Chapitre 4
État, bandits et ordre informationnel
p. 137-156
Texte intégral
1Pour réprimer le banditisme, l’État met en œuvre un appareil de renseignement, indispensable à toute action répressive. Les autorités s’estiment isolées face à la société qu’elles administrent, situation qu’elles ressentent comme une véritable conspiration du silence. L’insuffisance du renseignement est rapidement identifiée par l’administration coloniale comme une source de faiblesse potentielle. En situation coloniale, les capacités de compréhension et d’action de l’administration sont restreintes au regard de la situation métropolitaine. L’État cherche alors à se construire un ordre informationnel, toujours imparfait1. Pour ce faire, il intervient dans deux directions différentes, en isolant les contestataires et en se renseignant sur leur compte, ce qui pose les questions suivantes. D’une part, comment isoler les bandits de leur milieu pour tâcher de briser la fluidité dans la circulation de l’information dont ces derniers bénéficient ? D’autre part, comment maintenir ou construire son propre réseau de renseignement ? Si les relais algériens de l’administration font l’objet d’une suspicion permanente, comment contourner ou compléter les sources d’informations afin d’appréhender le banditisme, au double sens de le comprendre et de le stopper ?
2Les sources répressives sont au cœur de cette analyse. Pour autant, ces sources ne cantonnent pas l’écriture de l’histoire à une histoire du maintien de l’ordre et de la justice. Elles documentent une relation répressive c’est-à-dire une relation de pouvoir, se situant au cœur de l’histoire sociale2.
Isoler les bandits de leur environnement
Le banditisme producteur d’une panique informationnelle
3Le constat d’une « famine du renseignement »3 est récurrent sous la plume des autorités. Lors de la traque de Bouguerra ben Belkacem par exemple, dont la bande agissant dans les environs de Philippeville de 1875 à 1878 est accusée de treize meurtres, l’institution judiciaire déplore l’absence « de voix pour le dénoncer »4. Ce ressenti n’est pas démenti par l’accroissement des effectifs relativement importants des institutions de l’État colonial qui participent à la collecte du renseignement. Entre 1870 et 1900, les effectifs de gendarmerie passent de 727 à 1 322 individus accusant une hausse de 55 %5. L’ensemble demeure faible et disséminé mais il est complété par la hausse plus impressionnante de 114 % du personnel forestier entre 1872 et 18866. Enfin, facilitant la circulation de l’information, les services de poste et télégraphe progressent quant à eux de 90 % entre 1875 et 19037. Cet étoffement de l’administration ne modifie pas ce sentiment constant de pénurie d’informations partagé par les membres de l’administration en charge de la répression du banditisme. Après la Première Guerre mondiale, le bandit Messaoud Ug Zelmat met encore, de ce point de vue, l’administration en difficulté8. Tirant le bilan de l’insuccès d’une opération de répression, le gouverneur général souligne que cette opération a été réalisée avec un « manque de renseignements préalables »9 expliquant son échec.
4Le silence, et la complicité tacite qu’il signifie, n’est d’ailleurs pas un monopole de la société algérienne. Des Européens prêtent également la main aux bandits en leur transmettant des renseignements ou tout du moins, en cachant aux autorités les informations qu’ils détiennent. Là encore, le dossier plus extensif d’Arezky L’Bachir délivre des éléments éclairant la complexité du banditisme.
Les colons d’Azazga et autres lieux […] avaient pactisé avec Areski [Arezky] et sa bande, […] leur avaient facilité les moyens de se procurer des munitions, des armes, […] leur faisaient parvenir régulièrement des renseignements utiles, […] en un mot, soutenaient les bandits quelques-uns par crainte, la plupart poussés par cet esprit d’opposition qui sévit malheureusement trop souvent dans nos centres de colonisation.10
5Que disent ces marques de soutien et ce silence sur le banditisme ? Les autorités comme la presse coloniale oscillent dans leurs interprétations attribuant ce silence alternativement à la peur des représailles ou à une forme de complicité et de solidarité ouverte avec les bandits. Cette hésitation interprétative se lit à propos de la bande des Beni Salah dans les rapports du sous-préfet de Bône. « Ces bandits deviennent de jour en jour plus audacieux et ont fini par jeter la terreur dans cette contrée »11. Il reconnaît toutefois que ces bandits ne vivent qu’avec la complicité des « indigènes des Beni Salah […]. C’est grâce à cette complicité que cinq indigènes tiennent en échec l’administration qui, malgré toutes les mesures prises, ne parvient pas à débarrasser le pays de leur présence »12. Ces deux explications ne sont contradictoires qu’en apparence. Sur le fond, elles révèlent toutes deux l’asymétrie d’informations existant entre l’administration et les bandits. Ces derniers disposent à un moment donné d’un avantage informationnel qui leur permet d’échapper aux autorités. Les bandits « trouvent chez leurs parents un appui moral et effectif : ceux-ci les informent des coups de main qui peuvent se faire, leur indiquant le moment opportun de l’action, leur procurant des vivres pendant leur séjour sur notre territoire leur donnant un abri au besoin et facilitant leurs retraites en cas de poursuites »13.
6Cette asymétrie, couplée à l’assimilation du banditisme à des prémices insurrectionnelles, façonne la réponse des autorités coloniales au banditisme. Pour surmonter cette asymétrie, l’administration recourt à l’internement ou à la mise en surveillance spéciale. Abondamment utilisée contre le banditisme, cette mesure vise à couper les bandits de leur milieu le plus proche. À défaut de pouvoir constituer un « ordre informationnel »14 efficient en permanence, l’administration fait en sorte que ces bandits ne disposent plus de leurs réseaux de renseignement, ou tout du moins que certains éléments clefs ou perçus comme tels dans ces réseaux viennent à leur manquer.
Le rôle de l’internement dans l’affaiblissement du banditisme
7Le vocabulaire utilisé pour désigner les pratiques d’éloignement de nature administrative varie sous la plume des autorités coloniales. Elles évoquent tour à tour l’internement, la mise en surveillance ou la mise en surveillance spéciale. La mise en surveillance renvoie à l’assignation à résidence dans une commune éloignée avec interdiction de déplacement. L’internement consiste à déplacer les individus sanctionnés dans un pénitencier, celui de Calvi en Corse, ou ceux d’Aïn el Bey, Tadmit ou Boukhanefis en Algérie15.
8La confusion entre ces procédures réside dans le fait qu’elles peuvent être regroupées par le même terme d’internement16. Ces pratiques permettent à l’administration de passer outre une procédure judiciaire qui prévaudrait pour des citoyens français. Une telle procédure présenterait l’inconvénient de nécessiter une démonstration de culpabilité, notamment via des témoignages. La difficulté à susciter ces témoignages et à réunir des témoins qui accepteraient de se présenter au tribunal contre l’un de leurs « coreligionnaires » amène les administrateurs* à préférer cette procédure expéditive.
9Vers la fin janvier 1881, l’administrateur de Zerizer dresse une liste de vingt individus, dépendants non compris, dont il propose « l’internement sur un territoire lointain »17. « S’il appartient aujourd’hui à la justice de poursuivre les prévenus, il est, je crois du devoir de l’administrateur de rechercher si des mesures énergiques ne seraient pas nécessaires pour assurer la sécurité aux Beni Salah et dans les environs »18.
10La liste qu’il fournit est relativement précise. Elle comprend, outre le patronyme des individus à interner, leur lien de parenté avec les bandits recherchés, leur lieu d’habitation, leur fortune, la superficie cultivée ainsi que le nombre de têtes de bétail possédées par ces familles. Les kebars* des douars* Reguegma et Ouled Selim dont sont issus les bandits ont été consultés pour obtenir la confirmation de ces informations. Il s’agit de notables pouvant servir d’auxiliaires du caïd*19. Rien ne dit que les informations concernant les rapports des individus sanctionnés avec les bandits ne soient exactes. Ces informations peuvent être approximatives voire erronées et l’administrateur a pu être le jouet de rivalités internes qui peuvent favoriser des dénonciations d’intérêts. L’administrateur en est conscient et procède à ses propres investigations qu’il confronte avec les déclarations des kebars. L’asymétrie informationnelle est donc à circonscrire dans certaines limites. L’autorité, malgré ses cris d’orfraie sur la « conspiration du silence », n’est pas entièrement démunie d’informations sur la société qu’elle administre. Il n’en demeure pas moins que ses réseaux sont souvent insuffisants pour arrêter les bandits et que les mesures d’éloignement sont indispensables à son mode de gouvernement.
11Le 21 mai 1881, la demande de mise en surveillance est approuvée par le gouverneur général malgré la reddition entre temps de trois des bandits recherchés20. Les demandes de mise en surveillance servent aussi de moyens de pression et de chantage. 18 individus sur les 20 proposés sont envoyés en résidence obligatoire à M’Sila situé dans le cercle militaire de Bordj Bou Arreridj au sud de la Kabylie. Qui sont les individus visés par cette procédure ? Tous ont un lien de parenté avec les bandits. Les frères et pères s’y trouvent majoritaires avec 10 des 18 internés. Beaux-frères et cousins complètent cet effectif aux côtés des mères des bandits. Les femmes n’apparaissent jamais autant dans les archives de la répression que dans ces demandes de mise en surveillance. Si elles ne figurent pas parmi les bandits, elles jouent un rôle dans l’organisation du milieu qui soutient l’existence des bandits et sont à ce titre visées par les procédures de mises en surveillance ou d’internement. Au total, sur 88 dossiers de mise en surveillance consultés pour la période précédant 1914 en relation avec des affaires de banditisme, près de 40 % concernent des femmes. Leur part sur l’ensemble reste minoritaire mais elle témoigne d’une participation que les archives de la répression tendent ordinairement à invisibiliser21.
12D’autant plus que ces dossiers d’internement ne présentent pas toutes les personnes éloignées. Les femmes qui subissent l’internement sont en réalité plus nombreuses. En effet, les condamnés mariés ou pères de famille partent avec leurs épouses et leurs enfants22. Si les internés des Beni Salah sont 18 à subir cette sentence, ils sont 73 à se rendre à M’Sila.
13Ces fréquentes punitions à l’égard des proches révèlent une compréhension fondamentale du banditisme par l’administration. Le milieu familial des bandits tient une place centrale dans leur existence et leur longévité. Éloigner ces personnes via les mesures administratives prévues par l’État colonial, c’est couper l’herbe sous le pied des bandits. Pour reprendre la métaphore plus tardive des partisans de la guerre contre-révolutionnaire, les bandits vivent dans leur milieu comme un poisson dans l’eau, l’administration coloniale doit retirer l’eau23. Les internés font l’expérience amère d’un châtiment colonial.
D’Azazga à Mokta el Hadid : de notables à mineurs
14En 1892, les familles des bandits Abdoun sont victimes de cette procédure. Les parents des frères Ahmed Saïd ou Abdoun et de Mohammed ben el Hadj Amar ou Abdoun sont envoyés dans l’arrondissement de Bône. Le 5 mars 1892, les 47 membres des familles des bandits déplacés d’Azazga arrivent au port de Bougie. Ils ont parcouru 85 kilomètres à pied, passant notamment par les itinéraires escarpés de la forêt d’Akfadou. Les cavaliers de la commune mixte du Haut Sebaou les escortent tout au long du trajet. Arrivés à Bougie, ils embarquent sur un vapeur de la Compagnie générale transatlantique qui les conduit au port de Bône. De là, ils prennent un train pour rejoindre leur résidence surveillée de « Mokta el Hadid » dans la commune d’Aïn Mokra24. Le tronçon Bône-Mokta, d’une longueur de 11 kilomètres, fut d’ailleurs le premier construit en Algérie dès 185725.
15Le périple, la résidence et le travail fourni par les internés se firent sous l’égide d’empires économiques créés par deux grands capitalistes : Eugène Pereire et Paulin Talabot. Si le premier possédait la Compagnie générale transatlantique, le second gérait le port de Bône. Il possédait en outre, via la société Paris Lyon Méditerranée (PLM), le réseau de chemin de fer régional ainsi que les mines de Mokta el Hadid desservies par cette ligne. La commune d’Aïn Mokra fut d’ailleurs l’un des cinq villages de colonisation que Paulin Talabot fonda sous le Second Empire26. À la mort de ce dernier, Alphonse Parran lui succéda à la tête de la société Mokta el Hadid. C’est sous la direction de ce dernier que les internés travaillèrent comme mineurs.
16Les sanctions administratives fournissent à la société minière une main-d’œuvre corvéable et très peu coûteuse. La mine de Mokta el Hadid est en effet l’un des principaux sites industriels en Algérie au xixe siècle employant jusqu’à 2 000 travailleurs au milieu des années 1870 et exportant jusqu’à 400 000 tonnes annuelles de minerai de fer employé notamment à la fabrication des rails de chemin de fer en métropole27.
17La mine compte son lot de travailleurs immigrés italiens, d’Algériens et d’internés dont les membres de la famille Abdoun font partie. Ces internés sont extrêmement mal payés puisqu’ils touchent 75 centimes par jour, soit la moitié du revenu quotidien d’un journalier agricole28. Sur les 47 internés, 9 sont des hommes adultes recherchés par la société pour travailler à la mine. Les 38 autres sont des femmes et des enfants qui, manifestement, n’y travaillent pas. Les 6 francs que les hommes peuvent gagner en une journée ne suffisent pas à faire vivre leurs familles.
18Rapidement, la commune subvient à une maigre partie de leurs besoins en leur fournissant des rations de pain. Ces rations sur lesquelles ils vivent sont dérisoires au regard des besoins nutritionnels. 500 grammes de pain par adulte et 250 grammes pour les enfants, représentant pour les premiers environ 1250 calories quotidiennes peut-être moins, dépendamment de la qualité du pain. L’apport est faible et notoirement insuffisant si l’on prend en compte l’activité physique du travail à la mine. Devant la dégradation rapide de leur état de santé, le médecin qui les suit alerte les autorités, affirmant que « sous peu le plus grand nombre de ces kabyles devra être dirigé sur l’hôpital de Bône »29.
19Dès le 4 avril, soit un mois à peine après leur arrivée à Aïn Mokra, Amar ben Ahmed ou Abdoun, neveu du bandit, pétitionne auprès du préfet de Constantine. Les membres de sa famille sont « morts de faim »30. Dès le mois de mai 1892, un télégramme du maire d’Aïn Mokra signale que « les kabyles expulsés ne veulent plus travailler »31. Le registre précis de ce refus est difficile à évaluer. S’agit-il d’une grève, d’une grève de la faim ou bien d’un épuisement ? Quoi qu’il en soit, il relève d’une contestation de la condition qui leur est faite. Il confine au désespoir dans la pétition adressée au préfet.
Je prie Monsieur que nous sommes morts de faim. Ils nous a chassaient de notre pays à cause des condamnés de Caillenne qui viennent d’échapper […] maintenant Monsieur nous sommes à la mine de Mokta El Hadad ils nous donnent une mesure de semouille par jour et nous n’avons pas assez pour ça.
Monsieur il faut la nourriture autrement jettez nous dans la mer.
Je te salue Monsieur avec respect,
votre serviteur
Amar ben Ahmed ou Abdoun32
20Le 8 mai 1892, le maire de la commune confirme la dégradation rapide de leur état de santé. Il ne cesse de se plaindre de cette situation et de la charge que cela représente au point de vue de la surveillance comme du budget33. Face à ces appels pressants, le gouvernement général finit par accepter le retour au pays des internés en 1893, quand bien même à cette époque, les frères Abdoun et la bande d’Arezky continuent de « tenir la campagne ». Le coût ainsi que le « harcèlement »34 qu’ils exercent sur l’administration communale d’après le maire d’Aïn Mokra ont probablement eu raison de cette politique, à moins que leur libération ne soit conditionnée à la promesse de tenter d’approcher et de livrer leurs parents bandits. Ils rentrent à Bougie après deux ans d’internement en février 1893. Dans l’intervalle, quatre d’entre eux sont décédés. Les causes de leurs décès ne sont pas directement connues mais les conditions de l’internement sont certainement en cause.
21La mise en surveillance affaiblit les bandits dans leur vie quotidienne autant qu’elle représente une expérience traumatisante pour les internés. Par l’internement, l’administration coloniale disperse les contestataires de l’ordre établi à travers son propre territoire. L’internement signifie la ruine des familles qui le subissent, car leurs terres sont laissées à l’abandon et le bétail doit être vendu faute d’être entretenu. La sanction pèse durablement et définitivement sur l’existence des familles qui subissent le châtiment de l’internement. La conscience des bandits est aussi mise à rude épreuve. Certains préfèrent d’ailleurs se rendre plutôt que de voir leur famille internée35. Pour autant, l’isolement du bandit de son milieu social ne représente qu’une partie de la politique menée par l’administration coloniale en matière de lutte contre le banditisme. Celle-ci passe par la destruction de leur milieu mais aussi par la recherche d’informations précises sur les bandits, leur mode de vie, leurs habitudes ou leurs déplacements, autant d’informations indispensables à leur capture. Il revient donc à l’administration de trouver des failles dans le milieu rural et de trouver des individus sur qui s’appuyer pour obtenir ces informations.
Trouver des relais de l’administration en milieu « indigène »
Wanted dead or alive : l’État colonial et les primes de capture
22La confiance limitée ou inexistante de l’administration envers ses subalternes algériens la conduit à proposer des primes pour forcer l’obtention de renseignements. Lors de la traque du bandit Bouzian el Kalaï dans les années 1870, le ministre de la Guerre se fait l’écho auprès du ministre de l’Intérieur d’une prime de 1 000 francs promise à « l’indigène ou au détachement »36 qui parviendrait à capturer le bandit. Cette promesse ne se fait pas sans avoir essayé préalablement d’autres méthodes et constitue aux yeux du ministre un ultime recours37.
23La rémunération des informateurs via des fonds secrets n’est certes pas une invention coloniale puisqu’elle est pratiquée de manière transparente par le parlement depuis la Restauration, mais les modalités de publicité concrète des primes issues de ces fonds divergent38. Dans ce cas, le recours à une prime publiquement annoncée permet de tenter plus facilement l’informateur. Le procédé se révèle efficace. Après être demeuré insaisissable pendant cinq années, Bouzian el Kalaï est trahi par El Hadj Benyoucef présenté comme un ami proche, opérant avec l’aide de ses fils la capture du bandit39.
24Allons plus loin. Dans le département d’Oran au début des années 1910, la bande de Labane est jugée pour ses « nombreux méfaits »40. L’étendue de son activité, à cheval sur le territoire civil et militaire, conduit à son jugement par trois instances judiciaires distinctes. Au conseil de guerre d’Oran s’ajoutent les cours criminelles de Sidi Bel Abbès et de Mascara. Ces cours criminelles répondent à l’aube du xxe siècle à l’indignation exprimée par des Européens quant aux faits que les « indigènes » puissent bénéficier des mêmes procédures judiciaires qu’eux-mêmes. En mars 1902, une loi institue ces cours qui jugent exclusivement les crimes commis par des Algériens ou des « étrangers musulmans » sans que des Européens n’y soient mêlés41. Le jugement de la bande de Labane est ainsi divisé en fonction de ces compétences respectives des tribunaux.
25La retranscription du procès en conseil de guerre par le journal L’Écho d’Oran est particulièrement captivante. Deux des bandits y accusent l’administrateur* de la commune mixte d’Attia de les avoir engagés à infiltrer la bande Labane au sein de laquelle ils sont accusés de plusieurs crimes. Cette accusation n’est pas démentie par l’administrateur. Il ne nie pas avoir rencontré le nommé Chibani Abdelkader mais dit lui avoir simplement indiqué le montant des primes attribuées pour la capture de Labane. Le problème devient particulièrement épineux lorsque cet individu, affirmant avoir été engagé par l’administrateur, est accusé du meurtre de deux goumiers. L’imbroglio entre institutions civiles et militaires qui en résulte, l’absence de pudeur des militaires à dévoiler une démarche émanant de l’administrateur de Casanove invité à comparaître dans une position inconfortable à la barre des témoins, mettent en évidence les contours ténus qui séparent les manipulations liées au renseignement du banditisme lui-même. Lors du procès de la bande des Beni Flick associée à la bande d’Arezky L’Bachir, l’un des accusés émet une accusation similaire à l’égard de l’administrateur d’Azazga l’accusant d’avoir fourni des armes à sa bande pour attaquer celle d’Arezky L’Bachir42. La faiblesse inaccoutumée des peines prononcées à leur égard confirmerait ce propos.
26Le double jeu et ses effets sont bien un classique des services de renseignement43. Pour approcher le banditisme, les administrateurs devaient nécessairement côtoyer leur environnement. Le renseignement devait y prendre sa source et ces individus évoluaient dans une position intermédiaire entre banditisme et administration. Ces procès ne sont qu’une mise au jour de ces rapports nécessaires noués par les promesses de prime.
27D’autres formes de récompenses peuvent exister qui contournent les échelons centraux du pouvoir. En 1897 par exemple, Le Progrès de Mascara fait la réclame d’une prime de capture destinée à l’individu qui parviendrait à interpeller un incendiaire demeuré inconnu. La somme de 1 000 francs lui est promise, fruit d’une collecte entre particuliers de la commune44. Ce type d’initiative privée, émanant de particuliers, s’applique également à la répression du banditisme même si les cas avérés sont plus tardifs. Par ailleurs, des postes d’adjoints indigènes ou de gardes champêtres peuvent se monnayer en échange d’une aide fournie à la capture de bandits45. Les moyens de forcer le renseignement dans et au-dehors de l’administration ne se limitent donc pas aux primes versées par l’administration. Le renseignement peut être obtenu de diverses manières. Les bandits se tiennent donc sur leurs gardes pour tenter d’empêcher des fuites pouvant leur être fatales.
Les bandits contre-attaquent : délation et vengeance
28Les actes visant les délateurs effectifs ou potentiels entrent pour une part importante dans l’activité des bandits, à hauteur de 24 % des actes pour lesquels les bandits sont condamnés. Cette proportion augmente significativement si l’on prend en compte uniquement les meurtres dont les bandits sont reconnus coupables. Ces meurtres se répartissent selon les cibles détaillées dans la figure 10.
Figure 10. Meurtres dont les bandits sont reconnus coupables

Données collectées à partir des sources suivantes : Série BB24 des recours en grâce aux Archives nationales.
29Parmi les 71 meurtres recensés, 27 visent des informateurs. Dans cette bataille pour empêcher l’information de parvenir aux oreilles des autorités, les meurtres visant des informateurs ou des délateurs particuliers et ceux visant les autorités elles-mêmes relèvent d’une même logique. Ces deux catégories pourraient être regroupées en une seule correspondant aux meurtres d’agents officieux ou officiels du renseignement et de l’administration.
30Ainsi, lorsque la bande d’Homati s’attaque à des éléments du détachement militaire venu mettre un terme à ses activités dans l’Aurès en 1872, c’est à deux courriers militaires chargés de faire circuler l’information qu’ils s’en prennent46. Dans le même ordre d’idée, lorsque le cheikh Ould Mohammed du douar* Abdel Hadi à proximité d’Oran est retrouvé inerte au milieu d’une flaque de sang le 16 mai 1883, le mobile du meurtre est directement lié au renseignement. Le cheikh avait témoigné au tribunal d’Oran contre Mustapha ben Bahi quelques mois plus tôt dans son procès pour vol de blé. Ce témoignage avait favorisé sa condamnation à cinq ans d’emprisonnement que le condamné abrégea en parvenant à s’évader. Mustapha ben Bahi se vengea alors sur le cheikh et reconnut plus tard être l’auteur du crime47. Enfin, dernier exemple, les trois amins assassinés par les bandes d’Arezky L’Bachir et Ahmed Saïd ou Abdoun le sont également pour leurs témoignages apportés lors de procès aboutissant à la condamnation des contumaces48.
31Si l’on additionne les meurtres commis à l’encontre d’informateurs à ceux commis à l’encontre des autorités, 63 % des meurtres seraient à relier à cette bataille du renseignement qui se joue entre bandits et autorités. Certes, l’ensemble des meurtres commis contre les autorités ne le sont pas nécessairement pour ce motif mais lorsque celui-ci est connu, il est souvent lié à la question du renseignement.
32Les attaques à l’égard des agents de l’ordre informationnel correspondent à des pratiques plus largement partagées et ayant un caractère presque routinier49. Le banditisme s’intègre de ce point de vue à une contestation plus étendue. En revanche, les attaques en direction des informateurs particuliers constituent une spécificité du banditisme. L’usage de la violence à leur égard est particulièrement saillant pour certaines bandes et produit des effets durables dans la société d’où émergent les bandits.
33Ces effets sont particulièrement visibles lors de l’affaire Bouguerra. En 1875, Bouguerra ben Belkacem s’évade de prison où il purgeait pour la seconde fois de son existence une peine pour vol. Comme bandit, il est accusé avec son frère et trois autres complices d’avoir commis divers crimes et délits dans les environs de Jemmapes de 1875 à 1878. Son premier meurtre, signalant son retour dans la région, est relatif à la dénonciation qui avait permis sa précédente arrestation. La dénommée Bousaad bent Salah est recherchée par les bandits qui se rendent à sa tente. N’y trouvant que son père, les bandits le tuent d’un coup de feu. Le rapporteur de la décision de condamnation à mort note à propos de ce crime qu’il « était la première application du système d’intimidation à l’aide duquel Bouguerra assurerait si longtemps [son] impunité »50. Durant leurs deux années d’activités, les bandits regroupés autour de l’évadé liquident quatre informateurs. À l’exception d’un spahi venu arrêter celui qui devient à cette occasion le lion Bouguerra, la totalité des meurtres commis par la bande vise des informateurs. Le surnom donné à Bouguerra témoigne à la fois du respect et de la crainte. La métaphore animale du lion est évidemment associée au pouvoir. Tassadit Yacine a relevé cette analogie dans la culture kabyle, mais cette analogie est utilisée dans un espace géographique plus étendu51. L’arrestation de Bouguerra à la fin de l’année 1877 ne suffit d’ailleurs pas à rassurer les informateurs. Lors de son procès, les témoins sont présentés comme tremblants de peur52.
34Le système vindicatoire continue à jouer un rôle au-delà de l’arrestation des bandits de manière à inhiber les témoignages dont la justice a besoin pour motiver une condamnation. Des partisans de Bouguerra avaient « annoncé publiquement sur les marchés arabes que le lion Bouguerra ne tarderait pas à s’évader et que les témoins qui oseraient parler seraient tués avant de quitter Constantine. Ces propos ont été suivis de manœuvres qui se sont pratiquées jusqu’au seuil de l’audience »53.
35Des assassinats ou tentatives d’assassinat vis-à-vis d’informateurs particuliers sont attestés pour près de la moitié des bandes étudiées. La prise en compte des crimes commis à l’encontre des autorités ne modifie guère cette proportion. Si les bandes choisissent de mener la bataille du renseignement, elles la mènent sur les deux fronts, officiels et officieux. Là encore, cette pratique a pu être plus répandue, car elle tend par elle-même à supprimer les témoignages qui sont à l’origine des dossiers de recours en grâce étudiés. La proportion donnée est donc à considérer comme une proportion a minima. Au sein de ce système vindicatoire, les agents indigènes apparaissent dans une position instable, soumis à une double pression, par en haut et par en bas, qui ne leur laisse qu’une faible marge de manœuvre.
L’équilibre instable des agents indigènes
36Né à Constantine, Mohammed Tounsi s’engage comme tirailleur lors de la conquête de l’Algérie dès 1850, treize ans après la prise de sa ville natale. Il prend part aux différentes campagnes jusqu’à celle de Kabylie en 1857 puis, de 1862 à 1867, il fait partie du 3e régiment de tirailleurs algériens envoyé au Mexique dans l’expédition catastrophique de Napoléon III. Il rentre brièvement en Algérie en 1869 avant de participer à la guerre franco-prussienne, où il fait l’expérience de la captivité en Allemagne. Libéré, il revient en Algérie où il contribue à la répression des insurrections de Kabylie de 1871 puis de l’Aurès en 1879. C’est la participation à cette dernière mais aussi l’ensemble de son parcours qui lui vaut sa citation à l’ordre de la Légion d’honneur en 188154. Son expérience, sa médaille ainsi que sa maîtrise de la langue française puisqu’il fut dans l’armée officier interprète, lui valent la reconnaissance d’une expertise en matière de banditisme et il publie en 1893 un ouvrage intitulé L’insécurité en Algérie, ses causes, les moyens de rétablir la sécurité d’autrefois55.
37Il place au cœur de sa réflexion la question du personnel indigène de l’administration française. Comme d’autres auteurs du début des années 1890, il regrette le régime des bureaux arabes et de l’administration militaire, regrets d’autant plus courants que cette période de l’administration coloniale est révolue, en tout cas pour les territoires du Nord de l’Algérie. Il presse le gouverneur général à qui le livre est dédié de s’appuyer sur l’élite algérienne pour gouverner un pays dont eux seuls connaîtraient les subtilités. Tounsi regrette encore que les caïds* ne disposent plus du prestige et de la richesse qui étaient les leurs sous le régime militaire. Ils recevaient alors « comme rémunération le dixième des impôts et des amendes par eux reversés aux trésors »56, soit 7 à 8 000 francs par an. Au-delà de la nostalgie du régime militaire sous lequel l’auteur a fait sa carrière, c’est un véritable plaidoyer de reconnaissance et d’association au pouvoir que revendique ici l’auteur, reflétant en cela les sentiments de l’étroite couche sociale algérienne proche de l’administration française. Il aborde à ce titre une question clef en ce qui concerne le maintien de l’ordre colonial57.
38Les adjoints indigènes* occupent une position d’interface entre administrateurs* français et société algérienne qui les place aux avant-postes de cette bataille contre ladite insécurité. Ils sont soumis à une double pression venant à la fois d’en haut, du fait de l’administration coloniale, mais aussi d’en bas, du fait des administrés algériens. Cette double pression limite leurs possibilités d’action. Les attaques dont ils sont l’objet de la part de leurs administrés ont été précédemment abordées, mais l’administration dispose également de ses propres moyens de contrainte. Les mesures de sanction à leur égard sont régulières. D’après Colette Establet, la révocation met un terme à la carrière de 75 % des adjoints indigènes dans la région des Nemenchas qu’elle étudie plus particulièrement58. Leur longévité est réduite et estimée en moyenne autour de six années. Durant l’affaire Arezky, l’administrateur de la commune mixte du Haut Sebaou procède au déplacement des adjoints indigènes des douars* des Beni Flick et des Beni Djemma el Cheurg d’où est originaire Ahmed Saïd ou Abdoun. Une mesure d’internement est même demandée pour le président des Beni Flick, Ali ou Kassi, en raison de sa complicité supposée avec les bandits59. Sur la quarantaine de bandits composant les bandes kabyles, six sont originaires de son douar. Parallèlement, le président des Beni Flick témoigne ostensiblement de sa loyauté auprès de ses supérieurs. À l’issue de la campagne qui voit l’essentiel des bandes kabyles mises hors-jeu, il s’adresse au gouverneur général en se présentant comme le pivot de cette campagne et témoigne s’être « fortement réjoui »60 à l’annonce de la capture des bandits.
39Au cours de la même campagne, les agents forestiers européens et algériens des communes mixtes d’Azeffoun et du Haut Sebaou font également l’objet d’une demande de déplacement de la part du sous-préfet de Tizi Ouzou61. Le garde champêtre du douar d’Ifigha Mohamed ben Alou ou Mellal est accusé d’avoir facilité la fuite des bandits lors d’une opération militaire ayant eu lieu dans son douar le 26 décembre 189362.
40La suspicion à l’égard du personnel algérien est alors permanente chez les administrateurs. « Presque tous les gardes champêtres, presque tous les présidents qui restèrent en fonction, à peu près tous les amins se firent alors les complices des bandits »63. Cette assertion s’explique certes par la structure coloniale des représentations de l’administration mais le fait, mentionné dans le même rapport, que les bandits « s’attaquèrent alors avec acharnement aux indigènes, président, gardes champêtres, amins, qui représentaient l’autorité française »64 compte également, sur un autre plan, dans ce basculement de l’autorité effective de l’administration vers les bandits. Pour faire rebasculer l’autorité du côté de l’administration, celle-ci dispose de moyens de pression gradués allant des menaces de révocation à son application en passant ponctuellement par la reconnaissance des services rendus.
41Cette reconnaissance s’exprime au travers d’une palette restreinte de gestes officiels. Outre le système des primes déjà évoqué, le gouverneur général ou les préfets peuvent adresser des lettres de félicitations à leurs agents ou aux individus dont l’action et le comportement sont jugés exemplaires et dignes d’éloges. Après la capture des bandits des Beni Salah, le cheikh du douar des Ouled Selim, qui s’est distingué en blessant deux bandits et en parvenant à restituer des biens volés à leurs propriétaires, reçoit ce type de lettre de la part du préfet de Constantine65. Symboliques, ces lettres cherchent à constituer une forme de rapport direct, paternel, entre le chef ultime de l’administration départementale ou algérienne et ses subalternes ou simples administrés. L’effet de ces lettres sur leurs destinataires est toutefois difficile à évaluer. Il est possible qu’elles aient bien peu pesé au regard des menaces de représailles qui ne cessaient de planer sur leurs têtes. Elles pouvaient néanmoins servir de faire-valoir à l’obtention d’un poste, d’un avancement ou d’égards particuliers de l’administration locale. En ce sens, elles ont pu être reçues favorablement autant au regard de leur utilité que de la reconnaissance qu’elles exprimaient.
42La suprême démarche de reconnaissance de l’État colonial envers ses subalternes réside dans la délivrance de décorations dont la Légion d’honneur constitue sans doute le « fleuron de ce tableau »66. Rares sont les Algériens qui en bénéficient. Sur l’ensemble du xixe siècle, 394 Algériens la reçoivent67. Sur cet ensemble, environ 75 % sont des militaires, pourcentage similaire à celui de la métropole, et la majorité d’entre eux ont participé à la répression des insurrections qui ponctuent le siècle68. Parmi ces décorés, le caïd Belkacem, auprès duquel Arezky L’Bachir s’est rendu, en aurait bénéficié69. Cette décoration s’accompagne d’une rente semestrielle variable en fonction des situations et des mérites reconnus à son bénéficiaire. Les Algériens décorés se voient généralement attribuer une rente semestrielle de 125 francs qui constitue un revenu complémentaire confortable. Mais la remise de la Légion d’honneur est surtout l’occasion d’une réception hautement symbolique au cours de laquelle un membre de l’ordre, d’un grade au moins aussi élevé que son bénéficiaire, prononce un discours revenant sur le parcours de ce dernier justifiant la remise de cette distinction aux yeux de l’État. Si la récompense du « mérite » est pensée comme une ingénierie de gouvernement en République, celle-ci doit être interrogée dans le concret d’une situation coloniale.
43Quatre adjoints indigènes*, poursuivant avec zèle les bandits de leur circonscription, reçoivent cette décoration. Le nombre est faible mais il est à mettre en relation avec la parcimonie de l’administration coloniale dans l’octroi de la distinction. Ce choix témoigne d’un message que souhaite porter le pouvoir. Les services rendus sur le terrain de la lutte contre le banditisme justifient la remise d’une des plus hautes distinctions de l’État au même titre que la participation à la répression des insurrections ou aux guerres de conquête coloniale. Le caïd Mohammed ben Khedda en bénéficie en 1876. Son parcours est assez caractéristique des Algériens récompensés par cet honneur et comprend une carrière militaire relativement longue et ponctuée de faits d’armes remarqués. Il est chef de goum en 1849 au côté du général Pélissier et poursuit sa participation aux opérations de conquête aux côtés du général Maissiat et du colonel Durieu lors de la conquête de Ouargla dans le Sahara. En 1864, il participe à la répression de l’insurrection des Flittas et obtient sa première décoration militaire. Il est récompensé par l’obtention d’un poste de caïd*, où son service est reconnu comme zélé notamment pour son œuvre de répression du banditisme. En 1870, il procède à l’arrestation du bandit Ouled Fellag, puis en 1875, à l’arrestation de Kadour ben Hamida, lieutenant de Bouzian el Kalaï. Cette dernière est particulièrement mise en avant dans son dossier et lui vaut la suprême récompense de l’État. Travaillant aux côtés de l’État lors de ces moments clefs où se joue la domination coloniale, Mohammed ben Khedda obtient la Légion d’honneur le 6 octobre 187670. En 1883, le caïd Abdelkader Bou Guedra est également promu officier de la Légion d’honneur, peu de temps après l’arrestation du bandit Mustapha ben Bahi pour laquelle il joue un rôle de premier plan71. À la condamnation à mort du bandit le 22 décembre 1883, répondent les honneurs de la promotion du caïd au grade d’officier72. « Juste en face de l’échafaud du criminel se dresse un pavois où monte le grand homme de bien. C’est le pilori de la vertu »73, concluait Marx raillant les partisans de cette technique de gouvernement par le bien.
44Finalement, cette politique de l’administration vis-à-vis des intermédiaires algériens parvient globalement à satisfaire son besoin de maintien de l’ordre mais le phénomène du banditisme met en exergue mieux qu’aucun autre combien cet équilibre est instable. Il illustre la tension permanente sur le territoire des communes mixtes entre trois catégories d’acteurs : l’administrateur*, les relais algériens et les ruraux jouant des partitions qui s’entrechoquent et se recomposent en permanence. Dans cette bataille, les adjoints indigènes* sont placés entre l’enclume et le marteau et leurs comportements oscillent entre la sévérité recommandée par l’administration et la prudence raisonnée par leurs propres intérêts. Mais quelle que soit leur aptitude aux compromis, ils suscitent autant la haine de leurs administrés que la défiance des administrateurs.
45Le banditisme agit comme un révélateur des failles du dispositif informationnel de l’administration. Avant de se constituer en véritables « empires du renseignement »74, les États disposent certes d’informations sur l’état des populations via leurs agents et informateurs, mais cette collecte systématique du renseignement ne prend un tour décisif que plus tardivement lors de la Première Guerre mondiale. Avant 1914, ces failles suscitent une utilisation significative de l’internement. Cette mesure vise à couper les bandits de leur milieu et à perturber leurs mouvements dans leur environnement.
46En positif, l’administration cherche à constituer ou à étoffer un appareil de renseignement solide. Elle dispose pour cela de ses propres agents et notamment des agents algériens plus aptes à recueillir des informations utiles. Leur position au sein de l’administration peut toutefois contribuer à les isoler et à les rendre peu prodigues si ce n’est peu fiables quand ils sont eux-mêmes au cœur de rivalités internes à la société algérienne, échappant parfois à la compréhension des autorités. Pour pallier cette difficulté, l’administration veut disposer d’autres émissaires et cherche à tenter l’informateur dans l’environnement des bandits par l’usage des primes de capture. Si cette pratique tente effectivement des individus, les bandits ne demeurent pas transis par cette politique de construction du renseignement mais ripostent en centrant une partie de leurs activités contre les informateurs officiels ou officieux. Ces derniers se trouvent pris entre deux feux dans un équilibre périlleux et fatal à certains.
47Le banditisme signifie en lui-même et par lui-même une dislocation partielle de l’ordre informationnel. La perception de cette dislocation détermine le déploiement d’une force militaire qui demeure in fine le moyen exceptionnel mais décisif dont dispose l’État pour mettre un terme aux troubles qui l’inquiètent et qui agitent des territoires entiers des campagnes algériennes.
Notes de bas de page
1L’historiographie britannique a forgé cette notion autour des travaux de Martin Thomas, Empires of Intelligence. Security Services and Colonial Disorder after 1914, Berkeley / Los Angeles / Londres, University of California Press, 2008, p. 13. Christopher A. Bayly, Empire and Information. Intelligence Gathering and Social Communication in India, 1780-1870, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
2Gérard Noiriel, « Le “populaire” comme relation de pouvoir », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 67, no 2, 2020, p. 63-77.
3C. A. Bayly, Empire and Information, ouvr. cité, p. 97.
4Avis du conseil d’administration, séance du 22 mai 1878, AN, BB24-2046-1.
5Jean-Noël Luc dir., Histoire de la gendarmerie et de la maréchaussée. Guide de recherche, Maisons-Alfort, Service historique de la Gendarmerie nationale, 2005, p. 226.
6Voir supra chapitre 1, la section « Les tâtonnements d’une autorité en construction ».
7Annick Lacroix, Un service pour quel public ? Postes et télécommunications dans l’Algérie colonisée 1830-1939, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2023, p. 84.
8Abū l-Qāsim Saʾdallāh, Tārīḫ al-Ǧazāʾir al-ṯaqāfī, Beyrouth, Dār al-ġarb al-islāmī, vol. 8, 1998, p. 334-335.
9Lettre du gouverneur général au préfet de Constantine, août 1920, ANOM, 93-20066.
10Rapport sur la répression du banditisme présenté par M. le sous-préfet de Tizi Ouzou au préfet d’Alger et au gouverneur général, 1894, ANOM, 1F33.
11Sous-préfet de Bône au préfet de Constantine, 7 octobre 1881, ANOM, B3-294.
12Ibid.
13Sous-préfet de Bône au préfet de Constantine, 24 janvier 1881, ANOM, B3-294.
14C. A. Bayly, Empire and Information, ouvr. cité, p. 315.
15Sylvie Thénault, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale. Camps, internements, assignations à résidence, Paris, Odile Jacob, 2012, p. 27.
16S. Thénault, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale, ouvr. cité, p. 196.
17 Rapport de l’administrateur de Zerizer sur la tournée effectuée aux Beni Salah à la suite de différentes agressions commises dans les douars de cette tribu, s.d., vers janvier 1881, ANOM, B3-294.
18Ibid.
19 Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France, t. 2, Paris, Presses universitaires de France, 1968, p. 1287.
20 Gouverneur général au préfet de Constantine, 21 mai 1881, ANOM, B3-294.
21 Dossiers répartis dans les fonds suivants : ANOM, 1F33, 1F34, B3-294, P62, B3-409, 7G3, B3-408 ; SHD, 1H1021 ; CANA, 12E-2084, 12E-689.
22 S. Thénault, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale, ouvr. cité, p. 85.
23Jean-Charles Jauffret et Maurice Vaïsse, Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Bruxelles, Complexe, 2001, p. 328 ; Paul et Marie-Catherine Villatoux, La République et son armée face au « péril subversif ». Guerre et action psychologiques 1945-1960, Paris, Les Indes savantes, 2005. L’inscription de ces conflits dans le contexte plus large des conflits asymétriques et de leur conceptualisation stratégique est abordée infra dans la conclusion du chapitre 7.
24Gouverneur général de l’Algérie au préfet de Constantine, 1891, ANOM, B3-381.
25David Prochaska, Making Algeria French, Colonialism in Bône 1870-1920, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 78-79.
26D. Prochaska, Making Algeria French, ouvr. cité, p. 82-84.
27Le Temps, 30 août 1877.
28Lettre d’Amar ben Ahmed ou Abdoun, 15 avril 1892, ANOM, B3-381.
29Administrateur de la commune mixte d’Aïn Mokra, 8 mai 1892, ANOM, B3-381.
30Ibid.
31Télégramme du sous-préfet de Bône au préfet de Constantine, mai 1892, ANOM, B3-381.
32Lettre d’Amar ben Ahmed ou Abdoun, 15 avril 1892, ANOM, B3-381.
33S. Thénault, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale, ouvr. cité, p. 85.
34Maire d’Aïn Mokra au sous-préfet de Bône, 8 mai 1892, ANOM, B3-381.
35Sous-préfet de Bône au préfet de Constantine, 1er octobre 1881, ANOM, B3-294.
36Correspondance entre le ministre de la Guerre et le ministre de l’Intérieur, 30 décembre 1874, ANOM, F80-1683.
37Ibid.
38Pierre Karila-Cohen, « Les fonds secrets ou la méfiance légitime. L’invention paradoxale d’une “tradition républicaine” sous la Restauration et la monarchie de Juillet », Revue historique, vol. 636, no 4, 2005, p. 731-766.
39L’Écho d’Oran, 20 octobre 1875.
40Ministère de la Justice, Rapport sur une quadruple condamnation capitale, 1912, AN, BB24-2106.
41 Claude Collot, Les institutions de l’Algérie durant la période coloniale, Paris/Alger, Éditions du CNRS / Office des publications universitaires, 1987, p. 196-198.
42Émile Violard, Bandits de Kabylie. Bandits d’honneur kabyles au xixe siècle [1895], Alger, Alger-Livres Éditions, 2004, p. 210.
43Voir Rémi Kauffer, Histoire mondiale des services secrets, Paris, Perrin, 2015, p. 17.
44Le Progrès de Mascara, 17 novembre 1897.
45Voir par exemple, Lettre du maire de Bouïra au préfet d’Alger, 26 octobre 1906, ANOM, 1F34.
46 Ministère de la Justice, Rapport sur une quadruple condamnation à mort, dossier no 2772 S.75, AN, BB24-2041.
47 Ministère de la Justice, Rapport sur une condamnation capitale, dossier no 12700 S.83, AN, BB24-2055.
48 Ministère de la Justice, Rapport sur dix condamnations capitales, dossier no 1242 S.95, AN, BB24-2074.
49 Christine Mussard, « La commune mixte, espace d’une rencontre ? », Histoire de l’Algérie à la période coloniale, A. Bouchène et al. dir., Alger/Paris, Barzakh / La Découverte, 2012, p. 279.
50 Ministère de la Justice, Rapport sur une quintuple condamnation capitale, no 6013 S.76, AN, BB24-2046-1.
51 Tassadit Yacine-Titouh, Chacal ou la ruse des dominés. Aux origines du malaise culturel des intellectuels algériens, Paris, Éditions La Découverte, 2001.
52 Ministère de la Justice, Rapport sur une quintuple condamnation capitale, no 6013 S.76, AN, BB24-2046-1.
53 Ibid.
54 État des services de Mohammed ben Amor Tuncy Zoudz [Tounsi], 10 février 1881, AN, LH/1892/49.
55 A. Tounsi, L’insécurité en Algérie, ses causes, les moyens de rétablir la sécurité d’autrefois, Alger, Imprimerie de L. Remordet, 1893.
56Ibid.
57S. Thénault, « 1881-1918 : l’“apogée” de l’Algérie française et les débuts de l’Algérie algérienne », Histoire de l’Algérie à la période coloniale, A. Bouchène et al. dir., Alger/Paris, Barzakh / La Découverte, 2012, p. 176-178.
58 Colette Establet, Être caïd dans l’Algérie coloniale, Paris, Éditions du CNRS, 1991, p. 253.
59 Rapport sur la réapparition du banditisme par le sous-préfet de Tizi Ouzou, 30 mai 1894, ANOM, 7G2.
60 Lettre d’Ali ou Kassi et des notables des Beni Flick adressée au gouverneur général, 10 janvier 1894, ANOM, 7G3.
61 Ibid.
62 Sous-préfet de Bougie au gouverneur général de l’Algérie, 8 janvier 1894, ANOM, 7G3.
63 Rapport sur la répression du banditisme présenté par M. le sous-préfet de Tizi Ouzou au préfet d’Alger et au gouverneur général, 1894, ANOM, 1F33.
64 Ibid.
65 Sous-préfet de Bône au préfet de Constantine, 24 janvier 1881, ANOM, B3-381.
66Olivier Ihl, Le mérite et la République. Essai sur la société des émules, Paris, Gallimard, 2007, p. 20.
67À partir des 5 580 chevaliers de la Légion d’honneur nés en Algérie sur la base de données Léonore.
68O. Ihl, Le mérite et la République, ouvr. cité, p. 189.
69É. Violard, Bandits de Kabylie, ouvr. cité, p. 89.
70Le Mobacher, 28 octobre 1876. Mohammed ben Khadda [Khedda], AN, LH/1894/17.
71Déjà chevalier depuis 1865, Abdelkader Bou Guedra fait alors partie des très rares Algériens à connaître un grade avancé dans cette échelle des honneurs. Abdelkader Bou Guedra, AN, LH/2/36.
72Ministère de la Justice, Rapport sur une condamnation capitale, mars 1884, AN, Paris, BB24-2055.
73Friedrich Engels et Karl Marx, La sainte famille ou la Critique de la critique critique contre Bruno Bauer et consorts [1845], Paris, Éditions Sociales, 1969, p. 193.
74Martin Thomas, Empires of Intelligence, ouvr. cité.
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