est un historien reconnu et respecté, qu’il est membre de l’Académie des sciences morales et politiques (1871) et de l’Académie française (1878), qu’il participe fréquemment aux réunions de sociétés savantes, qu’il est au courant des principales découvertes archéologiques concernant les Gaulois et qu’il en tient manifestement compte. Il a d’ailleurs lui-même publié des Études d’archéologie celtique en 1871. Dans la même veine, Pierre Larousse dresse de la Gaule en 1872, dans son Grand dictionnaire universel, le visage riant d’un territoire développé et riche. Pour cela, il n’a pas recours à quelque archéologue réputé mais, de façon surprenante, à un général d’Empire, Guillaume de Vaudoncourt, à qui l’on doit notamment une Histoire des campagnes d’Annibal en Italie pendant la deuxième guerre punique (1812) et un Atlas universel pour l’étude de l’histoire et de la géographie anciennes et modernes (1825)63. Pierre Larousse lui emprunte une description de la Gaule particulièrement positive :

Sans être à beaucoup près aussi peuplée qu’au xix^e siècle, la Gaule [...] n’était pas un pays à moitié désert, couvert de bois et de marais, comme il a plu à quelques pédants de collège de la peindre, sans réfléchir qu’ils se mettaient en contradiction avec les éloges que Polybe, Strabon, Mela, Suétone, Justin, Pline donnent à la fertilité de ce territoire ; aujourd’hui, il contient environ 40 millions d’habitants ; alors, d’après les inductions et les calculs comparatifs les mieux raisonnés, il en avait à peu près 12 millions. La culture étant nécessairement proportionnée à la population, il en résulte naturellement que l’étendue des forêts et des terrains marécageux était beaucoup plus grande qu’elle ne l’est de nos jours. [...] Il ne faut cependant pas croire que cette étendue de bois [...] fut compacte et impénétrable comme les forêts du Canada au xvi^e siècle. De larges clairières en interrompaient la continuité et contenaient des villes, des bourgs et des villages entourés de terres cultivées. Les arbres, les plantes et les fruits de la Gaule étaient, en général, ce qu’ils sont encore aujourd’hui, excepté quelques espèces qui y ont été apportées de pays plus méridionaux. La culture de l’olivier, du figuier, du citronnier, de l’oranger y fut introduite par les Phocéens de Marseille ; la vigne est venue d’Italie.64

30Quarante ans plus tard, en 1914, Joseph Déchelette reconnaît que « les auteurs anciens s’accordent à représenter la Gaule au temps de César comme étant un pays fertile et bien cultivé »65. Se confirme alors le sentiment ancien que la Gaule fut riche, dynamique et ouverte, et ses paysages en grande partie façonnés par les Gaulois loin du tableau d’une étrange contrée demeurée forestière et sauvage. La difficulté pour Joseph Déchelette, regrette-t-il, est que l’archéologie de son époque n’apporte « qu’une faible contribution à nos connaissances sur la vie agricole des Celtes »66, impuissante qu’elle est encore à identifier précisément les structures agraires des Gaulois. Cela est d’autant plus regrettable que les auteurs antiques s’avèrent peu diserts sur l’aménagement du territoire gaulois.

31Un siècle plus tard, l’archéologie actuelle confirme sans conteste ce portrait d’une Gaule florissante. Sans tomber dans une comparaison anachronique et simpliste, il nous faut identifier ce que les protohistoriens et historiens, avec leurs méthodes et leurs concepts, parviennent aujourd’hui à dire de l’aménagement du territoire gaulois de façon à mesurer les écarts au réel historique, ou plutôt à ce que l’on croit pouvoir en savoir, et à mettre en évidence les choix opérés par Ernest Lavisse. Le tableau qu’ils dresseraient du voyage mental dans la Gaule préromaine est bien différent de celui des Petits Lavisse. Comme le montrent les reconstitutions de la ferme de Verberie (vallée de l’Oise), celle de Rioms (Puy-de-Dôme) ou celle de Paule (Côtes-d’Armor), il faut en effet imaginer un espace organisé autour de divers bâtiments, entouré d’un fossé surmonté d’un talus planté d’une haie vive. L’espace ainsi délimité est plus ou moins grand – un peu moins d’un demi-hectare pour la ferme de Verberie – et réunit des maisons socialement hiérarchisées, comme le montre l’étude des objets retrouvés dans la plus grande des maisons, notamment la vaisselle et les parures. Autour des fermes gauloises se distribuent des zones d’activités spécifiques, des structures de stockage (silos, greniers), une aire de battage des grains avec une meule rotative, une zone d’abattage d’animaux. Dans cet espace on rencontre aussi des animaux de basse-cour parmi lesquels des coqs, des pintades, vraisemblablement aussi des oies et des canards. Peut-être trouve-t-on aussi des espèces qui ne sont plus domestiquées comme le lièvre67, et même la belette qui, en l’absence du chat domestique introduit par les Romains, pouvait protéger les greniers des rongeurs. Au-delà, on trouve de vastes pâtures et de grands enclos souvent munis de systèmes d’entrée en entonnoir. Y paissent des animaux domestiqués, vaches et bœufs, chevaux, porcs, moutons, chèvres. Les archéozoologues s’interrogent sur la domestication de certains corvidés comme le cerf qui représente parfois une part importante des viandes consommées, par exemple sur les sites du mont Cavalier ou de l’oppidum de Villevieille au v^e siècle où ils constituent plus du quart des restes recueillis. Tous ces animaux sont de taille modeste, les chevaux avoisinent en moyenne 1,3 mètre au garrot (cela correspond actuellement à des poneys, nos pur-sang faisant une trentaine de cm de plus), les vaches se situent autour 1,1 mètre (1,35 pour la limousine). Mais surtout leur poids et leur masse musculaire diffèrent fortement des espèces actuelles puisque les bovins gaulois ont un poids qui oscille entre 100 et 400 kilos, contre 750 kilos (vache) à 1100 kilos (taureau) pour la limousine actuelle. Ainsi, le cheptel gaulois apparaît plus petit que celui des Romains68, et a fortiori que celui des contemporains de Lavisse69 en raison de siècles de zootechnie. Cela a évidemment des conséquences sur les rendements tant en termes de production de viande et de lait, que de puissance de traction notamment dans le cas de terres lourdes. Aux côtés des pâtures, on aperçoit des champs aux formes de plus en plus souvent quadrangulaires au fur et à mesure que l’usage de l’araire se répand. Sans entrer dans les différences régionales, les productions agricoles sont nombreuses et diversifiées. Ce sont des céréales (engrain, blé nu, blé amidonnier, orge vêtue et nue, épeautre, avoine, millet commun et millet des oiseaux…), des légumineuses (le pois, la lentille, l’ers, la féverole, la gesse chiche, la vesce…), des oléagineux (caméline surtout, mais aussi l’œillette et le pavot, le lin, la moutarde noire…), des plantes aromatiques (le fenouil, peut-être l’aneth), il est possible qu’ils aient pratiqué la culture de petits fruits sauvages comme la fraise et la mûre… Les glands étaient aussi consommés. On a retrouvé des réserves de semences de céréales et d’herbacées prairiales, de fourrage, des semences d’aubépine, de pommiers sauvages, de ronces, de sureau noir. À cela s’ajoute la culture de plantes textiles comme le lin et le chanvre. Il faudrait aussi mentionner des plantes médicinales qui, pour certaines, bien qu’absentes des sources agronomiques antiques ont laissé leur trace dans la langue gauloise70. Il est possible que les Gaulois aient cultivé des prairies artificielles notamment en Languedoc. Ils utilisent différents moyens pour accroître le rendement agricole comme l’assolement, la rotation des cultures et la fertilisation des sols par chaulage, marnage et fumure ainsi que l’affirment Varron et Pline. De plus, la période laténienne voit une spécialisation des cultures et un recul de la polyculture, ce qui permet des rendements plus importants. Grâce à de nouveaux outils comme les haches, les houes, les scies ou les pioches plus tranchantes et résistantes, les Gaulois parviennent à faire reculer la forêt. La faux facilite la constitution de stocks importants de fourrage. Les Gaulois peuvent ainsi élever un cheptel plus important et augmenter par là même tant la production de matières premières (lait, viande, peaux…) que la force de travail animal. Tout cela constitue un ensemble de techniques assez élaborées qui nécessitent un niveau élevé de connaissances agraires. D’autres outils comme les herminettes ou les socs en fer des araires permettent de mieux exploiter le bois des forêts à des fins multiples et de cultiver les champs ainsi dégagés. Des forêts perduraient évidemment, mais elles étaient souvent exploitées, au-delà de la chasse, à des fins de construction de bâtiments (maisons, greniers, granges, étables, bateaux…), de palissades, d’objets (outils, tonneaux, meubles…), mais aussi pour le chauffage des habitations et des fours (de potier, de réduction de minerai, de forges…). À l’époque de la conquête romaine, les forêts sont désormais moins étendues et plus éloignées des habitations. Un réseau de chemins plus ou moins dense relie les différentes fermes et sillonne l’ensemble de la Gaule. Des flux économiques importants irriguent le territoire gaulois et font circuler des produits agricoles, des fourrures, des amphores, des métaux, mais aussi des produits méditerranéens comme l’olive, la coriandre, la figue, la grenade et bien sûr la vigne cultivée notamment à Marseille dès le vi^e siècle, mais aussi, plus tard, à Bibracte au I^er siècle avant notre ère. L’archéologie actuelle nous montre donc l’image d’une Gaule prospère, avant même l’influence et la conquête romaine, en pleine expansion démographique et en développement économique.

32Il est évident que le paysage ainsi décrit est le fruit de l’état actuel des connaissances, en ce début du xxi^e siècle, et qu’il résulte de découvertes récentes et de techniques scientifiques d’analyse des restes archéologiques. On ne pourrait demander à Ernest Lavisse de posséder ce savoir qui s’est constitué dans les décennies suivantes, plus d’un siècle après ses premiers manuels. Par exemple l’archéologie aérienne a joué un rôle fondamental dans la découverte de nouveaux sites. On pourrait en dire autant de nombreuses techniques scientifiques (palynologie, carpologie, archéozoologie, chimie des métaux, datation au carbone 14…), de l’apport des disciplines des sciences humaines (ethnologie, sociologie…) ou d’approches comparatistes dans une recherche désormais internationale. Y succomber serait faire preuve d’anachronisme. Cependant, ce tableau nous permet de décrire l’aboutissement, actuel et nécessairement provisoire, d’un bon siècle de recherches archéologiques, ce à quoi les premiers archéologues spécialistes des Gaulois ont aussi contribué. Il dresse un référentiel d’analyse qui permet de mettre en perspective les descriptions et les choix d’Ernest Lavisse. Cela montre qu’Amédée Thierry était, un demi-siècle avant notre manuéliste, sur ce sujet précis, plus près que lui des conclusions actuelles.

33Ernest Lavisse tourne ici délibérément le dos aux recherches contemporaines. Ce n’est évidemment pas l’expression d’un rejet du sentiment d’attachement à « nos ancêtres les Gaulois ». Au contraire, on ne peut douter qu’il souhaite se départir d’une vision trop romantique, et par là même militante, parfois reprise par un régionalisme douteux. Beaucoup d’archéologues spécialistes de la protohistoire y voient alors l’expression d’une celtomanie scientifiquement et politiquement condamnable. Nous y reviendrons. Mais il va au-delà de la prudence et, s’il s’appuie sur quelques travaux scientifiques, il s’agit de notations partielles, anciennes et toujours dépréciatives. Il y a d’ailleurs une forme de cohérence intellectuelle dans ses propos scolaires. Tant qu’Ernest Lavisse passe sous silence la Préhistoire, faisant des Gaulois nos plus anciens ancêtres, les seuls qui auraient émergé des ténèbres inaccessibles et du plus profond des origines, il ne peut que les noyer au cœur d’une vie obscure encore pleine de barbarie. Le début de l’histoire semble ne pouvoir se situer que dans un état sauvage qui, comme le précise Pierre Larousse, vient du latin silva, la forêt, et qui désigne à la fois celui « qui vit dans les bois » et celui « qui n’est point civilisé »71. Ernest Lavisse sélectionne, consciemment ou non, les éléments les plus dépréciatifs, bien plus que ce qu’écrivent alors les archéologues et les historiens. De la même manière qu’il ne retient que les maisons les plus pauvres, ignorant délibérément les édifices plus élaborés appartenant aux catégories dominantes des sociétés, il ne voit dans les forêts que la marque d’une nature incontrôlée. Puisqu’il s’appuie sur des archéologues comme Jacques-Gabriel Bulliot, il aurait pu constater que celui-ci insiste à plusieurs reprises sur la beauté des forêts gauloises avec le crédit des auteurs antiques :

La plus vaste partie du territoire en était couverte [de forêts] ; elles imprimaient au paysage un caractère de grandeur qui frappait l’étranger. [...] Pour le voyageur, le philosophe, le poète, pour ces hommes complets qui, après avoir conquis le monde, s’intéressaient, par la science ou le sentiment, à la beauté de ses spectacles, elles renfermaient des merveilles inconnues de l’Italie. « Ce qui la rend si belle, disait Pomponius Mela, ce sont ses immenses bois sacrés. » Pline y admirait les bouleaux, dont les indigènes tiraient une résine, et parlait en artiste « de cet arbre gaulois admirable par sa branche et sa ténuité. » Il cite encore le chêne, le hêtre, l’orme, le saule, le buis, peut-être le châtaignier. Mais, mieux que les naturalistes et les savants, le Gaulois comprenait ses forêts.72

34Et l’archéologue de préciser les références de toutes ses citations, texte latin à l’appui. Même César, assure-t-il, aurait été sensible aux forêts gauloises :

Ces bois silencieux et immenses dont la Gaule était couverte, ces tranquilles paysages adoucis encore par les teintes changeantes de son ciel et les molles sinuosités des rivières où s’abreuvaient les grands troupeaux, ces vallées sauvages dont les torrents entretenaient la fraîcheur, ont été souvent célébrés par la poésie celtique. César lui-même semble en avoir apprécié le charme.73

35Mais tout n’est pas que question de poésie. Jacques-Gabriel Bulliot rapporte aussi, dès 1876 – c’est-à-dire au moment même où Ernest Lavisse fait paraître son premier manuel –, que les fouilles qu’il mène à Bibracte montrent la « pleine prospérité sous le rapport matériel » des Éduens, et que « l’agriculture était très avancée » et le bétail « nombreux et nourri dans de vastes pâtures »74. Ernest Lavisse ne pouvait pas non plus ignorer l’Histoire de Jules César (1865-1866) rédigée – ou plutôt initiée et coordonnée – par Napoléon III. Cela serait d’autant plus surprenant qu’Ernest Lavisse a été le précepteur du prince impérial dès 1868, deux à trois ans après cette publication et huit ans avant son premier manuel scolaire (1876). La Gaule y apparaît certes couverte de forêts, mais aussi de plaines fertiles, avec de nombreux pâturages où l’on trouve des bovins et d’excellentes races de chevaux, d’abondantes mines d’or, d’argent, de cuivre, de fer et de plomb, un territoire drainé par de nombreux chemins aisément chevauchables, même avec charrois, et ponctué de nombreuses villes. Et ces affirmations sont attestées par des notes de bas de page qui renvoient aux sources antiques, donnant la parole à César, Strabon, Florus, Quintilien, Aulu-Gele, Festus, Servius… D’ailleurs, la rapidité des déplacements des soldats, dont témoigne César, atteste un espace beaucoup plus ouvert qu’Ernest Lavisse ne l’indique. En 1895, au moment même où Émile Male vante les qualités de l’art gaulois dans la Revue de Paris, Ernest Lavisse affirme que l’industrie et l’art gaulois « n’étaient pas plus avancés que ceux des peuples sauvages d’aujourd’hui »75. De même, le manuéliste n’aborde absolument pas certains thèmes comme l’artisanat ou le commerce – et encore moins les échanges internationaux – pourtant explicitement décrits par de nombreux historiens antiques et repris par les archéologues de l’époque. Ainsi de Strabon qui affirme que « la grande quantité de bétail, surtout de moutons et de porcs, qu’ils [les Gaulois] possèdent, explique comment ils peuvent approvisionner si abondamment de saies et de salaisons, non seulement Rome, mais la plupart des autres marchés de l’Italie »76. Ces thèmes sont aussi abordés par Gustave Bloch en 1900 dans l’Histoire de France dirigée par Ernest Lavisse. Il rappelle le commerce des salaisons et lainages, fort appréciés des Romains, et reconnaît qu’il y avait en Gaule « du blé en assez grande quantité » et que « les champs de la Séquanie firent l’effet d’un lieu de délices aux Germains d’Arioviste »77. Gustave Bloch estime qu’au moment de la conquête, les Gaulois avaient une grande maîtrise de « l’art industriel » et que « c’est dans la métallurgie qu’ils ont excellé »78, et particulièrement dans l’orfèvrerie. Or, Ernest Lavisse ne fait absolument pas référence à la maîtrise de la sidérurgie qui a pourtant été déterminante dans l’évolution de l’agriculture gauloise. En effet, l’alliage de fer permet de produire des outils bien plus résistants, et donc performants, que ceux fabriqués en bois ou même en bronze. Pourtant, Ernest Lavisse évoque l’usage du métal dans l’armement mais non dans les activités techniques et agricoles.

36Les archéologues prennent conscience, en croisant les résultats des fouilles archéologiques et les sources littéraires antiques, que la Gaule était un territoire plus aménagé que ne le voudrait le topos horribilis de la sauvagerie des premiers peuples que décrit avec force malveillance un Cicéron. Une position médiane se dessine – citations latines et grecques à l’appui, compte rendu de fouilles en main – et dessine un nouveau visage de la Gaule, moins militant, plus modéré, plus étayé aussi. On le voit par exemple avec le Manuel pour servir à l’étude de l’Antiquité celtique de Georges Dottin qui dresse en 1906 une synthèse des découvertes des dernières décennies. Celui-ci considère que l’agriculture et l’élevage étaient très développés chez les Gaulois avant même la conquête romaine79. Il aborde ensuite l’industrie gauloise et l’exploitation des nombreuses mines métallifères (notamment or et argent) et leur utilisation pour fabriquer des armes, des outils, des monnaies, ou des objets décoratifs. Il donne ainsi raison à Napoléon III. Concernant le territoire, il reconnaît l’existence de voies importantes de communication, supports du commerce gaulois :

Les voies de communication ne manquaient point. Les fleuves sont si heureusement distribués entre eux, remarque Strabon, qu’on peut faire passer aisément les marchandises d’une mer à l’autre, en empruntant pour une très petite partie du trajet la voie de terre ; mais ces charrois n’offrent point de difficultés, parce qu’ils peuvent se faire facilement en plaine. Les routes étaient suffisamment nombreuses en Gaule pour permettre à César les évolutions rapides de ses troupes. [...] Deux grandes routes commerciales reliaient Marseille au Nord de la Gaule. La première suivait le Rhône, la Saône qui au temps de César servait au transport des blés, empruntait la voie de terre pour gagner la Seine ; puis descendait ce fleuve pour arriver au littoral. La seconde était la voie de terre jusqu’au pays des Arvernes et là on empruntait le cours de la Loire. Vers le troisième siècle avant notre ère, il y avait, à l’embouchure de la Loire, un port très important, que Pythéas nomme Corbilon.80

37En bon linguiste et historien, Georges Dottin – professeur de langue et littérature celtiques à l’université de Dijon, puis de littérature grecque à l’université de Rennes – émaille sa démonstration de nombreuses références textuelles antiques. Il est vrai qu’il se garde trop prudemment de conclure « qu’en général les Celtes fussent de remarquables agriculteurs, des commerçants habiles et des industriels hors ligne »81. Mais les spécialistes des Gaulois – préhistoriens, quelques antiquistes, archéologues et linguistes – prennent conscience qu’au moment de la conquête romaine, le territoire de la Gaule est déjà largement aménagé par ses habitants. Ils mesurent l’importance du développement technologique qui a permis aux Gaulois d’imprimer leur marque à leur territoire. Ils voient nettement à partir du iii^e siècle le paysage de la Gaule changer.

38Ernest Lavisse le sait. Il l’a lu aussi dans le manuel de quatrième de l’enseignement classique de Victor Duruy dont il assure la direction de la réécriture partielle. En 1891, comme en témoigne l’avertissement au lecteur, il a validé le texte que propose André Parmentier et qui montre clairement que les activités économiques des Gaulois étaient bien plus développées que ne l’affirment les Petits Lavisse :

Ils cultivaient leurs champs, où ils récoltaient des céréales, sauf le froment ; ils élevaient des bestiaux ; les fromages et les jambons de la Gaule étaient célèbres dans l’Antiquité. Dans le Sud, ils cultivaient la vigne, dont ils aimaient fort le produit ; ils savaient exploiter leurs mines, travailler la laine, le crin, faire des tissus de chanvre estimés, teindre les étoffes. Il y avait de grands ports sur l’Atlantique, et la flotte des Vénettes (Vannes) étonna César par la science navale dont témoignait sa construction. […] On voit donc que depuis longtemps ils étaient sortis de la barbarie.82

39Leur maîtrise architecturale apparaît avec une gravure montrant l’enceinte restaurée d’un oppidum gaulois découvert en 1868 à Murcens dans le Lot (ill. 46). André Parmentier détaille aussi l’organisation politique de la Gaule (petits États, confédérations, rivalités…), la structuration sociale (vergobrets, nobles, grands propriétaires et chefs de guerre, clientèles, druides, magistrats, eubages, bardes, plèbe, esclaves…) ainsi que la religion gauloise. C’est aussi le cas dans le manuel qu’Ernest Lavisse propose avec Paul Dupuy pour l’enseignement secondaire spécial dans lequel ils ajoutent des éléments de la vie quotidienne (mobilier, habits, coiffure…).

Illustration 46. Mur d’oppidum gaulois (Duruy, Lavisse, Parmentier, 1892).

40Le seul manuel de l’enseignement primaire d’Ernest Lavisse à intégrer certains apports de la recherche archéologique est le Cours moyen publié à partir de 1912, soit vingt ans après les manuels de Victor Duruy révisés sous l’autorité d’Ernest Lavisse. Et encore l’actualisation est-elle moindre. Nous avons déjà remarqué que c’est dans ce manuel qu’il accepte d’amener les élèves à poser leur regard sur les temps antérieurs aux Gaulois, qu’il déverrouille l’assimilation entre les Gaulois et ce que l’on imaginait être les premiers temps de l’histoire de France. Alors que les autres Petits Lavisse continuent à présenter les Gaulois de façon dépréciative en reproduisant sans guère de changements texte et images des éditions précédentes, ce manuel est un ouvrage totalement nouveau. La description de François Guizot a été abandonnée. Mais Ernest Lavisse a gardé l’idée d’un voyage dans le temps afin d’étudier les « différences entre la Gaule et la France » mais sans le ton dépréciatif :

Si les Gaulois revenaient au monde, ils seraient bien étonnés de tout ce qu’ils verraient ; ils ne reconnaîtraient pas leur pays. La Gaule était toute couverte de forêts, dont beaucoup ont été coupées depuis et remplacées par des champs et par des prairies. Il n’y avait pas de chemin de fer ; il n’y avait pas de belles routes comme aujourd’hui. Les Gaulois voyageaient à pied, à cheval, sur de gros chariots, par de mauvais chemins. Pour faire le tour de la Gaule, il fallait plus de temps qu’il n’en faut aujourd’hui pour faire le tour du monde.83

41Ce qui est certainement plus significatif encore, c’est que la société gauloise apparaît beaucoup plus structurée, organisée par des activités qui ne sont plus simplement celles des beuveries et des combats sans ordre. Les descriptions perdent leur aspect moralisateur au profit d’un ton plus neutre et qui tient partiellement compte de l’avancée du savoir. Ernest Lavisse reconnaît désormais que les Gaulois ont possédé des villes même s’il précise qu’il « n’y avait qu’un petit nombre de villes en Gaule, et [qu’]elles étaient toutes petites »84. Désormais les Gaulois habitent dans des « maisons », voire des « cabanes », et non plus des huttes. Enfin, la forêt recule pour laisser place à de véritables villages gaulois dans des zones largement déforestées. D’ailleurs, la gravure du « village gaulois » ne montre aucune habitation dans la forêt mais seulement en lisière et au bord d’un lac (ill. 47-48). Les forêts ne sont plus présentées comme des lieux sombres et sauvages, où l’on craignait des bêtes féroces, mais comme des lieux où s’y déroulait tous les ans « une belle cérémonie » menée par les druides et qui réunissait « une grande foule […] autour d’un chêne où il y avait du gui. Un druide montait sur l’arbre et coupe le gui avec une faucille d’or »85. Concernant l’agriculture et l’élevage, même si Ernest Lavisse estime que « les Gaulois cultivaient la terre moins bien qu’on ne la cultive aujourd’hui » – ce qui n’est évidemment pas contestable –, il décrit des activités plus nombreuses qu’il ne le faisait antérieurement :

Vous voyez, à droite, une cabane faite de terre battue et de pièces de bois. Près de la porte, au-dehors, une femme tient un enfant sur ses genoux. Un peu à gauche un homme fait du feu ; une femme apporte un chaudron. La cabane est au bord d’un étang ; un pêcheur, dans une barque, retire un filet. Le bord de l’étang est une prairie où vous voyez des porcs et des poules. On voit aussi les premiers sillons d’un champ labouré, et une charrue. [...] Ils avaient des troupeaux de moutons et de porcs. Ils mangeaient de la viande de ces animaux et se servaient de la laine et de peaux pour faire des vêtements. Ils se nourrissaient aussi de gibier. Il y avait en Gaule des loups, des cerfs, des chevreuils et des lièvres, en bien plus grand nombre qu’aujourd’hui. Il y avait aussi des animaux qui n’existent plus chez nous, des ours et de grands bœufs sauvages, appelés aurochs. Les Gaulois passaient une grande partie de leur temps à la chasse.86

42C’est une image paisible et sereine qui se dégage des activités quotidiennes des Gaulois, tant dans les textes que dans les gravures. Leur penchant pour l’alcool et la bagarre a disparu.

Illustration 47. Village gaulois (Lavisse, 1912-1922).

Illustration 48. Gaulois revenant de la chasse (Lavisse, 1912-1922).

43Comme nous l’avons constaté dans le même manuel pour l’armement, le texte et l’iconographie gagnent en précision scientifique. D’ailleurs, l’avant-propos précise que les cent trente gravures que comporte le manuel ont été « exécutées spécialement d’après des documents authentiques et nouveaux »87. Le savoir archéologique se traduit par la représentation d’un casque (même s’il date de l’âge du bronze ancien) et d’un bracelet ouvragés, ainsi que des deux faces d’une monnaie gauloise représentant Vercingétorix et un char de combat (ill. 49-50). Cela dénote un nouveau rapport à la source puisque chaque chapitre du Cours moyen – et non seulement celui sur les Gaulois – débute et se clôt par un dessin d’ornement et une monnaie montrant des objets archéologiques.

Illustration 49. Casque et bracelet gaulois entouré de gui (Lavisse, 1919).

Illustration 50. Vercingétorix d’après une monnaie gauloise (Lavisse, 1912-1922).

44Ernest Lavisse traduit dans l’enseignement la nouvelle centralité heuristique et démonstrative que le document a acquise dans la recherche comme en témoigne l’Introduction aux études historiques de Charles Seignobos et Charles-Victor Langlois en 189888. La Gaule romaine s’enrichit aussi d’une iconographie qu’elle n’avait guère antérieurement, mais dans ce manuel seulement. En effet, il n’y a aucune gravure sur la Gaule romaine dans l’Histoire générale, que ce soit en 1885 ou au début du xx^e siècle. Dans La deuxième année d’histoire de France, il faut se contenter, de 1883 à 1895, d’une toute petite gravure (2 centimètres sur 3) des arènes de Nîmes (ill. 51). En 1895 apparaissent une représentation de « costumes gallo-romains » et une gravure contemporaine du temple d’Auguste et Livie à Vienne. Mais ce souci documentaire est à relativiser et ne se met en place que de façon très progressive (ill. 52-54). Cette dernière image est peu flatteuse et surtout ancienne : le bâtiment est en ruine, le sol est jonché de pierre, le temple est entouré d’une palissade et maintenu par des étais, alors qu’il vient d’être restauré de 1853 à 1870 par Charles-Auguste Questel, architecte des Monuments historiques. Le temple d’Auguste et Livie porte donc encore de nombreuses modifications postérieures à la période gallo-romaine avec des entrecolonnements murés, des portes et des fenêtres percées, la cella démolie. Dans l’édition de 1906, une inversion malencontreuse confond le Parthénon et le temple d’Auguste et Livie. C’est pourquoi en 1911 une nouvelle gravure remplace l’ancienne et figure le temple restauré, dans toute sa majesté, qui se dégage des immeubles environnants traités en pointillés de façon à rendre plus saillant l’édifice gallo-romain. C’est donc bien une nouvelle manière de considérer les sources archéologiques auxquelles Ernest Lavisse et son éditeur accordent plus de crédit et d’attention à la veille de la Première Guerre mondiale.

Illustration 51. Arènes de Nîmes (Lavisse, 1876-1883).

Illustration 52. Temple d’Auguste et Livie, à Vienne (Lavisse, 1895-1906).

Illustration 53. Temple d’Auguste et Livie, à Vienne [le Parthénon à Athènes] (Lavisse, 1906).

Illustration 54. Temple d’Auguste et Livie, à Vienne (Lavisse, 1911-1922).

45Le nouveau Cours moyen qui paraît à partir de 1912 offre donc des Gaulois un nouveau visage, plus positif, documenté et apaisé. En revanche, cette nouvelle version des Gaulois cohabite encore avec les autres manuels qui sont toujours réédités et qui continuent de les présenter comme des barbares, vivant dans des huttes sombres et perdues au fond des bois. Cette vision d’un niveau de développement médiocre de la Gaule est d’une constance surprenante de 1876 à 1922 dans tous les Petits Lavisse du cours préparatoire (Leçons et Année préparatoire), du cours élémentaire (Récits et entretiens, et Histoire de France, Cours élémentaire), des Première année et Deuxième année d’histoire de France du cours moyen, des classes élémentaires des collèges et lycées, de l’enseignement primaire supérieur, de l’enseignement secondaire spécial (Histoire de France et notions sommaires d’histoire générale) ou de l’enseignement secondaire (Histoire générale). On ne peut pas invoquer une motivation didactique qui l’aurait poussé à simplifier le discours scientifique qui n’aurait été pour son jeune public qu’une inutile et encombrante complexité. Il s’agirait plutôt de positionner les Gaulois à l’orée d’une longue épopée qui va les mener d’un état de barbarie à celui de civilisation, mus par le ressort du progrès et de l’éveil national. L’idée est d’ailleurs assez répandue de faire un lien entre la médiocrité (supposée) de l’organisation sociale, politique et économique des Gaulois et leurs difficultés à s’unir. Si Ernest Lavisse a mal lu, ou mal retenu, ce qu’ont écrit les préhistoriens et les archéologues sur l’état de développement des Gaulois, c’est qu’il est obnubilé par le sens politique de la fragilité d’une nation désunie. L’histoire des Gaulois devient, sous sa plume, celle des péripéties d’un peuple condamné à l’impuissance, soumis à la nature sauvage par incapacité à construire une unité politique. Pour y remédier il faudra un choix collectif, en conscience, qui permettra de déverrouiller le déterminisme naturel et d’enclencher la marche dans l’histoire. C’est vraisemblablement pour cette raison que l’historien est si longtemps rétif à intégrer la richesse manifeste des découvertes archéologiques. Dans les Petits Lavisse, le récit du passé est un roman national qui s’est forgé dans le champ de forces de puissants enjeux politiques et moraux au cœur desquels se dresse l’École de la Troisième République.