Introduction de la première partie
Objets, domination institutionnelle et résistance
p. 33-36
Texte intégral
1La domination institutionnelle exercée par l’État repose sur des bases légales et bureaucratiques qui font particulièrement appel à la matérialité. En témoigne la multitude d’institutions qui concrétisent cette domination à travers une action disciplinaire, une action totalitaire ou encore en gouvernant les sujets qui vivent dans ces lieux, parfois sous la contrainte. Ces institutions sont elles-mêmes matérialité : celle des lieux, de leurs murs, de leur insertion dans un environnement géographique. Autant de manières d’inscrire dans l’espace et dans la société l’emprise que le pouvoir de l’État entend exercer sur certaines catégories de populations.
2Mais à partir de l’étude de trois institutions régaliennes par excellence (le centre d’accueil pour demandeurs d’asile, la prison et l’école), le présent ouvrage défend l’hypothèse que la matérialité qui y est convoquée est aussi d’une autre échelle, plus microgéographique (Hoyaux, Oldra et Petit 2020). Les contributions rassemblées dans cette première partie étayent l’idée que ces institutions ne peuvent exister ni fonctionner sans des systèmes d’objets (Santos 1978), voire des objets particuliers. La domination régalienne s’appuie sur des artefacts préexistants ; elle peut en outre modifier leurs significations, leurs valeurs et leurs usages. Elle peut aussi générer de nouveaux objets ou systèmes d’objets pour ses besoins propres, ce dont témoignent par exemple les objets de sécurité passive comme les grilles ou les barbelés souvent présents dans ces lieux, ou les objets spécifiques à une institution donnée.
3Ces univers institutionnels sont cependant caractérisés par une relation particulière à la matérialité, qui s’y trouve réduite à ce qui est strictement nécessaire, et qui peut également être insuffisante. Y prédomine une « économie de la rareté spatiale » (Bruslé 2015, p. 258), dont les effets sur les relations de pouvoir méritent d’être interrogés. En outre, les objets, singuliers ou génériques, sont disposés et agencés en fonction des objectifs de l’institution. Leur place dans l’espace, et donc dans les relations sociales, ne découle pas du hasard mais d’une intentionnalité.
4Les chapitres de Bénédicte Michalon, Lucie Bony et Steven Prigent proposés à la lecture partagent une même approche du pouvoir, « institutionnaliste » et « relationnelle » (Bony, ce volume). Ils portent le regard à la fois sur les acteurs qui mettent en œuvre la domination régalienne – policiers, surveillants, enseignants – et sur ceux qui sont visés par celle-ci – demandeurs d’asile, détenus, élèves. Ils s’intéressent à des objets précis – le lit, le téléphone portable – et à un système d’objets – constitué du tableau, de la badine et du manuel. Certains de ces objets n’ont pas été créés spécifiquement pour le contexte institutionnel dans lequel ils sont ici interrogés. D’autres sont en revanche étroitement liés à ce contexte et à ses missions, et peuvent même en devenir des symboles, à l’image du tableau pour l’école. Les trois contributions éclairent la manière dont ces artefacts arrivent dans les institutions étudiées, que ce soit « par le haut » – sur décision de l’institution elle-même – ou « par le bas », à l’initiative des populations cibles de l’institution. Les objets n’entrent donc pas tous de la même manière dans ces rapports de domination. Ce faisant, des circulations matérielles sont mises au jour, mais aussi des circulations de normes – politiques, sociales ou économiques – qui mettent des objets en jeu.
5La banalité de certains objets est mise en tension par leur présence et leur utilisation dans ces institutions. Ils peuvent en effet devenir extraordinaires du fait du ou des rôle(s) qu’ils jouent dans les interactions quotidiennes et les relations de pouvoir qui naissent en ces lieux. Les chapitres éclairent cette transformation de certains objets et montrent ainsi comment les contextes et situations modifient les valeurs politiques et sociales de la matérialité.
6Pour ce faire, les trois contributions se penchent également sur les visées des institutions. L’éventail des rationalités abordées s’étend du dressage, de la normalisation des conduites, de la diffusion de l’idéologie nationale, à la catégorisation et au tri des populations, au maintien de l’ordre et au contrôle des risques. Est ainsi éclairée la complexité des positions des objets par rapport à ces rationalités, positions qui varient en fonction des objets eux-mêmes, mais aussi en fonction des temporalités des processus étudiés et des acteurs qui se saisissent des objets concernés. Si dans certaines configurations les artefacts permettent à l’institution de déployer son pouvoir, dans d’autres ils autorisent davantage l’appropriation et les adaptations par les publics cibles. L’usage de certains objets peut enfin représenter une menace pour le pouvoir régalien, qui va dès lors chercher à limiter sa présence et à contrôler son utilisation : c’est le cas par exemple du téléphone portable en prison.
7À partir de l’étude de l’hébergement des demandeurs d’asile en Roumanie, le chapitre de Bénédicte Michalon interroge l’usage du lit dans ce dispositif. L’analyse des usages politiques et sociaux de cet objet dans l’hébergement des exilés montre que les choix matériels dans une institution ne sont pas neutres et révèlent une certaine vision de l’asile et des demandeurs d’asile. Le lit matérialise l’institutionnalisation et la normalisation de l’hébergement des personnes en exil. Il contribue ainsi à la construction de la catégorie sociale des « demandeurs d’asile », nouvelle dans le contexte de la Roumanie postcommuniste.
8Le deuxième chapitre, rédigé par Lucie Bony, examine la présence d’un objet interdit en prison, le téléphone portable, et interroge son rôle dans la production de l’ordre. Elle appréhende le pouvoir à travers une approche institutionnaliste, en l’identifiant à l’État (pouvoir judiciaire ou administratif dont les agents pénitentiaires sont les exécutants ou les médiateurs), mais aussi relationnelle (rapport de force inégalitaire s’exprimant dans toute interaction entre détenus ou entre détenus et surveillants). Son chapitre montre que la possession, la gestion et la circulation du téléphone portable sont révélatrices de la façon dont l’ordre carcéral se construit en prison, par le recours à différentes tactiques et stratégies (contrainte, répression, dissimulation, négociation ou encore faux-semblant).
9Enfin, Steven Prigent s’interroge sur le rôle d’un système d’objets dans la diffusion de ce qu’il nomme des « intentions gouvernementales » au sein d’une école primaire du Cambodge rural contemporain. Le tableau, la badine, le drapeau national, l’affichage des donateurs ou encore le matériel d’une pédagogie « centrée sur l’enfant » constituent les manifestations matérielles d’une volonté de gouverner répondant à des idéologies parfois contradictoires, qu’il s’agisse de la discipline et de la didactique promues par les « maîtres » au nom d’une morale « vernaculaire », du clientélisme bureaucratique du ministère de l’Éducation, lié à des valeurs bouddhiques et nationalistes, ou encore des politiques éducatives internationales fondées sur des valeurs démocratiques et d’empowerment. Steven Prigent démontre ainsi, à travers les objets, que le pouvoir de l’État a besoin d’être rendu visible pour être affirmé et maintenu.
Bibliographie
Bruslé Tristan, 2015, « Habiter un camp de travailleurs. Appropriation, usages et valeurs du dortoir en milieu contraint », Annales de géographie, no 702-703, p. 248‑274.
Hoyaux André-Frédéric, Oldra Arthur et Petit Emmanuelle, 2020, « Micro(-)géographie : approches, méthodes, échelles ? », texte scientifique introductif aux ateliers de microgéographie organisés à l’UMR Passages (2019‑2021). En ligne : [https://shs.hal.science/halshs-02498848/document].
Santos Milton, 1978, « La totalité du diable », Espaces Temps, no 8, p. 60‑75.
Auteurs
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Lucie Bony
CNRS, LAVUE (UMR 7218)
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Sylvain Guyot
Université Bordeaux-Montaigne, Passages (UMR 5319)
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Bénédicte Michalon
CNRS, Passages (UMR 5319)
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Pierre-Yves Trouillet
CNRS, Passages (UMR 5319)
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