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    Plan détaillé Texte intégral I. La circulation et la communication II. Les acteurs et la circulation III. Les acteurs et la communication Notes de bas de page

    Pour une géographie du pouvoir

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    Table des matières

    Chapitre IV

    Les réseaux et le pouvoir

    p. 263-285

    Texte intégral I. La circulation et la communication II. Les acteurs et la circulation III. Les acteurs et la communication Notes de bas de page

    Texte intégral

    I. La circulation et la communication

    1La circulation et la communication sont les deux faces de la mobilité. Complémentaires, elles sont présentes dans toutes les stratégies que déclenchent les acteurs pour maîtriser les surfaces et les points à travers la gestion et le contrôle des distances. Nous parlerons de circulation chaque fois qu’il s’agit de transfert d’êtres et de biens lato sensu, tandis que nous réserverons le terme de communication au transfert de l’information. Encore que, cette distinction, tout utile qu’elle est, peut apparaître ambiguë car elle pourrait laisser croire qu’il y a soit la circulation, soit la communication. En réalité, il y a simultanément circulation et communication dans tout « transport ». Les hommes ou les biens qui circulent sont porteurs d’une information et par conséquent ils « communiquent » quelque chose. De même l’information qui est communiquée est en même temps un « bien » qui « circule » (fig. 37).

    2Ce simple schéma est là pour rappeler que dans tout processus de transfert le couple circulation-communication est présent. Dans la situation S1 c’est la circulation qui prédomine tandis que dans la situation S2 c’est la communication qui l’emporte, sans que pour autant il y ait exclusion de l’une ou de l’autre. Ceci dit, la notion de circulation est, sans doute, plus générale que celle de communication car elle englobe tout ce qui est mobilisable. Sans tomber dans une analogie grossière, il est loisible voire légitime d’assimiler la circulation au « signifiant » et la communication au « signifié » : tout élément matériel est porteur de signification, toute signification est « matérialisable » ne serait-ce que par un « graphisme » ou autre support : « la problématique de la circulation matérielle retrouve la circulation du signe »1. Circulation et communication sont liées mais elles ne sont pas confondues.

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    Figure 37

    3S’il est vrai que jusqu’à l’époque contemporaine, réseau de circulation et réseau de communication n’ont fait qu’un ou presque, la technologie moderne les a dissociés. Alors que l’information est allée, jusqu’au XIXe siècle, à peu de choses près, au rythme des hommes et des biens, depuis lors les distances en matière de communication ont été pratiquement abolies dans la mesure où le transfert de l’information d’un point à un autre du monde peut être quasiment immédiat. Si parallèlement les « distances temporelles » en matière de circulation ont été considérablement réduites, c’est-à-dire que les taux de convergence ont fait de brusques sauts, il y a une spécialisation très poussée des réseaux de circulation et de communication qui ne sont plus confondus. Cette discordance entre distance de circulation et distance de communication n’a pas manqué de créer des problèmes nouveaux très spécifiques à notre époque. Cette distorsion est tout à la fois un avantage et un désavantage pour ceux qui exercent le pouvoir. Avantage d’être renseigné presqu’immédiatement mais désavantage si l’information reçue implique la nécessité de transférer des hommes ou des biens d’un point à un autre de l’espace. L’idéal du pouvoir est d’agir en temps réel. Si la distance de circulation et la distance de communication tendaient vers l’égalité, le pouvoir ne serait pas loin d’être absolu et toute tentative totalitaire trouverait là un point d’appui pour contrôler… le monde. L’actualité, à travers certains événements, nous a fourni, ces dernières années, des illustrations particulières de cette action en temps réel de différents pouvoirs politiques : les opérations aéroportées des Israéliens, des Français, etc. ont montré d’étonnantes possibilités d’intervention. Ne cherchons pas à savoir si ces opérations étaient ou non justifiées, mais retenons seulement leur signification profonde : ajuster deux types de distances-temps à grande échelle.

    4Toute stratégie intègre la mobilité et, par conséquent, élabore une fonction circulation-communication. C’est une fonction de pouvoir : « la circulation imprime son ordre. La circulation est spectacle du pouvoir »2. Stourdzé a raison mais il ne va pas assez loin. Il est vrai que la circulation est spectacle du pouvoir et il ne peut guère en aller autrement puisque la circulation au sens où nous l’avons définie est visible par les flux d’hommes et de biens qu’elle mobilise, par les infrastructures qu’elle suppose. Dans ce cas, le pouvoir ne peut pas éviter d’être « vu », d’être « contrôlé ». Ainsi, qu’il le veuille ou non il fournit de l’information sur lui, il se signale à l’attention de ceux qui peuvent avoir un intérêt à le contrôler et/ou à le surveiller. Faut-il rappeler les acrobaties que font les armées en guerre pour dissimuler les mouvements de troupes ou les convois de ravitaillement ? Cas extrême dira-t-on, celui de la guerre. Certes, mais même en temps de paix à l’intérieur de n’importe quel pays démocratique il est des circulations qui cherchent à se rendre invisibles ou tout au moins à se dissimuler, à se masquer : circulation des hommes « importants », circulation des biens rares, circulation des matières dangereuses, etc. La circulation est spectacle du pouvoir mais le pouvoir ne tient pas toujours à se donner en spectacle et même s’il se donne en spectacle c’est malgré lui. « La circulation est signe de puissance »3 : c’est encore une remarque juste mais la puissance s’effrite, s’affaiblit si l’adversaire peut la contrôler, l’estimer, l’apprécier. L’idéal du pouvoir c’est de voir sans être vu. C’est pourquoi la communication a pris une telle importance dans la société contemporaine car elle peut se dissimuler : cas dans lequel le pouvoir peut contrôler, surveiller, intercepter pratiquement sans être vu. Au contrôle de la poste des monarchies anciennes s’est substitué le contrôle téléphonique pour ne citer que celui-là. Le pouvoir a compris que son efficacité serait d’autant plus grande qu’il serait moins visible. La vraie source du pouvoir est donc à chercher dans la communication plus que dans la circulation. C’est vrai pour tous les acteurs qui sont conduits à adopter une stratégie paradoxale mais remarquablement cohérente. La circulation se donne d’elle-même en spectacle, on ne peut la masquer, la dissimuler, en un mot il est vain de la rendre invisible, par conséquent on doit l’exalter, la montrer, la manifester au grand jour. Ainsi, on peut tout savoir ou presque sur les réseaux de circulation. Il est relativement aisé de connaître les flux d’hommes et de biens dans les réseaux routiers, ferroviaires, navigables et aériens. Ainsi, on livre au grand jour les données sur la circulation : c’est la séquence « libérale » de la stratégie du pouvoir. En revanche, on ne livre que fort peu de choses sur la communication de l’information car il est beaucoup plus aisé de la dissimuler, de la cacher : c’est la séquence « totalitaire » de la stratégie du pouvoir. La fonction de mobilité du pouvoir n’est finalement bien connue qu’en matière de circulation et, à peine ou pas du tout, en matière de communication : vulgarisation du réseau de circulation, privatisation du réseau de communication. Ce n’est pas un hasard si les acteurs suivent cette stratégie paradoxale : ils ont compris que les moyens se déplaçaient de plus en plus vers l’information dont la gestion et le contrôle sont facilités par les techniques actuelles.

    5Ces stratégies paradoxales conduisent à la transparence des flux matériels et à l’opacité des flux immatériels. Qui ignore encore qu’il est plus utile de posséder une technologie qu’une ressource matérielle ? On objectera que ce n’est pas évident en ce qui concerne le pétrole. C’est partiellement vrai et en tout cas c’est une situation-limite puisque la complémentarité est indispensable. La science et la technique peuvent susciter des biens de substitution.

    6L’un des enjeux du pouvoir est aujourd’hui informationnel et l’informatique en est l’un des moyens. Le vrai pouvoir se déplace vers ce qui est, en grande partie, invisible qu’il s’agisse de l’information politique, économique, sociale ou culturelle. La communication occupe de plus en plus le centre d’un espace abstrait tandis que la circulation n’en est que la périphérie. Cela ne signifie nullement que la circulation est moins importante puisqu’au contraire c’est elle qui témoigne de l’efficacité de la communication mais cela signifie que le mouvement de l’information commande la mobilité des êtres et des choses. L’espace central de la communication vampirise l’espace périphérique de la circulation. La communication se nourrit de la circulation : le territoire concret est transformé en information, il devient un territoire abstrait et représenté : laisser voir tous les phénomènes particuliers et confus, cacher l’essentiel qui devient de l’ordonné.

    7Pourtant qu’il s’agisse de circulation ou de communication, les acteurs sont toujours confrontés avec la même chose : un réseau. Non pas, les « lignes obligées » qu’empruntent les flux et que personne ne voit jamais dans leur réalité et leur totalité mais bien plutôt la représentation de ces chemins reliant des points : « Imaginons, dessiné dans un espace de représentation, un diagramme en réseau. Il est formé, pour un instant donné (car nous verrons amplement qu’il représente un état quelconque d’une situation mobile), d’une pluralité de points (sommets) reliés entre eux par une pluralité de ramifications (chemins) »4. Le mot important c’est « dessins » (la trace du « dessein » du pouvoir). Toute stratégie n’est d’abord qu’une pensée, qu’un discours ou un graphisme qui synthétise les questions « comment », « pourquoi » et « quand ». Questions organisées non pas sur le mode de la linéarité mais sur celui de la « tabularité » qui enrichit le nombre des médiations possibles, et ces dernières sont assouplies5. Cette multiplicité des chemins qui fonde l’indétermination du cheminement est, selon Michel Serres, la condition de la ruse6. Le réseau apparaît dès lors comme les fils ténus d’un filet souple qui peut se mouler sur toutes les situations concrètes et, par là même, se déformer pour mieux enserrer. Le réseau est protéiforme, mobile et inachevé. De cet inachèvement il tira sa force dans l’espace et dans le temps : il épouse les variations de l’espace et les changements qui surviennent dans le temps. Le réseau fait et défait les prisons de l’espace devenu territoire : il libère autant qu’il emprisonne. C’est pourquoi il est « instrument », par excellence, du pouvoir.

    8Circulation et communication procèdent de stratégies et sont au service de stratégies. Réseaux de circulation et de communication contribuent à modeler l’enveloppe spatio-temporelle qu’est tout territoire. Ces réseaux sont inséparables des modes de production dont ils assurent la mobilité. Systèmes sémiques matériels, ils relèvent d’une « lecture » idéologique à plusieurs niveaux : en tant qu’ils sont tracés, en tant qu’ils sont construits et en tant qu’ils sont utilisés ou si l’on préfère « consommés ». Dessin, construction et utilisation d’un réseau dépendent des moyens à disposition (énergie et information) des codes techniques, socio-politiques et socio-économiques et des objectifs des acteurs.

    9S’il n’y avait aucune contrainte d’aucun ordre, il est évident que tout acteur devant assurer la circulation ou la communication entre une série de points choisirait le réseau maximum « défini par la totalité des relations les plus directes »7. Cas idéal, bien sûr, qui n’a pas de sens dans un monde où les ressources sont finies. En fait, on n’a jamais affaire au réseau maximum mais au réseau des circulations qui est « le résultat de la manifestation des contraintes à la fois techniques et économiques »8. Dans la pratique d’autres contraintes interviennent telles celles ressortissant au domaine politique et au domaine social. Le réseau de circulation est un compromis entre réseau maximum et moyen à disposition et conditions réelles. C’est « le réseau des circulations (qui) permet de concevoir la nature du réseau géographique »9. Celui-ci prend en compte la disposition des territoires et la distance. Certains auteurs, tel Leawitt se sont intéressé à la description des graphes et ont créé des indices de centralité et de périphérisme, par exemple10 (fig. 38) (tableau 3)11.

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    Figure 38

    Tableau 4

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    10On peut imaginer des réseaux dans lesquels l’indice de centralité est maximum pour tous les points et l’indice relatif de périphérisme minimum12. En revanche, dans le réseau dit « roue », il y a un seul centre avec un indice maximum de centralité et des points avec le même indice relatif de périphérisme (fig. 39).

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    Figure 39

    11Il est aisé de percevoir l’intérêt que ces deux indices peuvent présenter en matière d’analyse du pouvoir. Néanmoins, il serait naïf de penser qu’on épuise le problème du pouvoir avec ces indices de centralité et de périphérisme. Instruments commodes, certes, mais instruments insuffisants, faut-il le dire ? En effet, ce serait poser l’équivalence ou l’équipuissance de chacun des sommets, ce qui n’est pas recevable. Le réseau est par définition mobile dans l’enveloppe spatio-temporelle. Il dépend des acteurs qui gèrent et contrôlent les points du réseau, autrement dit de la position relative qu’occupe chacun d’eux par rapport aux flux qui circulent ou qui sont communiqués dans le ou les réseaux.

    12C’est bien cette mobilité du réseau qui rend vaine l’image utilisée par ceux qui comparent système de circulation et organisme vivant13. Un système de circulation ne possède pas cette propriété « que nous appellerons la téléonomie » et il ne se reproduit pas d’une manière invariante14. Un système de circulation est un instrument créé, produit par des acteurs et il est reproduit d’une manière variable en fonction de projets politiques et économiques qui évoluent. L’analogie n’est pas seulement inadéquate, elle est dangereuse car elle « naturalise » une situation qui, par définition, évolue dans un espace-temps.

    13Si nous considérons seulement la circulation, on remarquera que tout réseau est en perpétuel devenir selon que les stratégies privilégient la grande ou la petite échelle. La stratégie romaine en matière de circulation se réclame d’une conception à petite échelle. Il s’est agi, au fur et à mesure de l’extension de l’empire, de désenclaver les territoires conquis par rapport à Rome d’où la construction de grands axes. Grands axes reliant des points centraux qui permettaient le contrôle et la gestion de vastes espaces. Grands axes facilitant le déplacement des légions garantes de la « pax romana ». Stratégie à petite échelle, aussi, que celle des Waldstätten qui assurèrent par la maîtrise du Gothard les liaisons entre le versant nord et le versant sud des Alpes. Stratégie à petite échelle, encore, celle des Russes lançant la ligne du transsibérien vers l’Asie.

    14Les stratégies à petite échelle sont celles qui tentent de réaliser une intégration territoriale et une continuité dans l’aménagement des distances : contrôle des espaces « moléculaires » par opposition aux espaces « atomiques ». Dans ces stratégies, on accorde plus d’importance, plus de signification, aux points terminaux qu’aux points intercalaires. Ce fait apparaît dans toute sa clarté lorsque les grands ensembles territoriaux éclatent. Que l’on songe au réseau ferroviaire de l’Empire austro-hongrois tout entier centré sur Vienne et Budapest. Il témoignait d’une bipolarité politique qui a volé en éclats au lendemain de la Première Guerre mondiale. Avec la création des nouveaux États, il a fallu réorganiser les réseaux et construire de nouveaux axes pour affirmer le rôle de certaines capitales comme Belgrade par exemple15. La conception territoriale de ces stratégies est souvent très abstraite : elle postule l’homogénéité, l’isotropie et la transparence de l’espace. Toutes propriétés qui n’existent qu’au niveau d’une représentation mais nullement dans la réalité territoriale vécue. Faut-il ajouter que ces stratégies sont, dans la plupart des cas sinon toujours, le fait d’États qui s’inspirent de codes hiérarchiques et centralisés ? C’est la presbytie bien connue des « Empires ».

    15Les acteurs politiques s’inspirant le plus souvent de principes hiérarchiques et centralisateurs, les stratégies à grande et moyenne échelles sont moins aisées à mettre en évidence et à illustrer. Encore que dans des pays à vieille tradition fédéraliste, en Suisse par exemple, on puisse découvrir, en matière de réseau auto-routier, une stratégie à moyenne échelle. Le réseau de la Suisse occidentale et celui de la Suisse orientale se sont développés simultanément. Leur liaison n’est pas encore faite. Il y a une rupture qui peut étonner l’observateur. Il est difficile de l’interpréter car elle est ambiguë. La discontinuité semblerait caractériser les stratégies à grande et à moyenne échelles dont le projet est moins l’intégration des espaces moléculaires que des espaces atomiques. Serait-ce la myopie des régionalismes faisant pendant à la presbytie des Empires ? En tout cas, il y a une opposition entre la maîtrise territoriale atomique et la maîtrise territoriale moléculaire. L’aménagement ferroviaire en Australie semble avoir obéi à des stratégies du même type conduites par des acteurs qui en n’adoptant pas les mêmes écartements de voies ont déterminé l’existence de réseaux juxtaposés.

    16Ces différentes stratégies ne sont pas exclusives, elles sont complémentaires. Elles sont d’ailleurs séquentielles et successives. Il est rare, en effet, que le développement des réseaux se fasse simultanément à grande et petite échelles. Il convient donc de déchiffrer les réseaux à travers leur histoire et à travers le territoire où ils sont installés, à travers les modes de production qui ont permis leur mise en place et à travers les techniques qui les ont façonnés. Les réseaux sont non seulement le spectacle du pouvoir, mais ils sont encore à l’image du pouvoir.

    17Considérons maintenant les réseaux de communication16. C’est l’autre face de la mobilité, celle qui, par sa nature essentiellement informationnelle, donne sa signification au mouvement. Bien avant M. Mc Luhan, celui qui a le mieux mis en évidence l’importance de la communication, en tant que distribution de l’information, est certainement H.-A. Innis17. L’information, faite de messages, est « communiquée » par des moyens dont la nature et l’utilisation impliquent une certaine conception de l’espace et du temps, à la gestion et au contrôle desquels la communication est indispensable. Cette prise en compte du temps et de l’espace par Innis n’est pas sans originalité : « The effective government of large areas depends to a very important extent on the efficiency of communication ». Gouverner, certes, mais sur quelle surface et pour quelle durée ? L’idée fondamentale d’Innis est qu’il ne semble pas possible de maîtriser également l’espace et le temps : « The concepts of time and space reflect the significance of media of civilization »18. Le medium de la communication, c’est-à-dire la partie signifiante ou « matérielle » du message, en d’autres termes l’aspect circulation du message, détermine assez nettement la maîtrise de l’enveloppe spatio-temporelle.

    18Qu’est-ce à dire ? Qu’il y a des media qui permettent de « traverser le temps », de durer, de résister au temps. Au cours de l’histoire, ils ont été constitués par des matériaux relativement résistants tels que la pierre, la terre cuite ou le parchemin. En revanche, ils sont d’une maniabilité faible car leur portée à l’occasion d’un transfert n’est pas très grande (exception faite pour le parchemin évidemment plus maniable que la pierre ou la terre cuite). Transférer un message gravé dans la pierre ou dans la terre cuite ne peut guère se réaliser sur de vastes espaces. Sans généraliser à l’excès une idée de ce type, il est pourtant loisible de prétendre que la portée temporelle et la portée spatiale varient en sens inverse. Remarque à prendre comme hypothèse plus que comme affirmation.

    19Tentons, par une série d’illustrations, d’approfondir ce problème. D’abord, le message fourni par la pierre, les systèmes architecturaux et sculpturaux par exemple. C’est évidemment partir de l’idée (qui est la nôtre depuis le début de cet ouvrage et que nous avons cherché à démontrer) que l’espace n’est pas une donnée mais une création. C’est admettre ensuite qu’il y a des liens décisifs entre l’occupation de l’espace et une certaine orientation de la vie sociale19. L’architecture de Caprarola naît d’un découpage topologique de l’espace en axes contraignants et donneurs de sens20. « Donneurs de sens » voilà la communication qui apparaît. Transmission d’un message gorgé de pouvoir : à côté du bourg sans style, donc hors de l’histoire, parce qu’assuré d’une « éternité » humaine, le palais visualisant le pouvoir d’une caste et fondant l’inégalité maître-sujet21. Le palais par sa présence d’abord, par son organisation ensuite, par sa hauteur enfin, informe l’environnement immédiat. Le palais devient un ensemble complexe de messages qui suintent de pouvoir. Le palais « communique » parce qu’il constitue un système sémique. Spatialement le message ne dépasse pas une aire limitée, celle à l’intérieur de laquelle le palais est visible, c’est-à-dire « lisible ». Rapport dialectique de ceux qui envoient le message par le truchement de l’ensemble architectural avec ceux qui reçoivent le message. Faible portée, donc, qui n’intéresse que le palais et le village. Temporellement, le message peut traverser les siècles : il diffusera tant qu’il est présent. Bien évidemment, l’information n’aura pas le même impact ni non plus la même signification au cours du temps mais il y aura toujours transmission.

    20C’est pourquoi les monuments des civilisations disparues nous ont légué une riche information par laquelle nous avons tenté de les connaître. Plus le médium est durable, moins l’information a de chance d’être transférée, donc de circuler : le papyrus ou le papier « ... are suited to wide areas in administration and trade »22.

    21De ces analyses, Innis tire une hypothèse extrêmement intéressante mais qui demeure à vérifier: « Material wich emphasize time favour decentralization and hierarchical types of institutions, while those which emphasize space favour centralization and systems of government less hierarchical in character »23. Formule séduisante, sans doute, vérifiable dans de nombreux cas mais qui, néanmoins, a le tort de privilégier le médium par rapport au message. Innis opère un glissement qui donne au support une place excessive par rapport à l’information elle-même. En effet, on peut imaginer sans difficulté un support durable porteur d’un message non hiérarchique, l’inverse étant également vrai. Par ailleurs, l’hypothèse, qu’on peut qualifier de forte, n’est vérifiable qu’à certaines échelles.

    22Marshall Mc Luhan a beaucoup développé ces questions et lorsqu’il écrit : « Quand une société invente ou adopte une technologie qui donne la prédominance ou une importance nouvelle à l’un des sens, le rapport des sens entre eux est transformé. L’homme est transformé : ses yeux, ses oreilles, tous ses sens sont, eux aussi, transformés »24. L’information peut être « entendue » ou « vue » : le réseau des sons n’est pas le réseau des images. Les pouvoirs qui en dérivent ne sont pas non plus de même nature. Il est donc vrai qu’un nouveau médium peut conduire à l’émergence d’une nouvelle civilisation25. On pourrait ajouter aussi qu’un nouveau médium est porteur d’une possible restructuration du pouvoir.

    23N’est-ce pas ce que nous sommes en train de vivre avec l’informatisation progressive de la société ? Depuis 1950, nous sommes entrés dans l’ère de l’informatique qui était naguère « élitiste » : élitiste parce que complexe dans son langage et lourde dans ses matériels26. Aujourd’hui, elle est devenue d’un usage courant avec l’utilisation de langages simples qui se rapprochent du langage naturel. Demain, on aura une informatique de grande diffusion avec le développement de la télématique. L’usage des satellites permet de contrôler et de gérer la communication à l’échelle de la planète. La communication a investi l’ensemble de l’espace terrestre : il suffit d’un satellite et d’un réseau de points pour transmettre toute l’information désirée. La planète peut être aménagée de telle sorte qu’aucun point ne soit isolé : l’espace est à cet égard parfaitement maîtrisé. Mais qu’en est-il du temps ? Les média utilisés ont une faible durée d’existence comparativement aux média classiques, ils sont « fragiles » dans la mesure où ils dépendent d’une technologie complexe à la merci d’une rupture d’approvisionnement en énergie. L’informatisation est sous-tendue par la circulation d’énergie.

    24Il est vrai qu’on s’achemine vers une maîtrise toujours plus grande, en matière d’information, de l’espace mais il est tout aussi vrai que la maîtrise du temps, de la durée risque d’être faible. Dans l’informatique tous les totalitarismes trouvent un instrument remarquable de pouvoir dont George Orwell dans 1984, a donné une préfiguration effrayante. Par l’informatique, il y a la possibilité et par là même la tentation de surveiller toute une population en l’enserrant dans des réseaux de fichiers électroniques : tout voir, tout savoir dans un espace, dans un territoire. La multiplication des réseaux de communication dans les grands pays tels les États-Unis et l’U.R.S.S. révèle une conception du pouvoir qui s’enracine plus dans l’espace que dans le temps. Le contrôle total du territoire est nécessaire pour mobiliser les hommes et les ressources, pour préserver en quelque sorte les enjeux dans l’aire la plus vaste possible. Les grandes puissances déclenchent des stratégies horizontales pour couvrir la plus vaste surface possible à l’intérieur de laquelle elles tentent de collecter le maximum d’énergie et d’information. Le jeu politique des grandes puissances est dans ces conditions soumis à des variations et à des mouvements de bascule fréquents. C’est une lutte engagée contre le temps qu’on ne parvient pas à maîtriser. Lorsqu’on perd le contrôle d’un territoire on cherche à lui en substituer un autre. C’est une stratégie qui s’oppose à la stratégie « verticale » fondée sur le temps mais intéressant un faible espace : c’est l’Empire romain opposé à la Grèce. Simplification symbolique ? À peine, car Rome a préfiguré les vastes empires tandis que la Grèce a préfiguré le « temps long » par son influence sur la culture occidentale.

    25Les sociétés à forte emprise territoriale sont caractérisées par des flux considérables d’information nécessitant d’énormes quantités d’énergie. À l’inverse les sociétés à faible emprise territoriale sont peu traversées par des flux d’information et par conséquent elles ne sont pas de grosses consommatrices d’énergie. Dans le premier cas, l’information doit se renouveler rapidement et ce renouvellement est nécessaire à la cohérence du système. Dans le second cas, le maintien de la cohérence est assuré par une information traditionnelle à taux de renouvellement faible. Réseaux de circulation et réseaux de communication finalement se compénètrent, s’articulent, interagissent. Mais surtout se créent des interfaces entre circulation et communication qui donnent au pouvoir une trame spécifique. N’est-ce pas ces interfaces que dans toute crise, toute révolution ceux qui veulent se substituer au groupe dominant cherchent à accaparer ? Qui cherche à prendre le pouvoir s’empare progressivement des réseaux de circulation et de communication : contrôle des axes routiers et ferroviaires, contrôle des réseaux d’alimentation en énergie, contrôle des centraux téléphoniques, des stations de radio et de télévision. Contrôler les réseaux c’est contrôler les hommes et c’est leur imposer un ordre nouveau qui se substituera à l’ancien.

    II. Les acteurs et la circulation

    26Pour comprendre la mise en place des réseaux de circulation, le modèle symbolique de Vance est très utile ; il est également génétique27. Il comporte cinq phases et combine le modèle mercantiliste, en tant que pratique économique, et le modèle des places centrales, en tant que pratique spatiale. Se déroulant historiquement ce modèle est évidemment révélateur de la phase d’exploitation coloniale du monde par l’Europe. Nous sommes donc en plein rapport de pouvoir.

    27Dans la première phase, la « côte » européenne est caractérisée par un aménagement grossièrement assimilé à la théorie des places centrales exprimant l’orientation agricole de l’Europe. De cette Europe fondée sur l’exploitation agricole sont partis, au moment des grandes découvertes, des navigateurs aux intentions multiples, variées et ambiguës. Pourtant une chose est certaine : ils sont en quête d’information sur ce qui « se passe », sur ce « qui existe » au-delà de l’horizon. Que ramèneront-ils effectivement, outre des curiosités : de l’information ! Information disparate, certes, mais grosse de promesses économiques et politiques qui se réaliseront les siècles suivants. Stourdzé d’ailleurs ne s’y est pas trompé : « Notre ère s’ouvre sur les navires de Colomb et les caractères d’imprimerie de Gutenberg. Complicité entre les deux phénomènes parce qu’ils sont tous deux invention d’espace de circulation »28. Et il ajoute : « Avec Colomb, la terre devient un espace reproductible... »29. Remarque fondamentale car les réseaux de circulation en tant que systèmes sémiques constituent des médiateurs indispensables à la reproduction sociale : « Ce qui est en jeu ici, c’est la reproductibilité »30. Par la circulation les hommes « inventent » de nouveaux terminaux qui sont reliés au point initial de départ. La première phase qui est de découverte et dont l’apport, par excellence, est informationnel, prépare la répétition. Le premier investissement est consenti pour acquérir une information.

    28Dans la seconde phase, séparée de la première par une durée variable, commence l’exploitation économique et/ou politique. Exploitation économique des propriétés des matières découvertes, exploitation des ressources qui sont intégrées dans des processus techniques anciens ou nouveaux. « Une fois l’espace produit, la frénésie du mouvement devient l’aiguillon central de la technologie »31. Nous sommes, dès lors, en présence de trois réseaux anastomosés : un réseau continental initial, souvent commandé par le point de départ des découvreurs qui, en même temps, est un point d’arrivée des flux de biens, un réseau maritime aux routes commandées par les vents et les courants marins, et un réseau continental embryonnaire dans les terres nouvellement découvertes. Les relations qui s’établissent peuvent demeurer longtemps commerciales mais dans la plupart des cas, la volonté de préserver le système ainsi construit incite à nouer des relations politiques avec occupation du nouveau territoire et contrôle des populations.

    29Dans la troisième phase, le système affirme sa cohérence avec l’installation d’immigrants qui vont produire des ressources diverses qu’ils échangeront contre des produits manufacturés dans la métropole. C’est le mercantilisme parvenu à son point de maturité : faire fonctionner un réseau d’échange de matières premières contre des produits fabriqués. Ainsi s’établissent des relations de pouvoir dissymétriques puisque l’État se réserve le monopole des rapports avec ses colonies. On connaît les actes de navigation, dont le plus fameux celui de Cromwell en 1651, qui réservait d’une manière drastique le bénéfice du commerce outremer aux seuls Anglais. Ce type de relation de pouvoir conduira, comme en Amérique, à des révoltes voire à des révolutions.

    30La quatrième phase représente l’épanouissement mais aussi la transformation du système par l’apparition dans la colonie de centres de production spécifiques. Parallèlement, on assiste à une croissance économique rapide de la métropole, à une diversification des trois réseaux et à une multiplication des échanges.

    31Dans la cinquième et dernière phase, il y a reproduction dans la colonie, qui peut être à la veille de l’indépendance, des modèles d’organisation spatiale de la métropole c’est-à-dire à la suite de la pénétration progressive dans l’intérieur des terres d’une mise en place du système des lieux centraux. Expression parfaite d’un interface complexe dans lequel jouent de nombreuses interactions.

    32On remarquera aussi, qu’au fur et à mesure de l’évolution, les distances-temps s’amenuisent autrement dit que les techniques de circulation s’améliorent. Ceci est parfaitement visible dans le modèle graphique de Vance. D’une certaine manière par le jeu de la circulation il y a projection du point initial sur le point terminal.

    33Il s’agit donc bien d’une reproduction de l’espace originel. Non pas une reproduction à l’identique mais une reproduction à l’équivalent qui prend en compte les particularités spatio-temporelles de l’espace terminal. Ce n’est pas un décalque territorial, c’est une reproduction territoriale qui n’a pu avoir lieu que par la mise en place d’un système de circulation.

    34On remarquera encore que tout le processus est commandé par une pratique (maritime) et une connaissance (cherchée). Circulation et communication sont donc bien mêlées, entrecroisées et tissées l’une avec l’autre.

    35Les enjeux du système sont nombreux et sont tous l’objet des stratégies des acteurs, stratégies qui se modifient, se restructurent au gré des différentes phases. Le système général que nous avons décrit peut être perturbé par l’intervention de nouveaux acteurs. Certains peuvent chercher à « couper » ou à « interrompre » momentanément le système de circulation. Très souvent, ce fut l’espace reproduit qui fut l’enjeu le plus visé. L’histoire coloniale est pleine de ces péripéties : interruptions, captures, détournements, occupations, etc. Sans compter toutes les relations de pouvoir qui se sont nouées à l’intérieur des sous-ensembles du système décrit. En conclusion, il est essentiel de se souvenir que le système de circulation manifeste la dynamique des acteurs et de leur stratégie.

    36Il est une circulation, celle de l’argent, qui montre fort bien la compénétration presque parfaite de la circulation et de la communication. La monnaie est tout à la fois « énergie cristallisée » et information. Le terme de réseau financier qui s’est imposé par analogie avec le réseau ferroviaire ou routier n’est pas abusif car il désigne « l’ensemble hiérarchisé et structuré des comptoirs dirigés et animés depuis le siège central d’un grand établissement »32. L’argent « circule » en ce sens qu’il est « matérialisé » mais l’argent « communique » en ce sens qu’il est aussi signal, ordre. Les instituts financiers jettent sur le territoire le filet de leur réseau par l’essaimage des agences. Ce n’est pas par hasard que Labasse parle, à propos des banques, de « deux conceptions géopolitiques » qui se sont affrontées entre 1865 et 1880 en France : « L’une, celle de la Société Générale, a visé, au départ de Paris, à pénétrer en profondeur le sol national le long et à partir des axes majeurs de circulation. L’autre, celle du Crédit Lyonnais, imaginée à Lyon, a misé sur un processus d’irradiation de diffusion en ondes concentriques depuis un foyer central »33. « Conception géopolitique » est une expression parfaitement bien choisie et adéquate car elle résume l’investissement du territoire par l’argent : « Le mouvement de la monnaie se présente comme épicentre d’une circulation générale qui investit l’ensemble des espaces »34.

    37Tout système bancaire possède au moins deux stratégies : l’une de collectage et l’autre de distribution. L’aire de collectage doit être aussi isotropique que possible, celle de distribution est anisotropique. Dans cette opposition réside le pouvoir bancaire qui cherche à entretenir des relations aussi symétriques que possible avec les déposants pour les inciter à confier leur argent mais qui noue des relations dissymétriques avec les emprunteurs-investisseurs qui ne présentent pas le même intérêt selon le lieu où ils sont localisés. La carte mentale des banquiers-collecteurs est complète, elle est une représentation fidèle de la carte topographique. La carte mentale du banquier-bailleur de fonds est lacunaire : collecter également, distribuer différentiellement. Mais en même temps que la banque collecte de l’argent, elle collecte aussi de l’information qu’elle stocke pour l’utiliser au moment de la « redistribution ».

    38Le signe monétaire est fascinant dans la mesure où sa circulation très étroitement contrôlée organise et désorganise, structure et déstructure les territoires à toutes les échelles. Jeu terrible que celui des mouvements de capitaux qui peuvent régénérer une économie ou au contraire l’anémier, qui peuvent renverser un gouvernement ou au contraire le soutenir : Allende privé de crédits tandis que Videla en a été gorgé. Remarque banale, certes oui, mais combien illustrante du pouvoir que possèdent ceux qui font circuler l’argent.

    39Il y a une cohérence dans tout cela. Il y a même rupture, au plan de l’argent, que celle décelable au plan politique : le représentant élu d’une démocratie est souvent en discordance par rapport à la volonté exprimée de ses électeurs comme le banquier « représentant de l’argent prêté » est en discordance par rapport à la volonté des prêteurs. Jeu dissymétrique de la représentation qui fait ou défait les choses.

    40Enfin, la circulation de l’argent s’apparente à la communication car elle est invisible, insaisissable et pour la plupart d’entre nous incontrôlable. Circulation souterraine qui ne devient visible que par les séismes qu’elle crée. Séismes qui diffèrent dans le temps et dans l’espace. L’accident financier est rarement circonscrit.

    III. Les acteurs et la communication

    41L’importance de l’information et par conséquent des réseaux de communication est largement reconnue: « An increasing fraction of the employment, time, and space of any organization must be devoted to information gathering and processing and to management functions »35. L’inconvénient, cependant, de cette prise de conscience réside dans le fonctionnalisme outrancié qui caractérise les analyses de la communication. Inconvénient dont Karl Deutsch n’est pas le moins responsable. Ce fonctionnalisme étant la forme moderne de l’organicisme reproché, à tort, à Ratzel36.

    42Tout individu est pris dans un réseau de communication, au même titre que tout groupe et que toute société. Un simple schéma montrera quels sont les media et leur structure37 (tableau 5).

    Tableau 5. LES MOYENS DE COMMUNICATION

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    43Tous les réseaux qui intéressent la communication de masse et interpersonnelle obéissant à une structure formelle sont des instruments de pouvoir très étroitement contrôlés dans la plupart des cas, car ils permettent d’enserrer une population dans une trame informationnelle qui les surdétermine par rapport aux stratégies des organisations. En d’autres termes, il s’agit de distribuer une information qui fasse augmenter la probabilité que telle catégorie de sujets fasse A plutôt que non-Α, ou encore que ces mêmes sujets pensent Β plutôt que non-B. À cet égard, les réseaux formels de masse sont actifs puisqu’ils diffusent une information, tandis que les réseaux formels interpersonnels sont passifs dans la mesure où, par le contrôle, ils révèlent des informations qui peuvent être utiles.

    44Les réseaux formels de masse possèdent une capacité de diffusion spatiale et temporelle variable selon leur puissance technique et leur organisation mais à la limite la radio et la télévision peuvent, avec les matériels actuels, couvrir l’ensemble de la planète. Il est exact qu’on peut craindre qu’ils contribuent à une homogénéisation culturelle encore que cela soit un risque faible. Le danger est ailleurs. Il réside dans la possibilité, pour ceux qui gèrent et contrôlent ces moyens, de diffuser des informations dont le caractère percutant peut créer des réflexes conditionnés, des schémas de comportement, etc. On se souvient des expériences radiophoniques créant la panique dans une population. Radio et télévision sont de redoutables instruments de pouvoir : la lutte des partis minoritaires en France et en Italie par exemple, pour bénéficier d’un temps d’antenne plus grand que celui qu’on leur attribue en témoigne. Il est envisageable, comme le fait le Parti radical en Italie, de passer par le relais de radios privées installées dans différentes villes.

    45C’est l’amorce d’un réseau parallèle de communication radiophonique face à celui de l’État. Il en va de même pour la télévision. Politiquement, économiquement, socialement et culturellement, ces réseaux privés jouent un rôle qui n’est pas négligeable là où ils existent. Pour l’analyse du pouvoir, il est donc essentiel de savoir si, face aux réseaux publics de l’État, des réseaux privés peuvent s’organiser. Il faut répondre à la question : y a-t-il monopole d’État ou non ? S’il n’y a pas monopole, il convient de s’interroger sur la portée et la durée de diffusion des réseaux privés. La concurrence entre réseaux publics et réseaux privés est certainement satisfaisante du point de vue politique : c’est tout au moins une condition nécessaire sinon suffisante pour une « communication démocratique ». Nécessaire mais pas suffisante car les moyens ne sont pas également répartis et les réseaux de communication coûtent cher. Dans les pays multilingues, les réseaux de radio et de télévision doivent être multipliés, comme c’est le cas en Suisse. Cette diversification, en Suisse, n’est pas seulement due à la structure linguistique mais encore à la structure politique de type fédéraliste. On retrouve la même diversification dans beaucoup de pays fédéralistes tels l’Allemagne et l’Autriche qui fonctionnent selon le système des studios régionaux.

    46À la différence de la radio et de la télévision, la presse est confrontée avec la distance et le coût de transport. Elle constitue un réseau de communication également très important, de structure plus ancienne aussi. La distribution de l’information par la presse est beaucoup plus difficile et surtout moins homogène et moins systématique que par la radio et la télévision. L’information par la presse suppose des structures socioculturelles plus développées que celles impliquées par la radio et la télévision. Ne serait-ce que la relation avec le taux d’alphabétisation. Paradoxalement les moyens les plus modernes qui réhabilitent le son et l’image sont plus « adaptés » aux populations les moins alphabétisées. C’est d’ailleurs, d’un certain point de vue, une sorte de recul, de retour à un passé ancien bien analysé par Mc Luhan38.

    47Dans les pays développés, il est courant de parler du pouvoir des média. C’est un abus de terme, en ce sens que les média ne sont pas « pouvoir » mais instruments de pouvoir combinés dans des stratégies. C’est bien pour cela que les acteurs politiques ou économiques s’assurent la maîtrise de réseaux de communication : presse, radio, télévision, poste, télégraphe et téléphone.

    48Les réseaux informels de masse ou interpersonnels constituent un contrepoids utile et bienvenu car ils ne peuvent que très difficilement être concentrés et centralisés. Pour contrôler les moyens actuels de reproduction et les conversations, il faut instituer un ordre fondé sur la terreur. Il est, hélas, vrai que certains acteurs y parviennent mais pendant combien de temps ? Les oppositions diverses qui peuvent se manifester à l’endroit du Pouvoir en place utilisent souvent (surtout dans les pays où le délit d’opinion existe) des moyens informels pour s’exprimer. Réseaux invisibles et souterrains qui réussissent à maintenir une cohésion entre les opposants. Dans les pays d’expression libre, ces réseaux sont mis à contribution pour pallier le manque de moyens financiers.

    49Quelles que soient les mesures prises, l’information finit toujours par passer car elle s’infiltre partout : les barrières autour de l’information ne servent à rien. Norbert Wiener ne s’y est pas trompé il y a un quart de siècle lorsqu’il a écrit : « L’information se présente encore davantage comme une question de processus plutôt que de stockage. Le pays qui jouira de la plus grande sécurité sera celui dans lequel la situation de l’information et de la science sera propre à satisfaire les exigences éventuelles — le pays où l’on se rendra compte pleinement que l’information importe en tant que stade d’un processus continu par lequel nous observons le monde extérieur et agissons efficacement sur lui »39. Cela pose tout le problème de la diffusion, sensu lato40. Nous verrons, dans la partie suivante, réservée aux ressources, que la diffusion est très souvent ambiguë parce que sélective.

    Notes de bas de page

    1 Yves Stourdzé, Espace, circulation, pouvoir : l’Homme et la Société, n° 29-30, p. 99.

    2 Stourdzé, op. cit., p. 98.

    3 Ibid., p. 98.

    4 Michel Serres, Hermes ou la communication, Éditions de Minuit, Paris 1968, p. 11.

    5 Michel Serres, op. cit., p. 13.

    6 Ibid., p. 13.

    7 Cf. Michel Chesnais, Le renouveau du chemin de fer, Economica, Paris 1979, p. 187.

    8 Ibid., p. 187.

    9 Ibid., p. 187.

    10 Flament, op. cit. [C. Flament, Réseaux de communication et structure de groupe, Dunod, Paris 1965]

    11 Tiré de M. Chesnais, op. cit., p. 188.

    12 Cf. Kaufmann, Des points et des flèches... la théorie des graphes, Paris 1968, p. 102-104.

    13 Cf. Maurice Wolkowitsch, Géographie des transports, A. Colin, Paris 1973, p. 6.

    14 Cf. Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Seuil, Paris 1970, p. 22-25.

    15 Wolkowitsch, op. cit., p. 132.

    16 Cf. Karl W. Deutsch, The nerves of government models of political communication and Control, the Free-Press, New-York, Collier-Mc Millan Ltd, London 1968.

    17 H.-A. Innis, Empire and communication, Oxford Clarendon Press, 1950 et du même, The bias of communication, University of Toronto Press, 1951.

    18 Ibid, Empire…, p. 7.

    19 Cf. Gérard Labrot, Le palais Farnèse de Caprarola, essai de lecture, Paris, Klincksieck 1970.

    20 Ibid., p. 7.

    21 Ibid., p. 127.

    22 [H.-A.] Innis, Empire…, op. cit., p. 7.

    23 Ibid., p. 7.

    24 M. Mc Luhan, La Galaxie Gutenberg, t. 1, Idées Coll. Gallimard, Paris, 1977, p. 60.

    25 [H.-A.] Innis, The bias..., op. cit., p. 34.

    26 Simon Nora, Alain Minc, L’informatisation de la société, La Documentation Française, Paris 1978, p. 18.

    27 J.-R. Vance, The merchant’s world: the geography of wholesaling, Englewood Cliffs, New Jersey, 1970.

    28 Stourdzé, Espace…, op. cit., p. 99.

    29 Ibid., p. 99.

    30 Ibid., p. 99.

    31 Stourdzé, Espace…, op. cit., p. 99.

    32 Jean Labasse, L’espace financier, A. Colin, Paris 1974, p. 21.

    33 Ibid., p. 23.

    34 Stourdzé, Espace…, op. cit., p. 100.

    35 Gottmann cité par R.-F. Abler, The geography of communication in transportation geography, edited by M.-E.-E. Hurst, McGrow Hill, New-York 1974, p. 327-328.

    36 K. Deutsch, op. cit., et F. Ratzel, op. cit.

    37 Schéma adapté de Abler, op. cit., p. 330.

    38 Marshall Mc Luhan, La galaxie Gutenberg, t. 1 et 2, Gallimard, Paris 1977.

    39 Norbert Wiener, Cybernétique et société, Paris 1962, p. 151.

    40 Cf. T. Hägerstrand, The propagation of innovation waves. Lund Studies in Geographie, 1952.

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    1 Yves Stourdzé, Espace, circulation, pouvoir : l’Homme et la Société, n° 29-30, p. 99.

    2 Stourdzé, op. cit., p. 98.

    3 Ibid., p. 98.

    4 Michel Serres, Hermes ou la communication, Éditions de Minuit, Paris 1968, p. 11.

    5 Michel Serres, op. cit., p. 13.

    6 Ibid., p. 13.

    7 Cf. Michel Chesnais, Le renouveau du chemin de fer, Economica, Paris 1979, p. 187.

    8 Ibid., p. 187.

    9 Ibid., p. 187.

    10 Flament, op. cit. [C. Flament, Réseaux de communication et structure de groupe, Dunod, Paris 1965]

    11 Tiré de M. Chesnais, op. cit., p. 188.

    12 Cf. Kaufmann, Des points et des flèches... la théorie des graphes, Paris 1968, p. 102-104.

    13 Cf. Maurice Wolkowitsch, Géographie des transports, A. Colin, Paris 1973, p. 6.

    14 Cf. Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Seuil, Paris 1970, p. 22-25.

    15 Wolkowitsch, op. cit., p. 132.

    16 Cf. Karl W. Deutsch, The nerves of government models of political communication and Control, the Free-Press, New-York, Collier-Mc Millan Ltd, London 1968.

    17 H.-A. Innis, Empire and communication, Oxford Clarendon Press, 1950 et du même, The bias of communication, University of Toronto Press, 1951.

    18 Ibid, Empire…, p. 7.

    19 Cf. Gérard Labrot, Le palais Farnèse de Caprarola, essai de lecture, Paris, Klincksieck 1970.

    20 Ibid., p. 7.

    21 Ibid., p. 127.

    22 [H.-A.] Innis, Empire…, op. cit., p. 7.

    23 Ibid., p. 7.

    24 M. Mc Luhan, La Galaxie Gutenberg, t. 1, Idées Coll. Gallimard, Paris, 1977, p. 60.

    25 [H.-A.] Innis, The bias..., op. cit., p. 34.

    26 Simon Nora, Alain Minc, L’informatisation de la société, La Documentation Française, Paris 1978, p. 18.

    27 J.-R. Vance, The merchant’s world: the geography of wholesaling, Englewood Cliffs, New Jersey, 1970.

    28 Stourdzé, Espace…, op. cit., p. 99.

    29 Ibid., p. 99.

    30 Ibid., p. 99.

    31 Stourdzé, Espace…, op. cit., p. 99.

    32 Jean Labasse, L’espace financier, A. Colin, Paris 1974, p. 21.

    33 Ibid., p. 23.

    34 Stourdzé, Espace…, op. cit., p. 100.

    35 Gottmann cité par R.-F. Abler, The geography of communication in transportation geography, edited by M.-E.-E. Hurst, McGrow Hill, New-York 1974, p. 327-328.

    36 K. Deutsch, op. cit., et F. Ratzel, op. cit.

    37 Schéma adapté de Abler, op. cit., p. 330.

    38 Marshall Mc Luhan, La galaxie Gutenberg, t. 1 et 2, Gallimard, Paris 1977.

    39 Norbert Wiener, Cybernétique et société, Paris 1962, p. 151.

    40 Cf. T. Hägerstrand, The propagation of innovation waves. Lund Studies in Geographie, 1952.

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    Raffestin, Claude. Pour une géographie du pouvoir. édité par Anne-Laure Amilhat Szary et Yann Calbérac. Lyon: ENS Éditions, 2019. doi:10.4000/books.enseditions.7627.
    Raffestin, Claude. Pour une géographie du pouvoir. édité par Anne-Laure Amilhat Szary et Yann Calbérac, ENS Éditions, 2019, https://doi.org/10.4000/books.enseditions.7627.
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