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L'Écho de la fabrique

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Ludovic Frobert

Les canuts et l’argent : la caisse de prêts aux chefs d’atelier en soie dans L’Écho de la fabrique

Simon Hupfel

Texte intégral

  • 1 Voir André Gueslin, « L’invention des caisses d’épargne en France : une grande utopie libérale », (...)
  • 2 Voir Joseph-Marie de Gérando, Du perfectionnement moral, ou de l’éducation de soi-même, Paris, Ant (...)
  • 3 Sur la place centrale des concepts de responsabilité et de prévoyance, voir François Ewald, L’État (...)
  • 4 Joseph-Marie de Gérando, De la bienfaisance publique, Paris, Jules Renouard et Cie, 1839, p. 165.

1La première caisse d’épargne et de prévoyance française fut fondée le 22 mai 1818 à Paris. S’inscrivant dans le déploiement d’une grande utopie libérale1 les établissements d’épargne se multiplièrent sous la Restauration, puis sous la monarchie de Juillet. Pour les tenants de cette utopie qui, en droite ligne de la philosophie des Lumières, voyaient la vie de l’homme « comme une grande et continuelle éducation »2, la misère matérielle des classes pauvres était à relier en premier lieu à leur misère morale. Ce fut donc d’abord dans cette perspective de perfectionnement moral qu’ont été élaborés les premiers remèdes à la question sociale émergente. La caisse d’épargne apparaissait dans ce cadre comme le moyen privilégié de responsabiliser les travailleurs, en leur enseignant la discipline de la prévoyance.3 Ainsi le baron de Gérando, qui joua un rôle important dans les débuts de la caisse de Lyon, décrivait la caisse d’épargne comme « l’une des créations les plus récentes du génie de la bienfaisance » en ce qu’« elle se lie à l’esprit d’ordre et de prévoyance, l’une des choses les plus désirables pour la destinée des classes laborieuses ; mais l’une des choses les plus difficiles à faire régner dans les mœurs populaires ».4

  • 5 Voir à ce sujet l’article de Timothy B. Smith, « Public assistance and labor supply in nineteenth- (...)
  • 6 « De la création d’une caisse d’épargnes pour les ouvriers lyonnais », L’Écho de la fabrique, 25 a (...)
  • 7 Voir aussi l’article de Falconnet, L’Écho de la fabrique, 18 novembre 1832.

2Si elles sont en partie reliées aux débats menés à l’échelle nationale sur la forme que devaient prendre les mécanismes d’assistance, les réflexions des acteurs de la Fabrique s’en différencient également en un certain nombre d’aspects, eu égard à l’histoire spécifique de l’industrie de la soie lyonnaise. Ainsi, certains des systèmes mis en place à Lyon dans la première moitié du XIXe siècle préfigurent-ils ceux qui furent développés au niveau national à la fin du siècle.5 Car les canuts étaient particulièrement intéressés aux questions touchant à l’organisation financière de leur activité, et L’Écho de la fabrique leur accorda en conséquence une place relativement importante. Pourtant, il fut assez peu question de la caisse d’épargne, tant vantée par les intellectuels de l’époque, dans le journal canut. Si l’on excepte un article, d’inspiration saint-simonienne, qui fait les louanges des caisses d’épargne et espère voir le réseau qu’elles forment s’étendre à l’ensemble du territoire national6, le journal souligne surtout leur insuffisance, refusant de relier les difficultés des classes laborieuses à leur imprévoyance : « comme si l’ouvrier qui ne peut acheter du pain, peut placer de l’argent et le convertir en rente sur l’État » (25 décembre 1831). Reprenant cette position, le vocable de caisse d’épargne, « où le malheureux n’a rien à apporter que sa misère » (28 avril 1833), fut peu à peu opposé à celui de banque industrielle, « où il trouvera des ressources, des moyens de crédit » (28 avril 1833).7

  • 8 Les fonds de la caisse se décomposaient de la manière suivante : 25 000 francs accordés par le gou (...)
  • 9 Chambre de commerce de Lyon (CCL), Fonds condition des soies, « projets de statuts », article 1, 1(...)
  • 10 Notamment sur la question de l’innovation, voir dans le présent volume la contribution de Ludovic (...)

3Ainsi c’est moins sur la caisse d’épargne que sur une nouvelle institution qui venait d’être présentée aux canuts que se concentrèrent les débats au sein de L’Écho : la caisse de prêts aux chefs d’atelier en soie. Envisagée par la chambre de commerce au cours de l’été 1831, puis encouragée par le préfet Bouvier-Dumolart à l’automne et promise aux canuts à la suite de la révolte de novembre, la caisse ne fut effectivement mise en place qu’une année plus tard, au mois de novembre 1832. Initialement dotée de 190 000 francs, provenant presque exclusivement de fonds publics8, elle avait pour mission de « venir au secours des chefs d’atelier de la fabrique d’étoffe de soie de la ville de Lyon, qu’une suspension générale ou particulière de travail, ou toute autre cause, privée ou publique, mettrait dans la nécessité momentanée de vendre, à vil prix, tout ou partie des ustensiles de fabrication garnissant leurs ateliers ».9 Malgré les vifs débats qu’elle suscita dans le journal canut, la caisse de prêts n’a jamais fait l’objet d’une étude spécifique, sans doute car son impact économique fut limité. La caisse se posait en effet en concurrence à un autre système de financement des ateliers vieux de plusieurs siècles, le système de l’acquit, dans lequel les marchands faisaient directement crédit aux chefs d’atelier. Et la nouvelle caisse ne parvint jamais, au cours de la première moitié du XIXe siècle, à se substituer au système traditionnel, sans doute à cause de l’insuffisance de ses fonds, mais surtout en raison de l’existence chez les canuts comme chez les négociants d’importantes divergences quant à l’intérêt de la caisse. Ces divergences doivent d’abord, pour être comprises, être rattachées à la longue histoire du crédit au sein de la Fabrique, à l’élaboration continuelle de normes qui en régulaient la pratique et à leur lente sédimentation, depuis la fin du XVIIe siècle. Elles sont aussi à relier aux différents courants de pensée qui travaillaient la Fabrique et qui permettaient à ses acteurs d’en interpréter l’histoire : les clivages entre influences saint-simoniennes et fouriéristes, républicaines et mutuellistes, qui ne se superposent qu’en partie et dont on retrouve la marque dans d’autres débats.10

  • 11 Voir Laurence Fontaine, Gilles Postel-Vinay, Jean-Laurent Rosenthal et Paul Servais éd., Des perso (...)

4On peut en effet voir la caisse de prêts comme l’indice d’un mouvement séculaire de translation des relations de crédit des personnes aux institutions11, qui venait remettre en question la nature des rapports entre les différents acteurs de la production, appelant in fine la confrontation de différentes visions de l’ordre économique et social. L’intermédiation bancaire proposée avec l’introduction de la caisse se présentait sous des angles bien différents selon que l’on était plutôt influencé par le discours des saint-simoniens, pour lesquels l’établissement d’un large réseau bancaire était l’un des éléments clés du passage à l’ordre nouveau, ou par celui des fouriéristes, pour qui la monnaie apparaissait au contraire comme l’un des symboles de la déshumanisation des rapports sociaux. De la même manière, l’un des éléments structurants de la pensée républicaine était la mise en place d’institutions, à commencer par les institutions politiques, destinées à neutraliser les inégalités économiques, à aplanir le jeu social pour parvenir à une société d’individus, objectif avec lequel pouvait s’accorder la caisse sur le plan du crédit par la suppression des relations directes entre prêteurs et emprunteurs qu’elle induisait. Mais cet objectif, aux visées de niveau national, se conjuguait mal avec les conceptions des mutuellistes, très influents au sein de la société canuse, d’abord attachés au tout que constituait la Fabrique et sceptiques quant au grands idéaux républicains dont la réalisation pouvait mettre en péril leur communauté. Ces divergences doivent enfin et surtout être rapportées à la manière dont les canuts interprétaient à la fois l’évolution passée de la Fabrique ainsi que sa perspective présente, en particulier à la manière dont ils assimilaient les expériences de leurs aînés de la Grande Fabrique : comment ils cherchaient à adapter le fonctionnement de celle-ci aux changements économiques et politiques en cours. Dans ce cadre, la façon dont les chefs d’atelier interprètent le sens de la Révolution de 1789 et de ses conséquences pour leur métier joue notamment un rôle décisif.

  • 12 Sur cette notion, voir Viviana A. Zelizer, La signification sociale de l’argent, Paris, Seuil (Lib (...)

5L’objet de cet essai ne sera donc pas d’examiner en détail le fonctionnement et les conséquences économiques de la caisse de prêts aux chefs d’atelier en soie, prise en elle-même, mais plutôt de montrer comment les débats autour de son introduction roulent sur des divergences fondamentales qui existaient parmi les chefs d’atelier quant à la signification de la dette, du prêt et de l’intérêt. Autrement dit, il s’agira d’extraire de ces débats la signification sociale12 que les canuts attribuaient à ces opérations financières, ainsi que les différences et les tensions qui existaient entre eux sur ce plan. Ces différences correspondant elles-mêmes à des visions concurrentes de l’organisation économique et sociale qui travaillaient la communauté des canuts dans la première moitié du XIXe siècle.

L’acquit et son histoire

6L’un des points centraux du débat sur l’assistance au début du XIXe siècle concernait l’institutionnalisation et la légalisation du crédit. Bien que les intellectuels libéraux soient souvent conscients des limites de la caisse d’épargne, reconnaissant l’état de dénuement des classes laborieuses et ainsi la nécessité de leur apporter des ressources, ils voyaient toute institution de crédit comme parfaitement « anti-éducative », susceptible de créer des malheurs bien plus importants que ceux qu’elle pourrait résoudre, ainsi Gérando note-t-il à leur propos :

  • 13 Joseph-Marie de Gérando, ouvr. cité, p. 5.

Mais à côté de ces avantages, que de dangers ! Si l’un emprunte pour avoir le moyen de produire, l’autre emprunte pour des besoins factices ; pour se dispenser d’économiser, pour échapper à la fatigue du travail, peut-être pour se livrer plus librement à ses passions. La facilité à obtenir un prêt est une séduction toujours présente à l’homme désordonné, imprévoyant, vicieux. Le prêt, au lieu de nourrir le pauvre, est quelquefois un poison pour lui.13

  • 14 François Ewald, L’État providence, Paris, Grasset, 1986, p. 72.

7Pour éviter ces écueils, le prêt doit être pratiqué dans le cadre d’une relation individuelle, temporaire et localisée, qui permet d’une part de s’assurer de la bonne moralité des emprunteurs et d’autre part de ne pas créer d’accoutumance néfaste. La bienfaisance ainsi pratiquée apparaît alors comme un rapport d’éducation, le bienfaiteur enseignant au pauvre comment se passer de ses secours, qui est au fondement même de l’ordre social comme « le rapport de reconnaissance et d’affection mutuelle qui doit lier le bienfaiteur à celui qui reçoit ses bienfaits ».14 La relation de crédit était ainsi pensée comme une relation profondément asymétrique, moralisante et liante.

8Présentant clairement la marque de ces trois caractères au début du XVIIIe siècle, les normes qui régissaient la pratique du crédit au sein de la Fabrique évoluèrent considérablement tout au long du siècle vers une égalisation des relations entre chefs d’atelier et négociants, la caisse de prêts apparaissant comme la dernière étape de cette évolution.

9Si l’on a l’habitude de décrire les chefs d’ateliers comme propriétaires de leurs métiers, ces derniers, et particulièrement la frange la moins fortunée d’entre eux, avaient très régulièrement recours à l’emprunt pour acquérir leur principal outil de production. Ce besoin pouvait exister lors de la création d’un atelier, lorsque la demande forçait le canut à s’orienter vers un type d’article dont la confection nécessitait le montage de nouveaux métiers, ou pour assurer les dépenses de base lors des conjonctures difficiles. La pratique consistait alors à demander une avance au négociant qui se rémunérait en retour en prélevant une fraction de sa créance sur le prix de la façon jusqu’à extinction de la dette. Cette pratique, dite de l’acquit, fut encadrée pour la première fois par le règlement de 1667 puis amendée à près de dix reprises jusqu’en 1831.

10Cette première réglementation fixait la part retenue par le marchand au huitième du prix de la façon, fraction qui fut reprise par l’ensemble des règlements suivants. Elle formalisait également l’obligation pour le canut et son ancien négociant de fournir l’ensemble des renseignements demandés par le nouveau fabricant et imposait au chef d’atelier un paiement forfaitaire de 60 livres à son ancien donneur d’ordres. En plus de ce paiement, le chef d’atelier devait rembourser comptant la part du prêt initial non encore amortie s’il décidait de quitter son fabricant de façon unilatérale, ce n’était qu’avec l’accord de ce dernier que le remboursement du prêt via le prélèvement au huitième par le nouveau marchand devenait possible.

11Point n’est besoin d’analyser plus à fond les termes de ce règlement pour comprendre qu’il conférait au négociant un pouvoir exorbitant sur le canut. Le premier pouvait ainsi s’attacher les services des chefs d’atelier de son choix pour une période considérable sans courir le risque d’être quitté pour un autre maître, tant les charges imposées au chef étaient élevées en cas de séparation. Le pouvoir de négociation du fabricant se trouvait également fortement augmenté : les prix étant convenus après que les avances étaient faites, le canut n’avait que très peu de latitude pour négocier, étant donné les pertes sèches que pouvait lui imposer le marchand en cas de conflit.

  • 15 Pour plus de précisions sur le fonctionnement concret du système, voir Alain Cottereau, « The fate (...)

12Sur le plan procédural, le règlement généralisait l’utilisation du livret d’acquit, dans lequel les marchands reportaient les sommes restant dues par l’ouvrier, ainsi que leurs accords mutuels concernant les reports des prêts courants lors des changements de maîtres.15 Cette procédure disparut ensuite du règlement de 1700 pour réapparaître en 1702 et perdura depuis lors. Le règlement de 1700 fit aussi disparaître définitivement le forfait de 60 livres. Un certain nombre d’autres changements de ce type furent introduits par les règlements suivants de 1702, 1737 et 1744 ; ainsi le règlement de 1737 fixait-il par exemple un montant maximum des avances pour les ateliers d’unis (150 livres) et de façonnés (300 livres). Mais le point central qui consacrait la dépendance du canut en lui imposant de payer comptant la part des avances restant dues ne fut jusqu’alors attaqué.

13Ce n’est qu’à partir de 1770 que cet élément fut remis en cause. Le chef d’atelier pouvait alors choisir de quitter son fabricant sans avoir à rembourser l’ensemble des sommes dues, le nouveau négociant s’engageant à appliquer la retenue au huitième en faveur de son homologue. Et il s’agit là du point central du règlement, dont la modification peut en faire basculer le sens soit du côté d’un arrangement intelligent permettant de faciliter la circulation des chefs d’atelier au sein de la Fabrique, soit du côté d’un mécanisme de contrôle au profit des négociants. C’est sur ce point que se concentrèrent logiquement les discussions après 1770, les oscillations des règles après cette date témoignent bien de la constance dans l’effort manifesté par les négociants pour tourner les règlements en leur faveur. Ainsi le compromis suivant de 1787 ne reprit pas le passage de 1770 sur la liberté du chef d’atelier de quitter son fabricant sans rembourser les avances au comptant, mais exigeait pour cela que le chef démontre la mauvaise volonté du marchand devant les maîtres-gardes. L’obligation de payer comptant fut ensuite rétablie en 1801, disparut en 1803 pour être encore soumise à la discussion en 1805 avant de disparaître de manière plus stable dans la loi du 18 mars 1806. Mais les tentatives de manipulation ne s’évanouirent pas pour autant. Si la possibilité de quitter son fabricant était désormais acquise pour le canut, elle n’était tout de même pas sans coût et laissait une certaine latitude aux négociants, dans les temps difficiles notamment, pour accroître démesurément leur pouvoir sur les prix.

14Il est difficile d’établir avec précision l’évolution des normes régulant la pratique du crédit dans la Fabrique, tant les usages et la jurisprudence pouvaient être décalés par rapport aux règlements officiels. Toutefois, le mouvement d’ensemble est clair : partant d’une relation très asymétrique au début du siècle, qui marque le rapport de tutelle entre négociants et chefs d’atelier, les règlements évoluèrent dans le sens d’un rééquilibrage des rapports de force au profit de ces derniers, pour parvenir au système établi en 1806. C’est ce système de l’acquit qui fonctionnait lorsqu’éclata la révolte de novembre et que fut introduite la caisse de prêts qui allait diviser les canuts. Pour certains d’entre eux, la caisse venait consacrer l’indépendance conquise par les chefs d’atelier au fil des années en substituant à la relation bilatérale dans laquelle s’inscrivait le crédit, et qui pouvait déboucher sur un rapport de force inégal, une relation médiatisée par une institution publique chargée de se substituer au négociant pour faire crédit aux canuts. Les autres préféraient quant à eux conserver les règles de 1806, élaborées de manière incrémentale, en commun avec les négociants, et éprouvées par une longue pratique au sein de la Fabrique.

L’introduction de la caisse de prêts et les débats qui l’entourent

  • 16 Le projet se trouve d’ailleurs évoqué à la fin du prospectus de L’Écho de la fabrique, fin octobre (...)

15Alors que le projet de la caisse de prêts fut annoncé aux ouvriers au mois d’octobre 183116, que son établissement leur fut promis suite à la première révolte et ses statuts validés par ordonnance royale le 9 mai 1832, ce n’est qu’au mois d’octobre 1832 que la caisse fut effectivement mise en place. Son institution commença avec la nomination des cinq membres de sa commission exécutive le 14 octobre 1832 (trois négociants et deux chefs d’atelier), placée sous la direction de Gamot et chargée d’étudier les demandes d’emprunt présentées par les ouvriers. La possibilité d’emprunter à la caisse devint effective à la fin du mois de novembre 1832. Ces retards successifs ne manquèrent pas d’être critiqués par L’Écho de la fabrique, qui estimait qu’« avec de la bonne volonté, il ne faudrait pas quinze jours pour mettre la caisse à même de faire son service » (28 octobre 1832).

16La première présentation détaillée de la caisse de prêts dans L’Écho de la fabrique prit, sous la plume de Joachim Falconnet, une orientation très optimiste. Après avoir fourni les renseignements essentiels sur son fonctionnement, le montant et la provenance de ses financements, la procédure à employer pour y soumettre des demandes ainsi que le taux de l’intérêt s’appliquant aux prêts, fixé à 5 %, et les modalités du remboursement, Falconnet donne son avis sur l’utilité de cet établissement :

Le gouvernement, en créant et faisant les premiers fonds d’un établissement devenu indispensable, dans une grande ville manufacturière, où les nombreux ouvriers, trop souvent exposés aux chances commerciales, sont depuis long-temps dans la détresse, a donné un bel exemple. […] Toutes les classes aisées de notre ville sont intéressées aux succès de cet établissement qui n’aura jamais assez de capitaux pour aider et soulager toutes les infortunes. (numéro du 18 novembre 1832)

17La principale crainte de Falconnet était en effet que les fonds de la caisse soient insuffisants, il espérait en conséquence qu’une large part des « classes aisées » vienne contribuer à augmenter les fonds de la caisse, qui devait fournir une garantie aux propriétaires du paiement de leur loyer et offrir aux négociants une main-d’œuvre plus stable. Selon lui, un tel concours transformerait la caisse en une véritable « Banque industrielle » (ibid.).

18L’enthousiasme du premier gérant de L’Écho ne doit toutefois pas faire oublier l’attitude méfiante qu’il adopte à la fin de l’article lorsqu’il s’exclame : « Puissions-nous ne pas nous abuser ! » Et cette méfiance n’allait pas tarder à se manifester de manière bien plus franche dans les colonnes du journal canut.

  • 17 L’ensemble des citations de ce paragraphe ainsi que celles des trois suivants sont issus de cet ar (...)

19« Timeo danaos et dona ferentes »17 : je crains les même lorsqu’ils apportent des présents. Cette phrase du troyen Laocoon observant le cheval de Troie abandonné sur la plage fait office de titre au second article consacré à la caisse de prêts, dans le numéro suivant du journal. Le texte met en scène trois personnages : Brutus, Bajolard et le narrateur. Le personnage central, Brutus, est présenté comme « un chef d’atelier canut […], homme de sens et d’action, qui a traversé la révolution sans peur et sans reproche, […] il a plus que de l’esprit, il a du bon sens ». Ce dernier fait la leçon à Bajolard, chef d’atelier ordinaire, sur la caisse de prêts, sous les yeux du narrateur : « Bajolard, mon ami, crois-moi, cette caisse de prêts est un leurre, c’est une souricière où bien nigauds seront ceux qui se laisseront prendre. »

20Brutus commence par regretter le fait que les marchands, une fois la caisse établie, cesseront de faire des avances. Bajolard lui rétorque qu’il devrait être moins humiliant de faire une demande à la caisse que « de faire queue dans la cage pour demander deux pièces de cent sous ». Mais le vieux chef d’atelier, plutôt que d’assimiler cette dernière humiliation au système des avances, préfère l’associer à l’esprit de soumission des canuts : « … c’est votre faute si vous en êtes venus là. On ne doit pas avoir honte de se faire donner l’argent qui est dû. » Citant l’exemple d’artistes parisiens qui, ayant commencé par obtenir de larges avances sont devenus tellement riches qu’ils ne pensent plus à rembourser les sommes dues, il conclut de manière univoque : « Avec la caisse de prêts nous serons plus malheureux qu’auparavant. »

21Le second argument de Brutus touche aux complications procédurales associées à la caisse et aux nouvelles humiliations qu’elles entraîneront : « … il faudra un livret, il ne suffira plus d’avoir son domicile ; on vous assimilera à ceux qui n’en ont pas, et dont le livret est le passeport industriel ; ensuite, il faudra faire des courbettes. » Pour ces raisons, « l’homme aisé », « l’honnête ouvrier qui a le cœur fier n’osera pas demander, ou s’il ose, il n’insistera pas, il sera refusé ». Par suite, la prévision de Brutus est qu’« on ne prêtera qu’aux intrigants ; et s’il en mésarrive, on profitera de cela pour crier encore plus fort et calomnier les ouvriers ». Il termine enfin son intervention en évoquant la fable de La Fontaine Le Loup et le Chien, où le second, bien nourri, le poil luisant, explique au premier, amaigri et sale, comment il est possible d’améliorer sa condition en se montrant docile vis-à-vis de ses supérieurs, identifiant ainsi la caisse à un « moyen détourné de s’assurer de nous… et si nous ne sommes pas sages… suffit… » Et l’article se clôt sur la séparation des trois protagonistes.

  • 18 Voir à ce titre l’article de Sarah Mombert, « La muse de la Fabrique. Les rubriques littéraires de(...)

22La difficulté à fournir une interprétation de cet article, critique vis-à-vis de la caisse de prêts et de sa première présentation dans L’Écho, provient d’abord du fait qu’il est signé par Marius Chastaing, dont Falconnet était l’un des principaux appuis parmi les chefs d’atelier. De plus, deux argumentations paraissent s’entremêler dans les propos de l’auteur. Le texte apparaît d’abord, par son titre, comme une mise en garde que la caisse ne soit un établissement factice, créé au lendemain de l’insurrection de novembre et destiné à servir des buts politiques : centraliser des informations et des moyens de contrôle afin de prévenir une nouvelle insurrection. La forme du texte correspond à cette orientation, la discussion permettant de déguiser une argumentation politique dont la mise au jour pouvait mettre en péril l’avenir du journal et de ses animateurs. Le caractère très imagé du texte participe également de cette volonté de dissimulation.18 Car on ne trouve précisément aucune sérieuse de la caisse de prêts en elle-même ; là où Falconnet s’efforçait d’exposer rationnellement les avantages de la caisse, les arguments fournis par Chastaing apparaissent bien davantage comme des incitations à ne pas s’y présenter que comme des critiques sérieuses du principe qui en est à la base. Enfin, le choix de Brutus comme personnage principal coïncide également avec cette perspective. Ayant traversé la Révolution « sans peur et sans reproche », rompu à la lutte politique, il ne peut être abusé par les manœuvres autour de la caisse de prêts.

  • 19 Dans l’article « De la caisse de prêts et de son agent », de la Tribune prolétaire du 14 décembre (...)

23L’ensemble de cette interprétation est assez cohérente avec la pensée de Chastaing, qui a bien pu estimer que la caisse servait en premier lieu des fins politiques, sans que Falconnet partage ce sentiment. Il se reprendra d’ailleurs par la suite en insistant sur les bienfaits liés à la caisse, dont il avait seulement voulu souligner certains « inconvénients ».19 Mais une autre série d’arguments transparaît de son article, de manière plus diffuse. La plupart des images ou des exemples employés pour disqualifier la caisse sont placés sur le plan du vécu subjectif des canuts, prévoyant les humiliations engendrées par les complications institutionnelles inhérentes à la caisse de prêts et montrant l’ouvrier fier et honnête qui se détourne du nouvel établissement. L’emploi de ces images traduit ainsi une sorte de rejet épidermique de la caisse de prêts et de ses procédures, auxquelles sont associées les nombreuses humiliations subies par les canuts, et une préférence claire pour l’ancien système où le marchand fait directement les avances aux ouvriers. De ce point de vue, on pourrait dire que Brutus, en même temps qu’il évoque les luttes politiques de la période révolutionnaire, symbolise aussi la Grande Fabrique du XVIIIe siècle, dont de nombreux canuts avaient une tendance prononcée à sublimer l’expérience.

24Cet autre discours transparaît de manière plus diffuse dans le texte de Chastaing pour la bonne et simple raison qu’il n’est pas consciemment déroulé par son auteur, et pourrait correspondre à des opinions communes sur lesquelles il s’est appuyé pour construire sa critique. Sa mise au jour laisse ainsi présager l’existence d’autres arguments, peut-être plus fondamentaux, qui motivaient le rejet de la caisse de prêts auprès d’une fraction importante des chefs d’atelier.

  • 20 L’Écho de la fabrique, 16 décembre 1832. Toutes les citations de ce paragraphe ainsi que celles de (...)

25Trois semaines plus tard parut un nouvel article portant la signature de Falconnet et intitulé « De la caisse de prêts »20, qui se présente explicitement comme une réponse aux attaques précédentes. L’auteur réaffirme, avec plus de force que dans le premier article, sa conviction en l’utilité de la caisse, allant jusqu’à la décrire comme l’une des conditions de « la sauvegarde de l’indépendance des chefs d’atelier ».

26Il commence par détailler les raisons de sa préférence pour la caisse de prêts par rapport aux avances faites directement par les négociants. Si ces dernières ont en effet pu contribuer au développement de la Fabrique, lors de l’introduction du métier Jacquard par exemple, le déséquilibre qu’elles induisent est susceptible de mener aux résultats les plus désastreux, enclenchant une spirale déflationniste sur les prix des façons. Selon lui, le système de l’acquit crée une incitation pour les négociants à générer sans cesse de nouveaux ateliers pour faire baisser les prix, asservissant un peu plus les ouvriers qui, dans la difficulté, n’ont pas d’autres choix que de s’endetter à nouveau, renforçant encore leur dépendance, etc. Un certain nombre d’abus, tel l’allongement du temps de travail dans des mesures intolérables pour terminer l’ouvrage à jour fixe, peuvent être reliés au pouvoir qu’acquièrent les négociants en faisant des avances, grâce auquel « ils retirent plus que l’intérêt des avances qu’ils ont faites ». En clair, pour Falconnet, « les ouvriers seraient aujourd’hui plus heureux si les fabricants ne leur avaient jamais fait des avances ».

27L’auteur comprend toutefois la méfiance qu’a pu inspirer l’instauration de la caisse :

Lorsqu’on s’est trouvé en butte à tant de vicissitudes, il est naturel que l’on accueille tout avec défiance, et que le cœur serré de la triste position à laquelle l’ouvrier se voit réduit, on imite le malade qui appelle un médecin, et refuse le remède qu’il lui prescrit.

28Mais il réaffirme sa conviction que la caisse sera bientôt reconnue comme « le signal d’un avenir plus prospère » et appelle à nouveau l’ensemble des classes de la société à venir contribuer à en augmenter le capital, craignant seulement que « les fonds ne soient pas assez considérables pour faire des avances à tous ceux qui les réclameront ». Falconnet s’applique aussi à désamorcer les mises en garde formulées trois semaines plus tôt, qui pourraient décourager les canuts de se rendre à la caisse : « … il ne saurait exister de susceptibilité, de honte d’emprunter à la caisse en donnant sûreté. Le chef d’atelier, au contraire, devra se glorifier d’y avoir du crédit, aussi bien que le négociant se glorifie d’avoir du crédit sur la place. »

  • 21 Voir Ludovic Frobert, Les canuts ou la démocratie turbulente, 1831-1834, Paris, Tallandier, 2009.
  • 22 Ces expressions de nivellement et d’égalité sociale sont utilisées en lettres majuscules par Mariu (...)

29Ce qui ressort d’emblée de cette seconde intervention de Falconnet, et qui tranche clairement avec le texte de Chastaing, est le caractère objectif des arguments qu’il emploie dans sa défense de la caisse. Il tente d’exposer rationnellement les avantages de cette dernière : si le système de l’acquit a pu permettre une gestion financière efficace à une certaine époque, il laisse certaines possibilités aux négociants d’accroître leur pouvoir sur les chefs d’atelier, possibilités qui sont massivement exploitées aujourd’hui ; c’est pourquoi il convient de passer au nouveau système que constitue la caisse de prêts, qui permet de limiter ces abus. Le caractère objectif des arguments employés par Falconnet rend l’interprétation de son article bien moins périlleuse que n’a pu l’être celle du texte de Chastaing. On voit bien ici les thèmes traditionnels du pôle républicain21 des chefs d’atelier ressortir du discours de Falconnet : la caisse de prêts apparaît comme une institution qui, par la médiatisation qu’elle induit, permet de sortir du face-à-face inégal entre négociant et canut et concourt par ce biais au nivellement des conditions économiques et à la réalisation de l’objectif ultime de l’« égalité sociale ».22 Dans cette optique, on peut craindre comme Falconnet que les fonds dédiés à la caisse soient insuffisants, ou qu’elle soit instrumentalisée à des fins politiques, comme Chastaing, mais son principe n’est pas remis en question. C’est toutefois bien dans l’intervention de ce dernier qu’on a pu distinguer certains éléments qui laissent supposer l’existence de causes plus fondamentales conduisant à rejeter la caisse de prêts dans son principe même.

30La détermination de ces causes n’est pas chose aisée, tant la limitation des sources disponibles peut venir biaiser les raisonnements. C’est dans l’examen des réflexions de Pierre Charnier, qui fut l’un des leaders du mutuellisme en même temps qu’un acteur important de la caisse de prêts, que l’on a cherché ces raisons. Un tel examen implique de se pencher plus en détail sur le fonctionnement concret de la caisse dans les années qui suivirent son introduction.

Pierre Charnier et la caisse de prêts

  • 23 CCL, Fonds condition des soies, « Statuts de la caisse de prêts », 1832.

31L’article 13 des statuts de la caisse de prêts prévoyait que la commission exécutive prenne « des informations sur l’exposé du pétitionnaire » qui devait lui-même présenter « ses noms et prénoms, le genre de fabrication qu’il exerce, sa demeure, le nombre de métiers qu’il possède ; s’il est marié ou veuf, ou célibataire ; s’il a des enfants, en quel nombre et de quel âge ; enfin s’il est totalement ou en partie inoccupé ».23 Rapidement, la commission décida que cette tâche serait mieux à même d’être remplie en faisant appel aux prud’hommes chefs d’ateliers. Mais ceux-ci, vu le peu d’enthousiasme qu’ils avaient pour la caisse, furent loin de collaborer pleinement à son fonctionnement.

  • 24 Voir les lettres de la commission exécutive à Charnier datées du 18 décembre 1832, 23 septembre, 1 (...)
  • 25 BML, Fonds Rude, papiers Charnier, Lettre de Charnier à la commission exécutive, 17 septembre 1833

32Ainsi, il semble que Pierre Charnier, alors prud’homme de la 4e section, qui comprenait Vaise et le quartier Saint-Paul, ait dès le début des opérations donné des renseignements insuffisants à la commission exécutive.24 Dans une lettre à la commission le 17 septembre 1833, il expose quatre raisons majeures qui l’empêchent de collaborer : il exige d’abord que seuls soient nécessaires les renseignements sur la réalité du domicile, du nombre et du genre des métiers ; il remet ensuite en cause l’obligation d’obéir aux décisions qui n’entrent pas dans le métier de prud’homme ; troisièmement, il demande à la commission si un prud’homme ne ternirait pas le mandat qui lui est confié par le peuple en devenant un « agent d’information de la caisse de prêts » ; enfin il critique le fait que ce soient les fabricants qui gèrent un fonds dont on a dit qu’il était « propriété ».25

33Le thème de l’humiliation se trouve encore une fois placé au centre des débats à travers la question de la divulgation d’informations privées que Charnier met au cœur de sa lettre. Ce thème est repris par L’Écho de la fabrique qui, soucieux de désamorcer les polémiques, s’interroge sur les raisons qui font que l’établissement de prêts, « fondé par la plus pure philantropie, n’a pas pris […] toute l’extension dont il est susceptible » (13 octobre 1833). La réponse donnée par le journal est que l’ouvrier « répugne à user d’un moyen qui lui coûterait des démarches trop longues pour celui dont le temps est précieux, et trop humiliantes pour celui qui comprend sa dignité d’homme », évoquant ensuite « les renseignements précis sur la conduite publique et privée des individus qui veulent user de cette caisse » (ibid.). À la suite de cet article parvint au journal une lettre signée par les six prud’hommes chefs d’atelier, où ceux-ci s’engagent à ne délivrer à la caisse que des renseignements sur la demeure, le nombre et le genre des métiers du demandeur. L’Écho inséra cette lettre dans son numéro suivant, espérant que « les chefs d’atelier ne répugneront plus à s’adresser à elle dans leurs besoins » et estimant au final qu’« il n’est point vrai que la commission exige des renseignements humiliants sur la conduite privée et publique des personnes qui ont recours à la caisse de prêts » (20 octobre 1833).

  • 26 Nous n’avons nous-même pu trouver aucune trace archivistique permettant de penser que la caisse ai (...)

34Cet article vient renforcer la thèse selon laquelle la question des renseignements, et des détournements politiques de la caisse en général, n’a pu être la raison principale de son rejet par les ouvriers.26 Cela est d’autant plus vrai pour Pierre Charnier, qui portait une attention considérable à s’assurer de la bonne moralité de ses confrères, lorsqu’il s’agissait par exemple de rallier le mutuellisme. La deuxième cause qu’il invoque dans sa lettre ne permet pas davantage de comprendre les raisons véritables de son refus de coopérer, le fait que les demandes de la caisse de prêts dépassent les attributions des prud’hommes semble plus être un argument venant légitimer ex post sa non-collaboration qu’une des raisons expliquant son comportement. Le troisième point constitue aussi, plus qu’un argument, un témoignage de son énervement vis-à-vis de la caisse. Quant au quatrième point, celui du déséquilibre entre négociants et chefs d’atelier au sein de la commission exécutive, Falconnet l’approuverait sans aucun doute sans abandonner pour autant la caisse de prêts. Il ne nous est donc pas plus utile que les trois précédents pour comprendre les raisons pour lesquelles la caisse ne pourrait être que néfaste pour les ouvriers selon Charnier.

35L’examen des premiers accrochages de Charnier avec la commission exécutive de la caisse de prêts ne permet toujours pas de comprendre pleinement les raisons des violentes critiques dont elle fait l’objet. Celles-ci s’en tiennent, comme l’article de Chastaing, à l’humiliation que cette caisse fait subir aux canuts, sans donner plus d’explications sur les causes de ces humiliations. Charnier annote par exemple de manière rageuse une lettre de Valençon, l’agent comptable de la caisse de prêts, qui lui demande des renseignements sur les chefs d’atelier n’ayant pas remboursé au 1er janvier 1834, refusant d’être « le commis du commis de la caisse de prêts ». Ces notes, sans ponctuation, où Charnier se plaint de ne pouvoir intervenir directement auprès de la caisse, montrent à quel point celle-ci devient pour lui le catalyseur de toutes les injustices qui peuvent être faites aux canuts par les négociants :

  • 27 BML, fonds Rude, papiers Charnier, Lettre de Valençon à Charnier, 1er janvier 1834.

… l’on veut qu’il [l’ouvrier] aille lui-même au bureau de l’agent comptable parce que celui-ci est un homme choisi par ceux qui tyrannisent leur justiciable du conseil des prud’hommes en interdisant la faculté de se faire assister d’un défenseur. C’est leur dire vas malheureux retardataire vas chercher une mercuriale ou du moins vas fléchir le genou pour obtenir un nouveau délai en confessant humblement les motifs de ton retard il faut que tu y ailles toi-même le prud’homme de ta section s’est borné à te faire cette invitation il n’aurait en garde de se charger d’aller répondre à ta place cela lui était formellement interdit il s’est rapetissé en se mettant au service du comptable aussi toi pauvre retardataire juges combien tu dois plier.27

36Encore une fois, le très faible ordonnancement de ces critiques, faisant intervenir la libre défense et la mercuriale, conjugué à leur violence fait qu’elles apparaissent davantage comme la traduction d’une profonde gêne vis-à-vis de la caisse que comme la cause de cette gêne.

  • 28 L’examen des positions de Charnier entre ces deux périodes constitue un objet d’étude intéressant (...)
  • 29 BML, fonds Rude, papiers Charnier, Songe sur la caisse de prêts, 12 août 1854. L’ensemble des cita (...)

37Il faut attendre 1854, quelques années avant la liquidation de la caisse, pour trouver dans les papiers de Charnier des éléments nouveaux.28 Celui-ci rédige, probablement au courant de l’été 1854, un « songe sur la caisse de prêts » dans lequel toutes ses attaques sont dirigées vers un seul et même fléau, qui n’était pas encore intervenu dans le débat : l’intérêt. « Peste soit la question de l’imprescriptibilité des intérêts dus à la caisse des prêts, dont la préoccupation m’a occasionné un sommeil agité et de là, un de ces songes qui sont très souvent le symptôme d’une affection fébrile »29 ; Charnier voit alors dans son rêve un « écorcheur de profession » se faire chahuter par une « meute aboyante » quand il rencontre un emprunteur de la caisse de prêts qui, le prenant pour le président de la commission, lui demande s’il doit payer des intérêts accumulés pendant vingt ans. Le dialogue continue ainsi :

  • Mon cher, vous saurez que la caisse de prêts ne connaît point de limites à ce sujet.
  • Mais si je devais trente ans d’intérêt ?
  • N’importe, vous devriez cent ans qu’il vous faudrait tout payer, sauf les intérêts des intérêts dont peut-être la munificence de la caisse pourrait vous gratifier.

38Sur ces mots, les molosses s’arrêtent net et se tournent vers Charnier et l’emprunteur.

L’un deux, vieux bouledogue métis, se dressa sur ses pattes de derrière, articula ces paroles entrecoupées d’aboiements : ouhaou ! ouahou ! Le voilà ! (s’écria-t-il d’une voie moitié humaine, moitié canine) le voilà ! le pire de tous les écorcheurs ! ouhaou-ouhaou ! C’est l’un des usuriers qui ont ruinés mon maître, ouhaou-ouhaou ! L’usure est un fléau pour la race canine, ouhaou-ouhaou ! Quand mes maîtres sont ruinés ! ils sont obligés de nous faire abattre ouhaou-ouhaou ! alors les écorcheurs gagnent honnêtement leur vie en dépouillant nos cadavres, ouhaou-ouhaou ! tandis que grrrrrrahouh ! ce sont les usuriers qui nous ont fait mourir.

39La meute entière fonce ensuite sur Charnier qui se réveille en sursaut.

40Cette reconnaissance de l’intérêt comme véritable fléau de la caisse de prêts se retrouve par la suite dans les réflexions du prud’homme chef d’atelier. Il en propose en conséquence la suppression dans les remarques qu’il adresse un an plus tard, au mois de mai 1855, à la chambre de commerce. Le projet de nouveaux statuts qu’il rédige à la fin du mois d’avril 1856 prévoit également la suppression de l’intérêt. Charnier commence sa première lettre à la chambre en louant l’initiative du ministère de retirer ses fonds de la caisse, et envisage la suite des événements :

  • 30 BML, Fonds Rude, papiers Charnier, Lettre de Charnier à la chambre de commerce, mai 1855, nous sou (...)

Voyons quelle serait la position des chefs d’atelier tisseurs après la fermeture de la caisse ? Les marchands fabricants seront comme par le passé plus sollicités à faire des avances sur façons. Quand ils prendront cette détermination ce sera avec pleine connaissance de cause sur la moralité et la solvabilité de leurs ouvriers. Les chefs d’ateliers verront renaître en leur faveur cette confiance intime que la caisse de prêts avait fait disparaître sans offrir compensation car il est généralement reconnu que les avances sur façon faites sans intérêt par les marchands fabricants étaient beaucoup plus considérables que les sommes prêtées par la caisse moyennant 5 %, plus des allées et venues qui doublaient largement les intérêts.30

  • 31 Fernand Rude, « L’insurrection ouvrière de Lyon en 1831 et le rôle de Pierre Charnier », La révolu (...)

41Ce passage résume à merveille la position de Charnier. Le taux d’intérêt constitue le dernier élément en date, après les humiliations, la complexité des procédures ou le contrôle de la caisse par les négociants, utilisé pour rejeter la caisse de prêts. Il se distingue toutefois de ces autres prétextes par le fait qu’il est un des éléments objectifs du fonctionnement de la caisse. La mise en place d’un taux d’intérêt, en ce qu’il correspond au loyer de l’argent, vient monétiser et désincarner une relation de crédit auparavant négociée entre les deux parties, proche du don, symbolique de la bienveillance des négociants envers les chefs d’atelier, qui crée une confiance intime que la caisse ne pouvait, par son principe, que détruire. On comprend maintenant ce qui a pu troubler aussi profondément Pierre Charnier, lui qui plaçait « l’harmonie entre les classes »31 au centre de sa pensée et dont il faut rappeler les préférences politiques royalistes. Sa frilosité à l’égard de l’héritage révolutionnaire n’est sans doute pas sans rapport avec son attachement au système de l’acquit, dont il ne semble d’ailleurs lui-même pas tout à fait conscient, puisqu’il continue de bricoler des statuts améliorés censés résoudre les problèmes de la caisse.

  • 32 BML, fonds Rude, Lettre de Charnier à la chambre de commerce, 12 avril 1856.

42Il est aussi important de constater que, dans les nouveaux statuts qu’il présente à la chambre de commerce, rien ne semble venir régler le problème des dérives potentielles de la demande d’informations sur les emprunteurs, qui semblait si important au départ. Au contraire, Charnier croit bon de s’assurer que les emprunteurs soient de « bonne moralité ». D’ailleurs, la seule réelle modification qu’il propose concerne, outre la suppression du taux d’intérêt, le mode de remboursement des créanciers, qui serait fait directement par la caisse plutôt que par l’intermédiaire des débiteurs, ainsi « les mauvais débiteurs qui ont ruiné la caisse de prêts en empruntant avec la presque certitude de ne pas rendre seront réduits à l’impuissance de nuire ».32 À la lecture de ces lignes, on se demande comment le fait de donner des informations supplémentaires à la demeure, au nombre et au genre des métiers du demandeur ait pu constituer un temps le cheval de bataille de Charnier contre la caisse de prêts.

43Ces incohérences viennent encore renforcer l’idée selon laquelle les débats autour de la caisse de prêts ne tiennent fondamentalement à aucun détail précis de son fonctionnement, mais à l’organisation financière globale qu’elle symbolise, qui fait qu’un certain nombre de canuts, dont Charnier, préfèrent presque intrinsèquement, si l’on peut dire, le système de l’acquit à celui de la caisse de prêts.

Conclusion

  • 33 L’Écho de la fabrique, 21 octobre 1832.
  • 34 Voir Alain Cottereau, « La désincorporation des métiers et leur transformation en “publics intermé (...)

44L’examen des échanges qui eurent lieu au sujet de la caisse de prêts a finalement permis de mettre en lumière deux perspectives d’ensemble divergentes qui structuraient les débats entre chefs d’atelier. La première est celle de Falconnet, qui tend à faire de la caisse l’un des aboutissements d’une lutte historique pour l’indépendance des chefs d’atelier. Dans cette optique, les barrières sociales qui existaient entre canuts et négociants sont appelées à disparaître, l’objectif final étant de parvenir à l’« égalité sociale » si chère à Marius Chastaing. Cette vision correspond ainsi à l’avènement d’un ordre nouveau, d’une articulation nouvelle entre l’économique, le politique et le social où l’existence d’institutions politiques démocratiques garantirait l’égalité des chances entre individus dans le jeu économique. Et l’on a vu comment la caisse de prêts pouvait s’inscrire dans cet ordre, égalisant les conditions des individus par rapport au crédit, notamment à travers l’application d’un taux d’intérêt unique et fixe, contribuant ainsi à « prohiber, sans violer aucun droit, la concentration des capitaux dans un petit nombre de mains ».33 Mais cet objectif d’égalisation induisait aussi, en dernière instance, un plus haut degré de concentration du pouvoir politique, venant court-circuiter au moins en partie les « publics intermédiaires »34 qui existaient au sein de la Fabrique et dont émanaient beaucoup des règles de fonctionnement souvent informelles, élaborées collectivement au long de l’histoire.

  • 35 Sur ces expériences et leur impact potentiel, voir Alain Cottereau, ibid.

45La position de Pierre Charnier procède au contraire de la volonté de cultiver cet héritage, d’accommoder tant bien que mal le régime de la Fabrique aux mutations d’un univers économique et social en plein bouleversement. C’est pourquoi Charnier s’inquiète des dérèglements qui pourraient provenir de l’introduction de la caisse de prêts. Celle-ci est alors perçue comme venant annuler une relation de confiance entre négociants et chefs d’atelier, symbolique d’une cohésion qui était absolument centrale pour l’équilibre économique, politique et social de la Fabrique. Outre la désincarnation des rapports de crédits induite par sa médiation, l’application d’un taux d’intérêt venait encore renforcer le côté impersonnel du nouvel établissement, transformant ce qui était pour lui une relation de confiance en un échange parfaitement neutre. Ainsi, la volonté d’abolir les hiérarchies sociales entre négociants et canuts que l’on a pu déceler dans le discours de Falconnet ne fait pas du tout partie de l’horizon de Charnier. La position de ce dernier traduit selon nous un sentiment puissant d’attachement et d’identification au tout organique, largement imaginaire, que constituait la Grande Fabrique, sentiment partagé par bon nombre de canuts et qu’il faut sans doute relier, pour mieux le comprendre, davantage aux tentatives collectives d’adaptation qui en ont été faites à partir de 178935 qu’à l’héritage ancestral d une économie corporatiste souvent conçue de manière trop schématique.

Notes

1 Voir André Gueslin, « L’invention des caisses d’épargne en France : une grande utopie libérale », Revue historique, no 572, 1989, p. 391-410 ; Carole Christen-Lécuyer, Histoire sociale et culturelle des Caisses d’épargne en France 1818-1881, Paris, Economica (Économies et sociétés contemporaines), 2004 ; Séverine de Coninck, Banquiers et philanthropes : la famille Delessert (1735-1868) aux origines des Caisses d’épargne françaises, Paris, Economica (Économies et sociétés contemporaines), 2000.

2 Voir Joseph-Marie de Gérando, Du perfectionnement moral, ou de l’éducation de soi-même, Paris, Antoine-Augustin Renouard, 1824, livre 1, chap. 1, p. 1-19.

3 Sur la place centrale des concepts de responsabilité et de prévoyance, voir François Ewald, L’État providence, Paris, Grasset, 1986.

4 Joseph-Marie de Gérando, De la bienfaisance publique, Paris, Jules Renouard et Cie, 1839, p. 165.

5 Voir à ce sujet l’article de Timothy B. Smith, « Public assistance and labor supply in nineteenth-century Lyon », The Journal of Modern History, vol. 68, n° 1, 1996, p. 1-30.

6 « De la création d’une caisse d’épargnes pour les ouvriers lyonnais », L’Écho de la fabrique, 25 août 1833.

7 Voir aussi l’article de Falconnet, L’Écho de la fabrique, 18 novembre 1832.

8 Les fonds de la caisse se décomposaient de la manière suivante : 25 000 francs accordés par le gouvernement à titre de secours pour les ouvriers au courant de l’année 1831, 150 000 francs provenant du ministère du Commerce et des Travaux publics, accordés suite à la révolte de novembre et 15 000 francs prélevés sur les produits libres de la Condition des soies.

9 Chambre de commerce de Lyon (CCL), Fonds condition des soies, « projets de statuts », article 1, 1er octobre 1831.

10 Notamment sur la question de l’innovation, voir dans le présent volume la contribution de Ludovic Frobert, « Machines et machinations, le débat entre Anselme Pétetin et Joseph Bouvery ».

11 Voir Laurence Fontaine, Gilles Postel-Vinay, Jean-Laurent Rosenthal et Paul Servais éd., Des personnes aux institutions, réseaux et cultures du crédit du XVIe au XXe siècle en Europe, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia s. a., 1997.

12 Sur cette notion, voir Viviana A. Zelizer, La signification sociale de l’argent, Paris, Seuil (Liber), 2005.

13 Joseph-Marie de Gérando, ouvr. cité, p. 5.

14 François Ewald, L’État providence, Paris, Grasset, 1986, p. 72.

15 Pour plus de précisions sur le fonctionnement concret du système, voir Alain Cottereau, « The fate of collective manufactures in the industrial world : the silk industries of Lyons and London, 1800-1850 », World of Possibilities. Flexibility and Mass Production in Western Industrialization, Charles F. Sabel et Jonathan Zeitlin éd., New York, Cambridge University Press, 1997, p. 119-126. Ces pages, ainsi que l’ouvrage de Justin Godart, L’ouvrier en soie, monographie du tisseur lyonnais. Étude historique, économique et sociale, Lyon et Paris, Bernoux et Cumin, 1899, p. 181-190, peuvent aussi être consultées pour avoir un aperçu de l’histoire des régulations touchant au crédit dans la Fabrique.

16 Le projet se trouve d’ailleurs évoqué à la fin du prospectus de L’Écho de la fabrique, fin octobre 1831.

17 L’ensemble des citations de ce paragraphe ainsi que celles des trois suivants sont issus de cet article rédigé par Marius Chastaing et paru dans le numéro du 25 novembre 1832.

18 Voir à ce titre l’article de Sarah Mombert, « La muse de la Fabrique. Les rubriques littéraires de L’Écho de la fabrique », dans le présent volume.

19 Dans l’article « De la caisse de prêts et de son agent », de la Tribune prolétaire du 14 décembre 1834, Chastaing ajoutera ainsi, après avoir qualifié la création de la caisse de « pensée généreuse » et rappelé ses premières critiques formulées dans L’Écho de la fabrique : « … pour être justes nous devons reconnaître que le mal signalé n’est qu’éventuel et plus ou moins probable, les bienfaits sont certains et présens. La somme du bien l’emporte donc sur celle du mal », s’alignant ainsi clairement sur la position de son ami Falconnet.

20 L’Écho de la fabrique, 16 décembre 1832. Toutes les citations de ce paragraphe ainsi que celles des deux suivants sont tirées de ce même article.

21 Voir Ludovic Frobert, Les canuts ou la démocratie turbulente, 1831-1834, Paris, Tallandier, 2009.

22 Ces expressions de nivellement et d’égalité sociale sont utilisées en lettres majuscules par Marius Chastaing dans son article : « De l’égalité sociale », L’Écho de la fabrique, 20 mai 1832.

23 CCL, Fonds condition des soies, « Statuts de la caisse de prêts », 1832.

24 Voir les lettres de la commission exécutive à Charnier datées du 18 décembre 1832, 23 septembre, 18 octobre et 10 décembre 1833, Bibliothèque municipale de Lyon, fonds Rude, papiers Charnier.

25 BML, Fonds Rude, papiers Charnier, Lettre de Charnier à la commission exécutive, 17 septembre 1833.

26 Nous n’avons nous-même pu trouver aucune trace archivistique permettant de penser que la caisse ait été créée à des fins politiques, ni aucun signe témoignant de son détournement politique effectif.

27 BML, fonds Rude, papiers Charnier, Lettre de Valençon à Charnier, 1er janvier 1834.

28 L’examen des positions de Charnier entre ces deux périodes constitue un objet d’étude intéressant en soi, qui dépasse par son volume les limites de cet article. Le suivi de ces évolutions pourrait venir enrichir considérablement la présente analyse, où l’on se contente de prendre tel quel le résultat de ces réflexions comme référence, sans chercher à en détailler les origines.

29 BML, fonds Rude, papiers Charnier, Songe sur la caisse de prêts, 12 août 1854. L’ensemble des citations de ce paragraphe proviennent de cette référence. L’un des nouveaux arguments de Charnier était que la caisse de prêts était hors la loi en ce que ses statuts permettaient de laisser courir les intérêts sur une période indéfinie, contrairement aux modalités prévues par l’article 2277 du Code civil. Voir à ce titre la lettre du 12 août 1854 de Charnier à Grand-Clément, l’agent comptable de la caisse, ou celle adressée à Baron, datée du 4 juin 1855, où il raconte avec délectation les crises de « codo-phobie » du président de la commission.

30 BML, Fonds Rude, papiers Charnier, Lettre de Charnier à la chambre de commerce, mai 1855, nous soulignons.

31 Fernand Rude, « L’insurrection ouvrière de Lyon en 1831 et le rôle de Pierre Charnier », La révolution de 1848, vol. 35, 1938, p. 67.

32 BML, fonds Rude, Lettre de Charnier à la chambre de commerce, 12 avril 1856.

33 L’Écho de la fabrique, 21 octobre 1832.

34 Voir Alain Cottereau, « La désincorporation des métiers et leur transformation en “publics intermédiaires” » : Lyon et Elbeuf, 1790-1815 », La France, malade du corporatisme ? XVIIIe-XXe siècle, Steven L. Kaplan et Philippe Minard éd., Paris, Belin (Socio-histoires), 2004, p. 97-145.

35 Sur ces expériences et leur impact potentiel, voir Alain Cottereau, ibid.

Auteur

Doctorant à l’ENS de Lyon, Triangle

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