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Pour une géographie du pouvoir

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Claude Raffestin

Troisième partie. Le territoire et le pouvoir

Chapitre III

Nodosité, centralité et marginalité

Texte intégral

I. Les lieux du pouvoir

  • 1 René Girard, La violence et le sacré, Grasset, Paris 1972, p. 426-427.
  • 2 Ibid., p. 427.
  • 3 Ibid., p. 427.

1Le pouvoir, avant de se manifester par diffusion et avant, par conséquent, de s’épuiser, se cristallise en un lieu, en des lieux qu’il marque souvent profondément, parfois même d’une manière indélébile : « Il y a tout lieu de penser que la vérité est inscrite dans la structure même des communautés dans les lieux centraux à partir desquels tout rayonne et qui constituent presque toujours des lieux symboliques d’une unité collective dont nous ne devons pas suspecter, a priori, le caractère originel, très souvent confirmé, au moins partiellement par les fouilles archéologiques »1. Ces lieux ne seraient-ils pas les « moments » sacrés d’un « plan » qu’ils contribuent à fonder, à définir c’est-à-dire à différencier ? L’origine quasiment religieuse des villes, la signification sacrée de certains lieux à l’intérieur de la ville contribuent à renforcer, sinon à démontrer absolument cette thèse : « En Grèce, ces lieux sont la tombe de certains héros, l’omphalos, la pierre de l’agra et enfin, symbole par excellence de la polis, le foyer commun, Hertia »2. Ces lieux sont marqués par une action, par l’exercice d’un pouvoir, celui-là même qui a fait périr « la victime émissaire » au sens où Girard emploie ce terme. Pouvoir instaurateur d’une unité qui fonde la collectivité : « c’est à partir de ces lieux symboliques de l’unité, on peut le croire, que naît toute forme religieuse, que le culte s’établit, que l’espace s’organise, qu’une temporalité historique s’instaure, qu’une première vie sociale s’ébauche... »3.

2Il n’y aurait donc point de lieux privilégiés a priori mais des lieux de « rassemblement », des nodosités, des condensations en quelque sorte, provoquant des discontinuités dans la distribution : ici de fortes densités, là de faibles densités. Discontinuités fondatrices d’une différenciation non pas offerte par l’espace, mais inventée par les hommes. Ne serait-ce pas dans ces lieux plus denses que s’est amorcée, à partir d’une probabilité plus grande, la relation, la centralité ? Car la centralité n’est pas cette pure notion géométrique que les hommes auraient inventée ou découverte. Elle est tout autre chose. Elle est d’abord l’existence d’une collectivité soudée par des actions, créatrices de relations, qui fondent des différences spécifiques. Le lieu, sans ces relations, n’est rien d’autre qu’un lieu parmi beaucoup d’autres. Que ces lieux aient souvent occupé le centre géométrique ne signifie rien d’autre que l’unité se constitue toujours « autour » de quelque chose mais ce n’est jamais qu’une image construite a posteriori. La centralité est donc essentiellement une entité à deux faces : un « topos » et une « tension ». Topos et tension qui persistent, en tant qu’ils sont liés, à travers la durée et qui dynamiquement se traduisent par des mouvements centripètes ou centrifuges.

3D’ailleurs, la théorie des lieux centraux, pour être très généralement exprimée par d’autres concepts, n’en est pas moins fondée sur les mêmes données : un système de lieux et un système de relations. Ces dernières n’ayant pas la même probabilité de réalisation dans l’espace. L’apparente géométrie de Christaller et de Lösch n’est qu’une modalité permettant une formulation aisée d’une réalité complexe. Pourtant cette géométrie est une illusion qui dissimule le rapport fondamental qui s’établit entre un lieu et une relation ou si l’on préfère, une fonction. Les lieux centraux, tels qu’ils sont définis géométriquement, cachent une réalité plus profonde à savoir qu’ils résultent de la probabilité différentielle de nodosités humaines à faire émerger une relation de pouvoir avec un lieu.

  • 4 Girard, op. cit., p. 426.
  • 5 Girard, op. cit., p. 427.

4Alors que les nodosités originelles fondent l’unité en levant « l’obstacle formidable qu’oppose la violence à la création de toute société humaine »4, les centralités contemporaines imposent un ordre qui est encore une violence. Comme le dit Girard, et il ne faut pas s’y tromper : « Dans l’évolution qui les conduit du rituel aux institutions profanes, les hommes s’éloignent toujours plus de la violence essentielle, et bien qu’ils la perdent de vue, mais jamais ils ne rompent réellement avec la violence »5.

5Les grandes « centralités » contemporaines ont été fondées sur un petit nombre de relations économiques significatives, celles nouées dans la perspective de la révolution industrielle. La cohésion de ces centralités est assurée par la convergence de la science et de la technique, qui a donné naissance à la grande industrie. L’unité du projet étant représentée par la croissance et l’abondance économiques. Pseudo-croissance et pseudo-abondance très vraisemblablement, faut-il le dire, si l’on observe tant soit peu les effets de cette unité réalisée dans la violence et l’aliénation du travail parcellarisé. La victime émissaire c’est le prolétariat qui appartient et n’appartient pas à la collectivité. En effet, il est indispensable pour instaurer la puissance économique et donc contribuer à l’unité économique fondatrice de la centralité moderne mais en même temps, il doit être rejeté et éventuellement il doit périr. « Être rejeté » il l’est de fait en tant que victime vers la périphérie, vers les marges. C’est ce rejet qui institue la marginalité. Centralité et marginalité se définissent l’une par rapport à l’autre et elles sont spécifiquement relationnelles, c’est-à-dire que territorialement elles peuvent s’inverser sans que le mécanisme soit en cause : la centralité peut devenir marginalité et réciproquement, en un lieu donné.

6Nodosité, centralité et marginalité sont liées par les acteurs qui les font et les défont. La nodosité rassemble des acteurs paradigmatiques qui, s’ils accèdent au rang d’acteurs syntagmatiques, fonderont éventuellement une centralité qui déterminera une marginalité ipso facto. Les inversions topologiques ne mettent rien en cause dans la structure relationnelle. Il y aurait donc un système progressif : nodosité vs centralité vs marginalité, mais il peut y avoir aussi un processus régressif : structuration ou déstructuration d’un pouvoir.

  • 6 Tel que celui défini par Samir AMIN dans l’accumulation à l’échelle mondiale t. I et II, Paris, Ant (...)
  • 7 Voir Yves Lacoste, La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, Maspero, Paris 1976.

7Le phénomène doit être mis en relation avec l’échelle en ce sens qu’il intéresse tout autant à grande échelle la ville, qu’à moyenne échelle les « core areas », qu’à petite échelle les ensembles continentaux, c’est-à-dire le système mondial6. Ce problème d’échelle est généralement escamoté et ce qui est, dans la représentation, point à petite échelle devient surface à grande échelle7. Lacoste a raison de vitupérer contre l’allégorie spatiale du centre et de la périphérie lorsqu’il est question d’impérialisme mais il ne sait vraisemblablement pas pourquoi il a raison. Dire le « centre » et la « périphérie » c’est faire sauter les deux signes qui éclatent et qui, dès lors, sont réduits à des lieux sans référence relationnelle. Tandis que parler de centralité et de marginalité c’est présenter la bifacialité de chacun de ces signes et c’est montrer par là même que l’espace n’est pas significatif seul : il ne signifie quelque chose que relié à une intention.

8Faire référence au centre ou à la périphérie c’est cristalliser un rapport en termes géométriques et par là même le rendre statique. Si l’on veut construire une analyse à partir de notions dynamiques, il faudrait parler d’organisations ou de groupes en situation de centralité et d’organisations ou de groupes en situation de marginalité. On n’accorderait pas ainsi à la nécessaire représentation bifaciale une connotation géométrique qui, comme nous l’avons dit plus haut, n’est qu’une symbolique a posteriori qui n’explique rien. On peut aisément construire un petit schéma pour démontrer ce qui précède (tableau 2).

Tableau 2. CENTRALITÉ ET MARGINALITÉ

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9On aurait donc une quadruple représentation par rapport à un système quelconque mais en fait deux représentations liées puisqu’il n’est pas possible de penser la centralité sans la marginalité et réciproquement. Graphiquement on aurait les choses suivantes (fig. 35).

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Figure 35

10Le modèle 1 se situe sur la diagonale principale et le modèle 2 sur l’autre diagonale. On remarque que c’est la relation de pouvoir qui fonde prioritairement la situation de centralité ou la situation de marginalité. Il est assez facile de montrer cela par une série d’illustrations géographiques, soit par rapport aux capitales, soit par rapport aux « core areas », aux noyaux de formation des États, soit enfin par rapport à des blocs continentaux ou subcontinentaux.

II. Les capitales et le pouvoir

11En choisissant de prendre d’abord en compte les villes dites capitales, nous nous situons résolument dans la perspective de la grande échelle. Ceci étant dit, cela ne résout nullement un problème qui peut paraître anodin mais qui, en fait, ne l’est pas du tout et qui est de savoir ce qu’est une ville capitale opposée à une ville qui ne l’est pas. C’est retomber, pensera-t-on, dans un classique et vieux problème de définition comme les géographes en ont le secret. Est-ce bien le cas ? La capitale est une notion banalisée depuis longtemps et s’interroger sur elle peut sembler une impardonnable perte de temps. Peut-être pas et c’est ce que nous voudrions montrer.

12L’habitude, ou plus exactement l’une des habitudes de la géographie politique consiste à définir la capitale par rapport à l’État et à sa structure unitaire ou fédéraliste. Cette méthode n’a pour elle que l’apparence de la logique car c’est sauter par-dessus le mécanisme ou le processus nodosité vs, centralité vs marginalité. Cela ne veut pas dire que l’État est toujours postérieur au processus de formation d’une capitale car alors on pourrait objecter le cas des capitales créées de toutes pièces. En revanche, cela veut dire que l’émergence d’une capitale n’est pas un fait institutionnel, pas seulement, ou même très peu mais un fait sociopolitique qui est l’expression d’une crise qui, le plus souvent, naît simultanément de la montée d’un pouvoir et de l’effacement d’un autre. Cela n’implique pas, comme on pourrait le penser, qu’il s’agit de deux pouvoirs concurrents, cas le plus simple, mais pas nécessairement le plus fréquent, mais il peut s’agir d’un seul et même pouvoir qui traverse une crise et qui passe d’une situation de centralité-marginalité à une autre. Le lieu peut changer ou non mais la centralité-marginalité change en tout cas. Autrement dit les relations de pouvoir se modifient et s’orientent différemment.

13Si l’émergence d’une capitale est l’expression d’une crise qui prend naissance dans une collectivité, cela signifie que la capitale est un ensemble de systèmes sémiques qui médiatisent des relations de pouvoir. C’est donc le passage d’un système sémique à un autre. La capitale est l’expression, plus ou moins durablement stable, d’une représentation politique. La capitale en symbolisant la centralité d’une configuration politique, fonde en même temps une marginalité, tout ou partie de ce qui l’entoure.

  • 8 Cf. entre autres Tonino Bettanini, Spazio e science umane, Firenze 1976, p. 105.

14À ce niveau, l’analyse du phénomène peut devenir extrêmement complexe et nécessite par conséquent un langage très précis. En effet, s’il y a dans certains cas déplacement d’un lieu à un autre, il peut aussi n’y avoir aucun déplacement sans que pour autant la configuration politique soit la même. Qu’est-ce à dire ? Qu’il y a un processus de re-sémantisation8. Dès lors, on peut exprimer cela par un nouveau.

Tableau 3. LOCALISATION DES CAPITALES ET SYSTÈME SÉMIQUE

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15On découvre dans un axe principal : stabilité absolue vs instabilité absolue et un axe secondaire qui rend compte de l’instabilité géographique vs instabilité sémique. Là encore, on le verra, il est aisé de trouver des illustrations géographiques ou mieux territoriales. Ainsi depuis 1848, Berne est demeurée la capitale ou la ville fédérale et n’a connu aucun changement sémique significatif depuis la fondation de la Suisse contemporaine. En revanche, Paris, depuis 1789, à plusieurs reprises, a été re-sémantisée mais bien évidemment sans jamais cesser d’être la capitale (si l’on exclut la période de la Commune et la période de Vichy). Le déplacement de Moscou à Saint-Pétersbourg est une pure translation de la capitale sans véritablement de changement dans le système sémique qui demeure celui de l’autocratie. Cela correspond à une nouvelle stratégie orientée vers la mer mais les structures qui sous-tendent cette stratégie restent fondamentalement les mêmes. Il en est allé de même pour Brasilia qui inaugure également une nouvelle stratégie, cette fois-ci non pas orientée vers la mer mais vers l’intérieur du continent américain. Certes, la capitale du Brésil manifeste, par son architecture, son tracé et sa morphologie, une volonté « moderniste » mais là encore les structures générales qui la sous-tendent sont les mêmes. En revanche, lorsqu’en 1869, l’empereur Meifi déplaça la capitale de Kyoto à Tokyo ce fut à la fois une translation évidemment, et un changement de système sémique. Ce dernier changement correspond à une profonde modification des structures. Certes, il s’agit d’une modification réalisée sous la pression extérieure mais elle n’en fut pas moins fondamentale.

  • 9 Expression empruntée à Yves Βarel, op. cit. [Yves Barel, Le paradoxe et le système, essai sur le fa (...)

16On remarquera que la capitale, en tant que centralité, concrétise matériellement à bien des égards les grandes tendances de la stratégie nationale. On observera aussi que certaines de ces stratégies sont paradoxales9. Le cas du Brésil, mais ce n’est pas le seul, est significatif. Après une longue période d’orientation vers l’Atlantique, la mer ouverte, symbolisée par Rio de Janeiro, le Brésil a tourné le dos à l’Océan pour amorcer un développement de l’intérieur. Il y a là un changement de centralité. Mais ce changement réussira-t-il ?

17Il est évident, et l’exemple de Brasilia nous invite à aborder ce sujet, que la centralité peut être partielle ou totale. En effet, la centralité peut être politique, économique et culturelle, mais elle peut aussi n’être que politique, qu’économique ou culturelle. Londres et Paris possèdent une centralité totale avec les effets et les coûts que l’on sait. Ce n’est le cas ni de Rome ni de Washington.

18Mais Rome par exemple n’a qu’une centralité politique et partiellement culturelle (au sens humaniste du terme) tandis que c’est Milan qui assure la centralité économique et également culturelle en grande partie. Washington ne possède qu’une centralité politique alors que New York assure la centralité économique et culturelle pour la côte est, du moins. Il n’est pas inutile de montrer que très souvent les « capitales » économiques sont aussi des « capitales » culturelles. Zurich est une « capitale » économique et culturelle. Francfort sur le Main joue le même rôle pour l’Allemagne fédérale. La liaison économie-culture n’est pas fortuite puisque tout phénomène culturel est sous-tendu par des relations économiques. Brasilia, pour y revenir, ne possède pour l’instant qu’une centralité politique. Rio de Janeiro et Sao Paulo se partagent la centralité économique et culturelle.

19Que la centralité politique, économique et culturelle s’exprime à travers une seule ville ou plusieurs, la marginalité n’en existe pas moins. Elle se présente simplement sous une forme différente. Lorsqu’il y a concentration, on peut craindre des déséquilibres relativement graves et surtout difficilement réversibles. Si l’on prend le cas de Caracas, on peut suivre ce phénomène. Il y a 60 ans, Caracas comptait moins de 100 000 habitants, aujourd’hui elle en compte plus de 2 millions soit près de 20 % de la population du pays. On observe donc une hypertrophie de la capitale, maintes fois dénoncée d’ailleurs, par de nombreux géographes qui ont étudié l’Amérique latine. Plus net encore est le cas de Buenos Aires dont la concentration et l’hypertrophie tendent à éclipser les autres villes et à menacer les équilibres régionaux du pays. Le danger n’est pas mince puisque dans ces pays les réseaux urbains bien agencés ont de la peine à émerger en raison du poids de leur capitale respective. Dès lors, les capitales sont souvent responsables des décalages économiques et des disparités régionales. Ces centralités excessives créent par là même des marginalités très profondes.

20Toute capitale, pour autant qu’elle soit multi-fonctionnelle et qu’elle possède une charge démographique significative par rapport au reste du pays, fait presque toujours des plus-values sur les autres villes et régions. En matière politique, et cela même dans les pays à structure fédéraliste, l’espace et le temps politiques de la capitale imposent leur structuration ce qui fait que les questions essentielles sont résolues, le plus souvent, dans la capitale. La centralisation peut ne pas exister dans la forme, mais en fait. Ainsi la création d’un objet local, un aéroport, un raccordement routier ou ferroviaire, etc. qui intéresse au premier chef la région qui doit en bénéficier ou... en pâtir selon les cas, est décidée par le pouvoir central. La centralité modèle ainsi l’enveloppe spatio-temporelle dans une perspective qui lui est propre.

21En matière économique, le commandement est souvent assuré depuis la capitale, c’est-à-dire que les décisions sont prises par les sièges sociaux qui y sont installés. À l’apparente dispersion des établissements peut correspondre une concentration décisionnaire. C’est le cas de la Suisse avec Zurich par exemple. Souvent même les décisions sont prises dans une « capitale » économique étrangère. Que l’on songe à toutes les multinationales américaines dont les sièges sont à New York, Boston ou ailleurs et qui décident de l’existence d’établissements installés à Lyon, Genève, Milan ou Francfort sur le Main. À la dispersion visible correspond une concentration, sinon invisible, du moins difficilement appréhendable. Les systèmes d’intentions et d’actions sont contrôlés depuis une « capitale » ou centralité. L’enveloppe spatio-temporelle du lieu de production n’est pas autonome, elle dépend du lieu de décision.

22En matière socio-culturelle, la capitale domine les systèmes sémiques et par eux agit sur l’environnement qui dépend d’elle. La langue, la culture, l’information sont souvent déterminées par des paradigmes qu’impose la capitale. La capitale joue, dans ce cas, un rôle normatif : la langue, comme au Mexique, peut-être celle parlée dans la capitale. La culture est celle ratifiée par la capitale, comme à Paris. L’information aboutit et part de la capitale : c’est le contrôle sur l’ensemble des instruments de communication et sur le contenu qu’ils véhiculent.

23La capitale fait donc une plus-value constante sur le plan spatial car ses décisions et ses normes restreignent le champ d’intentions et d’actions des autres régions. Mais elle fait aussi une plus-value temporelle en ce sens que ses modèles sont progressivement plus suivis que ceux des autres régions. Le temps strictement régional se restreint, lui aussi, au profit du temps de la capitale.

24La capitale est donc souvent à l’origine d’une plus-value spatio-temporelle car elle mord sur l’espace social et le temps social des autres régions en imposant à ces dernières ses codes. Ce contrôle des codes est réalisé par les acteurs syntagmatiques qui combinent leurs stratégies depuis la capitale. Plus-value spatiale car la capitale investit des espaces à l’aide de ses codes. Plus-value temporelle car la capitale contraint les autres à travailler ses codes, à les utiliser pendant des durées accrues. Ainsi, la capitale dévalorise l’information de la marginalité en imposant celle de la centralité, c’est-à-dire la sienne. Ce sont des phénomènes de diffusion qui déterminent ces plus-values qu’il faudrait étudier de cas en cas. Ils peuvent prendre des formes très variées (fig. 36).

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Figure 36

25La diffusion peut être continue ou discontinue, homogène ou hétérogène. C’est, sans doute, à travers de semblables phénomènes que l’on peut observer si l’enveloppe spatio-temporelle est isotropique ou anisotropique. Il y a là un champ de recherches énorme qui n’a guère été déchiffré sinon à travers les analyses classiques de diffusion qui ont souvent laissé de côté le pouvoir.

III. Régions, nations, grands espaces et pouvoir

  • 10 [Pour des raisons techniques de mise en ligne, cet appel de note qui concerne le titre du chapitre (...)

26À d’autres échelles, le problème se pose également. Il est bien souvent lié à la capitale. Il est assez rare, en effet, que la capitale ne soit qu’un point territorial qui en ferait une centralité pure. La capitale s’appuie généralement sur une ou plusieurs régions, contrôle une ou plusieurs nations ou enfin s’inscrit dans de grands espaces. Pourquoi ? Parce qu’aucune capitale ne peut posséder en elle-même les ressources nécessaires à l’exercice du pouvoir. Elle peut rassembler, drainer ou collecter des ressources utiles, elle ne peut guère les générer elle-même. Si tel était le cas, il s’agirait d’une centralité pure qui ne peut pas exister.10

  • 11 Les exemples qui sont repris ici sont empruntés à N. J.-G. Pounds et Sue Simons Ball, Core areas an (...)

27Considérer la région c’est prendre une position chère à Whitthlesey avec les « core areas » : ces nodosités « fondatrices ». Lieux d’émergence de ressources qui, combinées par des acteurs, vont permettre l’apparition de formations politiques détentrices d’un pouvoir. Il est inutile d’insister sur l’exemple par trop classique de la France qui a donné l’archétype de ces formations nucléaires. Si l’on considère l’Angleterre, la région londonienne a constitué le noyau de l’État moderne anglais11, soit l’Essex et le Sussex, au nord-est le Suffolk et le Norfolk et au sud-ouest le Dorset. En Scandinavie, la région du lac Mälaren à l’est duquel s’implantera Stockholm et de là vers l’ouest jusqu’au lac Vänern et à la côte qui s’ouvre sur le Skagerrak et le Kattegat. Au Danemark, c’est le Seeland et la Fionie qui constituèrent ce noyau. La Norvège a d’abord connu une nodosité à Trondheim qui ne réussit pas en raison du contrôle du pays par le Danemark. Par la suite, la Norvège fut dominée par la Suède et c’est à Oslo que fut transféré le point central en raison de ses communications avec Stockholm. Dès 1906, date de l’indépendance norvégienne, Oslo devient la nouvelle capitale. En Suisse, ce sont les Waldstätten qui formèrent le noyau de la Confédération. Création de paysans qui s’appuyèrent pour obtenir leur indépendance sur la route du Gothard, route intra-alpine qui était tout aussi indispensable aux régions subalpines septentrionales et méridionales qu’aux régions plus lointaines de l’Allemagne et de l’Italie. Cette région-clé au cœur des Alpes s’appuie sur un col essentiel à la circulation nord-sud. L’État polonais a émergé dans la région de Posnan sur la Warte. Région favorisée sur le plan agricole par de bons sols et par sa situation entre la Baltique et l’Europe du Sud. La Russie s’est construite à partir de la Moscovie entre le XVIe et le XIXe siècle.

28Si on considère l’Amérique du Nord, la côte est, la vallée du Saint-Laurent et le sud des Grands Lacs ont constitué les régions-clés de développement des États-Unis et du Canada. En Amérique latine, la région-clé du Brésil a été la côte Atlantique de Rio de Janeiro à Sao Paulo. Pour l’Argentine, c’est autour du Rio de la Plata que s’est développée la région-clé. En Afrique, le delta du Nil, la côte d’Afrique du Nord, la côte qui donne sur le golfe de Guinée d’Abidjan à Lagos ont été des points d’ancrage des États actuels. En Asie, tout le nord de l’Inde subhimalayenne et les zones du Hoang Ho et du Yang-Tsu Kiang sont des régions-clés qui ont permis le développement des États actuels.

29Quelle est la signification de ces régions-clés, pourquoi cette énumération qui pourrait rapidement devenir lassante et fastidieuse ? Quelle que soit l’époque à laquelle elles ont émergé, ces régions-clés ou core areas présentent toutes des éléments communs. Elles sont ou ont été des surfaces dans lesquelles des ressources étaient exploitables, ressources agricoles par exemple, c’est-à-dire qu’elles étaient productrices d’énergie alimentaire au premier chef et qu’ainsi elles pouvaient faciliter le rassemblement des populations. C’est la naissance des nodosités. La centralité apparaissant lorsque des acteurs syntagmatiques déclenchent une stratégie de contrôle et s’implantent dans un lieu choisi pour la facilité qu’il offre pour la défense ou le rayonnement d’un pouvoir : émergence d’un « point », d’une ville qui rassemble et concentre. On aurait tort d’oublier les lignes de communication organisées en réseau pour faciliter la circulation et les échanges. C’est l’invention, par ceux qui sont en mesure d’exercer le pouvoir, d’un territoire organisé.

30Dans chaque cas, il conviendrait d’identifier si le territoire en tant que système de maillage, de nodosité-centralité et de réseau s’est constitué à partir des surfaces, des points ou des lignes. Il y a six possibilités dont l’exploration demanderait beaucoup de temps. On peut faire l’hypothèse néanmoins que la probabilité que ces régions-clés se soient développées à partir des surfaces était certainement plus grande durant la période pré-industrielle en raison de l’impossibilité de faire des transports massifs de produits agricoles. En revanche, pour la période industrielle, la probabilité que les stratégies des acteurs aient pris en compte les points ou les lignes devient plus forte dans la mesure où il a été possible de s’affranchir plus aisément de l’environnement immédiat.

31Ces régions-clés sont donc des zones de développement multidimensionnelles à partir desquelles il y a eu possibilité d’exercer un ou des pouvoirs. Ce sont donc des zones-enjeux qui offraient à ceux qui les contrôlaient la possibilité de fonder une centralité-marginalité. La marginalité étant celle constituée par les régions subissant l’influence de la centralité. Certes, ces zones-clés ont subi au cours de l’histoire des éclipses, mais dans l’ensemble elles ont joui, contre toute attente, souvent d’une grande permanence. C’est sans doute que la possibilité d’exercer le pouvoir est liée très étroitement à la possession d’énergie que peut fournir sous des formes très diverses une région et à la possession d’informations qui dépend de deux facteurs en tout cas : la masse démographique qui maximise les rapports sociaux et la circulation qui maximise les échanges de toute nature. Ce ne sont évidemment pas les seuls facteurs à prendre en compte, mais ce sont des conditions nécessaires sinon suffisantes. À cet égard, la masse démographique n’a de signification réelle que si elle est suffisamment concentrée. En effet, la masse peut être énorme mais trop dispersée. En revanche, une petite masse démographique jouissant d’une concentration élevée peut permettre un grand pouvoir. Les exemples choisis et évoqués précédemment illustrent assez bien cette hypothèse.

32Au-delà des régions, les nations qui souvent, sinon toujours, s’appuient sur des régions-clés peuvent à plus petite échelle jouer le rôle de nation-clé particulièrement éclairant pour un sub-continent, un continent ou un ensemble de continents. Dans la période pré-industrielle, le Portugal, puis l’Espagne, la France puis la Grande-Bretagne ont joué ce rôle de nations-clés dont l’influence a largement dépassé le cadre de l’Europe. La révolution industrielle a donné un pouvoir considérable à la Grande-Bretagne qui a été, sans conteste, la grande puissance jusqu’à la Première Guerre mondiale.

33La Seconde Guerre mondiale a vu le monde se scinder en deux blocs, l’Est et l’Ouest d’abord avec deux partenaires, l’U.R.S.S. et les U.S.A., puis récemment avec l’entrée en scène d’un nouvel acteur la Chine, sans compter le Tiers Monde qui est aussi un acteur important, malgré et surtout, à cause de ses difficultés. Ces nouvelles centralités-marginalités de la politique contemporaine, comme d’ailleurs de l’économie, incitent, à cette échelle, à des raisonnements et à des démarches géopolitiques dont il faut absolument se méfier.

34La démarche géopolitique renferme un vice fondamental qu’il convient d’expliciter à ce niveau. D’abord c’est une démarche qui privilégie les moyennes et les petites échelles surtout. Autrement dit, ce n’est pas une approche utilisable à toutes les échelles. À cet égard, ce serait plutôt positif du point de vue méthodologique. Ce qui l’est moins, c’est qu’il s’agit d’une méthode qui recèle une conception du pouvoir qui vient en droite ligne d’un déterminisme géographique. La géopolitique envisage le pouvoir territorial hiérarchisé : le pouvoir vient d’en haut et le pouvoir s’appuie sur des aires dont les positions relatives permettent à l’État de contrôler l’environnement. L’État, avec une majuscule, est le seul acteur dont la géopolitique tient compte. Reprendre, sans autre forme de procès, la démarche géopolitique c’est nier d’avance les possibilités de la population de retrouver son propre pouvoir. La géopolitique ne confronte que des organisations pour lesquelles le pouvoir va du haut vers le bas. Il n’est guère possible d’utiliser cette méthode unidimensionnelle autrement qu’à petite échelle.

35C’est pourquoi cette méthode a été très sollicitée il y a quarante ans et plus. L’exemple le plus classique est celui fourni par Halford MacKinder en 1904. Exemple qui intéresse les grands espaces. Sa théorie s’exprime en trois propositions :

« Who rules East Europe commands the Heartland »
« Who rules the Heartland commands the World Island »
« Who rules the World Island commands the World ».

36Dans tout cela s’exprime à petite échelle une conception géographique du pouvoir unique et unidimensionnel.

37C’est en fait une conception militaire du pouvoir. La géopolitique est unidimensionnelle dans l’exacte mesure où elle constitue le support idéal pour développer des stratégies dont le but est la domination comme les propositions à l’emporte-pièce susmentionnées le montrent à l’excès. Ce n’est pas par hasard que la géopolitique continue d’être enseignée dans beaucoup d’écoles militaires ou d’écoles de guerre. Contre cette unidimensionnalité la géographie politique du pouvoir peut proposer un antidote.

Notes

1 René Girard, La violence et le sacré, Grasset, Paris 1972, p. 426-427.

2 Ibid., p. 427.

3 Ibid., p. 427.

4 Girard, op. cit., p. 426.

5 Girard, op. cit., p. 427.

6 Tel que celui défini par Samir AMIN dans l’accumulation à l’échelle mondiale t. I et II, Paris, Anthropos 1970.

7 Voir Yves Lacoste, La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, Maspero, Paris 1976.

8 Cf. entre autres Tonino Bettanini, Spazio e science umane, Firenze 1976, p. 105.

9 Expression empruntée à Yves Βarel, op. cit. [Yves Barel, Le paradoxe et le système, essai sur le fantastique social, P.U.G. Grenoble]

10 [Pour des raisons techniques de mise en ligne, cet appel de note qui concerne le titre du chapitre a été placé ici]. Nous avons repris ici le titre d’un ouvrage de Paul Claval, Régions, notions, grands espaces, M.-Th. Génin, Paris 1968.

11 Les exemples qui sont repris ici sont empruntés à N. J.-G. Pounds et Sue Simons Ball, Core areas and the development of the european states systems : Annuals of the association of american geographers, vol. 54, 1964, p. 24-40.

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