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Pour une géographie du pouvoir

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Claude Raffestin

Quatrième partie. Les ressources et le pouvoir

Chapitre I

Qu’est-ce que les ressources ?

Texte intégral

I. Matière, ressource, technicité

1Ces trois notions, dans la perspective de notre problématique relationnelle, constituent d’une manière analogique les équivalents des notions d’espace, de territoire et de territorialité.

2La matière (ou substance) se trouvant à la surface de la terre ou accessible depuis celle-ci, est assimilable à un « donné » car elle préexiste à toute action humaine. En ce sens, elle équivaut à l’espace que nous avons déjà analysé. La matière est un pur donné dans l’exacte mesure où elle résulte de forces qui ont agi au cours de l’histoire de la terre sans aucune participation ou intervention de l’homme. La matière n’est pas d’abord la conséquence d’une pratique mais elle est offerte à la pratique et dès lors elle devient un vaste champ de possibles. « Possibles » dont seuls certains se réaliseront à travers une visée intentionnelle (connaissance et pratique) qui jouera le rôle de filtre sélecteur. Le cas-limite, qui n’est plus rare, est celui de la création, à partir d’éléments, de matières qui n’existent pas telles quelles dans la nature. Ces matières peuvent avoir une utilité immédiate ou demeurer des curiosités.

3Toute matière est évidemment caractérisée par des propriétés dont la mise en évidence dépendra du rapport que les hommes entretiendront avec elle. C’est effectivement l’homme qui, par son travail (énergie informée), « invente » les propriétés de la matière. Les propriétés de la matière ne sont pas données mais « inventées » car elles résultent d’un processus analytique, longtemps empirique, déclenché par l’homme qui soumet la matière à des opérations diverses.

4Le rapport à la matière est toujours caractérisé par un point de vue qui permet d’intégrer telle ou telle substance dans une pratique. Le point de vue, limité par définition, implique qu’aucune action particulière n’épuise les propriétés de la matière : les propriétés de la matière ne sont pas exhaustives pour l’homme. Ainsi, un changement de pratique constitue un rapport nouveau à la matière d’où il résulte la probabilité de mettre en évidence de nouvelles propriétés. Étant entendu qu’une pratique, toujours complexe, même la plus rudimentaire, est une séquence qui fait appel à une ou plusieurs connaissances dont certaines surgissent dans l’action mais dont d’autres résultent d’une accumulation antérieure actualisée par la mémoire. Une pratique n’est donc pas stable ; elle évolue tout à la fois dans l’espace et dans le temps.

5Un exemple banal peut faire comprendre le caractère non exhaustif du rapport à la matière d’une part et son caractère évolutif d’autre part. Pendant longtemps, le charbon pour les sociétés humaines n’a été qu’une matière comme une autre qui pouvait peut-être étonner ou intriguer par son aspect mais sans aucune valeur particulière avant d’être intégré dans une pratique. Puis, progressivement, plus sans doute par hasard que par science on a découvert « ce qu’on pouvait en faire ». C’est-à-dire que l’on a « inventé » certaines de ses propriétés. Combustible dans plusieurs régions européennes médiévales, le charbon est aujourd’hui une matière première de l’industrie chimique contemporaine. Entre le Moyen Âge et le XIXe siècle, le nombre des propriétés du charbon s’est accru par l’évolution des pratiques dont il a été l’objet. Est-il pour autant possible d’affirmer que la matière « charbon » est actuellement connue dans toutes ses propriétés ? Non si l’on admet que les pratiques qui l’intègrent vont encore évoluer. De fait, à l’occasion de nouvelles pratiques, d’autres propriétés peuvent émerger. L’homme n’épuise donc aucune réalité matérielle à moins de faire l’hypothèse d’une stagnation définitive de ses pratiques. Cette hypothèse est recevable temporairement et localement mais non pas définitivement et généralement.

6Il en va des autres matières comme du charbon. On peut donc prétendre que la chaîne des propriétés matérielles est une fonction des pratiques et des connaissances humaines. Sans pratique, la matière demeure un pur « donné » inerte et ses propriétés sont latentes. Sans pratique, la matière n’est pas dévoilée en tant que champ de possibles : sans pratique aucune relation, aucun rapport avec la matière et partant aucune production.

  • 1 Cf. sur ce sujet, Philip Connelly, Robert Perlman, The politics of scarcity, Resource conflicts in (...)

7Le pouvoir originel de l’homme se révèle à travers l’émergence des propriétés de la matière. Propriétés qui correspondent pour l’homme à des classes d’utilité. Le pouvoir sur la matière peut se mesurer à l’accroissement corrélé des classes de propriétés et des classes d’utilités. Car l’homme ne s’intéresse pas à la matière en tant que masse inerte indifférenciée mais en tant qu’elle possède des propriétés correspondant à des utilités1. Dans ces conditions, ce n’est pas la matière qui est une ressource. Celle-ci, pour être qualifiée de telle, ne peut qu’être le résultat d’un processus de production : il faut un acteur (A), une pratique ou si l’on préfère une technique médiatisée par le travail (r) et une matière (M). La matière ne devient ressource qu’à l’issue d’un processus de production complexe que l’on peut formuler d’une manière rudimentaire : A r M → P (ensemble de propriétés ou ressource).

  • 2 J.-Edwin Becht, L.-D. Belzung, World resource management, Key to civilization and social achievemen (...)

8Cette manière de concevoir la ressource a été développée par plusieurs auteurs: « ... the world (resource) refers to a function, rather than to a thing or substance, it is a means to an end, and as that end or goal changes, resources may change with it »2. A r M → P explicite le caractère relationnel, terme que nous préférons à celui de fonctionnel, utilisé dans la citation précédente. Pour continuer à nous situer précisément dans le cadre de notre problématique, il convient d’attirer l’attention sur le fait que la relation qui fait émerger une ressource n’est pas purement instrumentale mais également politique dans le sens que nous avons donné à ce mot. La relation à la matière est politique en ce sens que r est un produit collectif. La relation intéresse l’accès d’un groupe à la matière. Accès qui modifie tout à la fois l’environnement et le groupe lui-même. Toute relation à la matière est une relation de pouvoir qui s’inscrit dans le champ politique par le truchement du mode de production.

  • 3 Ibid., p. 24-25.
  • 4 Ibid., p. 24-25.

9Une ressource est le produit d’une relation. Dès lors, il n’y a pas de ressources naturelles, il n’y a que des matières naturelles3. On aurait tort de penser qu’il s’agit d’un quelconque problème de sémantique. Il s’agit de tout autre chose et surtout de bien plus : c’est une conception historique de la relation à la matière qui fonde la nature socio-politique et socio-économique des ressources, « resources are not natural ; they were never, and they never will be !... »4.

10Sans intervention extérieure une matière demeure ce qu’elle est. Une ressource, en revanche, en tant que « produit » peut évoluer constamment puisque le nombre des propriétés corrélé à des classes d’utilités peut croître.

11Reprenons le cas du charbon sous une forme graphique (fig. 40).

12Le dévoilement de nouvelles propriétés est bien une fonction d’une technique mobilisée par le travail. Au temps t une ressource peut être caractérisée par les propriétés (P1P2) au temps t + n par les propriétés (PlP2... Pi... Pn). Étant entendu que nous ne prétendons pas qu’il y a une croissance exponentielle des ressources définies en termes de propriétés, ce qui impliquerait des progrès techniques exponentiels démentis par l’histoire des sciences et de la technique. En fait, certaines propriétés disparaissent car elles ne présentent plus ni intérêt, ni utilité, par rapport à un contexte technico-économique.

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Figure 40

13D’ailleurs, si tel était le cas, les propriétés ne seraient pas une fonction de la pratique mais du temps ce qui n’aurait pas de sens. Il ne s’agit donc pas d’une courbe régulière, comme celle que nous avons tracée, mais d’une courbe caractérisée par de longs paliers indiquant l’absence de « progrès ». La ressource n’existe qu’en fonction d’une pratique représentée par Ar, soit un acteur capable de mobiliser une technique. Le silex, dans nos sociétés, n’est plus, sauf exception rarissime, une ressource mais c’est toujours une matière. Rien ne permet de dire, a priori, qu’il en sera toujours ainsi. Il pourrait de nouveau être l’objet d’une pratique et ainsi redevenir une ressource.

  • 5 Cf. André Leroi-gourhan, La Préhistoire : Histoire Universelle 1, Encyclopédie de la Pléiade, Galli (...)

14La technicité peut se définir comme l’ensemble des rapports que l’homme, en tant que membre d’un groupe, entretient avec les matières auxquelles il peut avoir accès. La technicité par rapport à la matière est bien le pendant de la territorialité, c’est même un sous-ensemble de la territorialité. Au même titre que pour la territorialité, la technicité d’une société peut être symétrique ou dissymétrique. Une technicité symétrique se caractérisant par des rapports non destructeurs de l’environnement matériel tandis qu’une technicité dissymétrique sera caractérisée par des rapports destructeurs de l’environnement matériel. Pour reprendre l’exemple du silex, si les hommes préhistoriques, comme l’a maintes fois montré Leroi-Gourhan, n’avaient pas amélioré très sensiblement le rapport poids des pièces/longueur de tranchant, ils n’auraient certainement pas pu trouver un approvisionnement suffisant en silex5. Leur technicité aurait été destructrice des gisements de silex. Nous sommes placés dans une situation comparable avec l’exploitation que nous faisons dans nos sociétés actuelles des ressources non renouvelables. Notre technicité est dissymétrique. Cela nous place devant l’alternative suivante : soit modifier nos pratiques, soit manquer de certaines matières dans un avenir plus ou moins rapproché. Notre technicité est d’autant plus fragile qu’elle est plus complexe. Elle est faite d’un tel nombre d’interrelations que tout changement, même mineur en apparence, peut être extrêmement lourd de conséquences. Nous risquons d’entrer dans une ère de biens de substitution, au sens strict c’est-à-dire que nous serons obligés de le faire, alors que jusqu’à maintenant, tout au moins en période de paix, nous avons produit des biens de substitution résultant de nouvelles pratiques considérées comme plus modernes. L’exemple type étant la substitution des fibres synthétiques aux fibres végétales et/ou animales. Il y a une grande différence entre la substitution voulue et la substitution obligée. La technicité dissymétrique moderne nous rapproche de la seconde.

15La technicité nous introduit très directement dans la sphère du pouvoir et ce d’autant plus qu’elle exprime des rapports de pouvoir non seulement avec la matière mais aussi avec les hommes pour lesquels cette matière est un enjeu. La production des ressources suppose donc une maîtrise minimale d’une portion d’enveloppe spatio-temporelle dans et par laquelle la technicité interagit avec la territorialité. Le rapport à la matière est donc ipso facto un rapport à l’espace et au temps. C’est tout le problème de l’accès qui est ainsi posé : accès dans l’espace et/ou accès dans la durée. Pendant des décennies, les puissances industrielles ont eu un accès spatial et temporel au pétrole, puis les choses ont changé. Elles n’ont plus qu’en partie accès directement au pétrole depuis que les États qui le possèdent sont devenus indépendants mais elles y ont accès à court ou moyen terme selon les circonstances politiques et économiques. Des ruptures sont toujours à craindre. On se souvient que durant la crise de 1973 furent évoquées des menaces d’intervention militaire dans le golfe Persique mais que finalement l’esprit de coopération l’a emporté sur celui de guerre. Les membres de l’Ο.Ρ.Ε.Ρ. contrôlent donc « l’espace pétrolier » mais aussi en partie par le jeu des prix et des quotas d’extraction le « temps pétrolier ». Ces nouvelles relations de pouvoir devraient retentir sur la technicité des pays consommateurs.

16Mais avant d’aborder ces problèmes, il faut distinguer les ressources renouvelables des ressources non renouvelables.

II. Ressources renouvelables et ressources non renouvelables

  • 6 Cf. Barry Commoner, L’encerclement, problèmes de survie en milieu terrestre, Seuil, Paris 1972.
  • 7 Cf. à ce sujet Nicholas Georgescu-Roegen, Demain la décroissance, entropie-écologie-économie, Éditi (...)

17Les ressources renouvelables dépendent toutes directement ou indirectement du mécanisme de la photosynthèse et par conséquent du fonctionnement de l’écosystème. Pour utiliser une image, il faut, comme dirait Barry Commoner que le « cercle » soit fermé6. S’il y a une rupture quelconque dans la chaîne des facteurs biotiques et abiotiques, les producteurs, à savoir l’ensemble des plantes, sont compromis. Or tout l’écosystème repose sur eux : sans vie végétale, c’est-à-dire sans organismes autotrophes, il n’y a pas d’énergie de base pour construire de la matière vivante animale. La quantité de ressources renouvelables peut varier et les sociétés, au cours du temps, se sont employées à la faire croître. Cependant, il existe une limite théorique du fait que la terre est un espace fini. D’ailleurs, on connaît la fameuse loi des rendements décroissants en agriculture qui exprime assez bien ce phénomène du point de vue économique. Encore qu’il serait utile, dans ce domaine, de reformuler cette loi en termes énergétiques7.

18La production des ressources renouvelables, depuis l’apparition de l’agriculture, s’est réalisée par la mise en place d’écosystèmes agricoles c’est-à-dire par l’aménagement de portions de la surface terrestre. Il a fallu plusieurs millénaires pour passer de l’écosystème agricole simple à l’écosystème contemporain. Alors que dans le premier, l’homme assumait tout le travail, dans le second, le travail humain, amplifié par des machines, joue plutôt un rôle de régulateur. Si l’on considère les rendements par unité de surface entre le premier et le second, on constate que les rapports sont de l’ordre de 1 à 20 ou même davantage mais on constate également que le rapport des inputs et des outputs en termes énergétiques est de 1 à 12 pour le premier et de 1 à 2 pour le second. Il y a là un paradoxe entre rendement économique et rendement énergétique dont on commence seulement à prendre conscience. Qu’est-ce à dire ? Qu’il faut une quantité croissante d’inputs à basse entropie pour produire la même quantité de ressources. Or ces inputs à basse entropie n’existent pas non plus en quantité illimitée. Nous le verrons en abordant le problème des ressources non renouvelables.

  • 8 Ceci dit, il convient de ne pas exagérer ces phénomènes quantitativement modestes mais il faut en ê (...)

19Parmi les facteurs qui nécessitent de la part de l’homme une gestion précise et correctement régulée pour que fonctionnent les écosystèmes agricoles il faut citer le sol et l’eau. Le sol cultivable est une ressource renouvelable qui, par définition, existe en quantité limitée. Pour une région donnée une fois que toutes les terres ont été défrichées, aménagées, gagnées par des adaptations techniques, amendées, irriguées ou drainées, on dispose d’une allocation de sol cultivable qui ne peut que diminuer par ponction pour des usages non agricoles ou par érosion, pollution et retour à la friche. Dans les pays industrialisés contemporains, la quantité de sol cultivable depuis un siècle, d’une manière très générale, a diminué soit par l’extension des villes, la création d’infrastructures diverses, par l’effet de techniques destructrices ou encore par abandon et retour à la friche8. Les conséquences les plus graves sont certainement celles de l’érosion et de la pollution. Les zones d’érosion sont certainement, à l’heure actuelle, mieux connues que les zones de pollution, en matière de sol cultivable. Est-il besoin de dire qu’à ce sujet, une régulation préventive est incomparablement supérieure à une éventuelle remise en état devant le coût de laquelle on peut reculer ?

  • 9 Cf. entre autres Alain Birou, Forces paysannes et politiques agraires en Amérique latine, Paris 197 (...)

20Le sol cultivable est donc bien la première ressource renouvelable à préserver. La relation de production à la terre peut évidemment être symétrique ou dissymétrique selon que des techniques préservantes ou non sont mobilisées. Mais presque toujours, sinon toujours, cette relation de production n’est dissymétrique que parce qu’elle est sous-tendue par une relation de propriété elle-même dissymétrique. C’est le caractère d’enjeu de la terre qui se manifeste alors pleinement. Les relations de production et de propriété interagissent et constituent un système de relations de pouvoir. C’est un problème que l’on retrouve au centre de toutes les réformes agraires mais que toutes les réformes, tant s’en faut, ne résolvent pas. Les latifundia au même titre que les minifundio peuvent être tout aussi mal exploités pour des raisons différentes mais qui résident toutes dans la relation de propriété, relation de pouvoir par excellence9. La terre a toujours été un enjeu plus ou moins disputé selon le lieu et le moment. Les luttes paysannes en témoignent souvent avec violence. Alors qu’aujourd’hui des stratégies d’envergure sont mises en place pour contrôler des ressources renouvelables essentielles telles que les céréales, par exemple, le sol cultivable sera, dans le prochain quart de siècle, au cœur de beaucoup d’affrontements tant dans les pays industrialisés que dans les pays en voie de développement. La stratégie américaine en matière de produits alimentaires est éloquente. Le contrôle et la gestion de vastes quantités de ressources alimentaires par un pays du type des États-Unis constituent les fondements d’un pouvoir fabuleux. Les États-Unis ont depuis longtemps perdu leur suprématie pétrolière mais ils sont en train de s’en constituer une autre, fondée sur les ressources renouvelables essentielles. Dans cette perspective le facteur spatial est prépondérant : les États-Unis l’ont à disposition même si l’érosion les a privés d’une quantité non négligeable de sol cultivable. La stratégie des produits alimentaires est très ancienne mais les pays industriels qui l’avaient négligée la redécouvrent. Elle se pose naturellement en termes différents de celle des matières premières non renouvelables mais elle est à long terme tout aussi efficace. C’est pourquoi, on peut légitimement penser que les questions relatives à l’agriculture vont de nouveau être au centre des préoccupations politiques en tant qu’instrument de pouvoir.

  • 10 Leonard M. Cantor, A world geography of irrigation, Oliver and Boyd, Edinburg, London 1967, p. 3.
  • 11 Cf. R.-J. Forbes, Studies in ancient technology, E.-J. Brill, Leiden 1965, qui fournit un « chronol (...)

21L’eau constitue l’autre facteur fondamental et ce d’autant plus que: « The total amount of water contained in our planet is constant and invariable and can neither be incrased nor diminished »10. Ressource renouvelable également l’eau en tant qu’elle est indispensable à la vie doit absolument être l’objet d’une gestion et d’un contrôle particulièrement attentifs. Ici, même nécessité d’une régulation que pour le sol cultivable de manière à préserver cette ressource qualitativement et quantitativement. Relativement à l’eau, il faut distinguer entre utilisation et consommation. Ainsi, par exemple, les cités américaines utilisent les 7/8 de l’eau qui leur est nécessaire mais en consomment 1/8 seulement. La réutilisation par recyclage est dès lors possible. Le temps est bien passé où l’on considérait l’eau comme un bien libre. Elle ne l’était d’ailleurs, n’en déplaise à l’économie politique, que là où elle était surabondante par rapport aux besoins. La recherche puis le contrôle et la gestion de l’eau ont préoccupé tous les groupes humains11. Comme le sol cultivable, l’eau a été et est un enjeu, beaucoup plus encore que par le passé. En effet, dans le passé, les sociétés qui élaboraient des « politiques de l’eau » étaient localisées dans des zones à précipitations faibles et à température moyenne élevée comme l’Égypte, la Mésopotamie, certaines régions de la Chine, etc. Aujourd’hui, en raison de l’utilisation et de la consommation accrues par la croissance démographique et la croissance économique, tous les pays sont confrontés avec le problème de l’eau. L’eau comme n’importe quelle autre ressource est occasion de rapports de pouvoir et de conflits.

  • 12 Cf. The origins of the state edited by Cohen & Service, Philadelphia 1978 et en particulier, Irriga (...)
  • 13 On consultera Κ. Wittfogel, Oriental despotism: A comparative study of total power, New Haven, Yale (...)

22Le contrôle et/ou la possession de l’eau sont fondamentalement de nature politique car ils intéressent l’ensemble d’une collectivité12. Les rapports conflictuels qui se nouent à propos de l’eau sont observables à grande échelle comme par exemple dans les zones irriguées soumises au partage des eaux comme à petite échelle là où deux nations se disputent un bassin hydrographique. Qu’une sécheresse, et ce n’est pas rare, survienne en Sicile et c’est tout un réseau de relations de pouvoir qui se met en place pour contrôler l’accès à l’eau. Contrôle illégal, bien sûr, dans lequel la mafia ne manque pas de jouer un rôle très certainement. L’eau est alors un enjeu aussi précieux que la vie qu’elle permet13. L’exemple d’Israël et des eaux du Jourdain est également très illustrant.

23Les deux ressources sol et eau qui, comme on vient de le voir, font l’objet de relations de pouvoir et sont au cœur de stratégies multiples, sont intégrées dans des techniques qui évoluent en permanence. Les techniques d’utilisation du sol et de l’eau ne cessent pas d’être perfectionnées pour obtenir plantes et animaux alimentaires ou non alimentaires. Cependant ces techniques sont consommatrices à un niveau toujours plus élevé de ressources non renouvelables et en particulier d’énergie.

  • 14 Cf. Georgescu-Roegen, op. cit., sur les instruments endo-et exosomatiques, p. 83.
  • 15 Ibid., p. 85.

24Les ressources non renouvelables sont constituées par les matières, faisant l’objet d’une relation d’appropriation technique, emmagasinées dans le sol ou le sous-sol au cours de l’histoire de la terre. Le charbon, le pétrole et le gaz naturel sont des ressources énergétiques stockées dans les âges géologiques dans des structures que les hommes ont appris à déchiffrer. Ces énergies libérables ne sont pas renouvelables comme ne le sont pas non plus les gisements de fer, de cuivre, de plomb, etc. On pourrait ajouter qu’ils ne sont pas renouvelables à l’échelle de l’histoire humaine ce qui revient à dire que ce sont des enjeux qui diminuent au rythme de leur exploitation. Alors que pour les ressources renouvelables des mécanismes de régulation couplés avec l’écosystème existent, il n’en existe pas pour les ressources non renouvelables. La régulation ne peut être que normative : ne pas utiliser, utiliser peu, utiliser beaucoup ? Il s’agit finalement d’un choix social. Le rapport du Club de Rome a montré qu’au rythme actuel d’utilisation des ressources non renouvelables, beaucoup d’entre elles seront épuisées dans moins ou un peu plus d’un siècle. Ce rythme d’épuisement rapide s’explique par la tendance de l’espèce humaine à se doter d’instruments exosomatiques (contrairement aux espèces animales qui se contentent d’instruments endosomatiques) qui consomment d’énormes quantités de ressources non renouvelables et par la tendance, depuis deux siècles, à gagner du temps pour accroître son pouvoir d’intervention dans l’environnement14. À cet égard, Georgescu-Roegen est très clair : « ... les générations à venir pourront encore disposer de leur part inaliénable d’énergie solaire... Pour l’argent et le fer dissipés par les générations antérieures, il n’est point de semblable compensation. C’est pourquoi en bio-économie, il nous faut insister sur le fait que toute Cadillac ou toute Zim — et bien sûr tout instrument de guerre — signifie moins de socs de charrues pour de futures générations et, implicitement, moins d’êtres humains aussi »15. Toute ressource consommée aujourd’hui est perdue pour toujours.

25C’est assez dire que les ressources non renouvelables sont des enjeux particulièrement importants et il est aisé de comprendre pourquoi les relations de pouvoir dont ils sont l’objet sont particulièrement tendues. Les grandes nations industrielles qui se sont construites depuis le XIXe siècle ont consommé, gaspillé même des ressources non renouvelables à un rythme accéléré puisqu’il s’agissait de parvenir au niveau le plus élevé. Il n’y a pas si longtemps, et aujourd’hui encore à travers la course au P.N.B. le plus élevé, on mesurait la croissance à la consommation par habitant d’énergie, de fer, d’acier, etc. Depuis une dizaine d’années et souvent moins, les pays producteurs de ressources non renouvelables ont commencé à réagir face au gaspillage, mais aussi pour faire durer ce qui faisait une partie de leur richesse, en jouant sur les prix. On peut penser qu’à plus ou moins long terme les consommateurs vont réagir en modifiant leurs relations aux différentes matières qu’ils utilisent. La pression du prix devrait les amener à économiser les ressources non renouvelables. De toute manière les stocks terrestres n’en continueront pas moins à diminuer.

26Les pays les plus avancés techniquement, c’est-à-dire en fait les plus gros consommateurs vont modifier leur technologie, autrement dit l’information qui est à la base de leur rapport à la matière. Les stratégies ont toutes les chances d’être à forte composante informationnelle dans les années à venir.

  • 16 Ibid., p. 84.

27Le problème, comme dirait Georgescu-Roegen, n’est pas seulement biologique ou économique, mais bio-économique16. Cela suppose une autre information, elle-même ressource, mais dont l’élaboration nécessite tout à la fois des ressources renouvelables et non renouvelables. L’efficacité des stratégies sera fonction des sacrifices consentis pour créer cette information bio-économique nouvelle.

III. La mobilisation des ressources

28Toute mobilisation de ressources suppose une maîtrise minimale, mais néanmoins suffisante, d’une certaine quantité d’énergie et d’information de manière à mettre en œuvre un plan ou un programme d’exploration, d’inventaire et d’évaluation des ressources potentielles.

29L’exploration constitue la phase de repérage qui débouche sur l’inventaire et la mesure ou évaluation des ressources. Il est évident que ces étapes préjudicielles n’impliquent nullement une décision immédiate d’exploitation. En effet, il faut considérer les conditions et les niveaux possibles de cette exploitation en regard des coûts et des bénéfices escomptés. L’appréciation de ces données se fait naturellement toujours par rapport à un contexte et ne présente aucun caractère absolu. En effet, on exploite aujourd’hui des ressources qui ont pu être, bien que connues, négligées il y a 20 ou 30 ans, tout simplement parce qu’à l’époque la possibilité existait de se procurer telle ou telle matière utile à des conditions meilleures. La décision d’exploiter ou de ne pas exploiter se prend dans un contexte de réseaux économiques et politiques et relativement à ce contexte.

  • 17 Sur ces questions, cf. Becht et Belzung, op. cit., p. 7-8.

30Si la décision est positive, il y a encore toutes les étapes dans leur contexte technique et juridique17. Finalement, c’est à une stratégie technico-politique que l’on aboutit. Stratégie toujours complexe qui fait intervenir le plus souvent tout un ensemble d’acteurs syntagmatiques qui fournissent les uns et les autres les facteurs nécessaires à la réalisation du projet.

  • 18 On nous pardonnera ces termes adoptés littéralement de l’anglais.

31Ce sur quoi il nous semble utile d’insister ici, pour prolonger et compléter ce que nous avons dit dans le paragraphe précédent, sont les principaux comportements en matière de mobilisation des ressources. On peut les ramener à trois : « exploitationniste », « préservationniste », « conservationniste »18.

  • 19 Cf. infra les chapitres II et III de cette partie.

32Les exploitationnistes, une fois leur décision prise, n’ont d’autre souci que de produire le maximum possible sans aucunement se préoccuper du rythme d’épuisement. C’est un comportement auto-centré, « autiste », en quelque sorte si l’on nous permet ce transfert de terminologie. Les seules régulations qu’ils admettent sont celles du marché ou de la planification lorsqu’il s’agit de pays socialistes ou du plan. Tant que les signaux du marché sont favorables à l’exploitation en un lieu donné et à un moment donné, celle-là se poursuit. Les exploitationnistes ne recourent pratiquement qu’à une seule catégorie d’information, celle que l’on peut qualifier de fonctionnelle. L’information fonctionnelle est celle qui intéresse toutes les techniques de mise en valeur à quelque niveau que ce soit. La part de l’information régulatrice est très faible, c’est celle, on l’a dit, des prix. C’est la logique économique classique qui consiste à privilégier un bien présent à un bien futur. Dans cette stratégie ce qui compte est le présent immédiat, le futur n’est pas ou peu pris en compte. Privilégier l’information fonctionnelle c’est privilégier le présent alors que préférer l’information régulatrice c’est privilégier l’avenir. Il ne s’agit pas de porter un jugement de valeur qui n’aurait aucun sens mais seulement de dégager la signification d’une attitude. Autre conséquence, l’environnement physique et humain n’est pas pris en compte dans la mesure où les gains immédiats ont souvent pour corollaire des coûts à long voire moyen termes. Cette attitude caractéristique des phases de croissance telles que l’Europe industrialisée les a connues depuis le XIXe siècle conduit à des stratégies politiques brutales : lorsque l’exploitation domestique ne suffit plus à couvrir la consommation on se tourne vers l’extérieur pour la compléter. L’époque coloniale a été marquée très fortement par ce comportement exploitationniste. Les relations de production et de propriété donnent alors naissance à des relations de pouvoir très dissymétriques tant avec les choses qu’avec les hommes. Si l’on faisait une histoire des relations impliquées par la recherche des ressources, on découvrirait qu’il s’agit d’un épisode fortement dissymétrique de l’histoire humaine. Ce qu’on a appelé la lutte ou la bataille pour les matières premières s’inscrit parfaitement dans la perspective exploitationniste. Le monde n’en est d’ailleurs pas sorti, nous le verrons ultérieurement à travers des exemples19.

33À l’opposé, on trouve les préservationnistes qui ne s’inscrivent pas dans une perspective de croissance mais de stagnation. Cette attitude n’est pas moins politiquement chargée de sens que la précédente. Dans ce cas c’est l’information régulatrice qui l’emporte : l’environnement est peu touché et les acteurs renoncent à un gain immédiat élevé. Une stratégie de ce type est actuellement suivie par les Norvégiens qui ont renoncé à une exploitation accélérée de leurs ressources pétrolières. Les raisons ne sont pas seulement la préservation d’une ressource mais aussi la volonté d’éviter un bouleversement des structures économiques nationales qui ne seraient pas en mesure, sans heurts, d’absorber et d’utiliser d’énormes profits. On peut d’autre part imaginer que les préservationnistes potentialisent, momentanément, pour actualiser avec plus de bénéfices encore dans le futur. Ce serait une erreur de penser que cette stratégie est écologique. Elle coïncide, c’est vrai, avec une perspective écologique mais elle peut procéder de considérations toutes différentes. Le moins qu’on puisse dire est qu’il ne s’agit pas d’une attitude très répandue pour la simple raison qu’elle est en contradiction avec la volonté de croissance. Les conditions pour suivre une telle politique sont d’ailleurs difficiles à réaliser : nécessité d’un relatif consensus de la population et d’une maîtrise des structures économiques.

34Un comportement intermédiaire est celui des conservationnistes qui tentent d’optimaliser présent et futur dans la perspective des besoins et des buts d’une collectivité. C’est une attitude qui tend vers des relations symétriques et qui est empreinte d’un fort esprit de gestion dans le long terme. Quoiqu’on en pense c’est la stratégie implicite suivie par l’Ο.Ρ.Ε.Ρ. Elle tente d’actualiser ses ressources au rythme de son développement économique. Sans doute, met-elle, par cela, en difficulté les pays industrialisés habitués au gaspillage du pétrole. Ceux-là doivent apprendre aussi un autre comportement dans l’utilisation qu’ils font des ressources. La consummation est à la consommation ce que l’exploitation est à la production.

35L’acteur politique, l’État, dans la mesure où il est le véritable et légitime représentant d’une population qui, par définition, veut vivre et survivre dans un territoire, ne peut que choisir d’optimaliser les ressources. L’acteur politique est plus habilité que d’autres organisations à gérer le patrimoine national. Nous sommes bien conscients que cette remarque est empreinte d’un idéalisme qui confine à la naïveté car dans les pays capitalistes les ressources sont souvent l’objet d’une appropriation privée. Alors ? Alors, la production des ressources n’a pas à éliminer la confrontation firme-État pour confier à celui-ci la responsabilité de l’exploitation. D’ailleurs là où les ressources sont propriété d’État comme dans les pays socialistes, la situation n’est pas fondamentalement différente. Le problème est ailleurs.

36Le problème de la production des ressources réside dans le déséquilibre qui existe entre information fonctionnelle et information régulatrice. Tant que la seconde sera presque toujours potentialisée au profit de l’actualisation de la première la situation sera identique tant à l’Ouest qu’à l’Est.

Notes

1 Cf. sur ce sujet, Philip Connelly, Robert Perlman, The politics of scarcity, Resource conflicts in international affairs, Oxford University Press, London, New-York, Toronto, 1975, p. 12-13.

2 J.-Edwin Becht, L.-D. Belzung, World resource management, Key to civilization and social achievement, Prentice Hall Inc., Englewood Cliffs, New-Jersey, 1975, p. 22.

3 Ibid., p. 24-25.

4 Ibid., p. 24-25.

5 Cf. André Leroi-gourhan, La Préhistoire : Histoire Universelle 1, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, Paris 1956, p. 35.

6 Cf. Barry Commoner, L’encerclement, problèmes de survie en milieu terrestre, Seuil, Paris 1972.

7 Cf. à ce sujet Nicholas Georgescu-Roegen, Demain la décroissance, entropie-écologie-économie, Éditions Pierre-Marcel Favre, Paris, Lausanne 1979, p. 53.

8 Ceci dit, il convient de ne pas exagérer ces phénomènes quantitativement modestes mais il faut en être conscients.

9 Cf. entre autres Alain Birou, Forces paysannes et politiques agraires en Amérique latine, Paris 1970, qui illustre beaucoup de ces problèmes.

10 Leonard M. Cantor, A world geography of irrigation, Oliver and Boyd, Edinburg, London 1967, p. 3.

11 Cf. R.-J. Forbes, Studies in ancient technology, E.-J. Brill, Leiden 1965, qui fournit un « chronological survey of irrigation and drainage data » fort intéressant p. 75-79.

12 Cf. The origins of the state edited by Cohen & Service, Philadelphia 1978 et en particulier, Irrigation, conflict and politics.

13 On consultera Κ. Wittfogel, Oriental despotism: A comparative study of total power, New Haven, Yale University Press 1957 ainsi que Eva Hunt and Robert C. Hunt, Irrigation, conflict and politics: The Origins..., op. cit.

14 Cf. Georgescu-Roegen, op. cit., sur les instruments endo-et exosomatiques, p. 83.

15 Ibid., p. 85.

16 Ibid., p. 84.

17 Sur ces questions, cf. Becht et Belzung, op. cit., p. 7-8.

18 On nous pardonnera ces termes adoptés littéralement de l’anglais.

19 Cf. infra les chapitres II et III de cette partie.

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