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    Plan détaillé Texte intégral Produire un dispositif matériel pour institutionnaliser l’asile L’utilisation du lit, entre surveillance et préservation de soi Conclusion Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Le pouvoir des objets

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Chapitre 1

    Le lit, objet banal, objet de contrôle

    Pouvoir et matérialité dans les centres pour demandeurs d’asile en Roumanie

    Bénédicte Michalon

    p. 37-61

    Texte intégral Produire un dispositif matériel pour institutionnaliser l’asile Émergence d’une technique d’encadrement par l’hébergement Construire une catégorie sociale, imposer des espaces collectifs : le modèle du dortoir Quadrillage : l’objet lit métonymie de la personne L’utilisation du lit, entre surveillance et préservation de soi Un lit à soi : prendre place S’approprier le dortoir : petits aménagements et rôle des objets Ambivalences de l’objet : résistance, danger, protection Conclusion Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    En 2010, lors d’une enquête sur l’hébergement des demandeurs d’asile en Roumanie, je visitais un des centres financés par l’État roumain en compagnie du directeur adjoint de l’établissement. Un officier de garde nous accompagnait pour ouvrir et refermer les portes sur notre passage. Sous le regard des caméras de vidéosurveillance installées dans les couloirs m’étaient présentées la pièce dédiée aux rencontres avec les représentants d’ONG, la salle de sport pauvrement équipée puis la pièce réservée aux enfants, colorée et faisant la fierté des policiers. À l’inverse, les sanitaires étaient évités. Dans le « club », une télévision était installée à côté de tables qui devaient accueillir des ordinateurs posés à même le sol, achetés par une organisation humanitaire internationale. Le directeur adjoint frappa ensuite à la porte d’un dortoir. Il l’ouvrit sans attendre la réponse de ses occupants. La pièce était dans la pénombre, les résidents allongés sur leur lit. La visite se termina par la salle à manger et la cuisine collective. Puis deux jeunes femmes m’invitèrent à leur rendre visite « chez elles », dans le dortoir qu’elles occupaient. Cette invitation était un honneur : rares étaient les habitants du centre qu’elles autorisaient à pénétrer dans cette pièce qu’elles avaient aménagée et décorée de manière minutieuse. Je m’y rendis plus tard, fus invitée à m’asseoir sur l’un des lits, agrémenté de jolis tissus et coussins et placé face à la télévision à la manière d’un canapé. Les deux autres lits, eux, portaient des objets personnels et étaient disposés de telle sorte que l’on comprenait qu’ils étaient réservés aux occupantes du dortoir.1

    1Trains et voies ferrées le long desquelles des marcheurs ont traversé l’Europe, érection de murs, multiplication des camps ou de tentes installées par des organisations humanitaires… Ces scènes, souvent retenues comme symptomatiques de la « crise » des politiques d’accueil en Europe au milieu des années 2010, ont donné une visibilité soudaine à différentes facettes de l’exil. Elles ont notamment mis en lumière l’importance du rôle qu’y jouent la matérialité et certains artefacts.

    2Les objets transportés par les migrants ou nécessaires à leur voyage ont reçu une attention médiatique particulière. C’est le cas du smartphone, utile pour organiser les différentes étapes du déplacement, du sac à dos et du sac de couchage, ou encore du gilet de sauvetage et du canot pneumatique, devenus emblématiques de la confrontation entre les politiques de fermeture des pays européens et les tentatives désespérées des migrants pour les contourner. D’autres matérialisent davantage les phases d’arrêt, voire d’immobilisation contrainte, dans les parcours migratoires. Leur raison d’être réside parfois dans cette fonction ; il en va ainsi des grillages (Pillant et Tassin 2015) et du fil de fer barbelé (Razac 2000), des papiers qui traduisent et résument la multitude d’actes administratifs qui ponctuent les trajectoires (Clochard 2014), ou encore des « centres » ouverts puis fermés pour empêcher la présence de migrants dans les espaces urbains, à Calais par exemple (Guenebeaud 2015). Sont également en jeu des objets usuels qui peuvent passer inaperçus dans les rapports de pouvoir auxquels les migrants se trouvent confrontés.

    3Le lit présente à cet égard un intérêt particulier. La forte portée sociale de cet objet du quotidien, dédié à l’un des besoins primaires de l’être humain – le repos –, peut être occultée par sa banalité. Jean-Claude Kaufmann explique qu’il est objet « incorporé », intégré dans des gestes tellement répétés qu’ils vont de soi. Il est objet de l’intime, et de ce fait réceptacle et vecteur d’enjeux relationnels et sociaux structurants, par exemple dans la vie de couple, la vie familiale ou encore enfantine (Kaufmann 2015). Il est lieu de la maladie et du soin, du corps et de l’esprit, ce dont témoigne sa place centrale dans l’organisation de l’hôpital et de l’asile psychiatrique (Laé 2009). Il peut devenir lieu de prise en charge de publics précaires et ainsi valoir habitat (Maria 2019). Instrument normatif et de contrôle dans des institutions de contrainte, il peut aussi être conçu et disposé dans l’espace selon les objectifs de l’institution. Les rapports que les personnes placées entretiennent avec cet objet sont alors scrutés, interprétés comme des signes de leur adhésion à leur traitement (Majerus 2011). Le lit peut encore être instrument de contention, voire de punition, ce qu’illustre le tristement célèbre lit à sangles parfois utilisé en psychiatrie. Il peut enfin être objet de contestation, comme en témoignent les révoltes dans les centres de rétention pour étrangers, lors desquelles les matelas sont souvent incendiés (Tassin 2014).

    4Le lit est présent dans les institutions de contrôle des migrations, qu’il s’agisse de lieux d’enfermement ou de centres de tous types destinés à classer et trier les migrants. Il s’inscrit dès lors dans un univers matériel hautement politisé et hiérarchisé, soit dans un « système d’objets » (Santos 1978, p. 54). Comment cet objet est-il intégré à ces dispositifs de contrôle ? Ses fonctions premières sont-elles modifiées par cet encastrement dans des rapports de pouvoir institutionnalisés ? Comment est-il investi aux niveaux social, politique et symbolique ? C’est à cette tension entre l’objet quotidien et domestique d’un côté, et l’objet investi d’un sens politique et l’instrument de pouvoir de l’autre, que ce chapitre est consacré.

    5Fondé sur une étude des centres d’hébergement pour demandeurs d’asile en Roumanie, il montre que les choix matériels qui sont faits au sein de l’institution ne sont pas neutres et révèlent une certaine vision de l’asile et des demandeurs d’asile. L’objet lit matérialise l’institutionnalisation et la normalisation de l’hébergement des personnes en exil. Il est ainsi outil de production et vecteur d’une catégorie sociale nouvelle dans la Roumanie postcommuniste : les demandeurs d’asile.

    6L’analyse proposée se situe à l’intersection de deux champs de recherche. Le premier porte sur les modalités collectives d’hébergement et de logement des migrants, qui ont fait l’objet de nombreux travaux et dont l’utilisation dans des rapports sociaux de pouvoir a été éclairée sous différentes facettes. Les recherches ont en particulier été consacrées aux usages de ces lieux comme outils de normalisation des pratiques habitantes. Au niveau des bâtiments, une attention particulière a été portée à ce que Choukri Hmed a appelé le « logement éducatif à destination des classes populaires » (2006, p. 11). Les effets prescriptifs des architectures et de leurs transformations sur les pratiques habitantes ont notamment été éclairés à propos des foyers de travailleurs migrants en France, transformés en « résidence sociale » afin de lutter contre les appropriations collectives de l’habitat et d’individualiser les pratiques résidentielles (Guérin 2021 ; Hmed 2008 ; Lévy-Vroelant et Mbodj-Pouye 2022). Les catégorisations et assignations sous-jacentes ont également été étudiées, les choix matériels étant toujours liés à des représentations stigmatisantes des populations à loger (Barros 2005 ; Béguin 2014 ; Bernardot 2008). Les recherches ont aussi porté sur les réactions des habitants aux prescriptions qui leur sont faites – par des administrations, des bailleurs, ou leurs représentants, agents de l’État ou employés (Guérin 2019, 2022 ; Hmed 2008 ; Mbodj-Pouye 2016).

    7La présente réflexion s’appuie aussi sur un second ensemble de travaux, spécifiquement dédié à l’hébergement et au logement des demandeurs d’asile. La littérature retenue appréhende ces structures d’hébergement comme des « lieux de vie » (Kobelinsky 2010, p. 81) dans lesquels se déroulent les activités du quotidien les plus banales. Les dispositifs matériels y sont questionnés autrement que comme des contenants, des cadres, pour comprendre l’attribution de sens à la matérialité et les appropriations de l’espace, et pour cerner les effets de la matérialité sur les expériences (Grønseth et al. 2016). Ces travaux quittent donc une perspective purement gouvernementale des institutions pour comprendre comment les politiques de la matérialité interviennent dans les expériences des personnes hébergées (Thorshaug 2019). Allant plus loin encore, d’autres travaux se concentrent sur les rapports des exilés aux lieux dans lesquels ils sont hébergés. À travers l’étude de leurs relations à la matérialité et aux objets, à travers leurs représentations et leur discours sur l’espace, leurs pratiques et rituels, ces recherches montrent comment des processus de homemaking peuvent émerger en dépit du maintien des exilés dans la précarité administrative et sociale (Boccagni 2020 ; Grønseth et Thorshaug 2022).

    8Les données mobilisées ici proviennent d’une enquête sur l’hébergement des demandeurs d’asile conduite en Roumanie entre 2009 et 20142. La Roumanie présente un intérêt particulier, car l’asile y est une politique relativement récente, dont l’émergence permet d’étudier de près la production d’un dispositif matériel dans lequel le lit joue un rôle spécifique. J’ai mené une série d’entretiens avec des acteurs du champ de l’asile (direction de l’asile auprès de l’Inspectorat général pour l’immigration – Inspectorat general pentru imigrări, IGI –, directeurs d’établissement, employés des établissements, acteurs associatifs) ainsi qu’avec des personnes en migration résidant ou ayant résidé dans l’un des six centres d’hébergement du pays. J’ai également pu faire des observations dans trois d’entre eux, à Bucarest, Rădăuţi et Timişoara. Je n’ai pas été autorisée à prendre des photographies à l’intérieur des établissements. Les données présentées doivent être replacées dans leur contexte temporel : à partir de 2014, l’augmentation très nette des arrivées de demandeurs d’asile dans le pays a transformé l’occupation des lieux, faisant passer les centres d’une situation de sous-occupation à une occupation complète.

    9Ce chapitre vise à montrer à quel point certains objets, apparemment banals, sont mis à contribution dans des politiques d’encadrement des étrangers. Elle aborde dans un premier temps la constitution de la politique d’asile à travers la production d’un dispositif matériel dans lequel l’objet lit tient une place spécifique. Elle traite ensuite des usages sociaux de cet objet par les deux principaux groupes d’acteurs en présence – les demandeurs d’asile et les policiers –, usages qui oscillent entre protection de soi et contrôle des autres.

    Produire un dispositif matériel pour institutionnaliser l’asile

    10Les États signataires de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés ont l’obligation de fournir un hébergement aux requérants le temps de la procédure. L’augmentation du nombre de demandes en Europe depuis 2013 a poussé les pouvoirs publics à s’interroger sur leur volonté et leur capacité à faire face à cette obligation, réactualisant ainsi la problématique ancienne de l’accueil.

    11La politique d’hébergement des demandeurs d’asile dans des établissements leur étant spécifiquement dédiés remonte au milieu des années 1970 dans plusieurs pays d’Europe (Kobelinsky 2010 ; Masse 2001 ; Pieper 2008 ; Stewart 2005), et a été étendue à l’ensemble des États membres de l’Union européenne (UE) au gré des élargissements successifs de celle-ci (Sobczak-Szelc et al. 2022 ; Szczepanikova 2011). La Roumanie a été prise dans ce mouvement peu après la chute de Nicolae Ceaușescu à la fin de l’année 1989. Le nouveau régime a autorisé l’arrivée des premiers demandeurs d’asile, la ratification de la Convention de Genève en 1991 et la mise en place d’une politique publique consacrée à l’asile comportant un volet hébergement.

    12L’hébergement dans des établissements spécialisés constitue un mode spécifique de traitement de l’asile ; il fournit un toit aux requérants pendant la procédure administrative et répond ainsi à un principe de protection. Mais cette politique comprend aussi un principe de contrôle (les demandeurs d’asile sont soupçonnés de vouloir quitter la Roumanie ou de jouer un rôle de passeurs) qui autorise les autorités à surveiller les personnes hébergées, selon des modalités variées – la première étant le regroupement des demandeurs d’asile dans l’espace. En conséquence, elle a pu être interprétée comme une manifestation du durcissement de l’asile (Frigoli 2004 ; Valluy 2009). Elle constitue au minimum un type de « structure d’encadrement » (Viet 1998, p. 167) et de « technique d’intervention sociale » (Hmed 2006, p. 18) des États en direction d’une catégorie de population particulière.

    13Instaurer une politique d’asile signifie mettre un dispositif matériel en place. La réflexion sur le lit constitue donc un angle d’attaque spécifique permettant d’aborder l’institutionnalisation de l’asile à travers la production et la circulation de normes matérielles d’hébergement.

    Émergence d’une technique d’encadrement par l’hébergement

    14La perspective matérielle permet de lire l’émergence d’une politique publique dans un contexte de transition postcommuniste. La matérialité de la politique d’asile se traduit en tout premier lieu par le droit d’accéder à l’un des centres dits « d’hébergement et de procédure pour les demandeurs d’asile » (centrul regional de cazare şi proceduri pentru solicitanţii de azil) appartenant à l’IGI. Ces six centres ont été ouverts entre 1995 et 2011 (voir figure 1). Ils peuvent aujourd’hui héberger 900 personnes, ce qui représente un nombre de places très inférieur au nombre de demandeurs d’asile.

    15L’absence d’institutions et de cadre politique dédiés à l’asile dans les toutes premières années du postcommunisme a permis l’entrée sur la scène nationale des principaux acteurs internationaux des migrations et de l’asile que sont le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCNUR) et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Ces organismes ont joué un rôle moteur dans la construction, la promotion et la diffusion de normes internationales de régulation des migrations et de l’asile.

    16À partir de 1995, la question de l’intégration européenne de la Roumanie a également influencé la construction de la politique migratoire du pays. L’ouverture des premiers centres s’est inscrite dans ce double cadre d’influences extérieures. Un ancien haut fonctionnaire du ministère roumain de l’Intérieur, longtemps responsable de l’asile, disait ainsi que l’entrée en vigueur de la première loi roumaine sur l’asile en 1996 n’avait pas été suivie d’effets immédiats en matière d’hébergement des demandeurs d’asile. Des programmes financés par l’UE ont fourni les moyens nécessaires pour l’ouverture des premiers établissements. Le modèle contemporain résulte de ces circulations de politiques publiques et d’idées politiques, ainsi que de leur réception et réinterprétation par les dirigeants roumains.

    Figure 1. Localisation des centres pour demandeurs d’asile en Roumanie

    La localisation des centres pour demandeurs d’asile en Roumanie est guidée par les pronostics sur l’évolution des flux migratoires dans le pays.

    © Olivier Pissoat, 2023

    17Le dispositif d’hébergement appartient à l’État et est entièrement géré par lui ; tous les professionnels qui y travaillent sont employés par le ministère de l’Intérieur et relèvent d’un corps de police. Contrairement à ce qui prévaut ailleurs, aux Pays-Bas ou en Grande-Bretagne par exemple, la résidence dans les centres n’est pas obligatoire pendant l’examen de la demande d’asile3. L’accès aux centres est donc le résultat combiné de la démarche volontaire des étrangers et de processus de catégorisation, de hiérarchisation et de tri des étrangers par l’administration.

    18La localisation des établissements dans la capitale et à proximité des frontières découle, selon les fonctionnaires interrogés, d’études pronostiquant l’évolution des flux migratoires dans le pays, réalisées vers 1997-1998 (voir figure 1). Ces études font de la Roumanie un « pays de transit », en vertu de sa situation géographique et économique et en dépit de son processus d’adhésion à l’UE. En pratique, l’implantation de ces établissements fut décidée en partie en fonction de la présence ou non de cours d’appel compétentes pour juger les éventuels recours. Pour des raisons financières, le choix fut fait de réhabiliter des bâtiments publics vacants dans les zones ciblées plutôt que d’en construire de nouveaux. Les bâtiments choisis, qu’ils aient auparavant servi à l’armée ou à la police des frontières roumaines (à Timişoara, Galaţi, Rădăuţi, Şomcuta Mare et Giurgiu) ou à l’hébergement de travailleurs célibataires (à Bucarest), avaient déjà une vocation résidentielle : leur réaffectation a donc été relativement simple (voir figures 2 et 3).

    Figure 2. Ancien foyer pour travailleurs réhabilité en centre pour demandeurs d’asile

    Bâtiment situé à Bucarest Stolnicul (2014).

    © Bénédicte Michalon

    Figure 3. Centre installé dans une ancienne caserne de la police des frontières

    Bâtiment situé à Rădăuţi (2010).

    © Bénédicte Michalon

    19Les bâtiments sont utilisés dans leur intégralité. L’hébergement des demandeurs d’asile se fait ainsi de manière regroupée, concentrée en des lieux bien identifiés dans l’espace. Ce choix se distingue des options qui ont été retenues ailleurs, qui privilégient la répartition, voire la dispersion, des demandeurs d’asile sur un territoire donné (Darling 2017 ; Hauge, Støa et Denizou 2017).

    20Telles sont, en bref, les caractéristiques du modèle matériel que suit le dispositif d’hébergement des demandeurs d’asile en Roumanie : un hébergement groupé, dans des bâtiments réhabilités, entièrement possédé et géré par l’État, et dont la répartition géographique répond à une représentation de la Roumanie comme pays de transit.

    Construire une catégorie sociale, imposer des espaces collectifs : le modèle du dortoir

    21L’architecture interne des centres privilégie une organisation fonctionnelle et collective qui exclut les espaces individuels. Ce modèle participe ainsi à la construction d’un fonctionnement qui subsume l’individu dans la catégorie « demandeurs d’asile ».

    22Les bâtiments transformés en centres pour demandeurs d’asile sont, comme la majeure partie des institutions de contrôle social, clairement séparés de l’espace environnant par des murs et des grilles. Ils sont organisés autour de deux zones principales, l’une dédiée à l’administration, l’autre à la vie quotidienne des personnes hébergées. Les établissements comprennent en outre des espaces récréatifs, délimités par des clôtures ou des barrières. Les entrées sont surveillées et filtrées ; toute personne y pénétrant doit être autorisée et déposer ses documents d’identité :

    Si on rentrait après 22 h, on était puni. Moi, je suis rentré une fois à 22 h 10, et j’ai eu de la chance parce que le garde a été gentil avec moi et m’a laissé rentrer. Mais c’est arrivé plusieurs fois que pour quelques minutes de retard à peine, les gens doivent attendre 2 ou 3 h devant la porte avant qu’on ne les laisse rentrer au centre. (Demandeur d’asile afghan, février 2010)

    23Il ne s’agit cependant pas d’institutions fermées à proprement parler, dans la mesure où les personnes hébergées ont le droit d’en sortir pendant la journée et de s’absenter trois nuits d’affilée. Leur présence est vérifiée lors de « rondes » nocturnes par l’officier de garde, qui passe en fin de soirée pour compter tous les résidents présents dans les dortoirs. Cela implique que les occupants doivent laisser la porte ouverte pour le décompte, ce dont certains habitants se plaignaient lors de l’enquête, les femmes notamment – les centres étaient mixtes et les policiers presque exclusivement des hommes. Ces rondes nocturnes ont un rôle déterminant dans l’exercice de la surveillance par l’État : les règlements intérieurs des différents centres stipulent en effet qu’en cas d’absence lors du passage du policier, l’étranger est déclaré absent. Après trois nuits d’absence, le demandeur d’asile n’a plus le droit de revenir dans l’établissement. En clair, seuls celles et ceux qui dorment effectivement sur place peuvent bénéficier du dispositif d’hébergement. L’existence de cette règle révèle que l’État utilise les centres d’hébergement comme un instrument pour imposer l’immobilité aux demandeurs d’asile. Cette contrainte, cependant, est contournée par les demandeurs d’asile, qui développent ainsi des stratégies d’adaptation aux lieux.

    24Ces lieux restent toutefois définis par des procédures de contrôle interne et la présence de dispositifs de sécurité passive qui en font des lieux de contrainte. Les bâtiments sont marqués par de multiples seuils et partitions internes destinés à limiter les relations entre personnes hébergées et à contrôler leurs circulations internes. Dans un des établissements étudiés, chaque étage est fermé par des grilles que seuls les policiers peuvent ouvrir. Dans un autre, les différents corps de bâtiment sont séparés les uns des autres par des grilles. Œilletons, clés, grilles, barreaux aux fenêtres, vidéosurveillance, sonnettes d’alarme… La matérialité relève ici clairement du registre disciplinaire, ce que nombre des étrangers interrogés ont souligné en rapprochant les centres d’hébergement de camps, voire de prisons (voir figure 4).

    Figure 4. Des dortoirs aux fenêtres grillagées

    Centre pour demandeurs d’asile de Rădăuţi (2010).

    © Bénédicte Michalon

    25Dans les centres visités, les zones de vie sont agencées selon une structure moderniste articulée autour d’un couloir central desservant les dortoirs et les salles collectives : cuisines, sanitaires, salle de télévision, bibliothèque, salle de sport et salle de prière. Ces pièces peuvent être investies par l’ensemble des résidents. Néanmoins, dans les faits, les personnes hébergées passent la majeure partie de leur temps dans un espace particulier : le dortoir.

    26Le dortoir établit le collectif comme norme de ce modèle d’hébergement. Tous les centres pour demandeurs d’asile du pays sont agencés autour de ce principe d’organisation spatiale qui impose proximité, voire promiscuité, aux personnes hébergées. Nulle part il n’existe de chambre privative. Les superficies des dortoirs diffèrent toutefois en fonction des établissements : certains sont prévus pour dix personnes, d’autres pour quatre.

    27L’ameublement y est minimal, rationalisé. Les lits sont des lits superposés, comme en prison (Bruslé et Morelle 2014). Ils sont généralement disposés le long des murs pour laisser libre l’espace central de la pièce. Des armoires partagées sont également présentes. Cette économie matérielle fait du lit l’objet central du dortoir. Les occupants n’en détiennent d’ailleurs pas de clé. Celle-ci est conservée par le policier de garde, et les résidents doivent aller la chercher pour fermer leur dortoir lorsqu’ils le quittent. Cette privation du droit à ouvrir ou fermer librement le dortoir renforce sa fonction de contrôle. Elle le rend difficilement habitable par les résidents, ainsi que l’un d’entre eux l’exprimait :

    Chaque fois que je sors du centre, je donne ma clé de chambre au garde et il me donne mes documents. Et vice-versa quand je rentre. Je trouve cela gênant. (Demandeur d’asile afghan, février 2010)

    28Comme dans d’autres logements plus ou moins contraints (Bernardot 2008 ; Bruslé 2015 ; Campagnaro et Porcellana 2013 ; Miramond 2022), l’absence d’espace privé matérialise la conception qu’ont les autorités des demandeurs d’asile. Réduits à leur statut administratif, ces demandeurs n’ont pas à disposer d’intimité.

    Quadrillage : l’objet lit métonymie de la personne

    29Le lit est l’objet vers lequel convergent les deux fonctions de care et de contrôle des centres d’hébergement. Il cristallise les ambivalences de la politique d’asile : s’il est le lieu du repos, il est aussi un des outils principaux de la régulation policière en tant qu’instrument des techniques de quadrillage chères à Michel Foucault (1975).

    30Dans les centres de Roumanie, il s’agit donc toujours d’un lit superposé. Ce type de lit est destiné à rationaliser l’espace, à faire dormir autant de personnes que possible dans un espace donné. Un matelas et du linge de lit sont fournis aux arrivants. L’assignation des personnes hébergées à leur lit frappe l’observateur : aucun autre meuble ne matérialise la présence de l’individu. On ne voit ni chaise, ni fauteuil, ni table – d’ailleurs, leur nombre apparaît insuffisant en tout lieu par rapport au nombre d’occupants. Lorsqu’une personne entre dans son dortoir, elle n’a souvent d’autre choix que de s’allonger ou de s’asseoir sur le lit qui lui a été assigné. Autrement dit, la place du demandeur d’asile dans un centre, c’est son lit.

    31Cet enjeu de placement est pris en charge par le personnel. Le lit est pour les policiers l’instrument premier de répartition des personnes hébergées dans les différents dortoirs. Cette politique de répartition vise à organiser certains rapprochements supposés favoriser le calme et la bonne entente des personnes hébergées, ainsi qu’à éviter d’autres rencontres ou regroupements. Elle se fonde sur la manipulation de catégories d’ordres divers : catégories officielles (hommes, femmes, familles, personnes dites « vulnérables », demandeurs d’asile ou bénéficiaires d’une protection) et catégories plus officieuses qui relèvent le plus souvent de lectures culturalistes, voire racialistes, des identités individuelles et collectives par le personnel. Ainsi les dortoirs regroupent-ils autant que possible des personnes perçues comme ayant une proximité culturelle ou religieuse, ou séparent-ils des groupes aux relations considérées comme potentiellement conflictuelles. L’assignation à un lit est donc aussi catégorisation, voire stéréotypification, des personnes hébergées. Le travail de classification et de quadrillage social, au fondement de l’organisation des institutions de prise en charge des migrants comme d’autres populations considérées comme déviantes (Michalon et Bruslé 2016 ; Hall 2012 ; Thorshaug 2019), passe ici par l’objet lit.

    32En tant qu’instrument de placement et de catégorisation identitaire de l’individu, le lit devient aussi unité de mesure et outil de contrôle. Tous les soirs, un policier de garde faisait le tour des dortoirs pour recenser l’occupation nocturne des lits. Comme dans l’institution pénitentiaire (Mitchelson 2014) ou l’asile psychiatrique (Laé 2009 ; Majerus 2011), le lit permet le décompte des personnes présentes. Après comptage, les dortoirs sont laissés ouverts par les policiers. Cette pratique du comptage nocturne est vivement ressentie par l’ensemble des étrangers interrogés : elle explique que plusieurs d’entre eux aient qualifié les centres d’hébergement pour demandeurs d’asile de « sorte de prison ».

    33Elle n’empêche toutefois pas des négociations et des marges de manœuvre. Un Camerounais ayant obtenu une protection de l’État roumain l’expliquait ainsi :

    Avant [quand il était demandeur d’asile]4, je devais laisser la porte ouverte la nuit pour le contrôle, comme les demandeurs d’asile, mais j’ai protesté et le directeur a dit à l’officier de ne plus rentrer dans la chambre des Africains. Mais ils viennent vérifier la chambre des Afghans, qui parfois sautent la clôture pendant la nuit. Ils laissent leurs documents de demandeurs d’asile ici. (Février 2010)

    34Placement, assignation identitaire, mesure, contrôle : dans le système d’objets constitué par la politique de l’asile, par un processus qui remplace la personne par l’objet, le lit est une métonymie du demandeur hébergé en centre.

    35Les productions matérielles participent à la définition, à la codification et à la légitimation de différentes institutions (Fischer 2017 ; Icard 2017 ; Michalon 2015 ; Salle 2008). La politique d’asile en Roumanie postcommuniste vient confirmer le rôle de la matérialité, de systèmes d’objets et d’objets particuliers dans la mise en place et l’application de certaines politiques publiques. L’architecture des centres d’hébergement, le recours au dortoir et la production institutionnelle du lit comme objet central de ce dispositif matériel montrent combien le traitement de populations considérées comme marginales repose sur une re-signification d’objets usuels, transformés en outils de prise en charge et de contrôle des personnes hébergées. Réduits à leur statut administratif, dépersonnalisés par l’objet, les demandeurs d’asile n’en restent pas moins les premiers utilisateurs du lit.

    L’utilisation du lit, entre surveillance et préservation de soi

    36Les centres d’hébergement sont des lieux d’application d’une politique publique génératrice de rapports de pouvoir entre demandeurs d’asile et professionnels qui y travaillent. Or, « l’organisation infrastructurelle et spatiale d’un centre d’asile n’est ni un arrière-plan neutre, ni réservée à une fonction de pure surveillance et de traitement différencié »5 (Boccagni 2020, p. 6). Ce sont aussi des lieux de vie quotidienne dans lesquels se déploient des rapports à soi et aux autres. La question des modes d’occupation de l’espace des centres par les étrangers se pose dès lors avec acuité. Comment vivre l’ordre spatial imposé par l’institution et ses agents ? Quel(s) rôle(s) les objets jouent-ils dans ces dynamiques ? Alors que l’administration produit une matérialité spécifique pour mettre en œuvre sa politique d’asile, un objet banal tel que le lit intervient dans la manière dont les demandeurs d’asile se positionnent dans et par rapport à l’institution. Il est en effet l’artefact principal par lequel les personnes hébergées prennent place (Hoyaux 2015) et, tant bien que mal, « habitent » (Stock 2004) les centres.

    Un lit à soi : prendre place

    37L’arrivée dans tout centre est suivie d’une « cérémonie d’admission » (Goffman 1968) au cours de laquelle un policier relève l’identité des nouveaux arrivants, les informe sur leurs droits et devoirs en tant que demandeurs d’asile, ainsi que sur la prise d’empreintes obligatoires dans le cadre du système d’information Eurodac. Une fouille corporelle et un examen médical sont réalisés. À l’issue de cette « cérémonie », la direction décide d’héberger ou non la personne. Si la décision lui est favorable, le règlement intérieur lui est transmis, avec les droits et devoirs des personnes hébergées. Intervient enfin la répartition dans les dortoirs, qui est une prérogative du personnel sur laquelle les nouveaux venus n’ont pas de prise – au moins dans un premier temps. Arriver dans un centre signifie arriver dans un dortoir. Le dortoir impose de cohabiter avec des inconnus, avec lesquels il va falloir partager un espace au quotidien, socialiser, et appliquer des règles. Le premier contact sera déterminant pour le bon déroulement de la cohabitation dans le dortoir : les échanges avec les autres occupants vont fixer les règles socialement acceptables dans l’espace partagé.

    38Un lit et un petit espace de rangement dans une armoire sont attribués à chaque personne. Le dépouillement matériel de l’institution renvoie à celui des arrivants qui, pour beaucoup, ne possèdent rien d’autre que les habits portés sur eux ou un petit sac à dos. La « rareté spatiale » observée dans des labour camps (Bruslé 2015, p. 258) caractérise également les lieux d’hébergement des demandeurs d’asile. Il faut toutefois remettre cette « rareté » dans le contexte de faible remplissage des centres, et donc des dortoirs, qu’était celui de l’époque à laquelle a été menée l’enquête.

    39Le lit est préparé par les personnes sortantes, qui doivent laisser à leur départ un lit prêt pour la personne entrante. La préparation du lit établit donc un lien entre les sortants et les entrants. Le lavage hebdomadaire des draps est, lui, pris en charge par le personnel de nettoyage de l’établissement. Il s’agit de la seule intervention de l’administration dans l’entretien du lit et du dortoir : tout le reste incombe aux occupants des lieux.

    40Comme dans d’autres institutions de contrôle social, le lit est un espace-frontière. Il est le seul espace réservé à l’individu et soustrait à une utilisation collective. Cette privatisation est une norme orale, souvent tacite : en situation de sous-occupation des centres, il n’y a pas de raison de partager un lit à plusieurs, alors que cela peut exister lorsque les locaux sont suroccupés (Bruslé et Morelle 2014). Le « placement » (Hoyaux 2015) de l’individu dans le collectif commence donc par le lit qui lui est dévolu. C’est à partir du lit que l’individu va déployer ou non des pratiques habitantes dans le nouveau cadre social dans lequel il se trouve pour un temps indéterminé.

    41En l’absence de mobilier adéquat dans le dortoir, le lit est l’espace où se déroulent la plupart des activités du quotidien. Deux demandeuses d’asile partageant un dortoir expliquaient ainsi cette capacité du lit à accueillir les faits les plus banals : « Nous regardons la télé, nous dormons, nous mangeons. Nous n’avons pas d’activité particulière » (février 2010).

    42Si les sorties diurnes sont autorisées et peuvent être l’occasion de menues distractions, et si quelques activités sont organisées par les directions des établissements ou des associations caritatives, les journées sont longues et le temps passé à rester allongé sur le lit tout autant. Le lit apparaît comme le lieu du temps qui ne passe pas, de l’ennui.

    43Place première de l’individu, support d’une partie importante des activités quotidiennes, l’objet lit a ainsi pris dans les centres pour demandeurs d’asile des fonctions sociales qui excèdent largement son rôle initial d’espace de repos.

    S’approprier le dortoir : petits aménagements et rôle des objets

    44Les surveillants aimaient à présenter les centres comme le nouveau domicile des exilés. Les visiteurs extérieurs n’étaient pas autorisés à entrer dans les dortoirs et les rencontres devaient se faire sur une petite terrasse à l’entrée de la zone de vie des personnes hébergées. Mais les résidents peuvent-ils se sentir « chez eux » dans ces lieux ? L’investissement dépend étroitement du temps d’hébergement, lui-même lié à la durée de la procédure administrative.

    45Au moment de l’enquête, un grand nombre de demandeurs d’asile quittaient la Roumanie avant la fin de la procédure. De ce fait, ils ne séjournaient que quelques jours ou quelques semaines dans les centres. L’investissement des lieux était alors faible. Or, une longue durée de séjour peut provoquer des dynamiques complémentaires qui transforment la contrainte spatiale en ressource (Bruslé 2015). Certains objets sont alors particulièrement mobilisés dans les processus d’adaptation au cadre institutionnel, voire de contournement de celui-ci. Le lit joue ici un rôle spécifique : comme dans d’autres institutions de contrainte, ses fonctions excèdent la simple dimension quotidienne et supportent le déploiement d’un espace d’intimité et une résistance à la dépersonnalisation – au sens goffmanien du terme – inhérente à l’institution.

    46La principale tactique de personnalisation du dortoir consiste en de petites opérations de réaménagement de l’ameublement, éventuellement complétées par de la décoration. Les principales modifications concernent le positionnement des lits, révélant sa place centrale dans le dispositif matériel du dortoir. Ils peuvent être déplacés pour accroître la distance entre les occupants lorsque ceux-ci n’ont pas de liens personnels. À l’inverse, lorsqu’un couple ou une famille vit dans un dortoir commun, ils peuvent être collés les uns aux autres. De même, lorsque le nombre de lits est supérieur au nombre d’occupants, certains peuvent faire office de canapé.

    47Dans le dortoir occupé par deux jeunes femmes, évoqué en exergue de ce texte, tous les lits avaient été déplacés. Le conjoint de l’une d’entre elles était obligé de dormir dans un dortoir voisin avec d’autres hommes. Ils avaient néanmoins pu joindre deux lits superposés pour constituer un grand lit et les avaient placés loin de la porte d’entrée dans le dortoir. Le lit superposé de l’autre occupante avait, lui, été éloigné autant que possible, calé le long du mur opposé. Entre les deux, un salon avait été aménagé. Sur une table, une télévision était posée ; une autre servait de rangement. Ces deux tables avaient été déplacées depuis la salle à manger collective par les deux demandeuses d’asile, qui les avaient ensuite recouvertes de nappes. Un lit à une place avait été disposé face à la télévision et servait de canapé. La pièce comportait aussi un grand nombre d’armoires. Les policiers n’avaient pas empêché ces réaménagements, ni même que des meubles d’une pièce collective soient déplacés dans un dortoir et donc privatisés. À nouveau, la sous-occupation du centre pouvait expliquer cette marge de manœuvre ; mais celle-ci s’expliquait aussi par le fait que les deux occupantes étaient les seules femmes alors hébergées dans l’établissement. La reconstitution d’un semblant de salle à manger et de salle de télévision dans leur dortoir leur évitait d’avoir à fréquenter les salles collectives.

    […] les logements d’une pièce sont plus qu’un assemblage de “coins” visant à reproduire les séparations existant dans un logement de plusieurs pièces. Ainsi, le déplacement des objets et des meubles n’est pas une mince affaire : quand un meuble bouge, l’ensemble de la pièce se transforme, l’ensemble de l’espace est à reconsidérer, à redéfinir. (Rosselin 2002, p. 105)

    48Ce constat, dressé à propos d’un ensemble hétérogène de logements composés d’une seule pièce, peut s’appliquer au dortoir des centres pour demandeurs d’asile.

    49La télévision et les deux tapis qui rendaient le dortoir plus chaleureux leur avaient été donnés par un prêtre orthodoxe qui venait deux fois par semaine rendre visite aux personnes hébergées. La fenêtre était occultée par des draps de lit. Les murs étaient largement décorés. L’ensemble était très soigneusement rangé, toute personne pénétrant dans le dortoir enlevait ses chaussures à l’entrée, comme dans toute demeure de la région. Cela ne signifiait pas pour autant que les autres résidents du centre y étaient les bienvenus ; la plupart n’avaient d’ailleurs pas l’autorisation d’y entrer.

    50Les réaménagements et éventuelles décorations des dortoirs sont donc liés à la fois aux marges de manœuvre laissées par le personnel de police aux personnes hébergées, et aux circulations de personnes et d’objets entre l’intérieur et l’extérieur des établissements. Ces circulations matérielles peuvent elles-mêmes relever de tactiques des personnes hébergées et du laisser-faire des policiers. Ainsi, un résident détenait un ordinateur portable dans son dortoir alors que c’était interdit par le règlement intérieur. Il l’avait fait pénétrer dans les lieux à la faveur d’un tour de garde de l’un des policiers, qu’il savait peu regardant. Les modalités de production de l’ordre dans ces centres présentent ainsi des similitudes avec la production de l’ordre carcéral. Mon interlocuteur concluait néanmoins : « ensuite il faut cacher ça ». La capacité de résister au moyen de l’appropriation de certains objets était ainsi annoncée.

    Ambivalences de l’objet : résistance, danger, protection

    51Le lit, objet de l’institution, objet du quotidien, objet d’adaptation, est aussi pour les personnes hébergées dans les centres un objet ambivalent.

    52C’est d’abord un dispositif matériel qui permet de contourner la promiscuité qu’impose le partage des dortoirs avec des inconnus, et à ce titre un objet de résistance. Nombreux sont les résidents qui suspendent des draps ou des couvertures à l’étage supérieur des lits superposés pour occulter leur propre couchette. Cette pratique est courante dans les institutions de contrainte, quelle que soit leur localisation (Bruslé et Morelle 2014 ; Dirsuweit 1999 ; Michalon 2015). Le lit est aussi espace de retrait du collectif. En l’absence de tout autre espace privatif, c’est celui dans lequel les personnes se replient et peuvent trouver un peu d’isolement.

    53Mais les frontières du lit comme espace privatif et de retrait sont plus poreuses qu’il peut paraître au premier abord. La suspicion vis-à-vis des autres résidents des centres est en effet généralisée, ce qu’exprime une phrase telle que « on ne parle pas trop entre nous, on ne sait pas qui est qui » (février 2010). C’est là une nouvelle similitude avec la vie sociale telle qu’elle se déroule dans l’institution carcérale (Chauvenet 2010). Dans les centres d’hébergement roumains comme dans des espaces d’enfermement et de contrôle, l’objet lit et le retrait qu’il peut permettre en certaines circonstances ne suffisent pas à l’extraire complètement de ce climat de méfiance et à en faire un espace totalement rassurant. Un résident ayant obtenu une protection de l’État roumain et en attente d’un autre logement racontait ainsi qu’on lui avait proposé de lui « louer son document » – les papiers étant des objets de convoitise et de transaction entre les exilés. Pour cette raison, il dormait avec son document attaché à lui, alors même qu’il ne partageait son dortoir qu’avec une seule autre personne ; pendant la journée, il le cachait soigneusement. Le sommeil, temps de repos, devient dans une telle configuration un temps de danger, dont le lit ne protège qu’insuffisamment.

    54Cette dimension dangereuse du lit ressortait tout particulièrement des propos des femmes. Les dortoirs étaient non mixtes, mais ceux des femmes et des familles pouvaient jouxter ceux des hommes. Dans un des centres étudiés, seuls les policiers détenaient les clés des dortoirs, qui restaient ouverts la nuit. Les femmes ne se sentaient pas en sécurité dans une telle organisation et auraient souhaité pouvoir partager leur dortoir avec leur conjoint, ce qui n’était possible que si le couple avait des enfants. Une demandeuse d’asile exprimait cela de manière très claire :

    Le problème, c’est que j’ai une certaine expérience de tous ces hommes, certains entrent, font les gentils, mais… Si quelqu’un frappe à la porte, je ne peux pas savoir qui c’est, donc c’est mieux si tout le monde sait qu’il y a un homme dans la chambre. (Février 2010)

    55Malgré cette incapacité à offrir une intimité et une sécurité totale, le lit reste un objet perçu comme protecteur, que les personnes hébergées recherchent. Il est en effet garant du maintien de la place attribuée à chacun des résidents. Certains demandeurs d’asile louent donc une chambre à l’extérieur et alternent entre le centre et l’extérieur :

    Le centre est ouvert pendant la journée et ferme à 22 h. Si on revient après cette heure-là, on ne nous laisse plus rentrer. Pour pouvoir rester au centre, il faut y pointer au moins tous les trois jours. Sinon on perd notre place au centre et il faut refaire une demande d’hébergement en centre auprès de l’IGI. En fait, une partie d’entre nous loue une chambre ou un appartement en ville et revient une nuit tous les trois jours. C’est le cas du monsieur qui partage ma chambre. C’est important de ne pas perdre le droit d’être hébergé au centre, car il nous faut une adresse fixe pour le renouvellement du visa à l’IGI. Or souvent, quand on loue une chambre, on n’a pas de contrat de location, donc ce n’est pas un hébergement valable pour l’IGI. Nous louons des chambres ailleurs, car alors nous avons plus de distractions qu’au centre et c’est beaucoup moins stressant. (Réfugié camerounais, février 2010)

    56Le lit se révèle kaléidoscopique, ambivalent. Il offre protection aux demandeurs d’asile, mais les soumet à des contraintes dont certaines peuvent paradoxalement être protectrices. La conclusion avancée par Olivier Milhaud à propos du lit en prison semble pouvoir s’appliquer ici : « Lieu du repos, de violence, d’amour et de terreur, il semble difficile de lui accorder une signification générique, valable pour tous les détenus » (Milhaud 2017, p. 213).

    57Dans les centres pour demandeurs d’asile, le lit fait l’objet d’une pluralité d’usages, de la part des exilés hébergés comme des policiers. Instrument d’assignations multiples – à une position, à une catégorie administrative, à des stéréotypes divers –, il est aussi le seul espace pouvant être privatisé et accueillir le repli sur soi. En tant que tel, il constitue le point nodal à partir duquel se configure le positionnement de la personne dans les rapports de pouvoir internes, au sein du dortoir comme à l’échelle du centre.

    Conclusion

    58Le lit, objet banal présent dans des lieux qui ne le sont pas tout à fait, comme les centres d’hébergement pour demandeurs d’asile, y possède une « vie particulière » (Kaufmann 1997, p. 115) qui lui permet non seulement de « former le cadre actif et rapproché qui porte notre action » (ibid., p. 111), mais aussi de jouer un rôle structurant dans les rapports de pouvoir qui caractérisent la politique de l’asile.

    59Sa position sociale et politique se lit au prisme de la construction et de l’application de cette politique publique. La Roumanie fournit ici un cas d’étude privilégié, en tant qu’État ayant élaboré l’ensemble de cette politique au cours des trente dernières années par la constitution d’un corpus juridique, la création d’administrations et le recrutement de personnel ad hoc, mais aussi par une certaine production matérielle. Le recours à des centres d’hébergement spécialisés et inscrits dans une matérialité particulière, d’une part, et l’emploi d’un mode d’hébergement fondé sur le collectif du dortoir, d’autre part, font du lit un objet clé dans le fonctionnement quotidien de ces centres. L’observation du lit, pris dans un dispositif architectural et un système d’objets, dévoile à quel point la politique d’hébergement des exilés repose sur l’imbrication de fonctions d’assistance et de surveillance (Castel 1995), dont la présente contribution a éclairé la dimension matérielle.

    60Le lit est un instrument de pouvoir aux mains de l’administration et des policiers qui travaillent dans les établissements étudiés. Il est outil de classification, de tri et de comptage des personnes hébergées. Il est vecteur de règles, voire de relations d’asymétrie entre les professionnels et les exilés. Pour autant, il ne perd pas ses fonctions premières d’objet du quotidien. Sa position centrale dans la rareté spatiale qui caractérise les centres d’hébergement permet aux exilés de prendre place et de se ménager une parcelle d’intimité dans l’univers matériel et social de ces lieux. Le lit aide les résidents à habiter ces centres grâce à de menues tactiques d’appropriation des objets et des espaces. Mais il rappelle aussi les tensions structurelles propres à de telles institutions, qui sont sans cesse travaillées par la violence.

    61Sous couvert d’amélioration des conditions d’accueil des exilés, l’Union européenne (UE) promeut la constitution d’une culture matérielle propre aux politiques d’asile. Elle s’appuie pour cela sur la directive européenne dite « Accueil »6, adoptée en 2013, qui fixe des normes d’accueil et de contrôle des demandeurs d’asile que les États membres doivent transférer dans leur législation. L’UE s’appuie également sur le Bureau européen d’appui en matière d’asile (European Asylum Support Office), créé en 2010, qui a pour mission de diffuser des normes européennes dans le domaine de l’asile et de veiller à leur application. Cela passe entre autres par la production de cahiers des charges qui définissent les standards matériels d’accueil dans les centres pour demandeurs d’asile. Le lit fait partie des objets les plus cités. Mis au cœur d’une production et d’une circulation internationale de normes matérielles et de bonnes pratiques7, il devient un indicateur de cette normalisation et de l’« humanisation » des modalités d’hébergement.

    62Son ambivalence ne disparaît pas pour autant. En effet, pendant que l’UE cherchait à harmoniser les conditions faites aux exilés, les États membres ont mis en place des mécanismes nationaux de contrôle des lieux de privation de liberté et de respect des droits de l’homme. Les rapports sur les centres pour demandeurs d’asile rédigés par l’Avocat du peuple (Avocatul Poporului), organisme dédié en Roumanie, montrent comment la matérialité est convoquée pour évaluer le respect du droit d’asile8. À nouveau, le lit y ressort comme un objet clé : il sert notamment à décrire et à évaluer les conditions d’hébergement, en mesurant par exemple l’insalubrité ou la suroccupation de certains établissements. Le lit acquiert alors une nouvelle fonction : celle de vecteur de critique publique de l’institution.

    63L’État roumain est supposé répondre à ces rapports et introduire les modifications demandées. Or, souvent, il se dédouane de tout manquement en renvoyant aux normes européennes, inférieures à celles établies par l’Avocat du peuple. On peut dès lors se demander si l’importance accordée aux normes matérielles d’accueil, au détriment de normes relationnelles entre professionnels et exilés, ne signifie pas tout simplement que les objets se voient accorder une valeur plus grande que les personnes exilées.

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    Notes de bas de page

    1Synthèse d’un extrait du journal de terrain de l’auteure, février 2010.

    2Cette enquête a été menée dans le cadre du programme de recherche TerrFerme (Les dispositifs de l’enfermement. Approche territoriale du contrôle politique et social contemporain), coordonné par l’auteure entre 2009 et 2015. En ligne : [https://terrferme.hypotheses.org/].

    3La majeure partie des demandeurs d’asile vivent de ce fait en dehors des centres.

    4Les bénéficiaires d’une protection internationale sont autorisés à rester dans les centres après l’obtention de leur protection. En contrepartie, ils payent un loyer, que ne payent pas les demandeurs d’asile. Il n’existe pas en Roumanie d’hébergement spécifique pour les bénéficiaires d’une protection internationale, contrairement à ce qui existe en France.

    5« The infrastructural and spatial organization of an asylum centre is neither a neutral background, nor one with a function of pure surveillance and differential treatment » (notre traduction).

    6Directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.

    7Il s’agit par exemple de fixer un nombre minimal de lits dans un établissement – chaque personne hébergée doit disposer d’un lit –, de déterminer la surface nécessaire pour une personne hébergée, ou encore un espace de circulation minimal entre les lits.

    8Contrairement à ce qui prévaut en France, les centres pour demandeurs d’asile y sont considérés comme des centres fermés et font donc l’objet de visites de contrôle répétées, à l’instar des centres de rétention. Celles-ci ont commencé plusieurs années après mon enquête, en 2017.

    Auteur

    • Bénédicte Michalon

      CNRS, Passages (UMR 5319)

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    Michalon, B. (2025). Le lit, objet banal, objet de contrôle. In L. Bony, S. Guyot, B. Michalon, & P.-Y. Trouillet (éds.), Le pouvoir des objets (1‑). ENS Éditions. https://doi.org/10.4000/14500
    Michalon, Bénédicte. « Le lit, objet banal, objet de contrôle ». In Le pouvoir des objets, édité par Lucie Bony, Sylvain Guyot, Bénédicte Michalon, et Pierre-Yves Trouillet. Lyon: ENS Éditions, 2025. https://doi.org/10.4000/14500.
    Michalon, Bénédicte. « Le lit, objet banal, objet de contrôle ». Le pouvoir des objets, édité par Lucie Bony et al., ENS Éditions, 2025, https://doi.org/10.4000/14500.

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