« Javelot, miroir, arène et bouclier » Les quatre dimensions de la technologie dans L’Écho de la fabrique
p. 277-309
Texte intégral
1L’objectif de cette contribution sera d’identifier et de tenter de mesurer l’attention portée par le journal des canuts, L’Écho de la fabrique, à la question de la technologie. Une note de la récente réédition critique, en ligne, de ce journal précise que « l’efficacité de la fabrique lyonnaise provenait en grande partie de cette capacité continuelle d’innovation ». Cette note mentionne comme étant caractéristique un inventeur très souvent cité dans les pages de L’Écho, un certain M. David.1 Il est encore précisé que depuis le XVIIIe siècle au moins, la fabrique de Lyon avait organisé en son sein une véritable politique d’innovation, et que cette politique fut à l’origine des très nombreuses avancées technologiques enregistrées dans le domaine de l’industrie de la soie. Au cours du temps, nous dit-on, l’innovation fut de plus en plus perçue par les acteurs comme étant vitale pour cette industrie, organisée sur le modèle de la manufacture dispersée. Il était crucial que l’innovation puisse naître et se développer, mais aussi être partagée, enfin protégée et diffusée de façon efficace. Un système de brevet permettait à l’inventeur local de profiter de sa découverte, mais l’environnement politique national assurait aussi une diffusion rapide de cette découverte aux autres producteurs de Lyon. Les institutions locales ne faisaient pas qu’admettre ce système d’innovation, elles le supportaient et le favorisaient par l’intermédiaire d’écoles d’apprentissage ou par l’organisation de concours. Ce système était donc au fondement de toutes les innovations qui voyaient le jour dans la fabrique lyonnaise, et il n’est pas étonnant de voir mentionner le fait que le journal des canuts allait faire, au moins en partie, la chronique de ces inventions et brevets.
2Nous avancerons ici que, bien qu’assez juste, ce tableau général peut être opportunément complété et nuancé. Au préalable, il est juste de noter que l’attention portée par L’Écho au thème de l’innovation – aux inventeurs, brevets, innovations, aussi bien qu’au contexte institutionnel – demeurait relativement modeste.
Dans une période de révolution industrielle (naissante mais bien effective en France), le total des discussions que consacre le journal des canuts au sujet apparaît assez faible. Alors qu’en ce tout début des années 1830, les expositions des produits de l’industrie allaient exhiber des milliers d’innovations, on constate que les cent trente numéros de L’Écho ne mentionnent que vingt-quatre inventeurs (et leurs 31 inventions), alors même que la Fabrique employait quelque 25 % d’une population lyonnaise s’élevant à 160 000 personnes. Si les références aux inventeurs et innovations avaient été également réparties dans les numéros du journal, ce qui ne sera pas le cas, le lectorat aurait ainsi pu croire, à intervalle de deux mois, que ces découvertes étaient le fait d’individus isolés, et géniaux.
L’Écho n’allait pas mentionner une large variété d’innovations. Seuls cinq grands types liés à la production de la soie furent relevés : onze touchant au métier, huit concernaient le dévidage et le moulinage, sept le façonnage du tissu, trois la régulation de l’humidité, et enfin, deux le système d’éclairage.
La plus grande partie des articles consacrés au changement technologique publiés dans L’Écho étaient tirés d’autres publications et n’étaient pas rédigés spécifiquement pour le lectorat du journal des canuts.
3Ces quelques indices ne doivent toutefois pas éclipser le fait que l’invention et l’innovation jouèrent un rôle non négligeable dans les pages du journal de la Fabrique. Les rubriques qu’y consacra le journal n’étaient pas sans signification et on peut déceler un véritable plan, une véritable logique dans ce qui est publié concernant invention, brevet et innovation. Les inventeurs mis en valeur dans L’Écho, une simple fraction de la très large population de Lyonnais concernés par les concours et autres prix, furent ceux justement dont les découvertes pouvaient avoir des conséquences directes, immédiates et positives pour la condition économique des canuts, une condition rendue très difficile par la conjoncture de 1831-1834. Quelques-unes des inventions brevetées que salua le journal venaient prêter renfort à ce qui constituait la base de la supériorité lyonnaise dans le domaine de la soie : la beauté et la complexité des motifs et dessins et la qualité et le savoir-faire du tissage. Mais la plupart des brevets mentionnés, pas moins des deux tiers, concernaient des inventions assurant et stabilisant l’économie d’ateliers lyonnais : le dévidage et le moulinage. Comme nous le verrons, chaque mention dans L’Écho portait sur une invention qui allait améliorer l’une des activités des canuts, mais sans modifier radicalement les autres, ni altérer la distribution habituelle du travail au sein de la famille des tisseurs ou, plus généralement, à l’intérieur de l’atelier.
4Il est indiscutablement possible d’évoquer, à propos de la fabrique lyonnaise, une véritable politique d’innovation – dont les concours constituaient une pièce essentielle – orchestrée tant au niveau local qu’au niveau national, une politique qui fut à l’origine de la vitalité de cette industrie ainsi que du relatif bien-être des canuts. Mais ce n’est pas principalement cet aspect que l’on trouve évoqué dans les pages du journal. Comme nous le soulignerons dans cet article, L’Écho, de façon plus ou moins calculée, mobilisa le thème de l’innovation pour défendre un type d’organisation économique dans laquelle le canut et son entourage voulaient demeurer l’un des rouages centraux. Dans cette logique L’Écho se fit l’avocat, a) de l’intégration croissante de nouvelles techniques dans l’économie d’atelier, b) d’une information et d’une prise de conscience plus importantes des évolutions technologiques tant au niveau général, que dans certains domaines précis sur lesquels nous reviendrons. Bien que cette stratégie, qui aurait pu et du avoir pour résultat une augmentation de productivité, mais aussi un freinage de l’exportation de pans entiers de cette économie d’atelier vers la campagne, n’ait au final pas atteint ses objectifs, elle fut toutefois pugnace et assez unique. De manière limitée, car nettement ciblée, cette presse se fit le porte-parole de l’ouvrier ou de l’artisan considéré comme l’un des principaux acteurs du développement technologique.
5Dans la première partie de cette étude nous présenterons les inventeurs et les inventions, tels qu’on les trouve dans les pages de L’Écho de la fabrique. Quelques fragments biographiques seront proposés et nous insisterons sur les découvertes d’un inventeur déjà mentionné, M. David. La seconde partie de cette étude reviendra sur ce matériau brut – notes, rubriques, mentions sur inventions et inventeurs –, pour s’interroger sur la signification de ces mentions et pour plus précisément étudier comment ces références sélectives à la technologie constituaient une stratégie complexe pour redonner initiatives et espoirs à la communauté des canuts lyonnais.
Inventions et inventeurs
Quand même qu’il est sur son trône, le Roi n’en est pas moins assis sur ses fesses, tout comme le Canut sur sa banquette.2
6Presque soixante inventeurs eurent une mention dans L’Écho de la fabrique et, sur ce total, vingt-quatre d’entre eux relevaient de l’industrie de la soie. Certains étaient mentionnés au titre de leurs brevets d’invention, d’autres en raison des médailles ou prix gagnés dans les concours. Les rubriques, bien que concernées d’abord par les inventions, mentionnaient toujours au préalable le canut, l’inventeur. Dans certains cas, l’invention était identifiée par le nom même de l’inventeur et à ce dernier étaient associées une profession et une adresse.
7Les tableaux (Annexes 1 et 2) présentent le relevé de ces vingt-quatre inventeurs. Leur localisation permet de souligner la présence massive d’habitants résidant à Saint-Paul et Saint-Jean ou sur les pentes de la Croix-Rousse, alors que le relevé des professions signale, parmi ces inventeurs, une forte proportion de « mécaniciens ». Peu de détails demeurent concernant ces inventeurs. Si l’on met de côté la nature de l’invention, il semble que l’on puisse les classer par localisations et professions (Annexe 1). Le Vieux-Lyon (3), les deux quartiers de la Presqu’île (2), et les banlieues de la Guillotière (2), Vaise (1) et les Brotteaux (2) sont signalés, mais pour la grande majorité ces inventeurs (11) résidaient à la Croix-Rousse.
8Tous sauf un peuvent être identifiés par leur profession, sept grandes professions étant mentionnées. La profession de « mécanicien » apparaît à douze reprises.3 David est parfois également identifié comme « fabricant d’étoffes de soie ». Roussy, pour qui aucune profession n’est affichée, est associé à un « mécanicien avantageusement connu » « qu’il fait confectionner ses régulateurs ».4 Un inventeur, Ducel, est identifié comme « mécanicien-chimiste » ; un autre, Jaillet jeune, est désigné comme « liseur de dessins » et « mécanicien », alors que Buffard est désigné comme « plieur ». Deux inventeurs sont liés au travail du bois : un « charron », Morateur, et un boisselier, Thibaudon ; alors que Galland est présenté comme spécialisé dans le travail du fer, ferblantier. Les tisseurs auteurs d’inventions se donnent différents titres : « fabricant », « fabricant d’étoffes », « ouvrier », « ouvrier en soie ». Trois d’entre eux se présentent comme « chef d’atelier », Fassler étant le seul à ne se désigner que par ce terme. Un seul d’entre eux, Jean-François Ajac, de la maison Ajac, est signalé comme « négociant », mais aussi « fabricant ».
9À partir des indices présents dans le journal on peut reconstituer quelques traits biographiques de ces inventeurs canuts.
Quelques inventeurs
Ennemond Félissent
10Des quelques détails que l’on peut réunir sur Ennemond Félissent, la plus grande part procède de sa résidence et de son invention, les deux aspects étant, sans surprise, non sans lien. Résidant initialement dans l’une des constructions les plus représentatives de l’habitat canut, au 3, rue Saint-Polycarpe, Félissent déménagea quelques mètres plus loin au 7 de la même rue, une bâtisse à la façade austère mais à l’arche magnifique, décorée d’une fresque représentant des feuilles de mûrier et des vers à soie. En 1814, ce bâtiment était devenu le siège du conservatoire des arts et métiers où étaient déposées et conservées les principales innovations concernant l’industrie textile, et la condition des soies, une institution ouverte par la chambre de commerce pour contrôler le poids et la qualité des soies. Le poids de la soie pouvant varier de 15 % en raison de son taux d’humidité, le prix d’une balle de soie pouvait être artificiellement maintenu à un niveau supérieur à ce qu’il aurait dû être si la soie avait été sèche. Il avait donc été convenu que toutes les soies devaient être rendues sèches avant d’être pesées et vendues, et il était de la responsabilité de la chambre de commerce et de la condition des soies de vérifier puis attester le poids et la valeur véritables de chaque balle. Les soies, entrées et entreposées rue Saint-Polycarpe étaient par la suite mises au séchage au premier étage dans le vestibule de dessiccation.
11Il n’est donc pas étonnant que Félissent ait tourné sa curiosité inventive vers la mise au point d’un appareil de dessiccation par l’air et ait été présenté dans L’Écho, un peu plus tard (du 28 avril 1833) comme « directeur de la Condition ». Cette fonction explique également son déménagement au 7 de la rue Saint-Polycarpe puisque le bâtiment, outre quelques boutiques, abritait, au deuxième étage, donc juste au-dessus du vestibule de dessiccation, le logement du directeur.
Claude Jaillet jeune
12En raison très probablement de « son esprit d’invention et son activité »5, Claude Jaillet jeune devint dans les années 1830-1840 un personnage lyonnais reconnu.6 On l’identifiait sur le plan professionnel à un liseur de dessins7 ou un mécanicien. Rappelons, comme le souligne opportunément Philippe Démoule, que le spécialiste qu’est le liseur de dessins à Lyon n’est pas un canut ou « tisseur ». Il est « l’un des maillons de la longue chaîne qui participe à la confection d’une étoffe, depuis l’adaptation sur le papier jusqu’à celui de la diffusion ».8 Néanmoins Jaillet jeune est salué par le jury de l’Exposition de 1844 pour sa connaissance étendue de l’art du tissage.
13Dans les pages de L’Écho de la fabrique, son exceptionnelle maîtrise du tissage fut liée à son brevet d’invention pour machine permettant de tisser tous les façonnés. Son nom était également associé, dans le milieu des chefs d’atelier, au travail de perfectionnement engagé sur le métier Jacquard.
Parmi les découvertes aussi importantes que multipliées qui viennent chaque jour signaler les progrès de la science, et qui sont destinées à donner un nouvel essor à notre industrie manufacturière, il en est peu, après les nouvelles mécaniques du sieur Jaillet, destinées à remplacer les Jacquard et dont nous rendrons compte lorsqu’il sera en position de pouvoir en livrer à la vente.9
14Ce fut en 1834 que Jaillet présenta quatre modifications successives du métier Jacquard à l’Exposition de Paris. Le jury considéra que les deux premières modifications ne constituaient que des premières tentatives, que la troisième, déjà mise en application depuis peu à Lyon, avait permis la fabrication de nouveaux échantillons de châles déjà en compétition dans l’Exposition de 1834. La quatrième modification fut en revanche considérée comme plus décisive, simplifiant et perfectionnant le Jacquard. Le jury fut si déconcerté par cette invention qu’il choisit de laisser à l’expérience des tisseurs le soin d’en évaluer le potentiel. Elle fut décrite dans le rapport d’Exposition dans les termes suivants :
Ce métier met l’ouvrier dans l’alternative de travailler à l’endroit ou de faire percer ses cartons à l’envers, c’est-à-dire de faire correspondre les trous aux aiguilles qui ne travaillent pas, et les pleins aux aiguilles qui travaillent.10
15Cette amélioration est probablement étroitement liée à la perspective du liseur de dessins, et non du tisseur, puisqu’une des spécificités de la tâche du premier est de travailler toujours à l’envers sur le métier à tisser. Normalement, seulement lorsque qu’il s’agissait de tisser le fond à teinte unie, il était possible de travailler à l’endroit.11
Antoine Morateur et François Thibaudon
16On trouve aussi quelques indices biographiques à propos d’Antoine Morateur et François Tibaudon et leur invention brevetée. Morateur est le seul inventeur, identifié dans L’Écho, associé au montage de chariots, et le seul, avec le co-inventeur mentionné, à être localisé à la Guillotière. Le cœur de ce quartier était son port sur le Rhône, favorisant le commerce du bois. La rive gauche du fleuve permettait un déchargement aisé du bois et des barriques de vin et l’emploi de chariots dans cette activité quotidienne devait attirer Morateur vers les quais. Lui et son collègue Thibaudon étaient crédités de l’invention d’une machine permettant d’élever des volumes d’eau.
17La seule autre invention lyonnaise comparable, mentionnée par le jury de 1834, était celle de Bérenger et Cie, « ingénieurs-mécaniciens à Lyon » qui avaient proposé une machine pour le port de Marseille ; l’invention était curieusement décrite dans les termes suivants : « … une ou plusieurs grosses vis d’Archimèdes […] aspireraient l’eau de l’intérieur du port de Marseille ». Aucun lien n’est mentionné entre l’invention de Bérenger et celle de Morateur et Thibaudon. Toutefois, ces derniers, rompus au travail du bois, utilisaient probablement eux aussi le principe de la vis d’Archimède pour leur machine. Le jury de 1844 appuya les revendications de la machine de Bérenger, notant :
Il n’appartient pas au jury d’énoncer un jugement sur la question de savoir si le système présenté par MM. Bérenger et Cie, est préférable à d’autres projets qui ont été ou ont pu être proposés […]. Mais il n’hésite pas à déclarer qu’il est possible en appliquant à des vis bien construites, une puissance motrice assez peu considérable, de déterminer un courant continu de 1 à 2 mètres cubes par seconde.12
18Toutefois, il faut noter ici que, puisque la machine de Bérenger prétendait faire se mouvoir l’eau horizontalement, le jury ne rendait pas justice à l’invention de Morateur et Thibaudon dont la machine prévoyait un mouvement « oblique ou vertical », et l’approvisionnement constant de l’eau grâce à l’utilisation de la force éolienne et pas simplement celle d’un moteur à vapeur.
L. David
19David fut le premier à se proclamer inventeur dans les pages de L’Écho de la fabrique. La première de ses inventions, apparue dès février 1832, fut mentionnée à dix-sept reprises. Graduellement ses inventions et découvertes furent l’objet, dans les colonnes du journal, d’une véritable mise en exergue :
Parmi les découvertes aussi importantes que multipliées qui viennent chaque jour signaler les progrès de la science, et qui sont destinées à donner un nouvel essor à notre industrie manufacturière, […] il en est peu, dis-je, qui rendront de plus grands services aux chefs-d’ateliers, que les mécaniques et rouets à dévider et à faire les canettes, séparés ou simultanément, inventés par le sieur David, qui s’est constamment appliqué à leur donner toute la perfection dont elles sont susceptibles […].
20Déjà il a reçu une médaille de perfectionnement de la société d’encouragement pour l’industrie (numéro du 19 février 1832).
21Peu de détails biographiques demeurent concernant M. David. Il vécut sur les pentes de la Croix-Rousse, probablement dans la proximité immédiate des élégantes bâtisses de la place Croix-Paquet, les nombreuses annonces dans L’Écho le localisant, « au bas de la côte Saint-Sébastien ». Le plus souvent, il se présentait comme mécanicien de profession, multipliant les mentions à son savoir-faire comme inventeur de mécaniques :
L’inventeur […] confectionne ses mécaniques à la volonté de l’acheteur, dans toutes les dimensions, et également de tous les nombres de guindres, soit de formes longues, rondes et à fer-à-cheval, ou à volonté ; on peut exécuter deux ou trois de ces opérations à la fois. (Ibid.)
Toutes [ses] mécaniques à dévider et faire les cannettes […] [sont] confectionnées dans ses ateliers. (23 septembre 1832)
… il fait des échanges de ses nouvelles contre des anciennes ; en conséquence, il a toujours à vendre des mécaniques de rencontre. Le nombre d’ouvriers qu’occupe le sieur David le met à même de livrer plusieurs de ces nouvelles mécaniques le jour même qu’on lui en fait la demande. (7 octobre 1832)
Le sieur David prévient les chefs d’ateliers et dévideuses, qu’il adapte son nouveau procédé aux anciennes mécaniques rondes et longues, soit pour le dévidage, trancanage et pour les canettes, ensemble ou séparément. Par ce moyen, les anciennes mécaniques deviennent telles que celles de son invention. (20 mai 1832)
Le sieur david, mécanicien,… prévient qu’en considération des nombreux placemens qu’il en fait chaque jour, il va augmenter de nouveau ses ateliers afin que les acheteurs soient toujours servis promptement ; il adapte ses nouveaux procédés aux anciennes mécaniques de ce genre. (22 septembre 1833)
22En juillet 1833, David sera identifié comme fabricant d’étoffes de soie. Le qualificatif, peut-être indépendant de sa volonté, n’est cependant pas sans signification puisque, dans cette annonce, son nom est associé à un nouveau type d’invention, consacré cette fois par la modification du Jacquard : « M. DAVID, fabricant d’étoffes de soie, annonce avoir trouvé le moyen de substituer le papier au carton dans les mécaniques à la Jacquard ». (28 juillet 1833)
Les inventions mentionnées dans L’Écho de la fabrique
23Si l’on excepte quelques mentions de résidence ou de profession, L’Écho de la fabrique livre peu d’indications biographiques sur ses inventeurs. En fait le journal laissait les inventions elles-mêmes occuper ses colonnes et parler de la sorte pour leurs inventeurs. Vingt-quatre des trente et une invention mentionnées entre 1831 et 1834 avaient fait l’objet d’un brevet attaché au nom de l’inventeur. Deux grands types de brevets étaient signalés : les inventions proprement dites, et les perfectionnements. Le premier type était considéré comme le plus important. Un concepteur pouvait ainsi recevoir un brevet pour une amélioration ou une nouvelle modification et chercher encore à la voir reconnaître et breveter comme invention. Chaque brevet contenait la description précise de l’invention et de ses procédures.
24Les brevets étaient décernés pour tout ce qui pouvait apparaître comme un changement technique. Ce qui constituait précisément un changement technique n’allait pas donner lieu à nombre de discussions dans le journal des chefs d’atelier, mais un échange au moins montre que le sujet demeurait ouvert. Lors d’une controverse vive relative à la paternité d’une invention et à une accusation de plagiat, le critère de la façon dont la mécanique avait été construite fut avancé. Si la mécanique d’un procédé est suffisamment connue, alors ce qui détermine sa distinction est évident.13 Le mérite d’un brevet était accordé à l’aspect nouveau d’une machine reconnue pour son succès.
25Deux seulement des brevets relevés dans L’Écho étaient identifiés à partir d’une date. Néanmoins cet élément était d’importance. Même si l’inventeur pouvait considérer que son invention était au point, il fallait un délai assez long entre la période de soumission à Paris et l’obtention du brevet. On trouve ainsi, dans L’Écho, le cas d’un inventeur prenant la liberté de rendre publique sa découverte deux semaines seulement après le dépôt de soumission. Le fait de rendre par anticipation cette information « publique par la voie des journaux » – L’Écho n’avait probablement pas le privilège de cette publicité – relevait d’une volonté d’éviter « toute espèce de désagrément vis-à-vis de ses confrères » (3 février 1833) et permettait d’assurer le droit d’exploitation sur l’invention. Écrivant dans le journal des Canuts, Joseph Rénaux, fit de sa plume une arme de défense de ces droits de l’inventeur, rédigeant une note aux accents patriotiques pour dénoncer le fait que les droits du brevet du 19 mai 1826 du Français Nobert-Rillieux avaient été ignorés et bafoués lors de la construction anglaise d’une machine à vapeur.
26Un brevet était, par définition, l’objet d’une appropriation ; l’invention appartenait au détenteur du brevet qui, par son intermédiaire, en offrait les potentialités au public. Ces droits étaient limités dans le temps et l’exploitation de l’invention par les autres devenait possible lorsque le brevet venait à expirer ou que la déchéance était déclarée après publication dans les pages de l’Office du ministère du Commerce et des Travaux publics. La seule mention dans L’Écho concernant cette limite de temps fut celle d’un système de télégraphe, le brevet étant ici accordé pour quinze ans.
27Il était reconnu que l’acquisition d’un brevet représentait un investissement, un investissement assez coûteux que ne pouvaient réaliser nombre de jeunes canuts pourtant capables. La dépense pouvait être réduite par la possibilité de vente des mécaniques brevetées ou encore des perfectionnements réalisés par l’invention sur telle ou telle phase du processus de fabrication des soieries. Mais l’obtention du brevet n’était pas synonyme de larges marges bénéficiaires. Concernant M. David, par exemple, il est précisé dans une rubrique de L’Écho qu’il avait réduit ses tarifs, déjà modérés, « pour se mettre à la portée des circonstances » (19 février 1832).
28Le privilège d’exclusivité des droits de vente était conservé jalousement par quelques-uns. Dans le journal des canuts, deux titulaires de brevets, M. David et la maison Ajax et Cie, menaçaient d’exercer leurs droits jusqu’à la poursuite de ceux pouvant être suspectés de plagiat. M. David prévenait ainsi ceux qu’il suspectait de contrefaçons de ses mécaniques et inventions, qu’il saurait les amener jusque devant les cours de justice.
29Pour rentabiliser son investissement, le titulaire du brevet devait proposer une description mettant en valeur la nouveauté du procédé ou de la mécanique. L’annonce devait naturellement cibler son public et le marché auquel l’invention s’adressait plus spécialement, par exemple à « messieurs les fabricans, chefs d’ateliers et dévideuses » (8 juillet 1832). L’inventeur lui-même déterminait les objectifs de sa découverte et visait un marché spécifique, décrivant précisément son invention et surtout ses modulations possibles – caractéristiques, dimension, nombres de pièces –, pour, dans la mesure du possible, attirer l’attention de tel ou tel type d’acheteurs potentiels. Cette capacité d’ajuster ou de moduler les inventions entrait pleinement dans la qualification de ceux qu’on nommait les mécaniciens, puisque, par ailleurs, aucune formation spécifique n’était requise pour acquérir ce statut.14 Le mécanicien était celui qui avait la capacité d’adapter « son nouveau procédé aux anciennes mécaniques […]. Par ce moyen, les anciennes mécaniques deviennent telles que celles de son invention » (5 août 1832). Un bon mécanicien, précisait-on encore, « confectionne ses mécaniques à la volonté de l’acheteur, dans toutes ses dimensions, et également de tous les nombres » (8 avril 1832), « selon le nombre qu’on désire » (27 octobre 1833 et 3, 11, 17, et 24 novembre 1833) (et, lorsque son atelier était suffisamment performant, il pouvait encore prétendre construire la mécanique « le jour même qu’on lui en fait la demande ») (23 septembre 1832).
30En ce qui concerne les inventions relatives à des produits, il semble qu’une sorte de marquage ait été privilégié. Certaines productions devenaient reconnues par leurs qualités intrinsèques, d’autres accédaient au rang de production singulière, et on parlait alors des crêpes-crêpis (à propos du crêpage réalisé par Courtet) ou des cannetières Tranchat. M David, confronté régulièrement à une concurrence féroce, pouvait se consoler en remarquant que les contrefaçons de ses inventions et mécaniques étaient jugées inférieures par les clients qui privilégiaient les machines sorties de ses ateliers. Il attribuait cette préférence au fait que ces clients estimaient que ses propres productions avaient passé le test de la durée et qu’il pouvait lui-même afficher que telle ou telle de ses inventions était le « fruit de l’expérience de cinq années d’activité dans les ateliers de notre fabrique » (22 septembre et 6 octobre 1833). Venant renforcer la publicité que pouvait faire à une invention une insertion dans les annonces du journal des canuts, il était aussi de grande importance pour une invention d’avoir déjà commencé à être intégrée dans les ateliers. Les témoignages et la possibilité de vérifier sur site, dans l’atelier, le fonctionnement de la mécanique jouaient un rôle majeur dans la diffusion. Quelques annonces dans L’Écho mentionnaient ainsi les ateliers dans lesquels on pouvait vérifier sur place le fonctionnement de l’invention.
31Les titulaires de brevets mentionnés dans les colonnes du journal des canuts furent nombreux. Trois d’entre eux étaient crédités d’un brevet d’invention et de perfectionnement (Bailly, David et Tranchat, ce dernier à trois reprises) ; douze avaient un brevet d’invention (Courtet, David, Deleigne, Ducel, Félissent, Jaillet jeune, Machizot, Malozay, Moasset, Morateur, Roussy, Thibaudon). David, enfin, avait un brevet de perfectionnement pour lequel il avait tenté d’obtenir également un brevet d’invention (Ajac pose un cas similaire).
32Les conséquences positives de l’obtention d’un brevet par un inventeur pouvaient être, au niveau national, démultipliées par le gain d’une médaille dans une grande Exposition. De l’extrême fin du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe siècle, onze grandes Expositions furent organisées par la Société d’encouragement pour l’industrie. Dans la période de parution de L’Écho, une seule Exposition fut organisée, en mai 1834 à Paris. En 1834, mais aussi en 1839 et 1844, les inventeurs lyonnais (liés à l’industrie de la soie) récoltèrent, dans différents domaines techniques, un nombre impressionnant de récompenses (respectivement, 53, 69 et 75). Parmi ces lauréats, seuls quatre médaillés furent cités dans L’Écho.
33À l’Exposition de 1834 où Jaillet jeune présenta quatre modèles du métier Jacquard, il récolta deux médailles de bronze. En 1839, Roussy recevait la médaille d’argent, le rapport précisant :
Non-Exposants Omis À La Fin de La Première Commission.
M. Roussy, de Lyon. M. Roussy, depuis près de vingt ans chef d’atelier, a trouvé le moyen, en 1827, de tisser un brocart 414 qui parut a l’exposition de cette époque et qui fit honneur à la fabrique de Lyon. En 1830, le régulateur de son invention, qui porte son nom, régulateur Roussy, fut mis à la disposition du public. Cette machine n’a jamais occasionné un mauvais coup de navette ni fait perdre une minute à l’ouvrier ; un grand nombre de métiers à Lyon en sont pourvus. Il a ajouté au régulateur une roue-colimaçon qui mesure l’étoffe que l’ouvrier tisse. Il est aussi l’inventeur d’une bascule à poids fixe et à échappement, et d’une nouvelle roue de diversion qui lui a mérité les éloges de la chambre de commerce de Lyon. M. Roussy est un des membres les plus distingués du conseil des Prud’hommes. Le jury, en considération des grands et utiles perfectionnements qu’il a apportés de la fabrication des étoffes de soie, lui décerne une médaille d’argent.15
34La renommée d’une invention pouvait également recevoir un fort coup de pouce au niveau local, notamment lorsqu’elle se trouvait recommandée par la chambre de commerce de Lyon ou par la Société de lecture et d’encouragement de Lyon. Afin de stimuler l’innovation et d’élever la qualité des soieries lyonnaises au-dessus du niveau de ses principaux concurrents étrangers, des expositions locales furent organisées. En 1834, la chambre de commerce de Lyon confia à Barthélemy Arlès-Dufour le soin d’organiser une vaste exposition des productions en soierie locales, mais aussi étrangères. Chaque inventeur pouvait entreprendre une « déposition d’échantillon de l’invention au conseil des prud’hommes » et si l’invention était jugée digne, obtenir « l’autorisation à la propriété », pour une période pouvant aller jusqu’à quatre ans. Deux des inventeurs fréquemment mentionnés dans le journal des canuts (Cuzin et Pacachard) obtinrent ainsi un droit de propriété sur leur invention. Trois autres innovations (celle de Thoral et celles de Roussy) furent simplement qualifiées par le journal d’invention, mais l’une des propositions de Roussy reçut aussi des éloges de la chambre de commerce de Lyon.
35Roussy, qui reçut donc une médaille au niveau national en 1839, fut dès le 3 mars 1832 identifié et mentionné dans L’Écho : « Le sieur Roussy, à qui une médaille d’argent a été décernée par la Société d’encouragement […] ». Il reçut également une médaille d’or au niveau national, alors que Vincent obtint une mention honorable. Toute comme Roussy, M. David rappelait fréquemment au lectorat de L’Écho de la fabrique que ses inventions avaient été récompensées au niveau local. Une notice, publiée une première fois le 19 février 1832 et de nombreuses fois reproduite par la suite, mettait en exergue : « L’inventeur, à qui une médaille a été décernée avec mention honorable par la société d’encouragement, confectionne ses mécaniques à la volonté de l’acheteur » ; un texte légèrement différent (« ce résultat a valu au sieur David un brevet ainsi qu’une mention honorable de la Chambre de commerce, et une médaille en séance publique de la Société d’encouragement pour l’industrie ») fut publié à partir du 23 septembre 1832. Un autre texte de présentation paru un peu plus tard, le 23 février 1834 :
Le sieur David, inventeur breveté pour les nouvelles mécaniques à dévider et à faire les cannettes, ensemble ou séparément, approuvé par la chambre de commerce de Lyon et la Société de lecture et d’encouragement de la même ville, qui lui a décerné une médaille en séance publique […]
36Les trente et une inventions qui suivent, chacune ayant été attribuée à l’un des inventeurs mentionnés, furent signalées dans L’Écho de la fabrique. Elles se classent en cinq grandes catégories : celles qui concernaient le perfectionnement des façonnés et autres tissus spécifiques, celles qui apportaient une modification au métier Jacquard, celles qui permettaient d’améliorer la qualité du fil de soie, celles qui permettaient de réguler le taux d’humidité dans l’atelier, enfin, celles qui y amélioraient l’éclairage. La plupart des inventions des canuts sont des réponses aux besoins d’amélioration. Entre autres, les tableaux en Annexe 2 relient les expressions de ces besoins aux inventions en question.
371. Façonnés et tissus spécifiques
38Production
Moyen de fabriquer les velours crevelt
Fabrication des velours glacés
Mécanique propre au crêpage des étoffes de soie, coton ou laine moulinés
Mécanique propre à fabriquer toutes sortes d’étoffes façonnées
Fabrication des châles de cachemire
39Outils
Navette dite « cuirassée »
Nouveau procédé pour le pliage des fils de velours
402. Technologie des métiers
41Modifications de différents types de métiers
Perfectionnement des rétrogradants
Nouvelle bascule-rouleau
Nouveau régulateur (« régulateur comptomètre »)
Compensateur
Bascule à poids fixe et à échappement
Roue spirale (rochet)
42Modifications du métier Jacquard
Modifications des métiers à la Jacquard
Méthode pour substituer le papier au carton dans les mécaniques Jacquard
Fabrication des mécaniques à la Jacquard
43Nouveau type de métier
Nouveau système de métiers pour la fabrication des châles à rosaces
Nouveau type de métier à tisser
443. Mécanismes pour le dévidage et le moulinage
45Dévidage
Mécanisme pour dévider le fil de soie
Nouvelles mécaniques rondes, dites à roue volante, propres à dévider, trancanner et faire des cannettes à plusieurs bouts, de toutes sortes de soies
Perfectionnement du dévidoir (ou tour)
46Moulinage
Invention pour mouliner, tordre, ou rembobiner la soie sur les canettes
Fabrication des mécaniques Jacquard et de celles, rondes et longues, faites pour le cannetage
Nouvelle mécanique en fer à cheval, ronde et longue, pour canneter et fabriquer les cannettes, séparément ou les deux à la fois
Mécaniques simplifiées à dévider et à faire les cannettes, même à trois bouts
Nouveau procédé de fabrication des cannettes, les cannetières Tranchat
474. Mécanismes de régulation de l’humidité
48Acheminement de l’eau
Procédé à faire monter par une ascension constante, oblique ou verticale, un volume d’eau de 16 centimètres, de diamètre, à la hauteur des édifices
49Dessiccation
Moyens de confection de calorifères, propres à la dessiccation des soies teintes, des tissus en soie, et pour le dessèchement des gélatineux et des colles fortes
Appareil de dessiccation par l’air
505. Éclairage
Lampe, qui se fabrique de diverses formes, en fer-blanc, étain et cuivre
Nouvel apprêt aux mèches pour les lampes
Le perfectionnement des façonnés
51Cinq inventions concernaient des productions relevant de ce qui demeurait le point fort de la fabrique lyonnaise, les façonnés (trois types principaux de fabrications, aux noms parfois exotiques, sont mentionnés : velours crevelt, velours glacé et châles en cachemire). L’invention proposée par Pacachard permettait de fabriquer d’une façon nouvelle un type de velours fin, le velours « crevelt », spécialité de la ville de Krefeld en Prusse, dont Crevelt était l’ancien nom francisé, et dont Montfalcon note en 1831 « la bonne qualité des velours ».16 Il est impossible, partir de la seule notice de L’Écho, qui mentionnait qu’elle permettait un « montage […] demeuré jusqu’à présent inconnu à Lyon », de préciser les caractères de l’invention, mais l’annonce signalait deux avantages principaux : ceux « d’occuper une grande partie des métiers qui se trouvent si souvent arrêtés, et d’ajouter encore une branche nécessaire à notre industrie » (30 mars 1834). Peut-être ce qui a été évoqué ici en relation au montage sont des modifications au cannetage. Ceci renforce l’hypothèse que l’invention de Pacachard incorporait les « bourres », ou déchets de soie résultant de la production du fils, ces déchets en abondance qui auparavant demandaient beaucoup de temps pour être transformés en fil. Une telle modification du cannetage qui aurait exploité l’utilisation des bourres aurait permis une plus grande activité des métiers de la Fabrique.
52La nature du velours glacé, invention de Vincent, est également difficile à préciser ; toutefois ce type de velours paraît pouvoir être rapproché du velours miroir, un velours solide et brillant, à la mode à l’époque, l’invention portant plus ici sur la préparation du fil de soie que sur le tissage lui-même.
53L’invention de Courtet portait également sur un type de préparation et de traitement des fils de soie. Sa mécanique permettait de donner un effet de crêpe à l’étoffe, selon deux procédés différents : régulier et perfectionné. Le régulier est un tissu simple, tissé normalement, dont la texture provient du tordage des fils de chaîne et peut être traitée chimiquement après le tissage. Le perfectionné est un crêpe plus doux, un tissu simple, côtelé ou satiné, dont le crêpe et l’aspect ondulé proviennent soit, pour les tissus simples et satins, de l’utilisation comme fils de trame enlacé de manière alternée droite, gauche, soit pour les côtelés et satins, de l’utilisation comme fils de trame alternativement tressés en sens opposé.
54Bien que la fabrication d’étoffes façonnées soit généralement associée à la mécanique Jacquard, et au processus de lecture de cartes qui permettait de produire des motifs dessinés (pas seulement géométriques), ce n’est clairement pas le cas pour ce qui est du velours. S’agissant de l’invention de Jaillet, il est néanmoins fait référence à son expertise du métier Jacquard (19 février 1832). Les mécaniques les plus sophistiquées de ce type pouvaient soulever n’importe quel fil de chaîne indépendamment des autres et ainsi reproduire des dessins particulièrement subtils. L’exemple d’une telle prouesse de tissage était donné par le châle de cachemire.
55Deux autres nouvelles inventions peuvent être rangées dans la catégorie de l’outillage pour le tissage sophistiqué : un procédé pour le pliage des fils de velours et la navette cuirassée. Cette dernière, de Vincent, était faite de bois, comme ses ancêtres, mais était plus longue et relativement plus fine. L’adjectif cuirassé provenait sans doute des pointes métalliques ajoutées à chacune de ses extrémités, le fil de la cannette passant par un trou doté d’un œil de verre.
Technologie des métiers
56On peut distinguer trois types de techniques liées aux métiers proposées par les inventeurs présentés dans L’Écho : celles qui concernent les modifications des métiers divers, celles qui touchent spécialement à l’amélioration du métier Jacquard, ainsi que de nouvelles idées de métiers. Les transformations du métier Jacquard présentées plus haut furent clairement considérées comme majeures. Elles ne doivent toutefois pas éclipser les améliorations de composants adaptables à toutes sortes de métiers, comme celles qui concernent les rouleaux où s’enroulent les fils de chaîne (à l’arrière du métier) et le tissu achevé (à l’avant).
57Les métiers à bras utilisés par les tisseurs d’aujourd’hui comportent des régulateurs, sous une forme ou une autre, pour régler la rotation des rouleaux sur lesquels sont fixés la chaîne et le tissu fini. Cette rotation était contrôlée par un ensemble de mécanismes qui dépassent largement la variété des modifications présentées dans le journal. Les mérites du nouveau régulateur inauguré par Roussy, le « régulateur comptomètre », étaient liés au fait qu’il n’avait pas de compensateur, permettant à l’ouvrier de tisser des étoffes de toutes sortes, lourdes ou légères, et de toutes tailles sans avoir à changer de roux ou de pignon d’engrenage du rouleau. Le régulateur donnait en plus une mesure du tissu produit, « par l’agrément et la combinaison ingénieuse d’une roue qui, par son mouvement, marque l’aunage et sonne toutes les aunes ». (20 mai 1832)17 invention comportait d’autres qualités aussi présentées dans la publicité qui en est faite : 1) sa simplicité, 2) le maintien du tissu sous une tension stable, 3) l’absence de compression du tissu à sa sortie. Cette dernière caractéristique concernait surtout les tissus nobles produits par la Fabrique, « qui conservent [ainsi] tout leur relief et acquièrent une grande perfection ».
Mécanismes pour le dévidage et le moulinage
58Parmi l’ensemble des inventions présentées dans L’Écho, celles dédiées à la préparation du fil de soie étaient de loin les plus nombreuses, souvent divisées entre dévidage et moulinage. Leur importance au sein du journal s’explique sans doute par leur grande utilité. Les mécanismes permettant de bloquer le remplissage des bobines ou cannettes lorsqu’un fil venait à se briser en sont un bon exemple. Pendant le processus initial de filage, un fil cassé pouvait se coller à un autre pour former un « mariage ». L’opération devait alors être arrêtée pour séparer le « mariage », rassembler les bons fils entre eux, et les replacer dans leur position d’origine. La tâche était assez difficile pour ne pas avoir à réparer les effets d’un « mariage » remarqué trop tard. Le brevet dont avait fait l’objet l’invention de Machizot, censée prévenir de tels désagréments, était présenté comme la garantie de sa fiabilité.
59Nombre de ces opérations touchaient aux torsions imprimées au cours du filage. Une torsion insuffisante à ce stade pouvait rendre le fil insuffisamment rond ou sec, augmentant également sa longueur. Le peu d’intérêt qu’avait le tordeur de procéder ainsi était toutefois reconnu, la soie étant payée au poids et non à la longueur. À l’inverse, trop de torsion pouvant réduire la solidité et l’éclat du fil, la technique de l’ouvrier ainsi que les technologies qu’il mobilisait lui permettaient de s’approcher de cet équilibre fragile, d’où l’attraction d’une invention telle que celle de Tranchat :
Mais un perfectionnement, dont le besoin se faisait vivement sentir vient d’être ajouté aux cannetières. Son invention est due au sieur Tranchat, mécanicien, qui en a obtenu le brevet […] il en est un autre [avantage] qui ne laisse rien à désirer pour la perfection des cannettes, c’est la disposition de la cantre, qui permet, en chargeant les roquets, de tendre la soie à volonté. Par ce moyen on étendra les trames dures, gros noir ou souples, elles deviendront lisses et brillantes, et l’étoffe, en diminuant de poids, prendra tout l’éclat dont elle est susceptible. Le crémage, les trames tirantes sont impossibles par l’emploi de ces canettes. (27 janvier 1833)
Mécanismes de régulation de l’humidité
60L’utilisation de l’eau était primordiale pour le tissage de la soie. Certains remarquaient d’ailleurs que la compétition de Nîmes avait été limitée par le manque d’eau qui y régnait. Étant donné la hauteur des immeubles canuts, une machine pouvant faire monter l’eau jusqu’à la hauteur de « montagnes ordinaires » devait être la bienvenue. L’invention qui apparaît dans le numéro 2 de L’Écho (6 novembre 1831) permet de faire monter l’eau « à l’aide d’une pompe à vent ».
Progrès technologique et émancipation
… c’est un bouclier, un javelot, un miroir, une arène, une table rase. bouclier, un journal sert d’arme défensive ; javelot, il sert à l’attaque ; miroir, il réfléchit les opinions ; arene il leur ouvre un champ libre ; table rase, il reçoit et conserve leur expression diverse.18
61S’interrogeant en avril 1832 sur la nature du journal, Marius Chastaing, bientôt, et pour un an, rédacteur de L’Écho de la fabrique, fit référence à ses multiples aspects, offensif, réflexif, éducatif, défensif, etc. Au sein des quelque trois mille pages qu’allait publier le journal, ces quatre potentiels en relation à la technologie furent opportunément exploités, et dans le respect strict des règles de l’écriture journalistique.
62Le changement technologique, l’intégration de nouvelles techniques et machines aux différents procédés industriels donnaient lieu à des jugements ambivalents sur le plan théorique autour de 1830 ; les pages de L’Écho de la fabrique empruntaient aux différents registres, mais, au-delà de ces emprunts, on pouvait déceler une véritable stratégie dans l’exposition des nouvelles technologies par le journal. Les « annonces diverses », « avis », « avis divers » présentaient systématiquement des inventions immédiatement utiles aux canuts. Comme l’ont rapidement suggéré les développements de la partie 1 de cette contribution, ces annonces informaient les canuts de l’existence d’une nouvelle invention ou d’une nouvelle machine mais fournissaient aussi souvent d’autres informations vitales et plus évaluatives, renseignant sur les lieux (les ateliers) où l’invention avait déjà été testée ou sur les moyens les plus aisés pour voir fonctionner cette machine, ou pour pouvoir se la procurer. Cette publicité large faisait partie des dimensions défensives du journal, le prospectus d’octobre 1831 ayant significativement noté que « les infortunés ouvriers ont choisi pour arme défensive de leur droit, la publicité ».
63Le coût financier, la longue et difficile gestation de toute invention n’étaient pas ignorés par les éditeurs de L’Écho de la fabrique :
Une petite fabrique qui voudrait faire des essais afin de perfectionner sa branche, se ruinerait bientôt en expériences ou n’avancerait pas. Le statu quo est donc la condition d’existence de la plupart de nos fabriques. C’est là un des plus grands inconvénients de l’industrie morcelée.
64La réponse apportée à ce problème était clairement politique :
Mais cet inconvénient, on peut y parer par l’association. Eh ! Qu’on ne jette pas les hauts cris à ce mot d’association, et qu’avant d’avoir lu et réfléchi on ne hurle pas que c’est impossible !
Ce n’est pas de l’association pour l’exploitation de l’industrie que nous voulons parler, mais de l’association pour faire, à frais communs, toutes les expériences, tous les essais, pouvant provoquer et activer le perfectionnement et le développement de notre industrie dans toutes ses branches. (8 juillet 1832)
65Le lien fait systématiquement dans les pages de L’Écho entre l’inventeur et son invention (le cas de M. David est ici topique), attestait la présence et l’importance des canuts pour la Fabrique, et le problème majeur demeurait pour tous de pouvoir vivre de leur industrie : « Vivre est la première loi ; si le salaire est insuffisant, il faut, ou l’augmenter, ou diminuer les charges qui pèsent sur le peuple. C’est le cercle de Popilius, impossible d’en sortir » (17 mars 1833). Dans la plupart des articles du journal, l’insuffisance du salaire était mesurée à la fois par rapport au niveau général des prix, mais aussi par rapport à ce qu’on pouvait attendre du type de travail qu’on demandait aux canuts. Comme le notaient les rédacteurs de L’Écho, deux récoltes seulement intéressaient les canuts : celle de la soie, et celle du blé. En juillet 1832, heureux, ils pouvaient annoncer : « … les récoltes de toute espèce se présentent partout magnifiques, et celles qui nous intéressent le plus directement, la soie et le blé, sont déjà assurées » (1er juillet 1832). Blé et soie en abondance étaient synonymes, pour le canut, d’une saison avantageuse, tant pour l’approvisionnement en matière première que pour l’achat du pain quotidien.
66Une autre mesure indispensable à la survie du canut concernait le respect des obligations contractuelles. Cette nécessité devait débuter dès le début du contrat d’apprentissage et être respectée durant le reste de l’activité du canut. L’Écho invitait fréquemment les canuts à rendre publiques toutes les entorses à ce sujet. L’une d’entre elles peut être mentionnée ici ; elle concerne, en effet, un épisode de jeunesse de la biographie de M. David, alors simple apprenti :
Le sieur David, placé en apprentissage chez les sieurs Broche et Pélisson, fabricans de tulles bobins, auxquels il a donné 1,000 fr. pour apprendre cette fabrication, réclame l’exécution des conventions de son apprentissage, où il était dit que le sieur David devait faire 1,500 rach à 60 c., et si les conventions n’étaient pas exécutées, être remboursé de 500 fr. Le sieur Broche expose au conseil que cet article ayant subi une diminution, il ne peut, sans faire de grandes pertes, occuper son élève. Cette affaire avait déjà été agitée et renvoyée par devant M. Cochet qui n’avait pu concilier les parties. Le sieur Broche offre 100 francs de défrayement à son élève, s’il veut résilier leurs conventions : le sieur David réclame 200 fr., et, après quelques explications, les parties restent d’accord à 175 fr. (22 janvier 1832)
67N’était-ce pas le sort économique de ses employeurs Broche et Pélisson, fabricants de tulles bobins, qui ne pouvaient le rémunérer pour son apprentissage parce que le produit qu’ils manufacturaient avait diminué de valeur, qui avait poussé M. David à innover des techniques d’embobinage de façon à rendre cette industrie plus lucrative ?
68Les éditeurs de L’Écho de la fabrique étaient des promoteurs engagés du changement technique. La fameuse école de la Martinière, décrite comme « le centre des études techniques » (9 septembre 1832) ouverte dès 1827 dans le palais Saint-Pierre, fut l’objet de débats passionnés dans L’Écho (concernant aussi bien la nature des enseignements pratiques/théoriques que le statut d’internat ou d’externat), même avant son installation en 1833 dans l’ancien cloître des Augustins, dans le quartier des Terreaux. Ayant établi son propre budget, qu’elle soumettait au conseil municipal de la ville de Lyon, elle devenait, avec la Société lyonnaise d’encouragement pour l’industrie (reconnue dès 1834 sous l’étiquette plus simple de la Société de lecture et d’encouragement), signalée à quatre reprises dans L’Écho, une de ces deux principales institutions généralement identifiées par les historiens comme étant à l’origine des innovations dans la fabrique de Lyon : les écoles d’apprentissage et le système, tant local que national, de concours pour les inventions et innovations.
69Les informations portant ici sur l’enseignement n’étaient pas rares dans L’Écho : par exemple, « car tous nos gouvernans pensent sans doute, comme le doctrinaire Guizot19, qu’il faut répandre l’instruction... » (2 février 1834).
70De l’enseignement à la réalisation de nouvelles mécaniques, le journal mentionnait pour cela fréquemment à leur lectorat canut les principales découvertes qui se faisaient à Lyon et autour du monde. Ayant appris à lire et à écrire, le canut pouvait voir son attention attirée par une information de ce type :
Nous appelons l’attention publique sur une invention nouvelle de M. Poriquet jeune huissier, à Revigny (Meuse). On ne peut donner trop d’encouragement aux hommes qui se livrent à l’étude des arts mécaniques, et qui par des travaux assidus parviennent à en avancer les progrès. M. Poriquet a confectionné un bureau mécanique à l’aide duquel on peut faire, à la fois, trois pièces d’écritures semblables, ou un plus grand nombre si on le désire. Le procédé employé par M. Poriquet n’a rien de commun avec l’imprimerie, la lithographie, ni avec la machine connue sous le nom de panthographe. L’écriture se fait à la main ; elle est exactement celle de l’écrivain, qui pour écrire n’est assujetti à aucun dérangement ni à aucune gêne : il suffit de deux ou trois exercices de ce bureau pour rendre l’usage de la plume qu’on emploie, aussi libre, aussi facile que le moyen ordinaire d’écrire. (16 décembre 1832)
71Ainsi, tenant compte des faits relevés dans cet article et notamment que, pour la plus grande part, les inventions, mécaniques et machines saluées dans L’Écho étaient d’un intérêt direct pour le lectorat canut, que les principaux inventeurs étaient eux-mêmes des canuts, et que s’exprimait dans le journal (en accord avec son lectorat) le souci constant de diffuser ces innovations aux autres ateliers lyonnais à un coût relativement faible, on arrive à un tableau d’ensemble d’une évolution technologique impulsée, contrôlée et surveillée par les chefs d’atelier et ouvriers en soie de la Fabrique. Une question se pose alors : pour quelle raison, dans une période que marquaient les fièvres luddites et la hantise des machines, les ouvriers en soie de Lyon se firent-ils les promoteurs du changement technologique dans le cadre de leur propre industrie ? Une réponse brève pourrait être que toutes les techniques nouvelles dont il était fait la promotion économisaient du travail, pour les femmes, les enfants mais aussi les tisseurs dans l’économie d’atelier alors existante, mais protégeaient et maintenaient le volume de travail total dans le cadre général de la Fabrique. Une innovation améliorant le fonctionnement des cannettes ou des dévideuses permettait de faciliter, d’accélérer le travail, ce qui en conséquence augmentait la quantité et la qualité de fils disponibles pour le tissage et de l’étoffe. En publicisant les cannetières de Tranchat, l’annonce proclamait :
Ces mécaniques procurent donc une grande économie de temps et de matières, non-seulement pour le cannetage, mais encore pour la fabrication ; l’ouvrier n’étant jamais arrêté par les défauts de la cannette, tissera plus facilement et plus régulièrement. Ainsi, en rendant l’étoffe plus belle et moins lourde, le fabricant y trouvera aussi son bénéfice, et nous ne craignons pas d’avancer, parce que nous en avons les preuves, que ce dernier peut, avec bénéfices, faire une augmentation de 5 et même de 10 c. par aune, sur les étoffes fabriquées avec les cannettes provenant de ces mécaniques. (27 janvier 1833)
72Lorsque le travail abondait, aucun canut n’avait à remplir la désagréable tâche d’écarter sa femme de l’activité de l’atelier. Pour les enfants, on mentionnait bien que le changement technologique pouvait avoir un effet d’exclusion, mais on ajoutait que cela les rendrait plus libres d’étudier et d’aller à l’école.
73L’évidence de cette assertion est présente dans les pages de L’Écho :
Mais ce n’est pas seulement sous le point de vue industriel, mais encore sous le point de vue physique et moral, que ces nouvelles inventions sont un bienfait pour toutes les villes manufacturières, où ces mécaniques ne manqueront pas de se répandre, quand on en connaîtra toute l’utilité. Le résultat de ces inventions sera l’économie du temps et des matières, en faisant en 6 heures l’ouvrage de deux enfans que l’on captive à un rouet à canettes depuis l’âge de 7 à 8 ans, les privant ainsi de toute éducation et de tous les délassemens de leur âge et auxquels le mouvement de ces rouets est tellement nuisible qu’un grand nombre de ces malheureux deviennent difformes et semblent être les victimes nés des misères de l’état de leurs parens, qui pour leur donner du pain, sont forcés de les captiver, tout en déplorant les moyens que la nécessité les force d’employer envers eux. Honneur au sieur David, qui par son invention facilitera l’instruction et le bien-être de la classe industrieuse de toutes les cités manufacturières. (19 février 1832)
74Par exemple on pourrait citer les publicités de MM. Tranchat et David, préconisant les louanges de leurs inventions permettant l’accélération des procédés du dévidage et du moulinage :
Mais un perfectionnement, dont le besoin se faisait vivement sentir vient d’être ajouté aux cannetières. Son invention est due au sieur Tranchat, mécanicien, qui en a obtenu le brevet […] toute personne, même un enfant, peut sans peine, sans gâter ni salir la soie, faire parfaitement, en quatre heures de temps, autant de cannettes qu’à un rouet pendant toute la journée. […]. (27 janvier 1833)
75Un mécanisme pour canneter et fabriquer les cannettes est présenté comme tellement efficace qu’une personne, en six heures, pouvait produire autant de fil que deux, de dimension variable, pour n’importe quel nombre de guindres et pour toutes les configurations – long, rond, en fer à cheval ou de toute autre sorte. La plupart de ces opérations pouvaient être exécutées simultanément (voir 19 février 1832).
76La biographie de M. David offre un témoignage émouvant sur le destin des pères canuts ciblés par la publicité des innovations, telles que les cannetières de Tranchat :
Ainsi on peut donc, sous tous les rapports, considérer l’invention des cannetières comme une véritable amélioration dans la manutention de la soie et de la fabrication des étoffes. Son introduction immédiate dans la fabrique, supprimerait entièrement le rouet à cannettes, dont l’usage remonte à l’époque la plus reculée de l’invention du tissage, et avec lequel on ne fait péniblement qu’une seule cannette à la fois. Véritable galère pour les enfans, que la misère du père de famille force à captiver trop jeunes à ce travail ; travail qui, en les privant de l’éducation qui leur est due, les rend souvent difformes ou bossus par la mauvaise position de leur corps, étant obligés de tourner continuellement et d’une seule main, une roue, ce qui ne laisse pas d’être fatigant. L’humanité réclamait donc depuis long-temps un nouveau mode pour le cannetage, et nous avons lieu d’être surpris, après tant de mécaniques inventées pour la fabrication des étoffes façonnées, que celle qui permet de supprimer l’insipide rouet, soit venue la dernière. […] dans peu tous les ateliers posséderont des cannetières, tous y trouveront avantage et l’ouvrier aura la satisfaction de pouvoir faire instruire ses enfans. (27 janvier 1833)
77M. David envoyait sa fille Louise-Françoise, dans une institution « philantropique-commerciale et religieuse » qui « recevait des jeunes filles pauvres ayant moins de vingt et un ans pour leur apprendre un métier ». Elle est partie en 1842 à l’âge de douze ans :
On la lui ramena cinq ans plus tard, infirme, désormais incapable de gagner sa vie, Louise-Françoise fut examinée par un médecin, le docteur Duviard, qui confirma qu’elle présentait des déformations incurables qui semblaient dues à un travail excessif, trop difficile pour l’enfant ainsi qu’à l’absence de soins et d’hygiène et au séjour prolongé dans un endroit trop humide.20
78Les techniques mises en exergue dans L’Écho permettaient donc bien une économie de travail mais n’étaient absolument pas synonymes de destruction ou de disparition du travail. C’était donc même l’inverse puisque ces techniques permettaient globalement de maintenir et préserver le volume de travail dans la Fabrique. La concurrence des zones rurales ou de pays étrangers comme la Suisse, où salaires et coût de la vie étaient inférieurs, représentaient alors une menace majeure pour l’économie lyonnaise. La plupart des tâches concernées par la préparation des fils de soie, le moulinage et le dévidage pouvaient être réalisées en dehors des ateliers et ces tâches se trouvèrent de plus en plus consolidées à l’extérieur de l’économie de la cité pour les mêmes raisons économiques (les loyers par exemple) qui poussaient à la fabrication dans les campagnes. Ces tâches impliquaient surtout les femmes et les filles des canuts que menaçait donc un exil vers les campagnes. Pour éviter la perte de ces revenus additionnels, pour prévenir le risque de voir leurs familles démembrées, les canuts, comme on l’a suggéré ici, s’employèrent à innover et à intégrer de nouvelles mécaniques ; à cette seule condition, leurs fabrications pouvaient continuer à maintenir un très haut niveau de qualité tout en demeurant compétitives.
79Ces tentatives ne furent pas entièrement couronnées de succès. L’insurrection d’avril 1834 constitua l’indice le plus effrayant de la somme de frustrations accumulées par les canuts. Les autres conséquences furent plus tardives. L’exode des filles vers les campagnes s’accéléra au rythme de la croissance des productions liées à la préparation des fils de soie, cette activité et ses bénéfices étant donc soustraits à l’économie d’ateliers. Plus encore, les innovations expérimentées dans l’atelier n’eurent pas les résultats prévus. Les délocalisations vers les campagnes continuèrent sans que les innovations puissent, au moins jusqu’aux années 1850, enrayer le processus.
80Le journal des canuts fit de son mieux pour se faire l’écho de ce besoin vital de technologies et d’innovations. L’annonce permanente des nouvelles mécaniques inventées, testées, brevetées constituait un véritable bouclier défensif dans ce domaine de l’information. Ces annonces mettaient en valeur le talent individuel des inventeurs locaux et la qualité de leurs mécaniques et procédés, comme miroir réfléchissant. L’Écho de la fabrique replaçait ce flux local d’innovations dans l’arène de l’histoire générale des techniques et de leur intégration au domaine des progrès industriels. Le journal tentait également, sur un mode de javelot, servant à l’attaque, de prévenir les canuts des avancées technologiques étrangères à leur quotidien mais qui pouvaient à terme avoir un impact sur leur existence. Le registre technologique était donc mobilisé dans L’Écho de la fabrique, selon des modalités variées parfaitement cernées par Chastaing, du javelot au bouclier, au miroir ou à l’arène, pour la préservation de l’économie politique de la Fabrique, de son réseau d’ateliers indépendants, et de ses acteurs majeurs, les canuts.
Annex 1
Annexe 2
Notes de bas de page
1 L’Écho de la fabrique, 19 février 1832 (voir également la note 1 d’édition [http://echo-fabrique.ens-lyon.fr] pour le numéro du 29 septembre 1833 qui mentionne contributions de Liliane Hilaire-Pérez, L’invention technique au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000, et d’Alain Cottereau, « The fate of collective manufacture in the industrial world : the silk industries in Lyon and London », World of Possibilities, Charles Sabel et Jonathan Zeitlin éd., Cambridge University Press, 1997, p. 75-152.
2 Proverbe lyonnais, dans la collection de Catherin Bugnard [Godart, Justin] La plaisante sagesse lyonnaise, Lyon, Académie des Pierres plantées, 1920.
3 L’Écho mentionne également ici « un jeune mécanicien allemand, âgé de trente ans, domicilié à Planen (Saxe), [qui] prétend avoir découvert une machine se mouvant elle-même de la force de 36 chevaux », 17 mars 1833.
4 L’Écho de la fabrique, 3 mars 1832.
5 Le jury de l’Exposition de 1834 relevait déjà que ces qualités « le rendront probablement digne d’une récompense plus élevée, lors de la prochaine exposition », baron Charles Dupin, Rapport du jury central sur les produits de l’industrie française exposés en 1834, Paris, Imprimerie Royale, 1836, 3 volumes, t. 1, p. 219-220.
6 Exposition des produits de l’industrie française en 1844. Rapport du jury central. Paris, L Bouchard Huzard, p. 229.
7 L’Écho de la fabrique, 6 novembre 1831.
8 http://www.cvmt.com/soierie3.htm
9 L’Écho de la fabrique, 6 novembre 1831.
10 Baron Charles Dupin, Rapport du jury…, p. 219.
11 http://www.cvmt.com/soiries3.htm
12 Exposition des produits de l’industrie française en 1844…, p. 96.
13 « Dans votre numéro du 15 courant, M. David vous a fait insérer une lettre qui dit que nous avons copié les mécaniques dont nous avons reçu le brevet : cela est faux ; elles ne ressemblent nullement aux siennes, car il ne comprend même pas comment elles sont confectionnées. » L’Écho de la fabrique, 22 juillet 1832.
14 Entre les descriptions du personnel de la nouvelle école technique de la Martinière, ouverte en 1827 à Lyon, on trouve cette définition : « Un mécanicien est chef des ateliers pratiques ; il a sous ses ordres les ouvriers-maîtres qui sont jugés nécessaires ». L’Écho de la fabrique, 24 novembre 1833.
15 Exposition des produits de l’industrie française en 1839. Rapport du jury central, Paris, L. Bouchard-Huzard, 1839, 3 volumes, p. 539-540.
16 Jean-Baptiste Montfalcon, Histoire des insurrections de Lyon, Lyon, Perrin, 1834, p. 20.
17 Aunage signifie longueur ; une aune égale 3 pieds, 7 pouces, 10 ¾ « lignes » Voir, Lester A. Ross, Archaeological Metrology. English, French, American and Canadian Systems of Weights and Measures for North American Historical Archaeology, Québec, Minister of Supply and Services Canada (History and Archaeology Series, n° 68), 1983, p. 75.
18 L’Écho de la fabrique, 29 avril 1832.
19 Grace à la loi Guizot (28 juin 1833) le système éducatif ou au moins l’enseignement primaire a été confié aux pouvoirs publics. L’enseignement qui dépendait de l’Église devient la responsabilité de la société civile.
20 Cité de Tribune lyonnaise, septembre 1847, par Laura Strumingher,, « Les canutes de Lyon (1835-1848) », Le Mouvement social, n° 105, 1978, p. 74.
Auteur
Professeur à l’université de York, Glendon College
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