Chapitre I
Un peuple « toujours-déjà-là »
Texte intégral
1Les Gaulois sont le seul peuple que l’imaginaire collectif de la Troisième République qualifie d’ancêtres des Français au point de célébrer cette filiation dans une expression populaire qui leur est dédiée. Mais cette fabrique de « nos ancêtres les Gaulois » est le résultat d’une écriture et d’un choix parmi les morts. Cette relation organique, entre la Gaule et la France, entre les Gaulois et les Français de la Troisième République, laisse nécessairement dans l’ombre de nombreux autres ancêtres effectifs. Mais il en va alors de la pureté des origines et par là même de l’unité de la nation. L’homme préhistorique n’est guère qu’un ancêtre invisible dans les Petits Lavisse bien que la recherche contemporaine le fasse apparaître progressivement grâce à l’archéologie qui accomplit des progrès immenses dans la connaissance des temps antérieurs à l’histoire. Le demi-siècle lavissien (1876-1922) est décisif à cet égard et voit émerger une réalité moins fantasmée et plus documentée du Paléolithique, du Néolithique et de l’homme préhistorique. Mais dans l’approche éducative et morale des Petits Lavisse, l’homme préhistorique n’apparaît guère, et tardivement. Il est confiné dans l’obscurité des grottes et de la barbarie préhistoriques. Pour comprendre les choix qu’Ernest Lavisse opère dans le cadre de ses manuels scolaires, il nous faut reconstituer le contexte scientifique et intellectuel de l’époque. En dehors du champ scolaire, nous devons retrouver les écrits d’Ernest Lavisse, les publications qu’il a coordonnées, les revues qu’il a dirigées, les expositions et les débats dont il a forcément eu connaissance, les communications auxquelles il a peut-être assisté dans les sociétés savantes où il se rendait ; mais aussi les doutes qui se sont probablement emparés de lui, et s’il a pu être tenté, comme d’autres, de faire remonter l’ancestralité honorable aux générations préhistoriques. Tout cela pour essayer d’approcher, de comprendre et de donner voix aux silences du manuéliste.
« Depuis le commencement du monde »
2Ernest Lavisse ne remonte guère en amont des Gaulois et la grande majorité de ses manuels ignorent totalement la Préhistoire. Ainsi, il affirme jusqu’au début du xxe siècle dans l’Histoire générale que l’Antiquité s’étire « depuis le commencement du monde jusqu’à la chute de l’Empire romain (395 après Jésus-Christ) »1 et débute par l’Égypte antique « il y a cinq mille ans »2, ce qui ne situe guère « le commencement du monde » que 3000 ans avant notre ère. Le terme Préhistoire n’est utilisé à aucun moment. C’est encore le cas dix ans plus tard, en 1895, dans La deuxième année d’histoire de France, où Ernest Lavisse affirme que l’on divise « l’histoire des hommes depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours » en quatre périodes que sont « l’Antiquité, le Moyen Âge, les temps modernes, les temps contemporains »3. Ce manuel suit le programme de 1894 et, pour chaque civilisation, identifie un peuple originel, déjà là, sans aucune ethnogenèse. Il en est ainsi des Égyptiens, des « Israélites », des Grecs, des Romains comme des Gaulois. À aucun moment on ne s’interroge sur leurs origines. Et le texte reste identique jusqu’en 1922. La Préhistoire, et particulièrement l’évolution paléontologique, tient à ce point peu de place qu’Ernest Lavisse affirme même de 1913 à 1922 dans son Cours élémentaire qu’au « commencement du monde, il n’y avait que les oiseaux qui volaient dans l’air. Il n’y avait que les poissons qui voyageaient dans l’eau. L’homme marchait péniblement sur terre »4. Ernest Lavisse reste ainsi implicitement dans une perspective créationniste de la Terre qui, justement, présuppose l’existence des êtres, et des peuples, dès le « commencement du monde ».
3Les rares présences de la Préhistoire dans les Petits Lavisse se résument à quelques phrases brèves dans deux manuels. En 1884, il ajoute dans ses Récits et entretiens familiers du cours élémentaire un commentaire sur les « premiers habitants de notre pays », il y a « plus de 2000 ans »5 :
Il y a des centaines et des centaines d’années, notre pays était couvert de forêts et de marécages. Les hommes, pour échapper aux bêtes féroces, habitaient dans des cavernes, ou bien ils plantaient de grands pieux dans un lac, mettaient un plancher dessus, et sur le plancher bâtissaient des cabanes. Ils chassaient ou bien ils pêchaient pour trouver leur nourriture, et ils s’habillaient de peaux de bêtes. Ils étaient si sauvages qu’ils tuaient des hommes et se nourrissaient de chair humaine6.
4L’année suivante, en 1885, paraît la première édition de l’Histoire générale qui aborde l’Égypte ancienne. L’introduction débute par une description de la situation de l’Europe à la même époque :
Il y a cinq mille ans, l’Europe était déjà habitée, mais ses habitants ne ressemblaient guère à ceux d’aujourd’hui. Ils demeuraient dans des cavernes ou dans des huttes ; ils s’habillaient de peaux de bêtes ; ils mangeaient la chair des animaux qu’ils tuaient à la chasse. C’était encore des sauvages ; les habitants de la France comme les autres7.
5Ces premiers habitants de « notre pays » auraient donc été des sauvages, et même anthropophages, et auraient habité dans des cavernes, des huttes ou des villages palafittes. Cela appelle plusieurs commentaires. Tout d’abord, avec les deux précédentes citations, nous avons là les seuls passages qui concernent la Préhistoire dans l’ensemble des Petits Lavisse de 1876 à 1922. C’est donc peu lorsque l’on veut traiter des origines. La moisson d’informations est d’autant plus décevante que le texte de ces deux manuels n’évolue pas entre leur première édition (1884-1885) et la mort de leur auteur en 1922. Avec un tel portrait, on ne voit pas comment ces populations pourraient entrer dans la prestigieuse galerie des ancêtres. La chronologie est aussi incertaine car lorsqu’Ernest Lavisse regarde les temps antérieurs aux Gaulois, il ne distingue qu’une période située soit vaguement « il y a des centaines et des centaines d’années », soit au iie siècle avant notre ère (« il y a cinq mille ans »). Or, cette période n’a rien de paléolithique, elle est encore au mieux néolithique comme en témoigne l’habitat palafitte. On voit bien ici la confusion entre les deux périodes, ou leur mélange. Ernest Lavisse n’emploie aucun des termes préhistoire, paléolithique, néolithique, pourtant tous définis dans le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré (1873-1877), dans le Grand dictionnaire universel de Pierre Larousse (1866-1877), et utilisés par Gustave Bloch dans l’Histoire de France des origines à la Révolution (1900) dirigée par Ernest Lavisse lui-même. Il en est de même du terme protohistorique qui a déjà été utilisé par le Journal officiel en 1877 et par Émile Littré dans son Supplément de 1886 pour désigner les « débuts de l’histoire ».
6Les silences et les approximations d’Ernest Lavisse sur la Préhistoire sont d’autant plus surprenants que, dans la seconde moitié du xixe siècle, on assiste à la mise en place d’un savoir de plus en plus consistant sur la période paléolithique. Boucher de Perthes a déjà travaillé sur l’homme préhistorique qu’il qualifie, en 1860, d’« Homme antédiluvien »8. En 1868, Gabriel de Mortillet est chargé de répertorier et de classer les collections personnelles de Boucher de Perthes. Celui-ci les a léguées trois ans plus tôt au musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye. C’est aussi en 1865 qu’Édouard Lartet et Henry Christy lèguent à l’institution le matériel archéologique issu notamment de la grotte des Eyzies9. La même année, le Britannique John Lubbock renomme les « temps antédiluviens » en « temps paléolithiques ». Alors qu’Ernest Lavisse assimile en 1884 le Paléolithique et le Néolithique, vaguement fondus dans une période chronologiquement incertaine et anonyme, Gabriel de Mortillet a déjà proposé en 1872 une classification d’une grande précision. Il a fortement contribué à la mise en place d’une typologie chronologique des industries lithiques du Paléolithique et du Néolithique, distinguant notamment les périodes de l’Acheuléen (Saint-Acheul), du Moustérien (Moustier), du Solutréen (Roc-de-Sers, Brassempouy), ou encore du Magdalénien (Lascaux)10. Pour chacune il associe des caractéristiques climatiques, faunistiques et anthropologiques, des types d’habitat, et présente des outils représentatifs. Le lecteur peut ainsi observer la succession de « grands instruments de pierre en forme d’amande » (Acheuléen), puis des « pointes de silex retaillées d’un seul côté et racloirs » (Moustérien), puis au Magdalénien des « flèches barbelées en os et lames de silex », pour parvenir à l’« âge de la pierre polie » ou « Néolithique » et l’apparition des « haches polies en pierre ». Il énumère soixante-treize sites archéologiques situés essentiellement en France, mais aussi en Suisse, en Allemagne, en Italie et en Espagne.
7Si Gabriel de Mortillet est ainsi en mesure de proposer cette classification en 1872, c’est qu’il s’appuie sur de nombreux travaux antérieurs. Surtout il tente de synthétiser les résultats récents de découvertes et de fouilles archéologiques décisives11. Concernant l’art pariétal, c’est entre 1870 et la Première Guerre mondiale – ce qui correspond approximativement à la période de publication des Petits Lavisse (1876-1922) du vivant de leur auteur – que tous les grands gisements de la vallée de la Vézère, du pays charentais et des Pyrénées ont été découverts et fouillés. Après la découverte d’Altamira en Espagne (1868, fouillée à partir de 1879), deux autres grottes ornées sont découvertes en Gironde (Pair-non-Pair, 1895, classée monument historique en 1900) et en Ardèche (Chabot, 1878, classée en 1903). En 1901, Henri Breuil et Louis Capitan signalent à l’Académie des sciences la découverte de « gravures paléolithiques sur les parois de la grotte des Combarelles près des Eyzies » qui surpassent celles de ces trois premières grottes. L’année suivante, ils en donnent une analyse qui souligne la qualité de ces gravures :
Nous avons pu, en effet, nettement distinguer et relever 408 gravures d’animaux variés, dont 14 de mammouths, ce qui est un fait absolument nouveau. [...] En somme, si on étudie la technique de l’exécution de ces figures, on est frappé de sa complète identité avec celle mise en œuvre par les préhistoriques pour graver les os, cornes et pierres qu’on rencontre dans les foyers accompagnés d’une industrie du type solutréen ou magdalénien, d’où la déduction qu’elles sont vraisemblablement de la même époque. [...] Elle montre d’une façon évidente qu’il s’agit de représentations exécutées par des artistes ayant vu les animaux qu’ils ont reproduits avec une exactitude et une science réellement remarquables.12
8Les techniques archéologiques aussi commencent à s’affiner et à se théoriser. Les premiers manuels d’archéologie paléolithique paraissent comme celui de Crépaux-Delmaire en 189013. L’archéologie du Néolithique demeure paradoxalement plus longtemps approximative que celle du Paléolithique. Il faut attendre 1872 pour que l’archéologue suédois Bror Emil Hildebrand donne de la protohistoire, pour la période qui nous intéresse, une première chronologie qui voit se succéder le Hallstatt (âge ancien, le premier âge du fer) et La Tène (second âge du fer, du ve siècle à la conquête romaine). Cette périodisation est ensuite affinée et adaptée aux différentes régions celtiques à la fin du siècle, pour l’Allemagne par Otto Tischler (1885), K. Schumacher (1898) et Paul Reinecke (1902), puis à la veille de la Première Guerre mondiale pour la France et l’Angleterre, notamment par Joseph Déchelette en 191414. Or, pour cette période, Ernest Lavisse n’actualise plus ses manuels après 1913.
9Le xixe siècle est aussi celui du développement des sciences de la nature. La façon dont Ernest Lavisse présente les Gaulois sans antériorité, sorte de génération spontanée, entre en contradiction avec le concept d’évolution et le principe de continuité. Comme le pensait déjà Aristote et le formulait Leibnitz par l’adage latin Natura non facit saltus, la nature ne procède pas par bonds mais au contraire par des changements lents, par des évolutions discrètes qui prennent leur sens dans des temporalités longues. C’est aussi ce qu’ont montré les travaux de Darwin à partir de 1859. C’est d’ailleurs la thèse soutenue par Gustave Le Bon en 1889 dans Les premières civilisations :
Qu’il s’agisse d’un être vivant quelconque, ou d’une société, ou d’une croyance, c’est toujours d’une façon lente et progressive que s’opèrent les modifications les plus profondes. Avant d’arriver à des formes supérieures, les êtres et les choses doivent toujours passer par une série de formes intermédiaires. Les influences de milieu déterminent des transformations d’abord invisibles, mais qui deviennent frappantes lorsqu’elles ont été triées par la sélection et accumulées par l’hérédité pendant le cours des siècles. Ce n’est qu’en appliquant cette notion d’évolution à l’histoire que nous pouvons comprendre la naissance et le développement des civilisations, la genèse des institutions et des croyances, la succession des événements.15
10Par son succès, le principe de continuité des sciences de la nature s’impose dans toutes les disciplines des sciences humaines. Et le fait est que si l’évolution anthropologique connaît parfois des accélérations importantes (notamment en cas d’épidémie ou de guerre) – ce qui redonne tout son sens au concept d’événements16 –, il faut bien reconnaître que la recherche rend désormais inopérante l’idée absolue d’un peuple-origine. S’emparant du versant historique et anthropologique de la question, Gustave Le Bon peut aisément affirmer que l’on a trop longtemps considéré que « peuples, villes, empires apparaissaient brusquement dans l’histoire »17 car on traquait insuffisamment leur émergence.
11Ces renouvellements méthodologiques, épistémologiques, et surtout les résultats des fouilles archéologiques suscitent une importante activité éditoriale dans les nombreux bulletins de sociétés savantes locales et régionales. Les découvertes trouvent aussi un écho à l’échelle nationale par diverses publications, dont la Revue des sociétés savantes portée par le ministère de l’Instruction publique. De même l’Académie des sciences rapporte par exemple, lors de sa séance du 1er juillet 1889, la découverte par Armand Viré près de Lorrez-le-Bocage, dans le département de Seine-et-Marne, d’une dizaine de stations préhistoriques avec des milliers d’objets parmi lesquels des haches, des racloirs, des grattoirs, des ciseaux, des percuteurs, des nucléus, des hameçons… Déjà paraissent des ouvrages de synthèse destinés à un public élargi comme Le préhistorique (1883) de Gabriel de Mortillet, La Gaule avant les Gaulois (1884) d’Alexandre Bertrand, La création de l’homme et les premiers âges de l’humanité par Henri Raison du Cleuziou (1887), Les premières civilisations de Gustave Le Bon (1889), ou encore La France préhistorique (1889) d’Émile Cartailhac18. Ces ouvrages sont souvent richement illustrés : 350 gravures pour La création de l’homme19 et 333 reproductions dans Les premières civilisations, ce qui contribue à l’agrément de la lecture et à la constitution d’un fonds iconographique significatif. Des revues de vulgarisation scientifique se font aussi régulièrement écho de ce savoir préhistorique en formation20. Dès 1904, la Société préhistorique française fait paraître un bulletin mensuel qui travaille, d’année en année, non seulement à la constitution d’un savoir plus rigoureux mais aussi à l’élaboration de problématiques heuristiques et méthodologiques21.
12Le Néolithique aussi se dote d’une iconographie qui illustre les importantes découvertes archéologiques. D’ailleurs, dans les Récits et entretiens apparaissent en 1884 des gravures figurant un « village bâti sur un lac » (ill. 1). Il a toutes les caractéristiques des villages lacustres néolithiques comme celui que Ferdinand Keller a fouillé non loin de Meilen, sur les rives du lac de Zurich, à partir de 1854. L’iconographie s’inspire aussi des résultats de fouilles archéologiques menées au sud du lac de Neuchâtel depuis 1857, sur le site de l’actuelle commune de La Tène22, à la faveur d’un abaissement de trois mètres du niveau des eaux du lac. Les fouilles de Ferdinand Keller, Jean Édouard Desor, Émile et Paul Vouga, ou encore William Wavre y mettent en évidence un village celtique sur pilotis spécialisé dans la manufacture d’armes. Les découvertes se succèdent dans toute l’Europe et une documentation iconographique commence à circuler. Les gravures de ces villages palafittes se retrouvent dans de nombreuses publications de l’époque, à commencer par Die keltischen Pfahlbauten in den Schweizerseen publié dès 1854 par Ferdinand Keller23, et en français dans L’homme primitif de Louis Figuier illustré par Émile Bayard en 187024 ; ou encore dans l’Histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques, dont le premier tome traite Les origines, les races et les langues25. Son auteur, François Lenormant, professeur d’archéologie à Paris, décide d’illustrer son ouvrage en 1881 pour la neuvième édition. L’image qu’Ernest Lavisse insère en 1884 dans son manuel est très proche de la gravure parue deux ans plus tôt dans le Préhistorique de Gabriel de Mortillet (ill. 2). Ce type de représentation conserve sa scientificité comme on le voit avec l’illustration retenue par Joseph Déchelette dans son manuel d’Archéologie préhistorique en 1908 (ill. 3). Ernest Lavisse la conserve jusqu’en 1922. Si l’image est pertinente, le manuéliste n’apporte aucune datation – il indique seulement que ce type d’habitation existait « il y a des centaines et des centaines d’années » – et ne précise pas les relations entre ces populations et les Gaulois26.
Illustration 1. Village bâti sur un lac (Lavisse, 1884-1922).

1. « Village bâti sur un lac », dans E. Lavisse, Récits et entretiens familiers, Paris, A. Colin, 1903, p. 3. Collection particulière.
Illustration 2. Habitation lacustre ou palafitte (Mortillet, 1882).

2. « Habitation lacustre ou palafitte », dans G. de Mortillet, Le préhistorique, Paris, C. Reinwald, 1882, p. 486. © Bibliothèque nationale de France.
Illustration 3. Reconstitution d’un palafitte (Déchelette, 1908).

3. « Reconstitution d’un palafitte », dans J. Déchelette, Manuel d’archéologie préhistorique, celtique et gallo-romaine, I. Archéologie préhistorique, Paris, A. Picard, 1908, p. 364. © Bibliothèque municipale de Grenoble, L.9349.
13De plus – et contrairement à l’iconographie abondante qu’Ernest Lavisse consacre aux Gaulois, et qui les situe au centre de l’image et de l’action –, la seule gravure qui illustre la Préhistoire ne concède à ses acteurs qu’une place et une taille marginales. Ils n’apparaissent en effet que comme de vagues silhouettes, deux personnages à l’entrée d’un ponton et un pêcheur sur une barque. L’homme est ici quasiment absent. Il ne peut en quelque manière incarner véritablement nos ancêtres. Même quand il est là, on le voit à peine ; il est, aussi pour cette raison, un homme invisible27.
14Car Ernest Lavisse ne s’intéresse pas à ces populations antérieures aux Gaulois. On le voit bien avec les constructions mégalithiques, dolmens, menhirs et autres alignements. Elles figurent dans les Petits Lavisse tant qu’Ernest Lavisse les considère comme des constructions gauloises. En effet, de nombreux historiens les attribuent dans un premier temps aux Celtes et y voient des « monuments druidiques ». En 1862, même l’Académie des inscriptions et belles-lettres se méprend et met au concours la question des monuments celtiques en demandant aux candidats de « déterminer par un examen approfondi ce que les découvertes faites depuis le commencement du siècle ont ajouté à nos connaissances sur l’origine, les caractères distinctifs et la destination des monuments dits celtiques (menhirs, dolmens, allées couvertes, tumulus, etc.) ». C’est pour cela qu’Ernest Lavisse fait figurer un « monument druidique » dans sa Première année d’histoire de France dès 1876 (ill. 4).
Illustration 4. Monument druidique (Lavisse, 1876-1883).

4. « Monument druidique », dans E. Lavisse, Première année d’histoire de France, Paris, A. Colin, 1882, p. 6. Collection particulière.
15Pourtant cela fait déjà treize ans qu’Alexandre Bertrand a demandé en 1863 l’abandon de la dénomination « monument celtique » au profit de « monument mégalithique ». C’était au lendemain de la question mise au concours par l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Cela avait été entériné par la communauté scientifique en 1867 au Congrès international d’anthropologie et d’archéologie préhistorique28. Amédée Thalamas en tient compte en 1894 lorsqu’il écrit l’Opuscule du maître qui fait pendant au livret à destination des élèves rédigé par Ernest Lavisse. Il n’attribue plus ces empilements aux Gaulois et rappelle bien qu’après les populations de « l’âge de pierre » qui vivaient dans des grottes, « une race petite et brune a fait, avec de grosses pierres, des monuments appelés menhirs, dolmens, cromlechs. Ensuite, des invasions venues de l’Est ont peuplé le pays ; la plus connue est celle des Celtes ou Gaëls »29. Ernest Lavisse n’a pas cette réactivité. La gravure du « monument druidique » reste dans La première année d’histoire de France jusqu’en 1883 puis migre en Deuxième année suite aux changements de programmes de 1882. Elle y reste encore jusqu’en 1894. L’expression même de « monument druidique » disparaît, mais sans être rebaptisée « monument mégalithique » ni réattribuée à la Préhistoire. Il en est de même du Livret d’histoire de France, où l’on n’observe pas les précautions prises par Amédée Thalamas, quitte à ce que les deux livrets se contredisent implicitement. La seule préoccupation de notre historien concerne les Gaulois et nulle autre population. Et encore cette prise de conscience d’Ernest Lavisse que les Gaulois sont étrangers à la construction des mégalithes est-elle relative. S’il n’affirme plus qu’ils sont l’œuvre des Gaulois, il ne leur en réattribue pas moins un remploi rituel : dès 1884 dans La première année, il substitue une autre gravure à celle du dolmen. Elle figure figure une reconstitution (scientifiquement) improbable d’une scène religieuse gauloise, animée par un art sûr de la dramaturgie, où l’offrande humaine est déposée sur la dalle de couverture d’un dolmen sous le regard du druide et de ses assistants au moment même où il s’apprête à la mise à mort (ill. 5). Toujours en 1884, il place une représentation du même type dans ses Récits et entretiens et réitère en 1898 dans La nouvelle première année d’histoire de France (ill. 6-7). Ces trois dernières gravures restent inchangées jusqu’en 1922. Ne pas aborder ni actualiser la période antérieure aux Gaulois relève donc bien d’un choix délibéré de la part d’Ernest Lavisse. Cependant, il ne faut pas ignorer que tous les enseignants ne sont pas forcément à l'affût des dernières conclusions de la recherche archéologique et historique. Le Journal des instituteurs propose encore en 1906 une dictée extraite de l’Histoire de France d’Henri Martin intitulée « Les pierres gauloises » pour décrire les empilements préhistoriques30. Il est certain que cette absence de rigueur, par ailleurs fort compréhensible vue la diversité des champs que les enseignants du primaire ont à maîtriser, ne peut représenter pour Ernest Lavisse un stimulant l’amenant à plus d’exigence dans l’actualisation des connaissances de ses manuels scolaires.
Illustration 5. Sacrifice humain fait par des druides dans une forêt de la Gaule (Lavisse, 1884-1894).

5. « Sacrifice humain fait par des druides dans une forêt de la Gaule », dans E. Lavisse, La première année (nouvelle) d’histoire de France, Paris, A. Colin, [s. d., programmes de 1887], p. 4. Collection particulière.
Illustration 6. On étendait la victime sur une grande pierre (Lavisse, 1884-1922).

6. « On étendait la victime sur une grande pierre », dans E. Lavisse, Récits et entretiens familiers, Paris, A. Colin, 1911, p. 8. Collection particulière.
Illustration 7. Sacrifices humains par les druides, prêtres des Gaulois (Lavisse, 1894-1922).

7. « Sacrifices humains par les druides, prêtres des Gaulois », dans E. Lavisse, La nouvelle première année d’histoire de France, Paris, A. Colin, 1898, p. 18. Collection particulière.
16Pourtant ce nouveau savoir se diffuse, se démocratise et s’expose, creusant l’écart entre les connaissances scolaires et scientifiques. De nombreux musées ouvrent des salles consacrées à la Préhistoire et au Néolithique. C’est évidemment le cas du musée des Antiquités nationales ouvert en 1867 à Saint-Germain-en-Laye dont les collections s’étoffent de décennie en décennie31. En 1889, Charles Garnier, l’architecte de l’Opéra de Paris, réalise le long du Quai d’Orsay une exposition sous forme de fresques retraçant une histoire universelle de l’architecture à travers diverses reconstitutions d’habitations humaines. Quatre d’entre elles représentent successivement un abri-sous-roche paléolithique, une « hutte de l’époque du renne », des « dolmens et menhirs néolithiques » et enfin les habitats de « cités lacustres néolithiques ». Bien que les pierres levées ne correspondent pas à un petit habitat mais à des pratiques funéraires, ce que l’on ignorait, il faut bien reconnaître que cette exposition contribue à forger un corpus iconographique et cognitif sur la Préhistoire. Ernest Lavisse est alors parisien et il est peu probable qu’il n’ait pas eu la curiosité de s’y rendre. Quand bien même, en partant de son domicile situé près du jardin du Luxembourg (5 rue de Médicis)32 pour se rendre à la tour Eiffel inaugurée la même année pour l’Exposition universelle, s’il longe les quais, il ne peut éviter les installations de Charles Garnier. Même si ses préoccupations intellectuelles ne le tournent pas spontanément vers la Préhistoire mais vers l’époque moderne – il vient de succéder à Henri Wallon à la chaire d’histoire moderne à la Sorbonne –, il n’a pu vraisemblablement ignorer l’exposition dont on trouve divers échos dans la presse de l’époque. L’hebdomadaire La science illustrée relate alors nombre de découvertes préhistoriques aux côtés de nouvelles littéraires ou d’exposés sur l’électricité, le génie militaire, la catastrophe minière de Saint-Étienne en 1876 ou encore les invasions de criquets en Afrique du Nord. La revue est d’ailleurs dirigée par Louis Figuier, médecin de formation, qui avait publié en 1870, entre autres ouvrages de mathématiques, un livre sur L’homme primitif. Dans le numéro d’août 1889 de La science illustrée, Maxime Petit rend compte de l’exposition de Charles Garnier et décrit ainsi l’habitat préhistorique :
C’est ainsi qu’on a, dans l’âge de la pierre, distingué la période de la pierre taillée ou paléolithique et la période de la pierre polie ou Néolithique. Tout d’abord, l’homme, n’ayant pour outils que des silex plus ou moins grossièrement appropriés aux usages de la chasse et de la guerre, fut incapable de construire de toutes pièces des habitations. Il choisit donc pour abri les grottes, les cavernes et les abris naturels formés par la superposition des roches ; il habita même des excavations, de simples trous creusés dans la terre et recouverts de branchages. Peu à peu, il apprit à fermer les grottes par de grosses pierres posées de champ, à diviser les cavernes en chambres communiquant parfois entre elles, à se préserver plus habilement des intempéries. Vers la fin de l’époque paléolithique, alors que le renne devenait plus abondant que le grand ours et le mammouth, il se construisit des huttes soit avec de l’argile séchée, soit avec des branchages entrelacés.
17Puis il en vient à l’habitat néolithique, corrigeant au passage l’idée d’un usage des dolmens en habitat alors qu’il s’agit de sépultures :
La période néolithique marque un progrès considérable. L’homme n’est plus aussi nomade ; il élève sur terre des habitations circulaires plus confortables ; il établit près des carrières de véritables ateliers pour travailler la pierre ; il recherche le voisinage des sources, des rivières et de la mer ; il construit des cités lacustres ; enfin, il a des sépultures célèbres sous le nom de dolmens. L’usage de bâtir sur pilotis n’est pas particulier à l’âge de la pierre.33
18Même si les préhistoriens actuels ne se retrouvent pas forcément dans tous les aspects de cette chronologie architecturale paléolithique et néolithique – notamment dans la confusion d’un habitat d’entrée de grottes, ou sous roche, et l’aménagement de cavernes en chambres communicantes –, il faut bien reconnaître que ce savoir aisément accessible est bien plus riche que ce dont on disposait quelques décennies plus tôt. Les expositions universelles font aussi une place à ces découvertes comme celle de 1867 qui justifie la rédaction de « promenades préhistoriques » par Gabriel de Mortillet34. Il y a aussi les débats qui trouvent un écho assez important dans la presse historienne, au tournant des xixe et xxe siècles35, comme celui qui porte sur les notions de peuple et de race et qui oppose Paul Lacombe à Alexandru D. Xénopol36. Enfin, plus près encore d’Ernest Lavisse, il faut rappeler son amitié avec l’historien et ministre de l’Instruction publique de Napoléon III, Victor Duruy. Celui-ci considère Ernest Lavisse comme son propre fils, habite sur le même palier au 5 de la rue de Médicis à Paris, et l’a d’ailleurs recommandé à Napoléon III pour qu’il devienne le précepteur adjoint du prince impérial en 186837. Or Victor Duruy reconnaît bien l’existence des populations paléolithiques sur le territoire de la Gaule avant même l’arrivée des Gaulois. Il affirme clairement qu’elles ont laissé de nombreuses traces archéologiques qu’il énumère et illustre de plusieurs planches : débris, armes de défense et de chasse, flèches et harpons en bois de renne ; silex, roche dioritique et quartz travaillés ; bifaces acheuléens, poinçons, grattoirs-perçoirs, percuteurs ou broyeurs, lissoirs, meules, polissoirs, aiguilles en os, haches ; plaques d’ivoire, instruments de musique en os, bois de renne sculptés en relief et ornés de dessins ; « rocher ou os de l’oreille d’un cheval », « canine de renne », canine de loup, incisive de bœuf, « canine d’ours des cavernes », coquille de cyprès, valve et rondelles de pétoncle percés pour servir d’ornements, de parures, de pendeloques, de colliers38. Et cette longue liste ne prend pas place dans un ouvrage spécialisé sur la Préhistoire, il ne s’agit que de quelques pages consacrées à la Gaule avant la conquête dans l’Histoire des Romains, publiée entre 1879 et 1885.
19Bien sûr, on pourrait prétendre, sans guère de crédibilité, qu’Ernest Lavisse n’a pas lu l’Histoire des Romains de son ami Victor Duruy. En revanche, il est certain qu’il a lu très attentivement ses manuels destinés à l’enseignement secondaire classique. Il est en effet chargé par Victor Duruy lui-même de constituer une équipe de rédacteurs afin d’en adapter le texte à la réforme des programmes de 1889. Et l’on ne peut douter qu’Ernest Lavisse l’ait fait avec l’attention la plus grande lorsque l’on prend connaissance de l’avertissement qu’il donne au lecteur au début du manuel de quatrième :
M. Victor Duruy m’a fait l’honneur de me prier de lui désigner des collaborateurs pour faire à ses livres les quelques retouches et additions devenues nécessaires. M. Parmentier, professeur au lycée de Troyes, a bien voulu se charger de revoir, sous ma direction, le cours de quatrième. Je suis fier, pour ma part, de mettre mon nom au-dessous de celui de mon maître, M. Duruy, sur le titre d’ouvrages où tant de Français ont appris et apprendront encore à aimer l’histoire.39
20Or, ce que l’on trouve dans ces manuels de sixième et de quatrième respectivement consacrés à l’Orient ancien et à l’histoire romaine est très éloigné du contenu des Petits Lavisse, et bien plus conforme à l’état du savoir contemporain. L’ancienneté de l’humanité ne fait aucun doute, tout comme l’importance de mieux connaître la Préhistoire :
Avant l’époque où l’histoire des peuples de l’Orient commence, il y a donc une période antérieure à l’histoire ou préhistorique sur laquelle il serait très important d’être renseigné : nous saurions alors ce qu’étaient les premiers hommes, comment ils vivaient et comment ils pensaient.40
21Le paléolithique est simplement et rapidement défini :
Les premiers hommes dont nous ayons retrouvé les traces vivaient au bord des fleuves et des mers [...]. Ils habitaient aussi des cavernes en pleine montagne ou sur les bords escarpés des torrents. Ils vivaient du produit de la chasse et de la pêche ; leurs armes étaient des haches, des couteaux, des lances et des flèches, dont la partie tranchante ou pointue était formée de silex taillés ou d’éclats de pierre. À côté d’eux, on retrouve des os du rhinocéros, du mammouth, de l’ours des cavernes, et souvent de grossiers dessins gravés sur des bois de cerf ou des défenses de mammouth représentant des scènes de chasse, des croquis de plantes ou d’animaux. C’est la première étape connue de la civilisation humaine ; on l’appelle, du nom de la matière qui servait à faire des objets en usage, l’âge de la pierre taillée.41
22Le Néolithique est clairement distingué du Paléolithique et la description montre aux élèves le développement des techniques agricoles et d’élevages, mais aussi céramiques et militaires :
D’autres hommes vinrent après qui eurent une vie plus facile. Les animaux dangereux, tels que le mammouth et le rhinocéros, ne vivent plus à côté d’eux et ont quitté les régions d’Europe et d’Asie centrale. Les hommes habitent des villes bâties sur pilotis au bord des lacs et des rivières ; réfugiés dans ces cités lacustres, ils échappent facilement aux bêtes fauves ; ils vivent de la pêche, ils domestiquent le bœuf, la chèvre, le mouton, le chien ; ils connaissent la culture du blé, ils tissent des étoffes et les cousent avec des aiguilles en os. Ils fabriquent des poteries, ils élèvent des monuments avec de grosses pierres. Tantôt ce sont des tombeaux arrondis, appelés tumulus, tantôt des tables de pierre (dolmens), ou des cercles de rochers, ou des alignements de hautes pierres dressées. Les armes trouvées près de ces monuments ou dans ces cités lacustres ne sont plus formées de pierres éclatées, mais de pierres polies par le frottement, et rendues ainsi plus tranchantes : d’où le nom d’âge de la pierre polie donnée à cette époque.42
23Enfin vient l’âge des métaux :
Un progrès capital eut lieu quand les hommes surent fondre les métaux et fabriquer des armes et objets bien plus résistants et durables que les instruments en pierre. […] Les âges du bronze et du fer marquent les étapes décisives du progrès et nous conduisent au début des périodes historiques et connues.43
24Tout cela, Ernest Lavisse l’a forcément lu au moins au moment de revoir les épreuves avant la publication de l’ouvrage. D’ailleurs, André Parmentier invite les élèves de quatrième à se rendre au musée de Saint-Germain-en-Laye où ils peuvent découvrir « un grand nombre d’armes et d’outils ayant appartenu à ces premières populations » du pays avant de retrouver « tous les monuments relatifs à nos ancêtres les Gaulois »44.
25Plus encore, les découvertes des anthropologues et préhistoriens inspirent certains historiens français, et non des moindres. Il leur apparaît que la question d’une pureté originelle du sang gaulois qui irriguerait encore la population française relève du mythe. Henri d’Arbois de Jubainville est de ceux-là. C’est une autorité intellectuelle reconnue particulièrement dans le domaine de l’histoire des Gaulois puisqu’il détient depuis 1882 la chaire de langue et littérature celtiques au Collège de France dont il est le premier titulaire. En 1889, il dénonce l’idée d’un héritage gaulois significatif, tant en matière anthropologique, culturelle que morale, dont ses contemporains se revendiquent. Il balaie au passage l’affirmation d’Augustin Thierry qui considère que les dix-neuf vingtièmes de notre sang seraient gaulois :
La vérité est que les Gaulois ne peuvent pas probablement compter même pour un vingtième parmi les facteurs physiques auxquels nous devons la vie matérielle, et on ne doit point parler d’eux quand on cherche de quelle source intellectuelle dérive la vie morale de notre nation. Des races obscures ont précédé les Celtes ou Gaulois sur notre sol […] ; ces races mal connues nous ont donné presque tout le sang qui coule dans nos veines.45
26Les Celtes se sont mêlés au viie siècle à ce substrat racial préexistant. Ils ne constitueraient que la cinquième vague de peuplement de la France :
Avant l’arrivée des Celtes, le pays qu’on appelle aujourd’hui la France a vu se succéder quatre civilisations. Il a été habité successivement : 1o par l’homme quaternaire ; 2o par une population qui se logeait dans des cavernes, qui chassait le renne aujourd’hui disparu, qui ne connaissait pas les métaux, mais qui savait l’art du dessin ; 3o par une population plus cultivée qui a connu les métaux, qui a élevé les monuments mégalithiques, qui a inhumé ses morts dans les cabanes funéraires dites dolmens ; 4o par une population de culture plus élevée encore, qui incinérait les défunts, qui enfermait leurs cendres dans des urnes et qui les enfouissait sous des éminences artificielles. Les Celtes ou Gaulois arrivent en cinquième lieu, avec l’usage de l’inhumation.46
27De plus, les Celtes ne concernent au viie siècle que les marges orientales de ce qui deviendra la France. Leur extension vers l’ouest, qui nous intéresse ici, ne date que des ive et iiie siècles avant notre ère. En somme, Jubainville considère que nos « ancêtres primitifs n’étaient ni celtes, ni gaulois »47. L’affirmation est claire et tranchante, et l’ensemble de l’ouvrage est là pour l’étayer.
L’homme préhistorique, un ancêtre invisible
28Comment expliquer qu’Ernest Lavisse laisse si peu de place à la Préhistoire dans son traitement des origines de la France ? Une des raisons les plus évidentes est que les programmes officiels ne commencent qu’aux Gaulois. Les programmes de 1871 font débuter l’enseignement de « l’histoire nationale » à « La Gaule » en première année, et aux « Peuples anciens » en deuxième année (en troisième année le programme commence au xvie siècle). La Préhistoire, ou plutôt « Les premiers âges du monde », ne sont pas abordés en histoire mais en instruction religieuse, en première et deuxième année, et imposent encore au maître de traiter successivement de la Création, du Déluge, de Noé et Abraham, et de l’Ancien Testament. Le programme de l’école maternelle de 1881 porte sur « les grands faits de l’histoire nationale », c’est-à-dire sur l’épopée de la nation, ce qui laisse peu de place à une période dont les données archéologiques ne renseignent guère sur l’identité collective. De même, les programmes de 1882 des écoles primaires abordent au cours élémentaire « les plus grands personnages et les faits principaux de l’histoire nationale, jusqu’au commencement de la guerre de Cent Ans », ce qui, tant au niveau des faits que des personnages, ne permet guère de laisser une place à la Préhistoire. L’année suivante, au cours moyen, les élèves reprennent en 1328. Ce n’est qu’au cours supérieur qu’ils reviennent à des « notions très élémentaires d’histoire générale » en abordant, pour l’Antiquité, « l’Égypte, les Juifs, la Grèce, Rome », c’est-à-dire des civilisations constituées et possédant l’écriture, appartenant donc aux temps historiques. Cet oubli des origines préhistoriques n’est donc pas spécifique aux Gaulois. Dans La deuxième année d’histoire de France, Ernest Lavisse présente de la même manière les Égyptiens, « le premier peuple civilisé qui ait existé », sans aucune référence à ses origines. Il en est de même des Hébreux qui « étaient des peuples nomades qui vivaient il y a 2000 ans entre l’Euphrate et le Liban », ou encore des Grecs. Jamais il ne s’interroge sur leurs origines lointaines et le chapitre concernant les Romains débute par la fondation de Rome « par Romulus en 754 avant Jésus-Christ »48.Tout cela n’est pas remis en cause par le décret de 1887 puisque l’instruction primaire supérieure est une révision approfondie de ce qui a été abordé à l’école primaire élémentaire, c’est-à-dire de l’étude des « principales époques de l’histoire générale et spécialement des temps modernes ». D’ailleurs, le brevet élémentaire porte aussi sur ces principaux éléments d’histoire nationale. À une époque où l’on considère que la nation se constitue, au plus tôt, à l’époque des Gaulois, cela exclut de fait la Préhistoire. Quant au brevet supérieur, l’examen porte sur les « Époques mémorables, grands noms, faits essentiels de l’histoire générale et de l’histoire de France, principalement dans les temps modernes (1453) ». De plus, l’épreuve est très courte puisqu’elle ne peut dépasser un quart d’heure. Enfin, l’arrêté ministériel de 1894 n’accorde pas plus de place à la Préhistoire. Ces programmes scolaires révèlent aussi la conception même de l’histoire qui ne s’attache qu’à l’étude de populations structurées, qui ont atteint un certain degré de développement et de complexité. Ernest Lavisse l’exprime clairement à l’orée de la Vue générale de l’histoire politique de l’Europe en 1890 :
Un peuple n’a pas une histoire par le fait seul de son existence ; il faut que sa vie soit active et féconde. Le peuple historique est celui qui trouve les règles d’un état politique et social, et qui met un certain ordre dans le gouvernement, une certaine justice dans la société. Il professe une religion et une morale. Il pratique avec habilité le travail des mains et celui de l’esprit : il a une industrie, un art, des lettres. Il agit sur d’autres peuples pour employer sa force, pour s’enrichir et pour satisfaire son orgueil ; il est commerçant ou conquérant, ou les deux à la fois.49
29Cette conception de l’histoire peut exclure, aux yeux d’Ernest Lavisse, l’étude la pré-histoire, comme son nom l’indique. Mais, muni d’une telle définition, il n’aurait guère pu s’intéresser aux Gaulois puisque, nous le verrons, il leur dénie longtemps un sens de la justice, de la morale, une quelconque habileté artisanale ou spéculative.
30Il faut aussi noter que d’autres manuels scolaires intègrent les apports de la Préhistoire comme le manuel d’Histoire de France de J. Guiot et Frédéric Mane dont l’édition de 1906 débute par « l’âge de pierre et l’homme primitif ». Les populations paléolithiques sont même présentées comme « nos premiers aïeux » et « l’homme primitif » comme « notre premier ancêtre ». L’ouvrage insiste sur le fait qu’il ne faut pas les laisser dans l’oubli :
Est-ce à dire que nous devons laisser dans l’oubli nos premiers aïeux ? Non. Au fond des grottes on trouve aujourd’hui par milliers des squelettes d’hommes préhistoriques, des armes de pierre, des débris de poterie. Grâce à ces éléments divers, nous pouvons reconstituer l’existence de l’homme primitif, à l’époque fort lointaine de l’âge de pierre. Qu’il est malheureux, notre premier ancêtre ! [...] Si barbare qu’il nous paraisse, l’homme des cavernes a déjà le sens artistique. Il s’essaie à reproduire la silhouette des animaux qui l’entourent. Dans les grottes, on trouve fréquemment des plaquettes d’argile durcie, portant des images d’ours, de mammouths et de rennes.50
31J. Guiot et Frédéric Mane ajoutent la représentation d’une grotte préhistorique devant laquelle un feu est allumé, des individus s’affairant à dépecer un renne (ill. 8). Gaston Clémendot fait aussi figurer dans son Histoire de la France expliquée aux enfants (sous le pseudonyme G. Duvillage) une gravure intitulée « L’âge de pierre : retour de la chasse à l’ours » qui reproduit le tableau de Fernand Cormon présenté au Salon de 188451. Ces manuels abordent aussi l’âge des métaux et « le premier essai de civilisation » avec l’apparition de l’agriculture et de l’élevage :
Bien des siècles s’écoulent sans que l’homme puisse s’affranchir de la barbarie primitive. Peu à peu, pourtant les familles s’associent entre elles ; leur réunion forme des tribus. Tel est le premier pas dans la voie de la civilisation. La terre est alors ensemencée ; les céréales sont cultivées ; le lin, le chanvre procurent des vêtements plus souples. Le cheval, le bœuf, les moutons sont domestiqués. Le fer est travaillé ; il donne des armes plus solides, des outils perfectionnés. À l’âge de pierre succède l’âge de fer ou de bronze. Nous sommes parvenus aux environs de l’an 5000 av. Jésus-Christ. En ce moment des États se forment ; des villes se dressent, ornées de monuments. Avec l’Égypte, la première nation civilisée connue, commence véritablement l’histoire générale.52
Illustration 8. Grotte préhistorique (Guiot et Mane, 1906).

8. « Grotte préhistorique », dans J. Guiot et F. Mane, Histoire de France et notions d’histoire générale et d’histoire de la civilisation, Paris, P. Delaplane, 1906, p. 6. Collection particulière.
32La série de brochures publiées sous la direction de Charles Dupuy, consacrées à L’année du certificat d’études, est elle aussi significative. Elle propose pour chaque discipline évaluée à l’examen, un Livret à destination des élèves, constitué d’une série de questions et de réponses, et un Opuscule du maître qui suit le livret et apporte à l’enseignant des compléments d’informations. Concernant le programme d’histoire de France, Ernest Lavisse s’est chargé du livret alors que l’opuscule a été rédigé par Amédée Thalamas. Si Ernest Lavisse ne débute qu’à la période de la Gaule indépendante, dont il situe le début très approximativement « longtemps avant J.-C. »53, Amédée Thalamas précise qu’avant les Gaulois « les habitants avaient changé plus d’une fois. À l’âge de pierre, quelques familles de chasseurs ou de pêcheurs ont vécu dans des grottes ou des cités lacustres »54. On retrouve encore une fois cette contradiction implicite entre le livret et l’opuscule, entre les choix de Lavisse et ceux de Thalamas. À l’exemple d’autres manuélistes, Ernest Lavisse aurait pu intégrer la Préhistoire bien que les programmes de l’enseignement primaire ne débutent qu’avec l’étude des Gaulois. Il faut bien reconnaître qu’il aurait été pertinent d’étudier, même rapidement, les ancêtres de « nos ancêtres ». De plus, le programme du cours supérieur qui comporte des « notions d’histoire générale et d’histoire de la civilisation » lui aurait permis, comme l’ont fait J. Guiot et Frédéric Mane, d’aborder le Paléolithique et le Néolithique à l’orée du chapitre consacré à l’Égypte.
33Mais tels ne sont pas les choix d’Ernest Lavisse. Les raisons sont ailleurs que dans la contrainte toute relative des programmes de l’enseignement primaire. Si un certain engouement pour la Préhistoire est indéniable, il faut bien reconnaître, à la décharge d’Ernest Lavisse, que la discipline manque alors parfois de méthodes rigoureuses et de consensus interprétatif du matériel archéologique. C’est ce que met en évidence Gaston Boissier qui enseigne à l’École normale supérieure et au Collège de France. Il se félicite des progrès de la Préhistoire et considère que « ce sera certainement une des gloires de notre époque, la plus grande peut-être, d’avoir reculé les souvenirs de l’humanité et ajouté un grand nombre de siècles à l’histoire »55. Mais il n’en dénonce pas moins, dans la Revue des deux mondes en 1881, les approximations de cette discipline encore récente :
L’archéologie préhistorique date à peine chez nous d’une trentaine d’années ; c’est donc une science très jeune et encore fort peu expérimentée. Comme tout ce qui débute avec un certain éclat, elle a été l’objet d’engoûmens [sic] irréfléchis et de violentes attaques. Il faut avouer que quelques-uns des reproches qu’on lui adresse sont fondés : elle a voulu souvent marcher trop vite et tirer des conséquences trop générales de quelques découvertes imparfaitement étudiées. Elle a été possédée de la manie de faire du premier coup une science complète et s’est pressée de créer des divisions et des subdivisions dans cette vieille histoire dont on ne sait presque rien56.
34D’ailleurs, les classifications et nomenclatures paléolithiques sont très discutées et parfois violemment critiquées entre préhistoriens. Même celle que propose Gabriel de Mortillet – dont on utilise encore en partie la terminologie (Acheuléen, Moustérien, Solutréen, Magdalénien…) – est vivement remise en cause par les éminents Salomon Reinach, Alexandre Bertrand ou Édouard Piette57. Il en est de même du Néolithique. En 1927, Robert Octobon dénonce dans le Bulletin de la Société préhistorique française un manque de méthodes (notamment stratigraphiques), de précision terminologique ainsi qu’un défaut de classification58. Ainsi, en ce dernier tiers du xixe siècle, on peut comprendre que les historiens restent prudents à l’égard du savoir préhistorique qui s’élabore sous leurs yeux. La Revue historique, par exemple, ne consacre aucun article de fond à la Préhistoire, mais seulement quelques comptes rendus d’ouvrages tels que ceux d’Armand de Quatrefages, d’Auguste Molinier ou encore de Gabriel de Mortillet, mais insuffisamment pour marquer et susciter plus avant l’intérêt59. Même lorsque Salomon Reinach, en 1901, intègre l’équipe des rédacteurs de la Revue historique – alors qu’il est assistant, puis conservateur adjoint et enfin directeur du musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye (1887-1932) –, celle-ci ne se préoccupe pas véritablement de la Préhistoire. Se manifestent un mélange de distance critique, de prudence face à une discipline nouvelle, et certainement aussi une forme de désintérêt. Car les auteurs qui écrivent sur la Préhistoire, dans les premiers chapitres qui ouvrent les vastes histoires de France, ne sont jamais préhistoriens. Ils sont tous antiquistes comme Alexandre Bertrand – spécialiste des Gaulois –, ou Salomon Reinach qui a consacré sa carrière à l’étude de l’Antiquité grecque et romaine. Lorsque le cours libre proposé par Émile Cartailhac à la faculté des sciences de Toulouse depuis 1883 devient, en 1921, le certificat d’archéologie préhistorique de licence, il est délivré sous l’autorité d’un universitaire titulaire de la chaire d’histoire ancienne. C’est aussi le cas de Gustave Bloch, spécialiste de l’Antiquité romaine, qui écrit le premier volume de l’Histoire de France dirigée par Ernest Lavisse et publiée en 1900. Gustave Bloch ne consacre que neuf pages aux époques antérieures aux Gaulois ; il y aborde l’âge de la pierre taillée, l’âge de la pierre polie, l’âge des métaux. Et encore ce chapitre est-il manifestement conçu comme un passage obligé avant d’aborder une histoire plus commune. C’est ce qu’exprime Gustave Bloch avec un soulagement perceptible lorsque, enfin, il parvient aux périodes historiques : « Ainsi, partis des profondeurs de l’époque paléolithique, nous sommes arrivés en plein dans la lumière de l’histoire. »60 Il y a de la part de nombreux historiens le sentiment d’une vaine quête dans la recherche de ce que Gustave Bloch appelle ce « lointain profond »61 des origines. C’est aussi l’avis de Victor Duruy qui considère que, s’il est acquis qu’il y a bien eu des populations paléolithiques qui ont vécu sur le territoire de la Gaule, « de ces premiers-nés de la Gaule nous ne savons rien »62. Cela peut contribuer au désintérêt, sentiment éventuellement partagé par les enseignants eux-mêmes. Dans le Journal des instituteurs, une dictée proposée aux élèves en septembre 1906 est justement extraite de La deuxième année d’histoire de France d’Ernest Lavisse. Malgré la pauvreté et la faible actualisation des informations, la revue propose un extrait sur « Les premiers habitants de la France »63. C’est aussi une véritable barrière épistémologique qui se dresse au moment où les méthodiques, dans le contexte de structuration de l’histoire en science, affinent leurs principes et méthodes de travail fondés essentiellement sur l’étude des textes, en appelant à la rigueur scientifique sans verser dans un scientisme imprudent. C’est à ce titre que Gabriel Monod dénonce en 1889 la volonté de Gustave Le Bon de retrouver l’émergence lente des grands peuples et des grandes civilisations. Gabriel Monod accepte évidemment le principe d’évolution des civilisations, mais il reproche à Gustave Le Bon non seulement son manque de rigueur (emboîtant en cela le pas à Émile Durkheim) et le transfert simpliste de concepts des sciences dures à l’histoire. Il dénonce aussi ce qu’il considère comme de vaines velléités d’atteindre la genèse des grands peuples et des grandes civilisations, estimant qu’il faut bien « reconnaître que les origines de cette civilisation [ici l’Égypte antique] se perd dans la nuit des temps » et accepter l’évidence « qu’elle nous apparaît tout à coup dans l’histoire avec un haut degré de perfection »64. Cette conviction de l’impossibilité de connaître les premiers siècles des peuples et des civilisations contribue à la prudence des historiens, voire à la mise à distance des recherches sur la Préhistoire. Des précautions s’imposent à l’égard de conclusions parfois hâtives, dénoncées au sein même de la communauté préhistorienne, qui laissent en lieu et place d’anciennes certitudes de nouvelles hypothèses qui apparaissent parfois peu convaincantes. Particulièrement sur la question des origines, la rareté des sources et les hésitations interprétatives peuvent sembler indépassables aux historiens. Tout cela contribue à semer le doute. Gustave Bloch dit les difficultés à s’appuyer sur des savoirs solides par exemple au sujet des mégalithes – « Étaient-ce des idoles ? des pierres commémoratives ? On ne sait. »65 – ou des dolmens pour lesquels « on a d’abord pensé aux Celtes. Mais l’aire occupée par ces constructions est loin de coïncider avec celle qu’on doit assigner à la famille celtique »66.
35Face à ce type de difficultés, et lesté par un certain désintérêt pour la Préhistoire, il n’est pas étonnant que la collecte d’informations préhistoriques soit mince dans l’Histoire de France des origines jusqu’à la Révolution dirigée par Ernest Lavisse. La bibliographie en témoigne puisque Gustave Bloch ne cite que La description raisonnée du musée de Saint-Germain-en-Laye de Salomon Reinach, publiée entre 1889 et 1894, à laquelle il renvoie le lecteur pour ampliations bibliographiques. Lors de la réédition de l’ouvrage en 1911, augmentée d’illustrations, il n’ajoute que La France préhistorique de Cartailhac (1889), ce qui n’actualise pas la bibliographie puisque l’ouvrage avait été publié vingt-deux ans plus tôt. Auguste Molinier ne va guère plus loin dans Les sources de l’histoire de France (1901)67 où il ne retient, outre le catalogue de Salomon Reinach, que La Gaule avant les Gaulois d’Alexandre Bertrand (1884-1891), et Les premiers habitants de l’Europe d’Arbois de Jubainville (1877). Il y a alors manifestement une occultation de la Préhistoire de la part des historiens. Plus encore, la vie dans les grottes paléolithiques est souvent présentée de façon caricaturale. Gustave Bloch insiste en 1900 sur la saleté et la barbarie de leurs occupants car, considère-t-il, « la vie de ces Troglodytes était misérable. Les restes du repas, les os brisés, les viandes putréfiées, les immondices de toutes sortes s’entassaient sur le sol, dans une malpropreté repoussante ». Mais ajoute aussitôt que « les mêmes hommes pourtant avaient le goût de la parure. Ils portaient des coquillages, des dents perforées en guise de pendeloques. Et l’on a vu qu’un art élégant était né dans cette barbarie »68. La description a de quoi nous surprendre. Gustave Bloch semble reprendre les propos d’Alexandre Bertrand qui n’hésitait pas à mettre en évidence le même paradoxe où cohabitent le « dernier degré de la sauvagerie » et « le sentiment des arts très développé ». Selon lui, les hommes paléolithiques des cavernes « laissent s’accumuler dans leurs tanières et y pourrir la chair des animaux qu’ils ne consomment pas. Leurs demeures sont de véritables charniers. Ils semblent être par là au dernier degré de la sauvagerie, et, cependant, ils ont le sentiment des arts très développé. Problème curieux, rempli de mystère, qui peut donner lieu à mille réflexions, mais qui s’appuie sur des faits parfaitement constatés »69. Mais cet ouvrage date précisément de 1884, seize années avant la première édition de l’Histoire de France des origines jusqu’à la Révolution dirigée par Ernest Lavisse, et vingt-sept ans avant la deuxième en 1911. Or, à cette époque, les préhistoriens ont évolué dans leur présentation de l’habitat paléolithique. Même en 1889, Salomon Reinach, qui évoque pourtant le peu de souci de propreté et de confort des hommes paléolithiques, ne tient pas ce type de discours. La pauvreté informative est aussi iconographique puisque la seule illustration relative aux « sociétés primitives » dans l’Histoire de France illustrée de 1911 (ill. 9) représente un dolmen, et six objets paléolithiques (biface) ou néolithiques (hache polie, poterie…). C’est bien peu si l’on compare à la riche iconographie des ouvrages d’archéologie préhistorique de l’époque. Mais justement, ces rares images auraient malgré tout pu aisément prendre place dans les Petits Lavisse.
Illustration 9. Les sociétés primitives (Lavisse, 1900).

9. « Les sociétés primitives », dans E. Lavisse (dir.), Histoire de France illustrée depuis les origines jusqu’à la Révolution, Paris, Hachette, t. I, 2e partie, 1900, p. 8. Collection particulière.
36Enfin, l’approche de la Préhistoire et des origines est parfois délibérément politisée. Même pour Ernest Lavisse, elle peut apparaître excessivement patriotique, voire nationaliste, au point d’en perdre tout intérêt, d’autant que cela va à l’encontre de l’énonciation des Gaulois comme origine première. Comment Ernest Lavisse peut-il réagir à la démarche d’Alexandre Bertrand qui part à « la recherche de nos origines »70 dans La Gaule avant les Gaulois, et qui se donne l’objectif de « la reconstitution de notre histoire nationale »71 ? Comment peut-il accorder aux populations préhistoriques de participer à l’histoire de la nation française alors qu’il refuse aux Gaulois d’avoir constitué une nation ? Que penser d’Émile Cartailhac qui, en ouvrant le premier cours de Préhistoire donné en 1883 à l’université de Toulouse, le place sous la devise : « Par le travail ! Pour la patrie ! »72 ? À la fin du siècle, même un prestigieux anthropologue et préhistorien comme Gabriel de Mortillet ne voit-il pas en « l’homme de la race de Néanderthal » « le premier français [sic] par le droit du premier occupant », et avec « l’homme de la race de Laugerie »73, une race authentique qui « s’est forgée dans nos régions »74 ? Gabriel de Mortillet n’hésite pas à rédiger en 1897 une vaste fresque sur l’histoire de la Formation de la nation française, depuis les « origines de la vie » jusqu’aux Francs, en demeurant dans le cadre spatial hexagonal de la France de 1870, c’est-à-dire sans l’amputation de l’annexion de 1871. Comment Ernest Lavisse peut-il accepter l’analyse du préhistorien qui dénie aux premières sources antiques toute vraisemblance dans leurs descriptions des Celtes et des Gaulois, et qui n’y voit qu’un « roman historique »75 ? Plus encore, celui-ci considère que malgré la succession des migrations paléolithiques et néolithiques, la race de Laugerie se serait maintenue jusqu’à l’époque contemporaine car « le fond de la population est resté composé des autochtones du Paléolithique, que nous avons bien raison de considérer comme les premiers Français », et même « le noyau de la démocratie française »76. Plus qu’une permanence, les apports successifs auraient même vitalisé ce noyau originel :
Il y a eu des mélanges, de très nombreux mélanges, qui sont venus se fondre successivement dans le noyau autochtone. Au lieu de le détruire, ils n’ont fait qu’activer sa vitalité. Ce sont précisément ces mélanges qui ont donné au caractère national ses qualités et ses défauts. Mais, si des éléments forts divers sont groupés, il y a un fait incontestable, c’est que la nationalité est si bien établie, que, sous le rapport du patriotisme, un seul et même cœur bat dans la poitrine de tous les Français !77
37À la même époque, la Suisse voit dans l’étude des villages lacustres un élément important de la construction de son identité nationale78. On le voit, la position est parfois très idéologique et les enjeux en termes de nation, de nationalité et d’identité obèrent de toute évidence la pertinence scientifique de ces discours. On sait à quel point Ernest Lavisse est obsédé par l’union, la patrie, l’ancienneté et la défense de la nation. Mais là, Gabriel de Mortillet va trop loin. La démarche des historiens français est donc plutôt celle d’une réserve. Gustave Bloch et Ernest Lavisse préfèrent, pour le premier, s’en tenir prudemment à l’incertitude de cet obscur « lointain profond » du « problème de nos origines nationales »79, pour le second éviter des débats trop glissants et conserver aux Gaulois le statut de premiers ancêtres.
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38Pour toutes ces raisons, la Préhistoire peine manifestement à pénétrer l’Université française80. C’est un enseignement qui se crée à bonne distance des historiens et des établissements universitaires. Le premier cours de Préhistoire est donné en 1867 par Pierre-Paul Broca, médecin et anatomiste de formation, dans le cadre de la Société d’anthropologie de Paris avant d’être rattaché l’année suivante à l’École pratique des hautes études tout juste créée par Victor Duruy. L’anthropologie est reconnue d’utilité publique en 1889 et se développe de façon significative en attirant un public de plus en plus nombreux81. L’École du Louvre offre aussi d’un cours d’archéologie nationale depuis 1882 qui laisse une place à la Préhistoire (assuré par Alexandre Bertrand puis Salomon Reinach à partir de 1890). Au Collège de France, c’est en 1905 que Camille Jullian introduit un enseignement sur le Paléolithique. En 1910, la création de l’Institut de paléontologie humaine devient le premier centre consacré à l’étude de l’homme fossile. Le premier cours est officiellement ouvert en 1922, l’année du décès d’Ernest Lavisse. Il faut attendre 1929 pour voir la première chaire de Préhistoire s’ouvrir ; elle est confiée à Henri Breuil. La première thèse d’État ne portant que sur la Préhistoire n’est soutenue qu’en 1948, et le premier poste de maître de conférences d’archéologie préhistorique est créé en 1949, à Toulouse.
Notes de bas de page
1 E. Lavisse, Histoire générale, [1884] (1re édition), p. 3.
2 Ibid.
3 E. Lavisse, La deuxième année d’histoire de France avec récits et dissertations, 1895 (49e édition), p. 3.
4 E. Lavisse, Histoire de France. Cours élémentaire, 1913 (1re édition), p. 177.
5 E. Lavisse, Récits et entretiens familiers, 1884-1922, p. 3.
6 Ibid., p. 3.
7 E. Lavisse, Histoire générale, [1884] (1re édition), p. 3.
8 J. Boucher de Perthes, De l’homme antédiluvien et de ses œuvres, Paris, Jung-Treuttel, 1860 ; Antiquités celtiques et antédiluviennes, mémoire sur l’industrie primitive et les arts à leur origine, Paris, Treuttel et Würtz, 1847-1864, 3 vol. ; voir C. Cohen et J.-J. Hublin, Boucher de Perthes. Les origines romantiques de la Préhistoire, Paris, Belin, 1989.
9 H. Delporte, « Le rôle des musées dans la connaissance de la Préhistoire », dans A. Duval (dir.), La Préhistoire en France : musées, écoles de fouille, associations du xixe siècle à nos jours, Paris, Éditions du CTHS, 1992, p. 61-68.
10 G. de Mortillet, « Classification de l’Âge de la pierre », dans Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’homme et l’étude du sol, de la faune et de la flore qui s’y rattachent, Paris, C. Reinwald, 8e année, 2e série, t. 3, 1872, p. 464-465.
11 Pour une chronologie détaillée des découvertes, voir M. Groenen, Pour une histoire de la Préhistoire : le Paléolithique, Grenoble, J. Millon, 1994, p. 415 et suivantes.
12 H. Breuil et L. Capitan, « Gravures paléolithiques sur les parois de la grotte des Combarelles près des Eyzies (Dordogne) », Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, 5e série, t. 3, 1902, p. 527-529.
13 A. Crépaux-Delmaire, Archéologie. Guide pratique géographique, historique et chronologique, à l’usage des fouilleurs archéologues et de l’enseignement public, Orléans, G. Michau, 1890.
14 N. Coye, La Préhistoire en parole et en acte : méthodes et enjeux de la pratique archéologique, 1830-1950, Paris / Montréal, L’Harmattan, 1998.
15 G. Le Bon, Les premières civilisations, Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1889, p. 14.
16 I. Olazabal et J. J. Lévy (dir.), L’événement en anthropologie : concepts et terrains, Laval, Presses de l’Université de Laval, 2006.
17 G. Le Bon, Les premières civilisations, ouvr. cité, p. 2.
18 Voir N. Coye, « En leur science et conscience. Vulgarisateurs et caution scientifique en Préhistoire au xixe siècle », dans Albert et Jacqueline Ducros (dir.), L’homme préhistorique : images et imaginaire, préface d’Y. Coppens, Paris / Montréal, L’Harmattan, 2000, p. 205-224. Voir, pour la seconde moitié du xxe siècle, P. Semonsut, Le passé du fantasme : la représentation de la Préhistoire en France dans la seconde moitié du xxe siècle, 1940-2012, préface de J. Guilaine, Paris, Errance, 2013.
19 Voir le commentaire de ces illustrations dans N. Coye, La Préhistoire en parole et en acte, ouvr. cité, p. 169 et suiv.
20 B. Béguet (dir.), La science pour tous. Sur la vulgarisation scientifique, 1850-1914, Paris, Bibliothèque du Conservatoire national des arts et métiers, 1990.
21 P. Soulier, « Un siècle de Bulletin de la Société préhistorique française (1904-2004) : déambulation bibliographique au cœur d’une société, savante et centenaire », dans J. Évin et E. Thauvin-Boulestin (dir.), Un siècle de construction du discours scientifique en Préhistoire, Paris, Société préhistorique française, 2007, p. 27-125.
22 Le site archéologique est situé sur cette partie de la commune appelée alors Marin-Epagnier.
23 F. Keller, Die keltischen Pfahlbauten in den Schweizerseen, Zurich, Meyer und Zeller, 1854.
24 L. Figuier, L’homme primitif, Paris, L. Hachette, 1870, p. 271.
25 F. Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques [1869], Paris, A. Lévy, 1881, p. 168.
26 « Il y a des centaines et des centaines d’années, notre pays était couvert de forêts et de marécages. Les hommes [...] plantaient de grands pieux dans un lac, mettaient un plancher dessus, et sur le plancher bâtissaient des cabanes » (E. Lavisse, Récits et entretiens familiers, 1884-1922, p. 3).
27 N. Richard, « L’homme invisible. Les historiens français et l’homme fossile à la fin du xixe siècle », dans A. et J. Ducros (dir.), L’homme préhistorique : images et imaginaire, préface d’Y. Coppens, Paris / Montréal, L’Harmattan, 2000, p. 63-77.
28 N. Coye, La Préhistoire en parole et en acte, ouvr. cité, p. 183 et 186.
29 A. Thalamas, L’année du certificat d’études. Opuscule du maître, Paris, A. Colin, 1894, p. 3.
30 Journal des instituteurs, 30 septembre 1906, p. 2.
31 G. Boissier, « Le musée de Saint-Germain », Revue des Deux Mondes, 51e année, vol. 46, 15 août 1881, p. 721-749.
32 La famille Lavisse s’installe au 5 rue Médicis en 1871 dans l’appartement situé en face de celui de Victor Duruy. Louis Lavisse, le père d’Ernest, est d’ailleurs enregistré à cette adresse dans le Bulletin de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France (Paris, Champion, 1882, p. 12). C’est encore à cette adresse que réside Lavisse après son entrée à l’Académie française (1893), ce dont témoignent ses cartes de visite.
33 M. Petit, La science illustrée, Paris, À la librairie illustrée, t. IV, 1889, 2nd semestre, p. 209-210.
34 G. de Mortillet, Promenades préhistoriques à l’Exposition universelle, Paris, C. Reinwald, 1867.
35 S. Venayre, Les origines de la France. Quand les historiens racontaient la nation, Paris, Le Seuil, 2013, particulièrement le chap. 10, p. 175-199.
36 L. Mucchielli, « Psychologie des peuples, races, régions et milieu social. Problèmes scientifiques et enjeux disciplinaires d’une théorie de l’histoire autour d’Henri Berr et de la Revue de synthèse historique (1890-1925) », dans A. Biard, D. Bourel et É. Brian (dir.), Henri Berr et la culture du xxe siècle, Paris, A. Michel, 1997, p. 90-94.
37 J.-Ch. Geslot, Victor Duruy : historien et ministre (1811-1894), préface de J.-Y. Mollier, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2009 ; « L’ami du ministre : Ernest Lavisse et Victor Duruy, une filiation ? », dans É. Bourdon, P. Garcia et F. Pernot (dir.), Lavisse : le roman national comme patrimoine scolaire ?, Montreuil, Éditions de l’Œil, 2016, p. 28-48. Ernest Lavisse est d’ailleurs l’auteur d’Un ministre : Victor Duruy, Paris, A. Colin, 1895.
38 V. Duruy, Histoire des Romains, Paris, Hachette, vol. 3, 1881, p. 75.
39 V. Duruy (auteur), E. Lavisse (directeur) et A.-E.-É. Parmentier (modificateur), Histoire romaine. Pour la classe de 4e, Paris, Hachette, 1892, avertissement daté de septembre 1891.
40 V. Duruy (auteur), E. Lavisse (directeur) et A. Moret (modificateur), Histoire de l’Orient. Classe de sixième, Paris, Hachette, 1896, p. 1-2.
41 Ibid., p. 5.
42 Ibid., p. 5-6.
43 Ibid., p. 6.
44 V. Duruy, E. Lavisse et A.-E.-É. Parmentier, Histoire romaine. Pour la classe de 4e, ouvr. cité, p. 309.
45 H. d’Arbois de Jubainville, Les premiers habitants de l’Europe, d’après les écrivains de l’Antiquité et les travaux des linguistes, Paris, E. Thorin, 1889-1894, p. xvi.
46 Ibid., p. xvi-xvii.
47 Ibid., p. xv.
48 E. Lavisse, La deuxième année d’histoire de France avec récits et dissertations, 1895 (49e édition), p. 3, 9 et 18.
49 E. Lavisse, Vue générale de l’histoire politique de l’Europe, 1890, p. 1-2.
50 J. Guiot et F. Mane, Histoire de France et notions d’histoire générale et d’histoire de la civilisation, Paris, P. Delaplane, 1906, p. 6-7.
51 G. Duvillage [G. Clémendot], Histoire de la France expliquée aux enfants. Histoire de la nation et histoire de la civilisation, Paris, Bibliothèque d’éducation, 1913, p. 6-8. Clémendot a choisi le pseudonyme G. Duvillage après que son manuel rédigé avec Gustave Hervé, Histoire de France. Cours élémentaire et moyen (1904), a été interdit en 1909, se voyant reprocher des interprétations par trop socialistes et pacifistes.
52 J. Guiot et F. Mane, Histoire de France et notions d’histoire générale et d’histoire de la civilisation, ouvr. cité, p. 7.
53 E. Lavisse, Livret d’histoire de France, 1894, p. 3.
54 A. Thalamas, L’année du certificat d’études. Opuscule du maître, ouvr. cité, p. 3.
55 G. Boissier, « Le musée de Saint-Germain », art. cité, p. 723.
56 Ibid., p. 723-724.
57 N. Coye, La Préhistoire en parole et en acte, ouvr. cité, p. 144-149.
58 R. Octobon, « L’état des connaissances actuelles sur le Néolithique en France », Bulletin de la Société préhistorique française, vol. 24, no 7-8, 1927, p. 252-277.
59 N. Richard, « L’homme invisible. Les historiens français et l’homme fossile à la fin du xixe siècle », art. cité, p. 67-68.
60 G. Bloch, Les origines, dans E. Lavisse (dir.), Histoire de France, ouvr. cité, p. 11.
61 Ibid., p. 3.
62 V. Duruy, Histoire des Romains, ouvr. cité, p. 75.
63 Journal des instituteurs, 30 septembre 1906, p. 5.
64 G. Monod, « Publications nouvelles. Antiquité », Revue historique, no 39, 1889, p. 353. Gabriel Monod lui reproche aussi d’être « injuste, avec une sorte de partialité haineuse à l’égard des Juifs » (ibid.).
65 G. Bloch, Les origines, ouvr. cité, p. 7.
66 Ibid., p. 8.
67 A. Molinier, Les sources de l’histoire de France : des origines aux guerres d’Italie, 1494, Paris, A. Picard et fils, 6 vol., 1901-1906.
68 G. Bloch, Les origines, ouvr. cité, p. 6.
69 A. Bertrand, La Gaule avant les Gaulois : d’après les monuments et les textes, Paris, E. Leroux, 1884, p. 62.
70 Ibid., p. 183.
71 Ibid., p. 4.
72 A. Hurel, La France préhistorienne de 1789 à 1941, Paris, CNRS Éditions, 2007, p. 224.
73 Site de Laugerie haute et basse, en Dordogne, fouillé à partir de 1863 par Édouard Lartet.
74 G. de Mortillet, Formation de la nation française, Paris, F. Alcan, 1897, p. 324.
75 Ibid., p. 134-135.
76 Ibid., p. 328. Deux études récentes comparant l’ADN de l’homme de Néandertal (espèce éteinte il y a environ 30 000 ans) montrent que seuls 1 à 3 % de son génome font partie de celui des populations actuelles d’origine européenne et asiatique (A. Gibbons, « News and analysis human evolution neandertals and moderns made imperfect mates », Science, 29 janvier 2014, p. 471-472 ; S. Sankararaman et al., « The genomic landscape of Neanderthal ancestry in present-day humans », Nature, no 507, 29 janvier 2014, p. 354-357).
77 G. de Mortillet, Formation de la nation française, ouvr. cité, p. 329.
78 M.-A. Kaeser, Les lacustres : archéologie et mythe national, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2004. Pour une approche nationale du paysage en Europe, voir F. Walter, Figures paysagères de la nation. Territoires et paysage en Europe (16e-20e siècle), Paris, EHESS, 2004.
79 G. Bloch, Les origines, ouvr. cité, p. 3.
80 A. Hurel, La France préhistorienne, ouvr. cité, p. 222-230.
81 Le nombre d’auditeurs est estimé à 181 500, comptabilisés lors de 2 939 leçons données de 1877 à 1896. Cela représente en moyenne une centaine d’auditeurs par leçon (ibid., p. 223).
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