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L'Écho de la fabrique

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Ludovic Frobert

Les échos de L’Écho. L’héritage du journal des canuts (1834-1870)

George J. Sheridan

Texte intégral

1Le 4 mai 1834 paraissait le dernier numéro de L’Écho de la fabrique. Le journal fut ensuite victime de la répression qui suivit l’échec de l’insurrection d’avril à laquelle les autorités l’avaient associé. Le 21 septembre suivant paraissaient les premiers numéros de deux journaux, L’Indicateur et la Tribune prolétaire. Revendiquant l’un et l’autre l’héritage de L’Écho de la fabrique, ils inaugurèrent une deuxième époque de la presse ouvrière lyonnaise.

2Ces héritiers étaient des journaux s’adressant aux artisans, aux « ouvriers » qui travaillaient pour la plupart dans l’industrie lyonnaise de la soie. L’Indicateur ou la Tribune prolétaire étaient des journaux de métier qui, tout comme L’Écho de la fabrique, unissaient aux articles industriels l’examen des questions sociales et des écrits littéraires. D’autres journaux encore partageaient une partie de cet héritage mais se distinguaient de L’Écho de la fabrique et de ses successeurs directs en prétendant toucher un public plus large.

3Nous essaierons ici d’esquisser l’évolution de cet héritage et de nous interroger sur sa portée. Cette interrogation portera sur deux thèmes principaux : d’une part le souvenir de L’Écho de la fabrique et la commémoration des événements auxquels ce journal était lié de 1831 à 1834 ; d’autre part l’idée de « l’association » et les tentatives de réalisation qui ont été critiquées ou soutenues par ces journaux. Nous commencerons cette enquête avec les deux journaux qui ont prétendu prolonger L’Écho de la fabrique lors des années 1834-1835. Nous poursuivrons ensuite les diverses manifestations de l’héritage du journal des canuts jusqu’à la fin du Second Empire, en mettant l’accent sur le journalisme populaire des années 1840 puis sur celui de la Seconde République.

L’historique de la succession, 1834-1848

  • 1 L’Indicateur, 1re année, 28 septembre 1834, p. 1.
  • 2 Tribune prolétaire, spécimen, 21 septembre 1834.

4Au lendemain de l’insurrection d’avril 1834, deux journaux, L’Indicateur et la Tribune prolétaire, allaient se contester l’héritage de la première presse des canuts. Ces deux journaux eurent à peu près la même durée ; leurs premières livraisons coïncident – 21 septembre 1834 –, et l’un et l’autre vont s’interrompre pendant le mois de juillet 1835. Leur rivalité ne porta pas uniquement sur l’identité du successeur légitime de L’Écho de la fabrique, mais aussi sur la nature de cette succession. Les rédacteurs de L’Indicateur revendiquaient hautement faire « partie de l’association mutuelliste, ses principes seront notre loi ».1 La Tribune prolétaire, en revanche, prétendait se situer dans la continuité directe de L’Écho de la fabrique et de L’Écho des travailleurs, et ses rédacteurs soulignèrent cette volonté en offrant aux anciens abonnés l’envoi du nouveau journal gratis « pendant tout le temps non servi de leur abonnement à l’un ou à l’autre de ces journaux ».2

  • 3 M. D. [M. Derrion], sans titre, L’Indicateur, 15 février 1835, p. 1.
  • 4 L’Indicateur, 28 septembre 1834, p. 1.
  • 5 L’Indicateur, du 20 décembre 1834 au 25 janvier 1835.

5Chacun des deux journaux, L’Indicateur et la Tribune prolétaire, se présentait comme la voix authentique des ouvriers en soie, ou le porte-parole de leurs intérêts. L’Indicateur se considérait comme une tribune de réflexion sur les questions d’économie sociale qui n’avaient pas été suffisamment approfondies ailleurs, entreprise immense, car consistant non moins qu’à réaliser la reforme commerciale elle-même.3 Le « journal et le bureau d’indication » – son premier projet de reforme, écrivaient alors ses rédacteurs – « ne formeront qu’une même et seule entreprise ».4 Le thème de l’association occupait donc la première place dans les feuilles de ce journal qui collabora à la fondation d’une boutique d’épicerie coopérative, l’entreprise du fouriériste Michel Derrion, dont les articles intitulés « Amélioration industrielle » remplirent, au tournant de l’année 1834-1835, les premières pages du journal.5

  • 6 Tribune prolétaire, 12 avril 1835, p. 2.

6La mission de la Tribune prolétaire se situait ailleurs. Ce journal servait d’abord les intérêts de ses principaux lecteurs, les ouvriers en soie, évoquant et prenant position dans les affaires du conseil des prud’hommes, mais toujours dans le but plus large de « l’émancipation des prolétaires ». Il poursuivait ce but par « la dissémination des lumières » parmi les chefs d’atelier, les informant notamment sur les procédures des prud’hommes ainsi que sur les qualifications des candidats qui se présentaient lors des élections dans la section des soieries.6 Le journal prétendait même parfois indiquer « aux prud’hommes la marche à suivre », raisonnant de la façon suivante :

  • 7 Tribune prolétaire, 29 mars 1835, p. 1-2.

La presse qui régente les pouvoirs de l’état ; la presse qui porte son investigation sur les questions les plus élevées, les plus ardues, et qui les juge en dernier ressort ; la presse peut bien prétendre donner d’utiles conseils à des magistrats populaires […].7

  • 8 L’Union des travailleurs et Le Nouvel Écho de la fabrique, reliés avec Tribune prolétaire, biblioth (...)

7Les deux journaux furent durement réprimés par le régime de Juillet, une répression qui culmina dans les « lois scélérates » de septembre 1835. Deux courtes tentatives pour faire renaître encore cette presse, L’Union des travailleurs et Le Nouvel Écho de la fabrique, ne résistèrent pas à l’offensive déclenchée contre la presse populaire lors de l’automne 1835. Les deux numéros du premier journal (août, septembre) et l’unique numéro du second (août) s’inspiraient, tout comme ses devanciers, des intérêts des tisseurs de la fabrique.8

8Les années 1840 antérieures à la révolution de 1848 témoignent d’une renaissance, voire même d’une nouvelle floraison de la presse populaire lyonnaise. Les ouvriers en soie constituaient toujours le principal public visé, même si tel ou tel journal essayait d’élargir le périmètre de son lectorat à d’autres professions populaires et aux individus d’autres classes sociales intéressées à l’amélioration du sort des ouvriers. La continuité de quelques-uns de ces journaux avec les traditions des années 1831 à 1835 était assurée, soit par la rédaction, soit par le nom du journal. Quatre nouveaux Échos se vantèrent d’être les journaux des ouvriers de la Fabrique : L’Écho des ouvriers (de 1840 à 1841), L’Écho de la fabrique de 1841 (de 1841 au 5 février 1845), L’Écho de la fabrique de 1845 (1845, six mois et quelques numéros), et L’Écho de l’industrie (1845 à 1847). Marius Chastaing se chargea de la rédaction des deux premiers, les inscrivant dans la continuité du journalisme populaire remontant au premier Écho de la fabrique, à L’Écho des travailleurs et à la Tribune prolétaire. Chastaing prendra par la suite la tête de La Tribune lyonnaise (1845 à 1851), journal qui, visant un public plus large que celui d’une seule profession, s’occupera néanmoins toujours des intérêts des ouvriers en soie.

  • 9 Jeremy Popkin, Press, Revolution, and Social Identities in France, 1830-1835, University Park, Penn (...)
  • 10 Ce journal publia 33 numéros. Il faisait suite à L’Écho de l’industrie.

9Le « champ journalistique » de la presse populaire – pour reprendre l’expression de Jeremy Popkin, qui la dérive de la notion bourdieusienne de « champ linguistique »9 – s’étendait en effet alors par la multiplication de nombreux journaux spécialisés, d’un tirage plutôt restreint et d’une durée souvent limitée. Cette situation marqua le début d’une tendance qui allait caractériser la presse populaire à certaines époques, en 1848 et à la fin du Second Empire, par exemple. Durant les années 1840 un tel éparpillement fut toutefois lié à un phénomène singulier, l’identité doctrinale de telle ou telle publication. Le Travail (1841), par exemple, était un journal d’orientation communiste (il ne dépassa pas quelques numéros), et L’Avenir (1846-1847), revendiquait une inspiration fouriériste.10 Joseph Reynier, qui dirigea le journal à partir du numéro 9, était un canut chef d’atelier. Il avait participé en 1835 à la fondation de l’entreprise quasi-fouriériste de Michel Derrion et avait rédigé plusieurs articles sur la doctrine fouriériste dans L’Écho de l’industrie. Le nom de Rivière cadet, le dernier rédacteur de L’Écho de la fabrique en 1834, se trouvait encore à la tête de La Démocratie lyonnaise, journal fouriériste dont il fut le gérant en 1840 avant de passer en 1841 au journal d’opposition Le Censeur.

La « petite presse » et le journalisme de métier

  • 11 L’Écho de la fabrique de 1841, 31 décembre 1843, p. 3.
  • 12 L’Écho de la fabrique de 1841, 15 septembre 1841, p. 1.

10Tous les journaux mentionnés ici faisaient partie du monde journalistique qu’on appelait à l’époque la « petite presse ». Par rapport à la « haute presse » des grands journaux lyonnais tels que Le Journal du commerce, Le Courrier de Lyon, Le Rhône, les deux journaux légitimistes La Gazette du Lyonnais et Le Réparateur, et le journal démocrate Le Censeur, les journaux de la petite presse étaient mensuels ou hebdomadaires, et non quotidiens, de petit format, et surtout non cautionnés. À Lyon ces journaux partageaient ces distinctions « techniques » avec des organes spécialisés tels L’Artiste lyonnais, journal des spectacles, et Le Charivari lyonnais, journal de la caricature, dont le nombre augmentait fortement depuis le début de la monarchie de juillet.11 Mais les Échos et autres journaux populaires, ayant une forte conscience identitaire, occupaient une niche à part à l’intérieur de cette « petite presse ». Ils prenaient à cœur de poursuivre une mission qualifiée souvent de « sacerdoce », servaient les intérêts du peuple en réclamant ses droits et en exposant sa situation, démentaient incessamment les représentations fausses ou injurieuses des grands journaux.12 Tous les successeurs de L’Écho de la fabrique se voyaient donc spécialement appelés à représenter le milieu ouvrier ou canut, en contestant telles ou telles opinions ou représentations défavorables évoquées dans l’ensemble de la presse lyonnaise. De cette mission dérivait la tâche de fournir aux lecteurs des renseignements sur leur état et sur leur industrie, renseignements qu’ils ne trouveraient nulle part ou presque ailleurs. Même face au journal quotidien démocrate Le Censeur, dont il expliquait pourtant : « … la cause dont il est l’organe à Lyon […] est la nôtre », L’Écho de la fabrique de 1841 réclamait « hautement les droits de la presse ouvrière » (15 octobre 1842, p. 1). Et malgré les tiraillements fréquents et vifs qui opposaient ces petites feuilles, toutes se reconnaissaient « parmi les petits » (L’Écho de l’industrie, 15 octobre 1845 et 25 octobre 1845).

11Les journaux de 1834-1835, L’Indicateur et la Tribune prolétaire, et les quatre Échos des années quarante, étaient, de plus, des journaux corporatifs, c’est-à-dire des journaux de métier dont les lecteurs les plus favorisés étaient les ouvriers en soie. Même si, dans les pages de L’Écho de l’industrie par exemple (15 octobre 1845), on affichait la volonté, par rapport à l’ancien Écho de la fabrique, d’élargir le « cadre » du journal en ouvrant « ses colonnes à toutes les justes réclamations » industrielles, le journal demeurait associé en priorité aux intérêts de la Fabrique. La Tribune lyonnaise, tout en étant un journal populaire plutôt qu’un journal de métier, s’occupait toujours de questions intéressant spécialement ses lecteurs canuts. Comme l’ancien Écho de la fabrique, tous ces journaux suivaient au jour le jour l’état et les affaires de la fabrique des soieries, multipliant et déclinant les rubriques « État de la fabrique », « Industrie lyonnaise » ou « Fabrique de Lyon ». Ces articles traitaient toujours de la soierie en mettant l’accent sur les éléments qui sensibilisaient les tisseurs – l’abondance de l’ouvrage, le cours des prix des façons –, en somme les aspects plus précisément économiques de la condition ouvrière dans l’industrie soyeuse. De même, une attention spéciale était portée à l’invention et aux perfectionnements du tissage, c’est-à-dire aux questions techniques : « Les descriptions des inventions et des procédés relatifs au tissage et aux diverses manipulations qu’il comporte » étaient le premier des « intérêts de la fabrique » dont s’occupait depuis son lancement L’Écho de la fabrique de 1845 et figuraient « dans tous les numéros » (1er août 1845). Pour L’Écho de l’industrie ce service rendu aux lecteurs faisait partie de son engagement idéologique et consistait à « rechercher avec soin » et faire la publicité la plus large à diffuser « tous les détails qui auront une utilité véritable pour la fabrique et l’industrie ». Pour la rédaction de ce journal, converti aux idées fouriéristes, « toutes les inventions, tous les perfectionnements » étaient l’expression du talent, un des trois éléments productifs ayant droit au partage des bénéfices dans une société bien organisée (15 octobre 1845). Le détail des descriptions et l’étendue des commentaires techniques permettent d’observer ici un net élargissement du terrain déjà labouré par l’ancien Écho de la fabrique.

12Au-delà de leurs particularités, notamment idéologiques, toutes ces feuilles se proclamaient au service des chefs d’atelier et des tisseurs de la fabrique et présentaient les mêmes rubriques pour arriver à l’avancement des intérêts des lecteurs. Suivre d’une façon régulière les délibérations du conseil des prud’hommes constituait une priorité. Il était essentiel, aux yeux de cette presse, de donner la plus grande publicité aux décisions et en même temps de surveiller de près l’intervention des prud’hommes délégués élus par les tisseurs. Dans le même sens, le journal des tisseurs s’engageait à s’occuper lui-même des « abus » et de toutes les questions relatives aux rapports entre ouvriers et fabricants, à prendre la défense des premiers mais sans léser les intérêts des derniers. Le journal était enfin le lieu privilégié où les questions sociales et industrielles à toute échelle pouvaient être présentées et discutées pour alimenter l’échange des idées sur ces questions qui occupaient les esprits les plus engagés de l’époque.

13C’est en veillant à représenter les canuts ou être leur « voix » que cette « petite presse » de métier abordait deux sujets de la plus haute importance dans la mémoire et l’esprit de ses lecteurs : la commémoration des insurrections de 1831 et 1834 et les progrès de « l’association ». Les premières tentatives de commémoration impliquèrent et mirent en concurrence les deux journaux contestant la succession directe de L’Écho de la fabrique, L’Indicateur et la Tribune prolétaire. La commémoration portait surtout sur les journées de novembre 1831. L’Indicateur reproduisit, dans son numéro du 23 novembre 1834 (p. 1), le modèle de l’ancien Écho de la fabrique en encadrant ses réminiscences et ses éloges aux « mânes de nos généreux amis » en noir, signe de deuil, tout en signalant la consolation qu’ils offraient aux contemporains par « la perspective de notre émancipation, dont vous avez été le principe ». La Tribune prolétaire choisit une manière plus originale pour rendre hommage aux héros et victimes de novembre 1831. En suivant l’exemple d’un peintre de l’Antiquité grecque qui s’était interdit de « rendre la douleur d’Agamemnon » par son pinceau, le journal représenta l’événement par un espace vide, avec seulement les dates « 21, 22, 23 novembre 1831 » en haut. Expliquant son choix, le journal commentait : « À l’exemple de ce peintre, nous nous taisons » (23 novembre 1834, p. 1). Les deux journaux manifestèrent la même solennité lors du premier anniversaire de l’insurrection d’avril 1834. Cela fut peut-être l’effet d’une sagesse conseillée par les poursuites que subissent alors chacun de ces journaux de la part les autorités orléanistes qui les accusaient d’avoir publié des articles « politiques », articles non autorisés pour ces journaux relevant de la « petite presse » non soumise au cautionnement.

14Le souvenir de 1831 à 1834 fut de nouveau évoqué par la « petite presse » canut à partir de 1840. Un article de L’Écho de la fabrique de 1841, visant Le Courrier de Lyon pour avoir dépeint d’une façon indigne les habitants des quartiers des canuts, rassemblés en foule, blâma ce journal de la « haute presse » lyonnaise, lui reprochant son indécence : « … l’on dirait que pour lui avril n’a pas été une revanche suffisante de novembre » (15 juillet 1844, p. 1). Certains journaux des canuts solennisèrent leur souvenir en plaçant au-dessous ou au-dessus du titre du journal la devise « Vivre en travaillant ». Ce fut le cas de L’Écho de la fabrique de 1841 et de La Tribune lyonnaise. Mais ce furent surtout certains articles de fond renvoyant aux événements et aux engagements mutuellistes qui ravivèrent la mémoire des révoltes des canuts. L’Écho de la fabrique de 1841 publia un « Discours prononcé dans une loge mutuelliste » que les rédacteurs du journal annonçaient avoir trouvé « par hasard en fouillant dans nos papiers » (31 octobre 1841). Réflexion sur les sources et les perspectives de l’association mutuelliste à l’époque de sa constitution, bien que ce fragment ne soit présenté « qu’à titre de document historique », ce rappel des idées et des sentiments des fondateurs avait manifestement une actualité pour les lecteurs du journal des canuts. La même année le rédacteur de L’Écho des ouvriers présenta ses « Souvenirs et impressions du mutuellisme » dans les colonnes réservées au feuilleton. Témoin des événements et de la communauté de sentiments dont il se faisait l’écho, il fit plus qu’une commémoration. Son témoignage était en même temps une analyse des sources des défaillances des mutuellistes et une leçon pour leurs successeurs, lecteurs du journal. « Les résultats de tous ces écarts, de toutes ces erreurs, sont un enseignement précieux qui ne doit pas s’oublier ; les leçons du passé doivent être la règle de l’avenir » (juin 1841, p. 1-2).

15En rappelant le souvenir du mutuellisme, ces réflexions signalaient un deuxième thème faisant partie de l’héritage des années 1831 à 1834, le thème de l’association. Tous les journaux de la « petite presse » lyonnaise de métier apportèrent à ce thème un vif intérêt, dont le sens variait suivant l’orientation idéologique du journal. Certains journaux s’identifiaient dès le début de leur fondation, soit à une tentative précise d’association, soit à l’idée de l’association comme formule préférée de la réforme sociale. Ce fut le cas surtout de L’Indicateur en 1834-1835, de L’Écho des ouvriers en 1840-1841, de L’Écho de l’industrie en 1845-1847 et enfin de son successeur L’Avenir en 1846-1847. C’est sans doute dans L’Indicateur que le lien entre le journal et une forme précise d’association a été le plus solidement affiché. Dès son premier numéro ce journal proposait d’établir un « bureau d’agence industrielle » afin de « rendre aux travailleurs de soieries l’indication, mais établie sur des bases plus larges et pouvant mieux satisfaire aux nombreux besoins de détails qui se font sentir généralement » (21 septembre 1834, p. 2-3). Ne se bornant pas à cette proposition, le journal se lança vite dans la réalisation effective d’un genre d’association inspirée par le fouriérisme. Dès le numéro du 20 décembre 1834 le journal inaugura la publication de la série d’articles « Amélioration industrielle » rédigée par Michel Derrion, ancien saint-simonien converti au fouriérisme. Ces articles esquissèrent les principes sur lesquels il projetait d’organiser le Commerce véridique et social, première association coopérative de consommation en France. Le journal suivit de près les étapes de la fondation du Commerce véridique et servit de porte-parole. Cette entreprise et les écrits de Derrion sur ce sujet allaient attirer au journal des critiques assez sévères de la part de son concurrent la Tribune prolétaire. L’idée de Derrion fut accusée d’être irréalisable, l’expression d’une « aberration d’esprit » témoignant d’un esprit de « système » aveugle au « monde positif », seul terrain véritable de l’action réformatrice selon la Tribune prolétaire (19 avril 1835, p. 1). Derrion étant, selon ce journal, le rédacteur en chef de L’Indicateur (ce que celui-là allait nier), cette critique visait le journal lui-même. De son côté la Tribune prolétaire (22 mars 1835) prit le parti d’une autre tentative coopérative, plus modeste, risquée par un certain nombre de chefs d’ateliers de soieries. Ce fut la constitution d’une Maison centrale, sorte de coopérative de production dont la formule était proche de l’idée buchézienne d’association.

16Plus varié encore était le thème de l’association dans les journaux de métier des années 1840. L’Écho des ouvriers proposa l’organisation de lieux de réunion pour des chefs d’atelier par catégories d’étoffes. Les réunions « seraient des assemblées de famille où se discuteraient modérément les intérêts de notre état ». Les membres chefs d’atelier « régleraient entre eux amicalement les affaires qui auraient trait à leur industrie. Ils aviseraient aux moyens d’arrêter la chute de la fabrique d’étoffes de soie qui a si longtemps été pour notre ville une source de prospérité et de richesses. Les décisions que prendraient ces assemblées ne pourraient qu’être favorables pour les intérêts de tous, en ce qu’elles devraient toujours reposer sur les bases de l’équité et de la morale » (14 février 1841, p. 2). Cette idée rappelait la proposition d’un « bureau indicateur » faite dans les pages de L’Indicateur avant son engagement dans l’entreprise coopérative et fouriériste du Commerce véridique. C’était plus précisément ce qu’on appelait à l’époque des « cercles des chefs d’atelier » de la fabrique, spécialisés par quartier ou par catégories de tissage et visant à répandre parmi leurs membres des lumières surtout techniques. Ce fut le genre d’association le plus en vue parmi les canuts à partir de 1840 et avant la révolution de 1848. Peu après avoir proposé un lieu de réunions, L’Écho des ouvriers annonça l’ouverture d’un « cercle littéraire » à la Croix-Rousse pour lequel le journal lui-même se proposait d’assurer l’administration (avril 1841, p. 1-2).

17Plus originale fut l’ouverture des colonnes d’un journal canut à la présentation et au débat sur l’association, ou tout simplement sur des propositions de réforme visant au progrès de « l’économie sociale » ; la réforme de l’apprentissage, les caisses d’épargne et de prêts, et l’établissement d’une caisse des invalides et d’un atelier pour les ouvriers sans travail furent ici les principaux sujets traités. La réforme la plus discutée était de loin celle de l’organisation et de la procédure du conseil des prud’hommes. Le thème de l’association faisait donc partie d’une gamme de questions sociales et industrielles sur lesquelles s’engageaient les esprits de l’époque et qu’accueillait en priorité la « petite presse » canut.

Deux exemples : L’Écho de la fabrique de 1841 et L’Écho de l’industrie

  • 13 Voir BML 5707bis pour L’Écho de la fabrique de 1841 et L’Écho de la fabrique de 1845 et BML 5539 po (...)
  • 14 Claude Bellanger et al., éd., Histoire générale de la presse française, t. II : De 1815 à 1871, Par (...)

18Ces deux organes de la « petite presse » revendiquèrent le statut de véritables journaux de métier dont le contenu et surtout la mission étaient de servir les intérêts professionnels de leurs lecteurs canuts, de les divertir et enfin de leur fournir des informations d’utilité générale. L’Écho de la fabrique de 1841, dont les 94 numéros (comprenant les onze numéros de L’Écho de la fabrique de 1845, publié à partir du 15 mars 1845) furent publiés entre le 15 septembre 1841 et le 1er septembre 1845, était un bimensuel ayant un prix de 6 francs de souscription annuelle. Les 53 numéros de L’Écho de l’industrie parurent entre le 15 octobre 1845 et le 17 octobre 1846. On souscrivait à ce journal, hebdomadaire, pour un prix de 10 francs par an. Les deux journaux, de même taille, faisaient quatre pages sur deux colonnes.13 Au regard du contenu autant que du format de chaque journal, ils participèrent à cette révolution de la presse française, au « passage du journal d’opinion […] au journal d’information, au journal populaire » qui s’observa autour de 1836 avec La Presse d’Émile de Girardin et Le Siècle d’Armand Dutacq, et qui atteignit sa forme modèle en 1845 avec le journal parisien L’Époque, « journal complet et universel » selon les historiens de la presse.14 À l’échelle de la « petite presse », nos deux journaux reflétèrent cette transformation par la place allouée aux annonces, qui occupaient d’un tiers à la totalité de la quatrième page, par l’inclusion du feuilleton-roman, et surtout par des matières systématiquement variées. Celles-ci comprenaient, à citer l’ours de L’Écho de la fabrique de 1841, « Littérature, Beaux-Arts, Nouvelles, Variétés – Annonces diverses ». Selon l’expression de L’Écho de l’industrie, « il faut que la feuille chargée de la représenter [la classe ouvrière] tout en défendant ses intérêts, offre tout l’attrait des autres journaux et qu’elle s’occupe à la fois des besoins matériels et intellectuels ; qu’en un mot elle sache attacher et instruire » (15 octobre 1845). Tout en assimilant les exigences du journalisme de son époque, cet engagement d’être plus qu’un simple journal de métier attestait aussi une fidélité à l’héritage du journalisme pratiqué auparavant dans L’Écho de la fabrique.

  • 15 Pour les articles « De l’exposition des soieries étrangères » voir, par exemple, les numéros 28, 29 (...)

19Mais ces deux organes furent avant tout des journaux de la Fabrique, des journaux des canuts, eux-mêmes. En témoignaient le sujet des articles de fond, les commentaires, surtout ceux figurant en première page, et encore le suivi de certaines informations. L’Écho de la fabrique de 1841 suivit de près, par exemple, le procès d’un chef d’atelier contre une maison de la fabrique. Le conflit portait sur le droit de remboursement, sanctionné par les usages de fabrique, pour certains déchets de soie lors du tissage d’une pièce, ce qu’on appelait « la tirelle ». Plusieurs articles traitant de ce sujet occupaient une bonne partie de la première page des numéros de ce journal, notamment un article accompagné d’une notice célèbre intitulée « Le Démon de la Tirelle ou Cauchemar de MM. Déchet-Tireliphage et Cie ». C’était une caricature, disait-on, « qui circule en ce moment, sous ce titre, dans les ateliers », l’œuvre d’un « artiste-lithographe de cette ville », où il y eut, « dit-on, de quoi se pâmer de rire en la voyant » (30 novembre 1841, p. 1.) Le procès et le différend qui l’avait créé auraient sans doute suscité peu d’intérêt en dehors du monde de la fabrique, et la caricature vraisemblablement moins de rires encore. Un article de fond, portant sur « L’état de la fabrique », souvent en première page, ou sur « Industrie » (souvent concernée par les inventions), des informations sur le taux des soies ou sur l’état de la caisse des prêts aux chefs d’atelier de la fabrique alimentaient régulièrement le journal. Dans L’Écho de l’industrie, on pouvait remarquer, parmi les articles de fond, plusieurs textes concernant l’exposition des soieries étrangères à Vienne et notamment une série d’articles intitulés « De la situation des ouvriers tisseurs ». Ceux-ci esquissèrent un historique de la soierie lyonnaise depuis le début du siècle du point de vue de la qualité, de l’abondance et de la rémunération du travail des canuts.15 Tout comme L’Écho de la fabrique de 1841, il suivait de près, dans son « Industrie lyonnaise », l’état et les affaires de la fabrique, y compris les perfectionnements techniques. Ces articles synthétisant l’état de la fabrique furent accompagnés d’informations régulières et de papiers d’intérêt général : recensements de la population, statistiques de la Banque de France, situation d’autres métiers. Toutefois, les affaires et l’état de la fabrique furent indiscutablement au cœur des intérêts du journal.

20Le conseil des prud’hommes fut également un sujet d’intérêt majeur. Dix-sept des trente et un membres du conseil à l’époque représentèrent la fabrique de soieries, dont neuf négociants-fabricants et huit chefs d’atelier. L’Écho de la fabrique de 1841 et L’Écho de l’industrie publiaient les comptes rendus des séances du Conseil et commentaient dans leurs articles de fond tout ce qui relevait des « abus » dans les rapports entre fabricants et tisseurs. De tels abus furent presque toujours portés devant les prud’hommes. Les comptes rendus sur les affaires des prud’hommes se bornèrent donc aux questions n’intéressant que leur lectorat principal. « Nous rendrons compte du conseil des Prud’hommes », écrivait le rédacteur de L’Écho de la fabrique de 1841 dans son premier numéro (15 septembre 1841, p. 1), « mais seulement dans ce qu’il pourra avoir d’utile pour la fabrique, soit en constatant un point de doctrine, soit en révélant un abus quelconque ». Dans L’Écho de la fabrique de 1841, cet intérêt pouvait aller assez loin. Ses articles de fond sur les élections et sur la réforme des prud’hommes, autant que sur les cas représentant les abus les plus graves, notamment celui déjà mentionné de « la tirelle », occupaient autant d’espace dans le journal que les articles portant sur d’autres sujets de la fabrique. Chaque numéro de L’Écho de l’industrie publiait aussi fidèlement des extraits des délibérations des prud’hommes sur les questions de la fabrique, mais contrairement à son concurrent, il s’occupa très rarement des questions institutionnelles. Cette différence renvoie à deux manières distinctes d’assumer l’héritage du premier Écho de la fabrique, différence qui mérite examen.

21Commençons par L’Écho de la fabrique de 1841. Le vif intérêt porté aux affaires des prud’hommes par ce journal s’inscrivait dans la conscience de sa « vocation », en tant que journal de métier des canuts, d’être « les avocats de ces derniers », les numéros du journal étant « des plaidoyers devant le tribunal de l’opinion publique » (31 août 1843). Il poursuivit cette mission en signalant et en commentant les « abus » dans la fabrique, abus qui occasionnaient l’appel devant les prud’hommes. Il invita d’ailleurs ses lecteurs à « vouloir bien nous signaler ceux [des abus] dont ils seront victimes » et s’engagea à insérer dans le journal « leurs lettres, vérifiées avec soin, dans l’intérêt commun » afin de témoigner de tels abus. Tout cela eût été dans l’intérêt de la « publicité » considérée comme « la sauvegarde de tous les droits » (15 septembre 1841). Mais son sens de la vocation s’étendit à un rôle représentatif et même politique au sujet des prud’hommes. Il milita sans relâche en faveur d’une réforme juridique, dont les deux points essentiels étaient la « jurisprudence fixe » et la « libre défense ». Il surveilla de près le choix des prud’hommes tisseurs, lors des élections, et les interventions des élus dans les délibérations du conseil pour s’assurer de leur respect pour les engagements pris au temps de leurs candidatures. Et il contribua aux efforts en vue de demander une réforme de l’organisation des prud’hommes dans le but d’atteindre une représentation égale entre les prud’hommes négociants-fabricants et chefs d’atelier. En militant pour une telle réforme, L’Écho de la fabrique de 1841 prétendit remplir la fonction du « neuvième prud’homme ». Cette prétention venait de la conscience qu’avait ce journal d’être une force dans l’arène publique, surtout pour les affaires qui concernaient son lectorat principal.

Il ne s’assied pas, il est vrai, à la table du Conseil, mais il enregistre ses discussions, il fait plus, il les discute et les vote ; et, quoique tout seul, son vote n’est pas sans importance, parce qu’il arrive souvent, par la discussion, à le faire adopter par l’opinion publique […].

22Cette force se manifesta à l’époque des révoltes des canuts, quand les prud’hommes avaient « marché de concert avec l’ancien Écho de la Fabrique », profitant de « sa puissance incontestable ». Cette force fut surtout militante : « Que L’Écho de la fabrique [ de 1841 ] redevienne donc ce qu’il fut jadis, arme offensive et défensive, javelot et bouclier ». Ce fut l’héritage revendicatif, combatif même, de l’ancien L’Écho dont se réclamait ici son successeur, Écho de la fabrique de 1841, et cela surtout par son engagement en faveur de la réforme du conseil des prud’hommes.

23L’engagement de L’Écho de l’industrie se situa ailleurs. Pour celui-ci « la grande question, celle pour laquelle nous combattons sans relâche » était celle de « l’association », ce qu’on appela à l’époque l’« organisation du travail ». Selon son rédacteur en chef, L’Écho de l’industrie s’inspirait du principe suivant lequel « les intérêts de tous sont intimement liés » et qu’il fallait donc « réunir en un faisceau tous ces efforts » et « grouper toutes les industries autour d’un foyer commun », en un mot « organiser le travail » (15 octobre 1845). Cet engagement eut un fondement théorique précis. Son idée maîtresse était l’association telle que la concevait l’école fouriériste, notamment les disciples de Victor Considerant. Plusieurs séries d’articles sur la doctrine fouriériste affichèrent les tendances doctrinales du journal. Des articles sur « L’organisation du travail », rédigés par le rédacteur du journal (à partir du numéro du 18 juillet 1846), élaborèrent l’idée de l’association conçue à la manière fouriériste autour des trois éléments de base d’une société productrice idéale : le capital, le travail, et le talent. Joseph Reynier, chef d’atelier canut et ancien collaborateur de Michel Derrion au Commerce véridique, écrivit une série d’articles sur « Les passions » qui présentaient la doctrine de l’école concernant la nature humaine (à partir du numéro du 25 avril 1846). Le journal suivit la constitution de la Compagnie des Industries-Unies, la plus grande réalisation associative de l’époque, autour de laquelle tous les espoirs des partisans de l’organisation du travail se réunissaient (numéros des 6 et 11 juin 1846).

24Le thème de l’association, ou de « l’organisation du travail », occupait aussi les articles de L’Écho de la fabrique de 1841. Mais il était traité comme une expérience d’économie sociale parmi d’autres ayant une égale importance, dont, par exemple, la caisse des prêts pour les chefs d’atelier de la fabrique. La question de l’association était donc loin d’avoir la place primordiale qu’elle avait dans L’Écho de l’industrie. D’ailleurs L’Écho de 1841 n’optait pas ouvertement pour telle ou telle doctrine sociale. Tout en prenant la défense du fondateur de l’école sociétaire (Fourier) contre l’attaque du journal légitimiste Le Réparateur, les rédacteurs du journal déclaraient qu’ils n’étaient « nullement fouriéristes, pas plus aujourd’hui que lorsque nous avons accueilli dans l’ancien Écho de la fabrique les articles de M. Rivière cadet, pour l’exposé de cette doctrine (31 décembre 1843, p. 3-4) ». Plus que cet autre Écho, journal des canuts, des années 1840, L’Écho de l’industrie renvoyait à une autre partie de l’héritage de la « révolte des canuts », celui de l’abondante réflexion critique sur l’actualité et l’avenir de la société entière dont les disciples saint-simoniens et fouriéristes avaient enrichi l’époque des révoltes.

25L’Écho de l’industrie se distinguait de L’Écho de la fabrique de 1841 sous d’autres rapports qui donnaient au journal une identité particulière, renvoyant aux canuts eux-mêmes. En premier lieu le journal était rédigé à la Croix-Rousse et s’attachait à l’affirmation et à la défense d’une culture spécifiquement croix-roussienne. La première page de chaque numéro proposait un commentaire ou un résumé d’informations qui portait le titre « La Croix-Rousse » suivi de la date. Un feuilleton intitulé « Revue de la Croix-Rousse » donnait « la chronique pittoresque et sentimentale de la ruche industrieuse que Lyon, du bas de son orgueil, appelle dédaigneusement un de ces faubourgs ». L’auteur défendait ce faubourg des canuts contre ceux qui s’efforçaient de simplement l’annexer « à la seconde capitale du royaume » (numéro du 20 juin 1846 et suivants). En deuxième lieu le journal soulignait sa vocation pour rechercher « avec soin tous les détails qui auront une utilité véritable pour la fabrique et l’industrie, ainsi que toutes les inventions, tous les perfectionnements qui […] méritent d’être connus » (15 octobre 1845). Cet engagement reflétait le sentiment du devoir qu’avait « la presse industrielle » de publier les résultats de toutes les inventions que le journal invitait à examiner et d’y ajouter « notre opinion consciencieuse, indépendante » éclairée par « une longue expérience ». Les inventions dont il s’agissait étaient celles de la fabrique lyonnaise, telles que la bascule de tension battant et le régulateur d’un sieur Esprit. Cela manifestait l’intérêt particulier du journal pour la technique et surtout l’invention, cette dernière étant l’une de ses « spécialités ». C’étaient des composantes essentielles du travail des canuts qui manifestaient la part du « talent » dans leur industrie et notamment leur esprit créatif (9 mai 1846). En dernier lieu, le journal se vantait de publier des feuilletons qui constituaient des romans inédits composés spécialement pour le journal. Ce détail avait un intérêt particulier par rapport à sa mission, annoncée lors de son premier numéro, de s’occuper « à la fois des besoins matériels et intellectuels » de ses lecteurs, affirmant « qu’en un mot elle [la feuille, c’est-à-dire le journal] sache attacher et instruire ». Cette mission répondait au présent, car désormais « la classe ouvrière est instruite, elle obéit à d’honorables sentiments », en un mot, les lecteurs du journal s’intéressaient à la culture (15 octobre 1845). Croix-roussien, créateur et inventif, cultivé : c’était le canut « moderne » des années 1840, digne de respect et d’honneur, du fait de ses anciens combats et de son épanouissement sous tous les rapports lors des années 1831-1834. L’héritage de cette dernière époque incarné par l’entreprise journalistique de L’Écho de l’industrie, cet autre successeur de l’ancien L’Écho de la fabrique, était donc surtout identitaire.

L’année charnière : 1848

26Pour la petite presse populaire et démocratique, l’avènement de la révolution de 1848 signalait, pour ne citer que La Tribune lyonnaise, « la première fois depuis que nous avons pris la plume pour la défense des droits du peuple » où « nous n’aurons pas à faire de l’opposition, nous n’aurons qu’à encourager le gouvernement » (mars 1848, p. 9). Pour la presse qui comptait parmi ses lecteurs assidus les ouvriers en soie, cette révolution eut aussi un autre sens. C’était la fin du journal de métier, du journal des canuts proprement dit, exception faite de La Tribune lyonnaise, qui en reprenait les objectifs corporatifs et dont le rédacteur en chef Marius Chastaing représentait d’une certaine manière l’héritage de l’ancien Écho de la fabrique. À la place du journal de métier surgît comme typique de l’époque révolutionnaire le journal du « peuple », voué en premier lieu aux intérêts de la république démocratique et populaire et se présentant comme le porte-parole de la classe ouvrière, avec des nuances politiques qui variaient d’une feuille à l’autre. La présence des ouvriers en soie soit à la rédaction soit au reportage restait importante et même quelquefois prépondérante dans ce journalisme du peuple. Mais c’était désormais en appartenant au « peuple » républicain, non plus en tant que « canuts », que cette présence se dévoilait.

  • 16 Le préfet du Rhône au commissaire spécial [de police auprès de la préfecture du Rhône], le 13 octob (...)

27Ce journalisme du « peuple » se manifesta à Lyon à deux « moments » après les événements de février 1848. Il y eut d’abord en mars et avril 1848 une floraison sans précédent de journaux de la petite presse liés à une activité politique et organisatrice des masses. Le plus grand nombre de ces journaux eurent une durée très limitée. Le Tribun du peuple fut, parmi ces journaux, celui dans lequel l’engagement des canuts était le plus en vue. Il y eut ensuite une sédimentation où un nombre bien plus limité de journaux du « peuple » représentait l’opinion républicaine et démocrate. Cette sédimentation fut rendue visible par une enquête sur les journaux à Lyon vers octobre et novembre 1848, faite par le commissaire spécial de police en réponse à une demande du préfet du Rhône du 13 octobre 1848.16 Le profil journalistique qui ressort de cette enquête allait caractériser la situation jusqu’à juin 1849 lorsque l’état de siège, à la suite de l’insurrection du 15 juin, mit fin aux journaux républicains et populaires (si l’on excepte La Tribune lyonnaise dont la rédaction continua jusqu’au coup d’état de 1851). Parmi les journaux remarqués par le commissaire spécial quelques-uns étaient d’opinion franchement socialiste, notamment Le Peuple souverain. De tels journaux s’adressaient aux ouvriers de toutes les corporations et aux militants bourgeois liés aux ouvriers par divers réseaux politiques ou sociétaires. La publication du Peuple souverain annonçait un autre tournant dans notre histoire. Pour la première fois un journal populaire à Lyon, c’est-à-dire un journal s’adressant en grande partie au petit peuple artisanal, dont les canuts, fut un quotidien de grand format. Le « peuple » avait donc son propre journal, faisant partie de la « haute presse » lyonnaise, au moins avant l’insurrection de juin 1849.

  • 17 L’Écho des ouvriers, juin 1841, p. 3.
  • 18 Mary Lynn Stewart-Mcdougall, The Artisan Republic : Revolution, Reaction, and Resistance in Lyon 18 (...)

28Le premier moment de cette presse quarante-huitarde se caractérisait par l’éparpillement de journaux spécialisés de la petite presse. Cet éparpillement se distinguait, par le nombre et la rapidité des organes créés, de celui remarqué en 1841 par Marius Chastaing : « … une foule de journaux naissent » chaque année dont « bien peu voient le commencement de l’année suivante ».17 La spécialisation de la presse de mars-avril 1848 était d’ailleurs extrême ; ce n’était pas une petite presse, mais une « très petite presse ». Les créations, les spécialisations étaient liées étroitement au milieu politique de l’époque, surtout à l’organisation des clubs et aux préparatifs pour les élections, en premier lieu celles de l’Assemblée constituante. Le rôle des groupements sociaux-démocrates dans ces événements était prépondérant, et l’inspiration sociale-démocrate de la plupart des feuilles de cette « très petite presse » était donc très forte, comme l’historienne canadienne Mary Lynn Stewart l’a justement souligné.18

  • 19 Le franc parleur lyonnais, journal républicain, BML, film F620, n° 5625 ; La France républicaine BM (...)
  • 20 La Montagne, n° 1, BML, F620, n° 5630.
  • 21 La Montagne, n° 1, BML F620, n° 5630.
  • 22 Jean-Marie Gigou, FOURRIER au 4e d’artillerie – Justice et fête du peuple – Journal la Montagne, nu (...)
  • 23 Le Moniteur républicain, le 5 avril 1848, p. 1, BML F620, n° 5629.

29Quelques exemples montrent la diversité de ces fondations. Rédigés tous les deux par un nommé Campagne, Le Franc parleur lyonnais, journal républicain (du 2 mars au 22 mars) et La France républicaine (du 4 avril au 12 avril) avaient pris le parti des Croix-Roussiens lors de l’occupation des forts de la colline par ceux qu’on nommait « les Voraces ». Ces deux journaux avaient donc manifesté une sympathie et une solidarité avec ces canuts révolutionnaires.19 Deux autres feuilles, mais liées à des faubourgs, partageaient, apparemment, la même tendance politique que ces deux journaux républicains. La Montagne, Saint-Just et la Croix-Rousse, journal républicain fondé vers la fin mars et publié pendant le mois d’avril, et Le Moniteur républicain de la ville de la Guillotière et des départements du Rhône et de l’Isère, dont le seul numéro conservé à la bibliothèque municipale porte la date du 5 avril, avaient accueilli l’avènement de la République, pour citer La Montagne, avec le sentiment d’« étonnement » et de « merveilles », enjoignant dès lors : « Soyons libres dans nos actes, dans nos pensées : égaux dans nos droits et dans la loi, frères bons et charitables. »20 Ces sentiments témoignaient d’une attente, liant les lieux aux événements révolutionnaires de 1789 et 1793 : « … quoique de la Montagne, nous ne sommes et ne serons ni plus ni moins que vous, Montagnards. Pour s’asseoir, notre jeune République de 1848 n’aura pas à traverser les orages de son aînée. »21 Le journal fit preuve de sa ferveur républicaine en consacrant un numéro spécial à l’histoire d’un fourrier au 4e d’artillerie, un nommé Gigou, qui, pour avoir « voulu, avant d’exercer ses droits, s’en éclairer » et pour ce faire avoir « voulu visiter nos clubs », s’était fait arrêté, emprisonner et ensuite, à la demande des « citoyens », relâcher par les autorités militaires. Le titre de ce numéro spécial portait en haut le nom du sous-officier avec la devise : « Justice et fête du peuple. »22 Pour Le Moniteur républicain de la Guillotière, du Rhône et de l’Isère, l’essentiel était la matière urgente et pratique des élections, ce qui justifiait « un nouveau Journal, afin que nos concitoyens puissent trouver ces divers documents [sur “tous les faits qui se […] rattachent aux élections”] réunis sous leurs mains ».23 Ces deux feuilles faubouriennes avaient un programme ambitieux de journalisme et un regard autant national et même international que local sur les événements politiques. À côté des « Nouvelles locales » de la Croix-Rousse et de Saint-Just, La Montagne offrait, par exemple, les « Nouvelles étrangères » de la Pologne, Munich, Milan, et Paris (n° 1, p. 2). Le seul numéro du Moniteur républicain avait des articles sur l’« Éventualité de guerre entre la Prusse et la Russie », sur les événements en Italie et en Algérie, et sur l’« Agriculture » (p. 1-4).

  • 24 Comité général des clubs, Palais des Arts, Salle des Cours, Premier Bulletin s. d. et la suite jusq (...)
  • 25 L’Organisateur lyonnais, No. 12, BML F620, n° 5632.
  • 26 Voir en plus du numéro 12 les numéros 14, 15, 17 de L’Organisateur lyonnais.

30La plupart des petites feuilles républicaines s’occupaient de l’activité des clubs. Certaines avaient pris un intérêt tout particulier à la constitution et aux séances des divers clubs de tendance républicaine de la ville et faubourgs. Elles publiaient les discours et les résolutions prises dans les réunions des clubs bien connus pour leurs opinions avancées. Un Comité général des clubs prit la forme de bulletins publiant les extraits des procès-verbaux des séances.24 Une autre feuille fut L’Organisateur lyonnais : bulletin républicain. Elle fut rédigée par Ferdinand François, l’ancien rédacteur de La Revue indépendante avec Charrassin sous la monarchie de Juillet et bien connu parmi les républicains radicaux et socialistes pour ses opinions avancées. Les trente-sept numéros de ce journal témoignent de sa durée exceptionnelle dans ce petit monde de journaux politiques spécialisés. Sa vocation journalistique était liée étroitement à la politique des clubs. Le journal partageait pleinement l’enthousiasme pour l’organisation de ceux-ci dans les quartiers et encourageait les citoyens lecteurs « qui n’appartiennent encore à aucune société à s’affilier au plus tôt à l’une d’elles ».25 Il offrait aussi aux lecteurs une « Chronique de Lyon », des « Nouvelles de Paris », des « Nouvelles étrangères », des articles d’opinion, et même des « Variétés » telles qu’une réflexion du philosophe-poète Victor de Laprade intitulée « Du principe moral dans la République », et enfin des pensées, lettres et récits de l’écrivain George Sand.26

  • 27 Joseph Benoit, Confessions d’un prolétaire (Lyon, 1871), Paris, Éditions sociales, 1968, p. 91.
  • 28 Ibid., p. 89, 92.
  • 29 Ibid., p. 93.
  • 30 « Chronique de la ville », Compte journalier, rendu à M. le Représentant du Gouvernement, les 6, 8, (...)

31Le journal Le Tribun du peuple, fondé par l’ancien canut et communiste modéré Joseph Benoit et par son ami Gabriel Charavay, se vouait spécialement à l’activité des clubs. Charavay, qui se chargeait de la rédaction, s’était manifesté très tôt parmi les révolutionnaires les plus militants à Lyon.27 Benoit faisait partie de l’administration de la ville au lendemain de la chute du régime de Juillet. Il fut membre de la commission de subsistances de la municipalité. Dans les jours ayant suivi la déclaration de la République, il avait poussé les révolutionnaires à organiser le club de la Croix-Rousse, qui était, d’après son avis, « la souche de tous ceux qui s’organisèrent ensuite à Lyon ».28 Charavay et Benoit jouaient le rôle de chefs dans le club du Grand Séminaire organisé par « les éléments principaux » du club de la Croix-Rousse et qui devint la Société démocratique, ou club central, dont le but fut de réunir tous les clubs républicains à Lyon.29 Cette même société, dans sa séance du 9 mars, adopta le journal « pour son organe dans la presse », et Le Tribun du peuple prit ensuite le sous-titre Organe de la Société démocratique. Cette transformation du journal lui donna la possibilité de paraître tous les jours au lieu de trois jours sur six (12 mars 1848, p. 1). Son format changea aussi, d’une feuille de huit pages, sans colonnes, à un journal de deux pages, trois colonnes par page, se rapprochant du format d’un grand journal de l’époque. Le Tribun publiait, autant que possible, les délibérations du Club central dans leur intégralité. Quand le journal ne pouvait « plus suffire à insérer intégralement les procès-verbaux de la Société démocratique », il se chargeait de prendre dans chacun des procès-verbaux des clubs affiliés à la Société « les faits les plus intéressants, et les réunirait sous le titre unique de Société démocratique » (1re année, n° 10, p. 2). L’ambition ici manifestée fut, comme Joseph Benoit allait le raconter dans son autobiographie (p. 99), de donner à la presse une « puissance, unie à celle des clubs », sur la population lyonnaise « qui manquait de direction et d’organisation » et d’achever par la suite l’unité cherchée par ces républicains avancés. Par rapport au mouvement politique des clubs auquel les canuts avaient fortement contribué30, Le Tribun du peuple jouait donc un rôle comparable à celui joué par L’Écho de la fabrique, au moins pendant un certain temps, dans le mouvement industriel et social lyonnais de l’époque.

32L’engagement du journal s’étendait à d’autres lieux de l’action révolutionnaire. Le Tribun du peuple publiait régulièrement des extraits des délibérations du comité central (c’est-à-dire, de la commission provisoire) de la « Commune de Lyon » et aussi celles de la commission de l’organisation du travail de Lyon, créée à la suite de la commission de Luxembourg à Paris et tout comme celle-ci dans le but d’étudier et aménager les rapports du travail. De cette façon le journal offrait aux citoyens un « manuel du jour » pour mieux « suivre » et « contrôler » les actes de leurs délégués, et il fournit aux « orateurs de la société démocratique […] de nombreux sujets d’observation, de critique » (17 mars 1848, p. 1). On trouvait parmi les membres de ces commissions des responsables de la « très petite presse » républicaine, tels que Joseph Benoit du Tribun, vice-président de la commission du travail, et Ferdinand François de L’Organisateur lyonnais, son secrétaire-adjoint (12 mars 1848, p. 2). Les grands faits qui auraient pu intéresser les républicains avancés sur le plan local, national et même international furent matière à articles de fond et commentaires du Tribun. Tels étaient, sur le plan local, l’occupation des forts à Croix-Rousse par les jeunes ouvriers en soie, les Voraces, la plantation des arbres de la liberté, et les débats sur l’instruction populaire, sur les finances et le crédit, et sur l’organisation du travail. Sur le plan national, les élections attiraient en priorité l’intérêt du journal. Il publiait des lettres donnant avis sur tel ou tel candidat, et commentait lui-même, dans une série d’articles intitulée « Examen des candidatures », les qualités de chacun des prétendants. Ses rapports avec le journal parisien L’Ami du peuple de Raspail étant très proches, Le Tribun en suivait le parcours et en publiait des extraits. La politique l’emportait de loin sur le contenu du journal, qui négligeait tout sujet léger. Le Tribun du peuple était donc nettement différent de la petite presse des années 1840, de L’Écho de la fabrique de 1841 et de L’Écho de l’industrie, par exemple. Même sa « Chronique locale » et ses « Faits divers » eurent une certaine lourdeur ; on trouve à peine, sinon nulle-part, de quoi satisfaire l’intérêt du lecteur sous le rapport du délassement ou de l’instruction générale. Les trente-trois numéros du journal, du 3 mars et au 23 avril, parcoururent le chemin tracé par les grands événements de 1848, où la politique occupait exclusivement l’esprit des lecteurs.

  • 31 « Chronique de la ville », doc. cité.
  • 32 Liste faite par le commissaire spécial donnant les résultats de l’enquête en réponse à la demande d (...)
  • 33 Le Peuple souverain, 28 juillet 1848, p. 1.

33Deux quotidiens ou quasi quotidiens, Le Peuple souverain et Le Républicain, et un journal mensuel, La Tribune lyonnaise, partagèrent le champ journalistique démocrate avec le grand journal Le Censeur, après avril 1848. Le Peuple souverain innova, étant le premier grand journal à s’adresser en priorité à un lectorat composé d’artisans, et notamment de canuts. Fondé au début du mois d’avril 1848 en pleine campagne électorale, il devint rapidement la « feuille du jour » lors même de la floraison de la « très petite presse » populaire.31 Le Commissaire spécial de police auprès de la préfecture le qualifia de journal de la « République rouge » agissant « d’une manière magique sur les masses communistes-socialistes »32, malgré les démentis du journal lui-même. Le journal publiait, affirmait-il, « certains articles sentant le communisme tiède ou le socialisme avancé » mais uniquement dans le but d’« ouvrir le terrain à la discussion ».33

34Le Peuple souverain fut vraiment « grand », si on regarde de près la variété de son contenu et son format. Tout en consacrant un grand nombre de pages à la politique, avec un intérêt particulier pour les élections et autres affaires des clubs, comme l’avait fait Le Tribun du peuple, Le Peuple souverain élargissait l’éventail des sujets, traitant une très grande variété de sujets politiques. Il s’occupait du théâtre et de la mode, et il offrait de temps en temps aux lecteurs des poèmes ou des chansons, tout en traitant les grandes questions politiques du jour. Il offrait des feuilletons, autant des romans-feuilleton qui faisaient éclat dans le monde du journalisme vers les années 1840, que des feuilletons relatant les événements du 15 mai à Paris. Il fournissait des commentaires sur les thèmes tels que les conseils des prud’hommes, l’organisation du tribunal du commerce, la prostitution, les grèves, l’association, et les droits de la femme. Avec un format bien plus grand que celui de la plupart des petits journaux (4 pages, 3 colonnes) et avec l’utilisation d’une police de caractères de taille souvent minuscule, le journal publiait l’intégralité, ou presque, des délibérations les plus importantes de l’Assemblée nationale aussi bien que le compte rendu des séances du conseil municipal de Lyon, du conseil général du Rhône, et du conseil municipal de la Croix-Rousse. Ses articles sur les clubs furent plus complets encore que ceux du Tribun du peuple ; ils comprenaient les séances des clubs particuliers aussi bien que celles du Club central. Le journal faisait l’analyse et commentait la réception des travaux des clubs dans le milieu politique plus large. Le Peuple souverain avait sa « correspondance particulière » des nouvelles de Paris (avec son propre correspondant sur place à Paris) et se vantait de donner « les nouvelles 24 heures avant les journaux de Paris et quelques heures avant ceux de Lyon » (6 avril 1848, p. 1). Il avait sa « Chronique locale », le plus souvent aux pages 3 et 4, et il suivait les nouvelles de l’étranger – la Pologne, l’Angleterre, l’Irlande, l’Italie, l’Espagne, la Belgique, l’Allemagne, l’Autriche et même l’Amérique – le plus souvent en détail. Il publiait enfin des extraits des articles de la presse parisienne et provinciale, surtout lyonnaise, et se livrait à la critique de certains grands journaux lyonnais, tels que Le Courrier de Lyon et Le Censeur, tout comme L’Écho de la fabrique de 1841, L’Écho de l’industrie, et La Tribune lyonnaise l’avaient fait pendant les années 1840.

  • 34 Le Républicain : Journal de Lyon, spécimen, novembre 1848, AML, film 037, n° 476.
  • 35 Ibid.

35Quelques mois après la fondation du Peuple souverain parut le quasi-quotidien Le Républicain. Celui-ci fut très proche du Peuple souverain, sous le rapport du contenu, de l’orientation idéologique, et même du format. Dans son numéro spécimen de novembre 1848, ce journal se proposait d’être « l’organe sérieux, vrai, intelligent, de l’esprit qui anime la cité », c’est-à-dire de l’esprit démocrate manifesté dans les élections récentes, tout « en élargissant la base de la propagande ». Les « tendances » du Républicain furent « profondément socialistes », et le journal s’engagea donc à exposer « d’une manière exacte la politique populaire ».34 C’était le même projet, déjà en cours de réalisation, du Peuple souverain (dont la publication date d’avril 1848), et il traitait les mêmes sujets que ce dernier. Le Républicain proposait de suivre, par exemple, les séances de l’Assemblée nationale et des nouvelles politiques parisiennes transmises par un correspondant particulier du journal, il proposait de couvrir les affaires locales – revue des clubs, mouvement de la fabrique lyonnaise, séances du conseil des prud’hommes –, autant que les délibérations du conseil départemental et des conseils municipaux de Lyon, de la Croix-Rousse et de la Guillotière. Il s’engageait à fournir à ses lecteurs des « Variétés », s’occupant de « l’exposition des Doctrines sociales » présentant « les Sciences, les Arts, l’Agriculture et l’Industrie », ainsi qu’un « Feuilleton » comprenant « une Revue théâtrale et littéraire, des Romans et Nouvelles historiques et philosophiques, et des Notices biographiques ».35 Qu’est-ce qui motivait cependant, à Lyon, l’ouverture de ce second journal populaire et républicain ?

  • 36 É. Réveil, « De quelques associations fraternelles et politiques à Lyon (1848-850) », Revue d’histo (...)

36La réponse paraît se trouver dans les circonstances de la fondation du journal et dans le personnel de son comité directeur, plus précisément les vingt-sept personnes dont l’acte de société portait les noms et qui avaient la responsabilité en nom collectif pour les affaires commerciales du journal. Selon l’historien lyonnais du mouvement social à Lyon sous la Seconde République, É. Réveil, Le Républicain devait sa fondation aux « associations fraternelles » créées à Lyon dans le but de poursuivre une politique démocrate et sociale tout en entreprenant un commerce alimentaire. Ces « associations fraternelles » établies dans les divers quartiers de la ville et de ses faubourgs, surtout à la Croix-Rousse, avaient constitué en effet des réalisations coopératives. Au moyen du journal Le Républicain, les associations poursuivaient alors une sorte d’unification de leurs entreprises coopératives et faisaient en même temps la propagande pour leurs idées politiques et sociales. Ces mêmes associations aidèrent au paiement des amendes que le journal encourait souvent, et par leurs souscriptions et subventions contribuèrent à sa solvabilité financière, ce qui en permettait, « certains jours, la distribution dans les ateliers, les usines et devant la porte des casernes ». Parmi les responsables du journal on trouvait plusieurs républicains « avancés », qui faisaient partie des organisateurs les plus actifs des clubs, tels que Gabriel Charavay, l’ancien rédacteur du Tribun du peuple.36

  • 37 Ibid., p. 175, 177.

37Le Peuple souverain avait, lui aussi, ses liens avec les sociétés ouvrières. Dans une profession de foi intitulée « Ce que nous sommes », le rédacteur avait mis l’accent sur l’engagement du journal à soutenir les fondations et le progrès de ces sociétés. Écrivant au nom du journal, il proclamait : « … nous sommes les partisans zélés des associations d’ouvriers » (28 juillet 1848, p. 1). Le Peuple souverain ouvrait ses colonnes au reportage sur ces associations et sur « l’organisation du travail ». Il suivait de près les tentatives d’organisation des « associations fraternelles » dans plusieurs corporations, et prenait part à l’organisation de réunions menacées par la police, comme ceux de la Société fraternelle de l’industrie française dont le droit de réunion fut contesté par le commissaire du quartier (25 et 26 octobre 1848, p. 4). Certains projets d’association attiraient son intérêt particulier, notamment le projet de fonder une « Association fraternelle de femmes pour l’exploitation de toutes les industries ouvrières » (12 novembre 1848, p. 3). En fait les mêmes « associations fraternelles » qui avaient fondé Le Républicain et contribué à son financement aidèrent Le Peuple souverain à payer ses amendes et à ouvrir des souscriptions « au siège des Associations » pour assurer la distribution du journal dans les ateliers, dans « un but de propagande ».37 Les deux étaient moins concurrents qu’alliés sur le plan tant social que politique.

38Tout cela nous amène à un constat saisissant à propos du journalisme du « peuple » de cette époque quarante-huitarde. C’est l’engagement à réaliser ce qui n’était auparavant qu’un idéal ou qui constituait l’idéologie d’une doctrine ou d’une école utopique : l’association. Pour les feuilles de la « très petite presse » telles que Le Tribun du peuple, le genre d’association à l’ordre du jour fut le club, noyau et agent de l’action politique. Pour les grands journaux de plus longue durée, tels que Le Peuple souverain et Le Républicain, l’association fut un projet d’organisation et de reforme sociale défini par des statuts, proposé à la commission du travail, et réalisé dans certains lieux et parmi un certain nombre de militants républicains où la part des canuts était loin d’être négligeable. Ces journaux n’ont pas seulement attiré l’attention sur les principes des associations proposées et mises en œuvre. Leurs colonnes servaient à renseigner leurs lecteurs sur les débats à leur sujet et les avisaient des réunions pour discuter les statuts et pour organiser telle ou telle société coopérative ou « association fraternelle ». Ce service eut une singulière importance pour les travaux de la commission pour l’organisation du travail à Lyon, qui constituait une sorte de table ronde permanente où étaient présentées et discutées des propositions très variées pour la reforme de l’économie industrielle, soit au niveau du métier, soit pour l’ensemble des métiers de toute la ville. Les journaux Le Tribun du peuple et surtout Le Peuple souverain publiaient fidèlement les comptes rendus des séances de cette commission. Ils mettaient dès lors à la portée de tout lecteur la connaissance des exigences pratiques pour la fondation et le maintien d’une association industrielle ou commerciale autant que des éclaircissements fort utiles à toute corporation qui envisageait de s’associer. Les membres de la commission du travail, de leur part, accordèrent une telle importance à la publication des procès-verbaux qu’ils discutèrent, lors de la séance du 23 juillet 1848, des moyens de raccourcir le délai qu’avaient connu les journaux pour mettre à jour les comptes rendus des séances. On a cité le journal, Le Peuple souverain, où « insérant les procès-verbaux, chacun peut en prendre connaissance » (24 août 1848, p. 3). Cette connaissance ressemblait à celle des délibérations du conseil des prud’hommes que le journalisme de métier des années 1840 se consacrait à publier dans l’intérêt de la réforme de la fabrique de son époque. Pour l’époque quarante-huitarde les liens des journaux du « peuple » à l’association rappelaient ceux qu’avait tissés L’Écho de la fabrique avec le mouvement mutuelliste quinze ans auparavant aussi bien que l’engagement de L’Indicateur en faveur du mouvement coopératif de son époque, dont le Commerce véridique et social fut la réalisation pratique.

  • 38 « Proposition du citoyen J. T. Hugon au Club de l’Unité, le 31 mars 1848 », AML 3WP126 1. Troubles (...)

39Le souvenir de la « révolte des canuts » se manifestait dans le journalisme de 1848-1849 aussi par le rappel d’autres liens avec les événements de 1831 à 1834. Le Peuple souverain, par exemple, rappelait, aux citoyens électeurs se présentant au scrutin pour choisir leur conseil municipal, un digne héritage méritant l’imitation : « Lyon aura prouvé à la France que ce n’était pas pour rire que ses enfants ont combattu en novembre 1831 et en avril 1834, et que, républicains à cette époque, les Lyonnais ne sont nullement dégénérés aujourd’hui » (1er juin 1848, p. 1.). La presse du « peuple » s’employait encore davantage à commémorer avril 1834 quand, en pleine campagne électorale et agitation populaire, cet événement fut un enjeu de mémoire. Un nommé J. T. Hugon, ex-déporté d’avril et membre du club de l’Unité, proposa dans une réunion du 31 mars 1848 d’organiser « une cérémonie funèbre et commémorative de l’insurrection républicaine d’Avril 1834 ». Une telle cérémonie aurait relié les obsèques émouvantes, dont les autorités républicaines du gouvernement provisoire venaient d’honorer « l’un des vainqueurs des barricades de Février » 1848, aux récompenses dues à « ceux qui ont été leurs devanciers, et qui moins heureux ont succombé dans la lutte qu’ils soutenaient contre la tyrannie ». Cet « hommage public et solennel rendu à leur mémoire sur le principal lieu où ils ont scellé de leur sang leur foi républicaine », c’est-à-dire sur la place des Cordeliers devant l’église de Saint-Bonaventure, aurait souligné le rapport intime entre ces deux événements, celui de la révolution de 1848 et celui de la seconde insurrection des canuts. La proposition du sieur Hugon dut être communiquée au Club central « pour être distribuée à tous les clubs des communes de Lyon, Vaise, la Croix-Rousse et la Guillotière ».38 Tribun du peuple, l’organe du Club central, en publia l’essentiel dans son numéro du 5 avril (p. 2), et avertit ses lecteurs de son intention de donner le programme de la journée commémorative dans un prochain numéro.

  • 39 Compte journalier, rendu à M. le commissaire du gouvernement pour le département du Rhône, le 10 av (...)

40Le 9 avril 1848 eut lieu donc, sur la place des Cordeliers, une cérémonie que le chef de la police de sûreté allait qualifier de « magnifique ».39 Le Peuple souverain se chargea de donner un compte rendu de la journée entière, dans la première page de son numéro du 11 avril. Il remarquait sur un drapeau noir, dressé devant l’estrade qui fut montée sur la place, la mention des « martyrs républicains » de 1830, de 1831, de juin 1832, d’avril 1834, de mai 1839, de février 1848, suivie par des pays et des villes étrangères qui faisaient partie de ce grand souvenir de combats républicains. Le journal évaluait « à plus de cinquante mille le nombre de citoyens de toute condition qui encombraient les rues » où s’avançait le cortège qui était parti de l’hôtel de ville, à la tête duquel étaient « le citoyen Arago, commissaire extraordinaire du gouvernement provisoire, le citoyen Laforest, maire, les membres du comité central exécutif et les généraux et chefs des troupes de la localité ». Trois discours furent prononcés, le premier par le citoyen Hugon, « l’un des combattants d’avril, ce martyr dévoué », l’auteur de l’idée de la journée dont les paroles, selon le journal, « respirent les sentiments du vrai républicain, de l’homme de bien désintéressé ». Le Tribun du peuple publia le discours du citoyen Hugon dans son numéro du 11 avril, à la dernière page ; c’est le seul reportage de ce journal, l’organe des clubs, sur cet événement (p. 2). Le Peuple souverain, de son côté, continuait l’article sur l’anniversaire d’avril 1834 en rapportant « la revue de toutes les gardes nationales de l’agglomération lyonnaise » sur la place Bellecour dans l’après-midi qui suivit la cérémonie du matin. Ce spectacle attirait de la part du journal un étonnement plein d’éloge pour l’esprit des concitoyens qui « en si peu de temps […] aient pris un aplomb, une allure martiale qui les ferait prendre pour des militaires exercés depuis plusieurs années ». Le résultat devait porter, selon l’avis du journal, « la sécurité dans les esprits » et faire « renaître la confiance » (11 avril 1848, p. 1). Par l’intermédiaire de cette commémoration, avril 1834 servit à donner l’espoir au mouvement républicain et populaire encore naissant.

Le Second Empire

  • 40 Liste des journaux de Lyon faite en réponse à la demande du Préfet du Rhône au Commissaire spécial (...)
  • 41 « Journaux de Lyon » [liste], le 20 novembre 1862, AML, film 059, n° 112.
  • 42 « Année 1861 – Juillet » [liste et données], AML film 059, n° 101.
  • 43 Liste des journaux de Lyon faite par le Commissaire spécial en réponse à la demande de la préfectur (...)

41Malgré une surveillance poussée, la presse lyonnaise à l’époque du Second Empire fut assez florissante. En 1855 il n’y avait pas moins de quarante titres de « journaux », c’est-à-dire de publications de toutes sortes (journaux quotidiens, hebdomadaires, mensuels, et périodiques), recensés par le commissaire spécial de police dans l’intérêt de la surveillance.40 À la suite d’une légère libéralisation de la presse en 1862, le même fonctionnaire compta vingt-huit titres, dont trois journaux « politiques » et le reste « non-politiques », parmi lesquels une dizaine environ avait cessé la publication avant la date du rapport. Les trois journaux dits « politiques » comprenaient Le Progrès, un journal de l’opposition modérée et libérale fondé en 1859.41 Ses 1400 abonnés et son chiffre d’affaires de 120 000 francs lui donnaient le troisième rang parmi les trois grands journaux des années 1860, après Le Salut public (5000 abonnés, 415 000 francs de recettes) et Le Courrier de Lyon (3300 abonnés, 313 500 francs de recettes).42 La liste établie au 20 septembre 1868 n’avait que vingt-deux titres mais souvent de fondation assez récente. Il y avait notamment La Discussion, journal hebdomadaire de l’opposition démocrate modérée.43 Cette presse avait profité d’une expansion économique, d’une circulation des richesses, et d’une politique de libéralisation à partir de 1860, cette dernière résultant surtout de la loi sur la presse de 1868. Les grandes entreprises de la presse furent les premières à en tirer l’avantage, notamment les trois grands quotidiens de Lyon. Mais les hebdomadaires et les mensuels de moindre taille, dont le monde de la presse lyonnaise continuait d’être habité, en furent aussi les bénéficiaires.

  • 44 Les demandes d’autorisation et des renseignements sur les rédacteurs des journaux sont recueillis d (...)
  • 45 « Renseignements recueillis sur le sieur Rubin, Jean, tisseur, demeurant rue des Farges, n° 43 » pa (...)
  • 46 Commissaire spécial, « Rapport à Monsieur le Sénateur, préfet du Rhône, en réponse à sa lettre du 1 (...)

42Grâce à son administration de la surveillance, le régime impérial enregistrait l’existence d’un monde du petit journalisme qui dépassait même cette presse recensée. C’était une petite « presse imaginaire » qui prenait la forme de demandes d’autorisation où l’on remarquait des ambitions journalistiques chez les petites gens.44 Parmi ceux-ci on comptait un certain nombre de canuts. Jean Rubin, tisseur, ayant deux métiers chez lui, ne vivant que du « produit de son travail », et demeurant dans le quartier Saint-Just où habitait aussi son père, tisseur lui aussi, avait proposé en 1865 de fonder un journal intitulé En avant les gones. Ce sieur Rubin était, disait-on, « un homme qui aime beaucoup à lire » et qui « a une certaine instruction ». C’était le prête-nom d’un sieur Moreau, « qui sera le véritable rédacteur de ce journal » et dont certains écrits avaient été publiés dans Le Progrès.45 Cette liaison permit donc à un simple canut de se lancer dans le monde du journalisme. Un autre tisseur François Xavier Joseph Nové-Josserand fit une demande en 1866 pour être autorisé à fonder Le Journal du diable. Il était l’auteur d’une chanson intitulée Vive Guignol, qui était « faite dans un mauvais esprit et contenant des attaques contre M. Jouve, rédacteur du Courrier de Lyon » pour laquelle l’auteur allait être poursuivi en diffamation. Ce canut avait des « prétentions à l’homme d’esprit, prétentions aussi exagérées dit-on que peu justifiées ». Malgré « les libations auxquelles il se livre parfois », il passait « pour un homme honnête et laborieux » ne vivant que du produit de son travail à l’atelier équipé de trois métiers.46

43Ce sont des manifestations encore vivaces d’un esprit littéraire qui cherchait dans le journalisme d’une « petite presse » un moyen de s’exprimer. Ce furent néanmoins des manifestations isolées et marginales. Le journal le plus lu par les canuts de l’époque fut Le Progrès. C’était un grand journal et, de plus, un journal d’élite, d’opposition bien sûr mais libérale plutôt que « sociale et démocrate » comme l’avait été Le Peuple souverain à l’époque quarante-huitarde. Les canuts lisaient Le Progrès non pas à la recherche d’articles sur les métiers ni d’articles doctrinaux, populaire républicains et démocrates. Ils le lisaient comme un grand journal de la ville, où non seulement ils trouvaient des nouvelles à toute échelle, des renseignements utiles, et des histoires divertissantes – des romans-feuilleton par exemple –, mais aussi se voyaient eux-mêmes, acteurs, à côté des classes moyennes, d’une société libérale et progressive en pleine expansion. Ils y trouvaient notamment des articles sur l’association, un thème qui saisissait leur attention et qui orientait leurs engagements collectifs, du fait qu’à cette époque « l’association » était l’expression de l’intérêt de cette bourgeoisie libérale voulant répandre les bienfaits de cette expansion aux couches populaires. Ils faisaient donc partie du lectorat naturel du journal.

  • 47 Voir par exemple Le Progrès du 28 novembre 1865, discours de Batbie sur l’association ouvrière ; du (...)
  • 48 Le Progrès, 22 mai 1866.

44Le Progrès suivait de près toutes les affaires concernant le mouvement coopératif, tant à Paris, celles par exemple de la société de crédit au travail dirigée par Beluze, gendre du communiste utopique Cabet, qu’à Lyon. Le journal publiait des discours d’éminents théoriciens de l’économie politique et de l’économie sociale de l’époque – tels que Batbie, Passy, Dameth, et Émile Levasseur, ce dernier historien de l’économie au Collège de France. Un discours de Jean-Claude-Paul Rougier sur les sociétés de secours mutuel, l’auteur d’un livre sur l’histoire de ces dernières, fut l’objet d’un compte rendu.47 Une table ronde en 1866 sur les associations de production fut le sujet d’un article. Eugène Flotard, Arlès-Dufour, Jean Monnet, et Charles Beauvoir participèrent à cette table ronde.48 L’un des participants, Arlès-Dufour, s’était dévoué depuis longtemps aux intérêts sociaux des ouvriers à Lyon ; ses articles sur la fabrique lyonnaise avaient contribué à la pensée économique de l’ancien Écho de la fabrique. Les trois autres étaient bien connus à Lyon pour leur rôle dans l’organisation des sociétés coopératives, très nombreuses dans les quartiers des canuts. Jean Monnet, chef d’atelier tisseur, était l’un des fondateurs de la grande Association des tisseurs, une société coopérative de production. Il participa en 1866 avec le notable protestant Flotard à l’enquête nationale sur les sociétés coopératives sous la présidence du chef du gouvernement Rouher. Flotard lui-même rédigea pour Le Progrès un « Bulletin coopératif » qui suivit de près les activités coopératives locales. Ce « Bulletin coopératif » fournit au mouvement un moyen de communiquer des annonces et de faire l’échange d’informations et d’idées sur la coopération. Les canuts de Lyon avaient donc raison de lire Le Progrès comme « leur » journal, non pas dans le sens exclusif d’un journal de métier, mais dans celui d’un journal s’adressant à un public plus large dont ils faisaient pleinement partie.

  • 49 Bernard Poche, Lyon tel qu’il s’écrit : romanciers et essayistes lyonnais 1860-1940, Lyon, Presses (...)
  • 50 Le commissaire spécial au procureur général, le 15 janvier 1867, AML, film 062, n° 329.
  • 51 Le commissaire spécial Delcourt au juge d’instruction, le 14 novembre 1868, AML, film 062, n° 123.
  • 52 Le commissaire spécial au procureur impérial, le 11 mai 1868, AML, film 062, n° 26.
  • 53 « L’Avenir démocratique, Journal de Lyon : Souscription pour la création, à Lyon, d’un journal démo (...)
  • 54 Le commissaire spécial au procureur impérial, le 11 mai 1868, AML, film 062, n° 26.

45Pendant les cinq dernières années du régime impérial proliférait une « petite presse » analogue en nombre et en durée à celle des années 1840. Ressemblant plutôt à la « très petite presse » de 1848, elle évoquait le monde de la fabrique et attirait un lectorat de canuts en faisant appel à d’autres intérêts que ceux du métier. Trois tendances de cette petite presse « évocatrice » des canuts ressortaient à la fin du Second Empire. Il y avait, d’abord, une petite presse « guignolesque » qui, jouant sur la personnalité du prétendu héros railleur et contestataire du célèbre théâtre de marionnettes, faisait de la polémique sociale en s’approchant quelquefois de la critique politique. Les sujets étaient scandaleux plutôt que critiques, mais ne protégeaient pas les journaux concernés des procès en diffamation. Le Journal de Guignol, « publication fort irrévérencieuse », en fut le plus renommé, et Le Journal de Gnafron, cousin de Guignol, naquit « d’une scission du précédent ». La durée du premier fut d’un an et demi (1865-1866), celle du dernier de quelques mois seulement (1865).49 D’autres petits journaux, tels que Le Pitre, essayait de faire revivre ce genre de presse railleuse, mais « paraissent être des diminutifs […] du journal de Guignol ».50 Plus important pour l’agitation politique qui reprenait à la fin de l’Empire était le journal de l’opposition au gouvernement impérial La Discussion. C’était la deuxième tendance de la « petite presse » lyonnaise s’adressant ici à un lectorat qui se définissait par ses opinions politiques et qui comptait un bon nombre de canuts. La fondation de ce journal en 1868 fut liée à une autre tentative pour créer un journal de la même tendance d’opinion mais un peu plus avancée, L’Avenir démocratique. Selon le commissaire spécial, les deux journaux devaient faire partie du même projet « de créer un organe de publicité répondant » aux idées des « hommes politiques les plus marquants » de l’opposition.51 Mais les conflits au sujet de la forme du journal, et surtout les divergences d’opinion et les rivalités des chefs avaient empêché l’union. « Les uns voulaient un journal hebdo, d’une composition économique, d’une rédaction soignée et surtout […] une feuille n’exigeant qu’un nombre restreint de rédacteurs », tandis que d’autres « préféraient un journal quotidien pour entretenir constamment l’esprit des masses dans les idées démocratiques et pour les détourner de toute autre influence ».52 Le résultat fut une scission où les visées des derniers en faveur de la création d’un journal intitulé L’Avenir démocratique ne resta qu’à l’état d’un projet. Ce programme soulignait un penchant pour certaines idées politiques et sociales du Peuple souverain et du Républicain, où « le principe d’association » tenait le premier rang dans la conquête des libertés politiques, de l’instruction publique, et de la séparation de l’Église et de l’État. Dans les années 1860, l’« association, sous ses différentes formes » voulait dire surtout « la voie coopérative libre et indépendante », comme l’affirmaient les signataires de l’appel de souscription pour le journal du 9 avril 1868. Tout comme le grand journal Le Progrès qui favorisait les mêmes idées, L’Avenir démocratique tentait de s’adresser à un lectorat des canuts, très favorables au mouvement coopératif de cette époque. En fait les signataires de l’appel comprenaient un certain nombre de chefs d’atelier et d’ouvriers de la fabrique parmi d’autres habitants de la Croix-Rousse.53 Il en fut de même pour ceux affiliés au journal rival La Discussion, dont la liste portait les noms de Joseph Benoit et d’autres militants de la Croix-Rousse de 1848.54

  • 55 « Tribunal correctionnel, audience du 2 juin 1869 », AML, film 062, n° 195.

46La troisième tendance de la « petite presse » lyonnaise de la fin du Second Empire avait une orientation idéologique fort curieuse et nouvelle sous le rapport de la spécialisation thématique. C’était une presse de libre-penseur, engagée « à activer l’éducation et la moralisation des masses », selon l’expression modérée du premier journal de cette tendance, l’hebdomadaire Le Réveil, dont les trente-sept numéros parurent en 1867. On pouvait s’attendre à ce que ce journal exploite, « en dehors de la politique et de l’économie sociale », un « champ […] assez vaste : Questions de littérature, d’histoire, de philosophie, de morale, de principes et de dogmes religieux, des sciences et d’art ». En bref, les rédacteurs du Réveil voulaient « plaire en instruisant » et pour eux donc « tout est de notre domaine » (3 février 1867). Encore plus tranché était l’engagement de L’Excommunié « de préférer l’École à l’Église » en se souciant « fort peu d’une sempiternelle contemplation de l’invisible » (24 avril 1869). Ce journal hebdomadaire fut fondé en 1869 et son rédacteur en chef condamné dans la même année « d’outrage à la morale publique et au culte reconnu ».55 Les canuts faisaient partie du « plus grand nombre » de « ceux qui pensent ou qui travaillent » et pour qui, selon Le Réveil, étaient « bien courts […] les instants qu’il est possible, à la fin d’une journée de travail, de consacrer aux délassements de l’esprit » (13 janvier 1867). Ils furent du nombre de ceux qui fêtaient la libre-pensée lors des manifestations du Vendredi saint dont L’Excommunié se chargeait de donner des comptes rendus élogieux. Le premier des comptes rendus de ces « banquets de la libre-pensée » pour avril 1870 fut celui qui raconta le banquet de la Croix-Rousse dans le café Four, rue de Mail, au cœur du quartier des canuts, où assistaient, selon L’Excommunié, « des familles entières » (23 avril 1869 [1870]). Les canuts étaient donc présents au niveau du journalisme de la petite presse libre-penseur en tant que participants à un lectorat ou à un peuple plus large, tout comme ils l’étaient dans la haute presse du Progrès, par exemple.

  • 56 « Correspondance », lettre de Barrillot, 28 octobre 1867, Le Refusé, 10 novembre 1867, p. 2.
  • 57 Les drames de Lyon. Roman inédit, Première partie : Les journées d’avril (1834), « par Un Oublié »,(...)

47Mais ce fut l’honneur de cette même petite presse spécialisée de rappeler le souvenir de l’époque héroïque des canuts d’une manière singulière et explicite. Le Refusé fut le successeur du Réveil, dont les cinquante-neuf numéros de 1867 à 1868 eurent, par rapport à leurs prédécesseurs, « un ton gouailleur ». Selon l’un de ses collaborateurs, le journal préférait « moraliser » par le rire autant que par « les larmes et le ton dogmatique » de ses réflexions philosophiques et morceaux littéraires.56 Une série de ces morceaux, un feuilleton portant les titres Les journées d’avril (1834) et Les accusés d’avril (1834) et dont l’auteur fut « Un Oublié », servit moins à faire rire qu’à réfléchir.57 D’autres feuilletons du journal portaient des titres tels que Lyon en 1848, Les Voraces de la Croix-Rousse, et Les Mystères de la Croix-Rousse. C’était sûrement un journal pour lequel les traditions et l’histoire de la Croix-Rousse avaient un fort attrait. C’était surtout un journal, et peut-être le seul de l’époque, pour lequel le souvenir de la « révolte des canuts » méritait d’être rappelé. Ce souvenir pris la forme d’un « roman inédit », la première partie des Drames de Lyon. Ce drame ne relevait plus du champ moral nourrissant les engagements réformateurs à venir, comme cela avait été le cas pour un certain journalisme de métier des années 1840. Il relevait moins encore du champ politique d’un républicanisme du « peuple » naissant, Le Peuple souverain racontant la fête commémorative d’avril 1848 plein d’espoir pour l’avenir de la jeune République démocratique et sociale. Il relevait plutôt ici pleinement de la littérature, du domaine de l’imaginaire et du mythe.

48Les canuts étaient « arrivés » vers la fin du Second Empire. Dans le journalisme de ce temps, grand et petit, ils n’étaient que des petites gens de la fabrique lyonnaise de la soierie, des gens de métier. Ils n’étaient plus le noyau d’un « peuple » surgissant, prêt à transformer le paysage politique et social de la France, peut-être même de l’Europe. Ils étaient en même temps plus et moins que cela, puisqu’ils faisaient vraiment partie de la société libérale en formation et de la polis se libéralisant lors des dernières années du régime impérial. Le journalisme de l’époque les reconnaissait comme tels, soit celui du Progrès qui les comptait parmi ses lecteurs fidèles et qui s’occupait de leurs engagements coopératifs, soit celui de la « petite presse » qui essayait de les intéresser spécifiquement par le choix des thèmes politiques, religieux, par le rappel politiques, (anti-) religieux, rappel de leurs traditions et de leur histoire les plus précieuses. L’héritage du journalisme après L’Écho de la fabrique fut, à la fin du siècle, de laisser uniquement au souvenir, littéraire surtout, l’identité « unique » des canuts. Mais le gain de l’oubli journalistique de leur spécificité fut le cachet journalistique de ce qui est devenu un fait : leur intégration presque totale dans la cité lyonnaise.

Notes

1 L’Indicateur, 1re année, 28 septembre 1834, p. 1.

2 Tribune prolétaire, spécimen, 21 septembre 1834.

3 M. D. [M. Derrion], sans titre, L’Indicateur, 15 février 1835, p. 1.

4 L’Indicateur, 28 septembre 1834, p. 1.

5 L’Indicateur, du 20 décembre 1834 au 25 janvier 1835.

6 Tribune prolétaire, 12 avril 1835, p. 2.

7 Tribune prolétaire, 29 mars 1835, p. 1-2.

8 L’Union des travailleurs et Le Nouvel Écho de la fabrique, reliés avec Tribune prolétaire, bibliothèque municipale de Lyon, 5714.

9 Jeremy Popkin, Press, Revolution, and Social Identities in France, 1830-1835, University Park, Pennsylvania State University Press, 2002, p. 24-25.

10 Ce journal publia 33 numéros. Il faisait suite à L’Écho de l’industrie.

11 L’Écho de la fabrique de 1841, 31 décembre 1843, p. 3.

12 L’Écho de la fabrique de 1841, 15 septembre 1841, p. 1.

13 Voir BML 5707bis pour L’Écho de la fabrique de 1841 et L’Écho de la fabrique de 1845 et BML 5539 pour L’Écho de l’industrie.

14 Claude Bellanger et al., éd., Histoire générale de la presse française, t. II : De 1815 à 1871, Paris, Presses universitaires de France, 1969, p. 114, 123.

15 Pour les articles « De l’exposition des soieries étrangères » voir, par exemple, les numéros 28, 29, 30, 32, 34, et pour les articles « De la situation des ouvriers tisseurs », les numéros 11, 12 et 13 de L’Écho de l’industrie.

16 Le préfet du Rhône au commissaire spécial [de police auprès de la préfecture du Rhône], le 13 octobre 1848, et la liste faite par celui-ci donnant les résultats de l’enquête, Archives municipales de Lyon, film 059, n° 60, 61.

17 L’Écho des ouvriers, juin 1841, p. 3.

18 Mary Lynn Stewart-Mcdougall, The Artisan Republic : Revolution, Reaction, and Resistance in Lyon 1848-1851, Kingston et Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1984, p. 73.

19 Le franc parleur lyonnais, journal républicain, BML, film F620, n° 5625 ; La France républicaine BML Film F620, n° 5626.

20 La Montagne, n° 1, BML, F620, n° 5630.

21 La Montagne, n° 1, BML F620, n° 5630.

22 Jean-Marie Gigou, FOURRIER au 4e d’artillerie – Justice et fête du peuple – Journal la Montagne, numéro spécial, BML F620, n° 5630.

23 Le Moniteur républicain, le 5 avril 1848, p. 1, BML F620, n° 5629.

24 Comité général des clubs, Palais des Arts, Salle des Cours, Premier Bulletin s. d. et la suite jusqu’au Cinquième Bulletin, mars-avril 1848, BML F620, n° 5619.

25 L’Organisateur lyonnais, No. 12, BML F620, n° 5632.

26 Voir en plus du numéro 12 les numéros 14, 15, 17 de L’Organisateur lyonnais.

27 Joseph Benoit, Confessions d’un prolétaire (Lyon, 1871), Paris, Éditions sociales, 1968, p. 91.

28 Ibid., p. 89, 92.

29 Ibid., p. 93.

30 « Chronique de la ville », Compte journalier, rendu à M. le Représentant du Gouvernement, les 6, 8, 15 mai 1848, par le Commissaire, Chef de la Police de Sûreté, Archives départementales du Rhône (ADR) 4M95 Opérations – Rapports de Police, Événements – mai 1848.

31 « Chronique de la ville », doc. cité.

32 Liste faite par le commissaire spécial donnant les résultats de l’enquête en réponse à la demande du préfet du Rhône du 13 octobre 1848, AML, film 059, n° 61.

33 Le Peuple souverain, 28 juillet 1848, p. 1.

34 Le Républicain : Journal de Lyon, spécimen, novembre 1848, AML, film 037, n° 476.

35 Ibid.

36 É. Réveil, « De quelques associations fraternelles et politiques à Lyon (1848-850) », Revue d’histoire de Lyon, t. IV, 1905, p. 173-177.

37 Ibid., p. 175, 177.

38 « Proposition du citoyen J. T. Hugon au Club de l’Unité, le 31 mars 1848 », AML 3WP126 1. Troubles de 1848, A. Clubs, sociétés… 2. Arbres de la liberté 1848.

39 Compte journalier, rendu à M. le commissaire du gouvernement pour le département du Rhône, le 10 avril 1848, ADR 4M95 Opérations. Rapports de police 1848, « événements-avril 1848 ».

40 Liste des journaux de Lyon faite en réponse à la demande du Préfet du Rhône au Commissaire spécial Bergeret, le 31 juillet 1855, AML, film 059, n° 83.

41 « Journaux de Lyon » [liste], le 20 novembre 1862, AML, film 059, n° 112.

42 « Année 1861 – Juillet » [liste et données], AML film 059, n° 101.

43 Liste des journaux de Lyon faite par le Commissaire spécial en réponse à la demande de la préfecture du Rhône du 20 septembre 1868, AML film 059, n° 133.

44 Les demandes d’autorisation et des renseignements sur les rédacteurs des journaux sont recueillis dans le Film 062 (2 rouleaux) qui reproduit l’ancienne série AML I2 61 Journaux et journalistes classés par ordre alphabétique des journaux 1849-1870.

45 « Renseignements recueillis sur le sieur Rubin, Jean, tisseur, demeurant rue des Farges, n° 43 » par Martinet, le 28 novembre 1865, AML film 062, n° 179.

46 Commissaire spécial, « Rapport à Monsieur le Sénateur, préfet du Rhône, en réponse à sa lettre du 19 de ce mois [décembre 1866] », AML film 062, n° 105.

47 Voir par exemple Le Progrès du 28 novembre 1865, discours de Batbie sur l’association ouvrière ; du 10 janvier et du 12 avril 1867, discours de Levasseur et de Dameth sur l’économie politique ; et du 31 janvier 1867, discours de Rougier sur les sociétés de secours mutuel.

48 Le Progrès, 22 mai 1866.

49 Bernard Poche, Lyon tel qu’il s’écrit : romanciers et essayistes lyonnais 1860-1940, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1990, p. 86-88.

50 Le commissaire spécial au procureur général, le 15 janvier 1867, AML, film 062, n° 329.

51 Le commissaire spécial Delcourt au juge d’instruction, le 14 novembre 1868, AML, film 062, n° 123.

52 Le commissaire spécial au procureur impérial, le 11 mai 1868, AML, film 062, n° 26.

53 « L’Avenir démocratique, Journal de Lyon : Souscription pour la création, à Lyon, d’un journal démocratique libéral », Lyon, le 9 avril 1868, AML, film 062, n° 29.

54 Le commissaire spécial au procureur impérial, le 11 mai 1868, AML, film 062, n° 26.

55 « Tribunal correctionnel, audience du 2 juin 1869 », AML, film 062, n° 195.

56 « Correspondance », lettre de Barrillot, 28 octobre 1867, Le Refusé, 10 novembre 1867, p. 2.

57 Les drames de Lyon. Roman inédit, Première partie : Les journées d’avril (1834), « par Un Oublié », Le Refusé, 12 avril 1868 et les numéros suivants.

Auteur

Professeur à l’université de l’Oregon

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