Partie 2. Introduction
Texte intégral
1Si l’ordre social propre à la rétention ne peut être décrit comme politiquement et juridiquement enclavé, c’est donc qu’il réinscrit le centre dans la configuration d’acteurs élargie dont on vient d’esquisser la présentation. Sous ce rapport, le Sernans-Bréville reste certes un lieu d’enfermement dont la violence, déjà évoquée dans ce qui précède, se précisera encore dans la partie qu’on va lire. Mais on a vu simultanément l’importance dans son fonctionnement des intervenantes associatives, et surtout de leur multi-positionnalité. Actrices militantes, elles sont insérées dans un dialogue critique avec les administrations, les tribunaux, la presse et leurs homologues du champ associatif. Expertes en droit officiellement mandatées, elles relèvent simultanément, comme telles, de l’espace professionnel de la rétention. Leur activité critique y fait partie intégrante des routines de fonctionnement du centre, et s’appuie sur des relais matériels prévus pour la faciliter. Pour finir, c’est dans cette critique instituée que s’incarne le plus évidemment la combinaison de la rétention et de l’État de droit : la rétention comme mesure répressive ; l’État de droit comme ensemble de normes, de dispositifs et de pratiques qui viennent moins la limiter qu’en réorganiser le fonctionnement et les effets.
2C’est sur ces effets qu’il s’agit maintenant de se pencher. Le chapitre qui précède a déjà esquissé l’enjeu central de l’activité critique des intervenantes Cimade, et de leurs interactions avec leurs interlocuteurs : il s’agit chaque fois de réexaminer collectivement les mesures d’éloignement du territoire, leur légalité, et l’opportunité de les mener à bien. Dans la dynamique de ces négociations répétées, et dans l’accumulation des cas individuels – qu’ils se terminent par un éloignement ou une libération, avec ou sans régularisation – c’est toutefois plus largement la gestion différentielle de l’immigration irrégulière qui se joue.
3Empruntée aux analyses de Michel Foucault (Foucault 1975 ; Fischer et Spire 2009), l’expression renvoie tout d’abord à une approche empirique, particulièrement utile pour la description du contrôle répressif de l’immigration irrégulière tel qu’il est mis en œuvre « par le bas » (sur ce point, voir De Genova 2002). En premier lieu, elle invite à penser la régulation étatique d’une population spécifique – ici, celle des étrangers sans titre – comme un affrontement stratégique, où les pratiques de régulation des fonctionnaires et les pratiques irrégulières de ceux qu’ils cherchent à contrôler sont mutuellement constitutives : chaque initiative des uns réorientant les pratiques et les anticipations des autres (Heyman 1999). Dans le cas de la rétention, c’est plus largement l’ensemble des acteurs dont on a évoqué l’engagement dans le réexamen des mesures d’éloignement qui intervient alors dans cet affrontement local – faisant de la mise en œuvre des éloignements du territoire une mise en œuvre négociée, dont on a évoqué en introduction d’autres exemples européens ou nord-américains (Anderson, Gibney et Paoletti 2013 ; Ellermann 2009). Analyser la gestion différentielle des étrangers « expulsables » supposera donc ici de restituer cette négociation locale, et les acteurs et répertoires d’action qu’elle mobilise. Là encore, la multi-positionnalité des intervenantes Cimade fait de leurs deux bureaux du Sernans-Bréville une scène d’observation idéale : dernier « guichet » pour le réexamen juridique des mesures d’éloignement alors qu’elles sont déjà en cours d’effectuation, elles sont en contact avec l’ensemble des acteurs impliqués, des étrangers aux fonctionnaires de l’Intérieur. Observer leur activité au Sernans permet alors de saisir à la fois l’état des rapports de forces opposant ces différents protagonistes, et la manière dont il est affecté par les initiatives des intervenantes associatives.
4La perspective foucaldienne invite donc à une analyse relationnelle de la négociation locale des renvois forcés. Elle propose également une approche particulière de sa dimension juridique, dont on a déjà souligné l’importance : la négociation dont on parle ici est créée et cadrée par des règles de droit que doivent maîtriser ses protagonistes ; c’est du reste au tribunal qu’elle se joue pour une bonne partie. Saisir ethnographiquement le cadrage juridique de la gestion différentielle de l’éloignement du territoire, c’est alors s’intéresser à la manière dont ses acteurs investissent stratégiquement ces règles – ou au contraire, les ignorent délibérément – pour s’imposer face à leurs adversaires. On le verra, c’est aussi analyser les possibilités et les contraintes qu’impose, de ce point de vue, l’usage des ressources juridiques. C’est enfin analyser, comme on l’a esquissé précédemment, ce que ce cadrage juridique fait à l’État et à la mise en œuvre des politiques publiques. À travers ces affrontements judiciaires autour de la mise en œuvre des éloignements, c’est en effet l’inégale exécution des renvois forcés qui se joue : en d’autres termes, c’est la frontière étatique séparant ceux qu’on éloigne de ceux qu’on régularise, ou qu’on libère sans titre sur le territoire, qui se trouve constamment déplacée et socialement reproduite.
5La dernière partie de notre réflexion s’efforcera de prolonger cette perspective, en s’inspirant de l’autre volet majeur de la réflexion foucaldienne sur les illégalismes : le constat que leur gestion est socialement sélective, certaines pratiques étant systématiquement incriminées et réprimées, tandis que d’autres sont rarement signalées et sanctionnées. Inégalité dans la répression qui est aussi une inégalité sociale : au premier groupe correspondent les petites délinquances populaires stigmatisées, le second renvoyant à la « criminalité en col blanc » des élites, d’autant moins sujettes aux poursuites que leurs auteurs disposent des moyens juridiques et du prestige social nécessaires pour neutraliser toute condamnation (Lascoumes 1996 ; Sutherland 1983). Les étrangers sans titre relèvent quant à eux par excellence d’un « illégalisme » populaire, stigmatisé, et le plus souvent peu armé socialement face à la justice.1 Si l’exactitude de cette affirmation ne peut guère être mise en doute, l’action conjuguée des fonctionnaires qui éloignent les étrangers, des magistrats qui les jugent, et pour finir des intervenantes associatives qui les assistent en rétention, complexifie la donne. On l’a indiqué, la négociation juridiquement cadrée qui réunit ces acteurs produit au sein de la population retenue des distinctions nouvelles, séparant les « régularisables » des expulsables, et ceux qui, parmi ces derniers, seront effectivement renvoyés ou resteront sans titre sur le territoire pour une durée indéfinie. L’ultime enjeu de cette dernière partie sera alors de saisir l’impact social de ces différentes distinctions sur les populations retenues : leur inégale répression a pour effet de les redistribuer et de les hiérarchiser, en isolant les plus juridiquement vulnérables de ceux qui disposent de ressources plus importantes pour éviter le renvoi forcé. De cette redistribution, l’observation de l’assistance associative au Sernans-Bréville donnera une vision suggestive, mais cette fois partielle et localisée. La mobilisation des statistiques nationales sur l’éloignement – lorsqu’elles existent – permettra d’élargir l’analyse.
6Ce qu’on décrira ici, c’est donc un incessant travail collectif de renégociation locale des renvois du territoire, la manière dont ce travail est cadré et équipé par les dispositifs propres à l’État de droit, et pour finir son impact sur le gouvernement des étrangers en instance d’éloignement. On envisagera deux configurations particulières de cette négociation. La première, analysée au chapitre 3, mobilise les seuls réseaux et arènes juridico-administratifs : elle complétera notre analyse du travail des intervenantes Cimade en précisant les étapes de leurs interventions juridictionnelles en faveur des retenus, et proposera également une analyse de leurs conséquences sur les trajectoires des étrangers. Le chapitre 4 reviendra quant à lui sur un registre plus spécifique de l’assistance associative : celui qui concerne les cas de protection « humanitaire » pour les étrangers dont l’état de santé est jugé incompatible avec la rétention ou l’éloignement. Le recours associatif aux procédures juridiques se combine alors avec la mise en œuvre d’une expertise médicale, centrée sur la souffrance physique ou psychique des personnes – combinaison dont les effets paradoxaux portent à son paroxysme la tension entre enfermement administratif et État de droit.
Notes de bas de page
1 Illégalisme toutefois particulier, puisqu’il ne relève pas d’un traitement pénal et ne constitue pas un « illégalisme de biens » – soit une atteinte aux biens ou aux personnes, dont relèvent habituellement les illégalismes populaires – mais plutôt un « illégalisme de droits » – c’est-à-dire une fraude ou le contournement d’une règle statutaire, infractions habituellement réservées aux classes privilégiées. L’accentuation récente du contrôle purement administratif des populations précaires (qu’il s’agisse de la réglementation du séjour des étrangers, ou du contrôle des catégories populaires par les administrations gérant les prestations sociales) tend de fait à créer une version populaire de la relation fraude/détection (Fischer et Spire 2009).
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