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Le Mal et ses masques

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Gisèle Venet

Poétiques et rhétoriques

Les motifs tourbillonnants

Images du mal dans la peinture anglaise (xixe-xxe siècles)

Marie-Madeleine Martinet

Texte intégral

1Les variantes qui en seront étudiées ici seront le pessimisme métaphysique chez Turner, le sens de la séparation chez les préraphaélites, et les images de la violence au XXe siècle. Le motif de la vision circulaire dominera, en tenant compte du principe d’analyse picturale sur la non-réciprocité du signe et du sens : une idée s’exprime par des formes données, mais cette corrélation n’implique pas qu’inversement ces formes renvoient toujours à cette idée (elles peuvent avoir d’autres sens).

2The Slaveship de Turner (1840, Boston, Museum of Fine Arts) se caractérise par l’inversion des pratiques picturales habituelles. Il est fait sur une double composition tourbillonnante, autour du soleil à droite et de l’ombre à gauche, placée de telle façon que le soleil reflété dans le creux de la vague forme un vide au centre. Au contraire, sur la zone noire, le blanc de l’écume et le rouge du bateau forment une lumière ; les objets principaux sont source plutôt que récepteurs de clarté, tandis que l’atmosphère environnante est sombre. Le contraste du fond et des objets se rend par des tons sur tons dans les ors sur la mer. Enfin l’épaisseur de la touche, surtout dans les rouges du bateau, donne un effet émotionnel.

  • 1 Martin Butlin, « J. M. W. Turner : Art and Content », Turner 1775-1851, catalogue d’exposition à la (...)

3Les pendants Peace et War (1842, Londres, The Tate Gallery) sont en composition tourbillonnante jusque dans la forme du cadre (même dans la forme quadrangulaire actuelle on voit les traces de coins coupés donnant une forme octogonale au cadre pour tendre vers le cercle, le tableau et son motif s’adaptant l’un à l’autre1). Peace a des voiles de bateau de noir pur distinct du noir rompu habituellement employé, et Turner a insisté sur l’importance de ce noir hyperbolique.

4Les préraphaélites emploient le motif circulaire pour évoquer l’écart dans le temps. Dans The Last of England de Ford Madox Brown (1855, Birmingham, City Art Gallery), le cadre circulaire donne un sentiment de distance car il y a réciprocité entre le regard lointain des personnages et le nôtre ; le cercle ainsi imposé à notre vision est celui du champ de vision, inverse du leur, qui nous fait ainsi partager par sympathie leur regard, en projection subjective.

5Le tableau d’Arthur Hughes Home From the Sea (1863, Oxford, Ashmolean Museum) utilise les éléments du tableau pour créer un cadre intérieur qui encercle le petit marin : la cape de la jeune fille, puis la branche de l’arbre, puis les pierres tombales penchées, puis la canne posée à terre. La lumière frisante renforce les effets de cadrage. La Roue de la fortune de Burne-Jones (1875-1883) intègre le motif circulaire par le thème même de la roue vue en forte perspective.

  • 2 Voir T. Porter, Graphic Design Techniques for Architectural Drawings, Londres, Hamlyn, 1990, et T. (...)

6La peinture du XXe siècle sur le thème de la violence a emprunté des formes suggérant le paradoxe. A Bursting Shell de Christopher Nevinson (Liverpool, The Tate Gallery North) superpose deux motifs de dynamisme, la spirale dans la vue que l’on aperçoit derrière les éclats (effet de vorticisme) et les obliques convergentes des éclats d’obus. Ces dernières sont placées de façon que les obliques ne coïncident pas avec les diagonales du rectangle et ne fuient donc pas vers les angles, afin de maintenir leur effet tourbillonnant à l’intérieur ; c’est un choix souvent fait par les dessinateurs2 (un choix inverse peut être fait, comme dans les photos de bombardements par Walter Hahn dont certaines ont des diagonales fuyantes vers les angles). Starshell, également de Nevinson (1916, The Tate Gallery), est aussi composé sur la circularité de l’explosion et les obliques de son rayonnement soutenues au-dessous par celles des tranchées et des barbelés. Le tableau de Paul Nash We are Making a New World (1918, Londres, Imperial War Museum) emploie de même les obliques convergentes des arbres meurtris et des tranchées défoncées par les obus, combinées avec la diffusion circulaire des rayons du soleil bas à l’horizon.

7Ces effets d’obliques convergentes peuvent se combiner avec des effets de point de vue. Travoys Arriving With Wounded de Stanley Spencer (1919, Imperial War Museum) représente les lignes convergentes des brancards vus de haut, ce qui oblige le spectateur à se pencher en imagination, effet qui se projette sur les personnages du tableau et les fait réciproquement sentir couchés.

  • 3 The Artist Speaks, L. S. Lowry, de John Read, émission radiophonique de la BBC, 1957.

8Plus récemment, la superposition d’effets peut aussi être celle des disproportions surréalistes ; Can Spring be far Behind (1940, Imperial War Museum) de John Armstrong représente une immense fleur jaillissant d’un champ de ruines à plus petite échelle, évoquant le contraste contenu dans ce vers de Shelley (tiré de « Ode to the West Wind »). La superposition de tracés régulateurs a été utilisée par Henry Moore dans Platform Scene (1941, collection de l’artiste), où à un quadrillage qui semble destiné à la mise au carreau se joignent les cercles concentriques du tunnel de métro dans lequel s’abrite la population. De même l’effet de dispersion domine Deserted Mill de Lawrence Lowry (1945, Londres, Sotheby), entre les murs déchiquetés de l’usine et les poteaux télégraphiques penchés ; un film sur Lowry, où il est filmé en train de peindre, montre comment sa touche lie entre eux les éléments de la composition3.

9Ce sont donc des combinaisons de motifs contradictoires, ou plutôt de certains usages de la forme tourbillonnante, qui expriment le mal en peinture.

Notes

1 Martin Butlin, « J. M. W. Turner : Art and Content », Turner 1775-1851, catalogue d’exposition à la Royal Academy, Londres, Tate Gallery Publications, 1975, p. 16.

2 Voir T. Porter, Graphic Design Techniques for Architectural Drawings, Londres, Hamlyn, 1990, et T. Porter et S. Goodman, Design Primer for Architects, Graphic Designers and Artists, Londres, Butterworth, 1988.

3 The Artist Speaks, L. S. Lowry, de John Read, émission radiophonique de la BBC, 1957.

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