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    Plan détaillé Texte intégral Les objets dans la construction sociale de la domination L’espace des sociétés : un système d’objets Objets et (in)visibilité de la domination La malléabilité du sens politique des objets Huit objets, trois approches de la domination Bibliographie Notes de bas de page Auteurs

    Le pouvoir des objets

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Introduction générale

    Pouvoir des objets ou objets du pouvoir ?

    Lucie Bony, Sylvain Guyot, Bénédicte Michalon et Pierre-Yves Trouillet

    p. 7-30

    Texte intégral Les objets dans la construction sociale de la domination L’espace des sociétés : un système d’objets Objets et (in)visibilité de la domination La malléabilité du sens politique des objets Huit objets, trois approches de la domination Bibliographie Notes de bas de page Auteurs

    Texte intégral

    « C’est connu le pouvoir des objets : la vie s’y pétrifie, plus présente qu’en aucun de ses instants. »
    — Simone de Beauvoir, Une mort très douce, 19641

    1Les objets ont-ils du pouvoir ? Si certains objets marchands exercent une force d’attraction consumériste (Baudrillard 1970), divers objets sont reconnus pour être dotés d’une « puissance », à l’instar de certaines reliques et autres talismans (Albert et Kedzierska-Manzo 2016 ; Galoppin et Guillaume-Pey 2021), tandis que d’autres possèdent une valeur « irremplaçable », tels les doudous des jeunes enfants (Revolon, Lemonnier et Bailly 2012). Une multitude de recherches, engagées dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler le « tournant matériel » des sciences sociales (Julien et Rosselin 2005 ; Coole et Frost 2010), ont ainsi souligné toute l’importance des objets dans nos sociétés, à tel point que l’on en vient à s’interroger sur un éventuel pouvoir, ou une certaine capacité d’action (agency), reconnu aux objets, qui ne serait alors plus réservé aux seuls humains (Latour 1991, 1999 ; Gell 1998 ; Damerdji, Pecqueux et Renault 2022).

    2Derrière ce « retour de l’objet »2 sur le devant de la scène des sciences sociales (Joulian 2012, p. 7) se posent à la fois la question du statut ontologique des artefacts et celle de leur rôle de médiation au sein de systèmes sociaux dont ils font partie intégrante. On en vient ainsi à se demander, d’une part, si les objets ont du pouvoir et, d’autre part, comment les objets interviennent dans la fabrique sans cesse renouvelée des rapports sociaux de pouvoir. C’est essentiellement sur cette seconde question que porte cet ouvrage. En effet, en proposant de s’interroger sur le pouvoir des objets, ce sont surtout les mécanismes sociaux de la construction et de l’expression matérielles du pouvoir et de la domination que l’on cherche à mieux comprendre, en prenant la matérialité des objets comme point d’observation. Les contributions rassemblées dans ce volume défendent l’idée que, dans nos sociétés, un pouvoir social majeur des objets réside dans leur capacité à matérialiser et à médiatiser les rapports sociaux, et par là même à potentiellement nourrir la construction de la domination et l’exercice du pouvoir de groupes ou d’individus.

    3Cette publication collective est issue des activités conduites entre 2017 et 2021 dans le cadre d’un atelier de recherche du laboratoire Passages (UMR 5319), intitulé « Les spatialités de la domination : matérialités et représentations ». Comme nous cherchions à mieux saisir les relations entre la matérialité et les représentations de la domination, et à faire dialoguer les différents terrains d’étude de ce collectif de chercheurs (géographes pour la plupart), les objets matériels nous sont apparus comme des éléments majeurs de nombreux dispositifs de domination, mais aussi comme des supports de dialogues et de comparaisons entre des situations et des contextes très variés.

    4La proposition théorique qui en découle et qui est développée dans ce volume est de considérer les objets matériels à la fois comme des opérateurs et des révélateurs de rapports de pouvoir et de domination, en les étudiant à partir de leur présence dans l’espace des sociétés. Comment, en effet, les objets interviennent-ils dans l’exercice du pouvoir ? En quoi peuvent-ils être des instruments de la domination ou, à l’inverse, de résistance, voire d’émancipation ? Et quel est le rôle de l’espace social (Di Méo et Buléon 2005) dans ces processus ?

    5Pour répondre à ces questions, nous nous fondons sur trois partis pris. Le premier consiste à s’appuyer sur des études empiriques. Il s’agit en effet de mettre ces questionnements théoriques à l’épreuve concrète du terrain, où les objets sont étudiés en contexte et en action. Les contributeurs du volume ont ainsi été invités à choisir un objet situé sur leurs terrains d’étude et à en proposer une analyse au regard des relations entre matérialité et domination qui s’y opèrent concrètement. Pour la plupart des auteurs, il s’agit donc d’une relecture des dynamiques sociales à l’œuvre sur leurs terrains de recherche, en France et à l’étranger, sous l’angle des objets et de leur rôle dans l’exercice du pouvoir. Chaque chapitre est ainsi étayé par de nombreuses données empiriques, dont les modalités de recueil sont toujours précisées.

    6Le deuxième parti pris consiste à prendre en compte une grande variété d’objets et de situations, nécessaire pour appréhender les mécanismes à l’œuvre dans toute leur diversité. Les huit études de cas présentées ici analysent ainsi différents objets matériels (téléphone portable, œuvre d’art, drapeau, église, chemise brodée, statue rituelle, manuel scolaire, lit), étudiés dans des contextes socioculturels et territoriaux très variés (diaspora ukrainienne en France, prison française, école cambodgienne, espaces naturels sud-africains, églises cairotes, temples hindous, centres pour demandeurs d’asile en Roumanie, société multiculturelle en Guyane).

    7Enfin, nous cherchons à envisager la pluralité des registres d’expression du pouvoir et de la domination matérialisés par les objets. De manière générale, nous considérons la domination comme un rapport social asymétrique qui génère l’exercice d’un pouvoir d’individus ou de groupes dominants sur des individus ou des groupes dominés. Nous associons ainsi une approche structurelle de la domination à une approche relationnelle du pouvoir, considérant que domination et pouvoir sont intimement liés. Rappelons en effet, avec François Chazel, que « la domination consiste, en tant que propriété structurelle, en une distribution asymétrique des ressources sur laquelle le pouvoir s’appuie, mais [aussi que,] réciproquement, le pouvoir, à travers la mise en œuvre effective de ces ressources dans l’interaction, contribue à la reconstitution de la domination elle-même » (1983, p. 595). Dans ce cadre, les contributions ici rassemblées appréhendent plusieurs registres de domination qui ont déterminé la structure de l’ouvrage en trois parties (voir infra) : en premier lieu, la domination institutionnelle exercée dans la matérialité de lieux emblématiques du pouvoir politique régalien (tels que la prison, l’école, ou encore le centre d’accueil pour demandeurs d’asile) ; ensuite, la domination statutaire, où l’inégalité des statuts sociaux (de classe, de genre, de caste, de religion ou d’origine ethnique), pris individuellement ou dans leur dimension intersectionnelle, se construit, se maintient et se négocie notamment autour de dispositifs matériels ; enfin la domination territoriale, marquée par la construction de territoires et d’identités mobilisant des objets matériels à forte valeur symbolique.

    Les objets dans la construction sociale de la domination

    8Cet ouvrage porte bien davantage sur les objets que sur les choses. En effet, les choses peuvent désigner des entités abstraites, alors que c’est précisément pour leur matérialité que ce livre s’intéresse aux objets. C’est aussi l’intervention humaine qui transforme les choses en objets : une pierre est une chose, qui devient un objet dès lors qu’elle est redressée, sciée ou polie (Dagognet 1989 ; Galoppin et Guillaume-Pey 2021). Une fois créé, l’objet se distingue matériellement du sujet ; il a son existence propre, gorgée d’un sens certes social, mais aussi subjectif et parfois même affectif (Revolon, Lemonnier et Bailly 2012). À l’instar d’une croix portée en pendentif qui signale la religiosité de son porteur, les objets participent aux relations sociales et permettent de renseigner sur l’intimité des personnes, voire sur leur identité. Pour Bernard Blandin (2002, p. 15), l’objet et le sujet se co-construisent dans cet acte de distinction et d’extériorisation de l’objet par le sujet. Daniel Miller (2006) parle même d’« objectification » pour qualifier ce processus par lequel les humains produisent des objets qui les façonnent en retour. Dans les années 1980, Igor Kopytoff remarquait que « les sociétés font peser des contraintes sur ces deux univers simultanément et, de la même manière, construisent les objets et les personnes d’un seul et même mouvement »3 (1986, p. 90).

    9S’il est désormais établi que les objets s’inscrivent dans des rapports sociaux, ce constat peut néanmoins offrir différentes déclinaisons selon les positionnements théoriques. Dominique Desjeux (1998) distingue par exemple plusieurs façons d’envisager les objets dans leurs liens avec les relations sociales. Tout d’abord, selon une perspective inspirée de la sémiologie, les objets sont des « signes » socialement chargés de valeurs et de significations au sein de systèmes de signifiants (ou de « cultures matérielles ») qui structurent notre rapport au réel (Barthes 1957 ; Lévi-Strauss 1962 ; Baudrillard 1968) ; l’objet peut alors être abordé comme un « objet-discours » qui agit sur le monde (Semprini 1995). D’autres recherches se focalisent davantage sur la matérialité de l’objet et sa relation avec le corps (Bayart et Warnier 2004) : il s’agit alors de considérer que la matière s’exprime aussi hors de tout discours et notamment à travers les « techniques du corps » (Mauss 1936), souvent inconscientes. Les usages routiniers et quasi automatiques de nos objets quotidiens (par exemple la conduite d’un véhicule) témoignent de cette manière de faire corps avec eux. Une autre perspective consiste à appréhender l’objet comme preuve du passage à l’action (Desjeux 1998 ; Kaufmann 1997). Comme précédemment, le corps joue un rôle de médiation entre les objets, les sujets et leurs gestes, mais de façon moins inconsciente. Les facteurs à l’origine de l’envie d’agir et de la prise de décision, conduisant à la mise en mouvement du corps et des objets, sont ainsi analysés. Cette approche interroge aussi les stratégies mises en œuvre par les acteurs sociaux dans leurs pratiques des objets. Enfin, Bruno Latour (2006) fait de l’objet non seulement un acteur dans l’action, mais aussi un acteur de l’action à part entière, en lien avec la notion d’agentivité (agency) reconnue à certains opérateurs sociaux non humains (Lussault 2003 ; Quéré 2015).

    10Nous portons d’ailleurs un grand intérêt aux travaux se revendiquant du « tournant matériel », très influencés par la pensée de Bruno Latour, notamment parce qu’ils analysent les traductions matérielles des inégalités sociales et qu’ils dépassent ainsi certaines limites de l’interprétation culturaliste. Pour autant, nous nous en distinguons par un positionnement beaucoup plus constructiviste. En effet, dans ce volume, l’intention première n’est pas tant de considérer le pouvoir intrinsèque ou ontologique des objets matériels, même s’il est attesté dans de nombreuses sociétés (Albert et Kedzierska-Manzo 2016 ; Galopin et Guillaume-Pey 2021 ; Trouillet, ce volume), mais plutôt de montrer qu’ils s’imposent comme de puissants instruments matériels et symboliques permettant aux groupes et aux individus d’agir sur le réel, et donc de construire et d’exercer un pouvoir (ou un contre-pouvoir). Autrement dit, à rebours des tenants de la « symétrie généralisée » qui mettent sur le même plan « humains » et « non-humains » (Grossetti 2007), nous considérons que ce ne sont pas tant les objets qui ont un pouvoir que des groupes et des individus qui construisent, exercent et expriment le leur par le truchement (souvent spatialisé) de la matérialité des objets et de la symbolique sociale dont ils sont dotés. Les différents rapports de pouvoir et de domination étudiés dans cet ouvrage dépendent en effet de processus sociaux et historiques qui ont contribué à leur construction, voire à leur institutionnalisation, et qu’il s’agit de comprendre (et de déconstruire) pour saisir pleinement le pouvoir social des objets. En cela, nous défendons la portée heuristique des approches « constructivistes » que les « nouveaux matérialismes » critiquent (Coole et Frost 2010 ; Chivallon 2021).

    11Si les contributions ici rassemblées appréhendent les objets en tant que matérialités signifiantes construites dans le creuset des relations sociales, elles interrogent plus spécifiquement le pouvoir des objets au regard de leur rôle dans la construction des rapports de domination. Plusieurs chapitres s’inspirent ainsi des travaux de Pierre Bourdieu, qui considère que « les objets appropriés, quels qu’ils soient, sont des rapports sociaux (de classe) objectivés » (1979, p. 84). Les objets participent en effet à l’incorporation de schémas culturels (habitus) : ils sont révélateurs des goûts esthétiques, de la mode et de la consommation. Ils constituent ainsi de précieux indicateurs des conditions sociales des individus (économiques et symboliques) et s’inscrivent notamment dans des logiques de distinction. Autrement dit, « l’objet est un médiateur, entre les acteurs sociaux, qui lui font incorporer du social en l’intégrant dans leur “monde social” » (Garabuau-Moussaoui et Desjeux 2000, p. 6). D’autres contributions s’inscrivent plus spécifiquement dans le sillage des travaux de Jean-François Bayart et Jean-Pierre Warnier (2004), très influencés par la pensée de Michel Foucault, qui ont démontré que les institutions n’auraient aucune matérialité sans les objets, et donc aucun pouvoir. Selon cette perspective, les objets contribuent au gouvernement des corps et à la subjectivation, au sens de « production de la subjectivité », mais aussi d’« assujettissement ». Plusieurs chapitres examinent également la façon dont les objets eux-mêmes incorporent ou cristallisent des rapports de domination, des conflits ou des subordinations (Weber 2014, p. 8) – perspective qui a été particulièrement développée par les études féministes (Anstett et Gélard 2012) ou la géographie critique du matériel et de la consommation (Cook 2004 ; Weber 2014). Par leurs perspectives complémentaires, tous ces travaux montrent combien les objets s’inscrivent dans des processus de subjectivation et des interactions sociales qui sont à la base des rapports de pouvoir. En d’autres termes, le pouvoir passe par la matérialité, et notamment par les objets.

    12Comprendre le rôle des objets dans la construction des rapports de domination nécessite également de considérer les différents moments de leur « vie sociale » (Appadurai 1986), si possible depuis leur conception et leur fabrication jusqu’à leur mort sociale, voire leur « deuxième vie » (Anstett et Ortar 2015), en passant par leurs usages et leurs circulations – ce que la majorité des auteurs des chapitres qui suivent ont tenté de réaliser. On sait combien la production industrielle des objets manufacturés repose sur des rapports de domination et d’aliénation de la bourgeoisie capitaliste sur la classe ouvrière. Nous proposons quant à nous une lecture plus large de la vie des objets, en y intégrant notamment la consommation et l’usage social, voire subjectif, qu’en font les acteurs. Au-delà de la sphère marchande, l’objet pénètre dans la sphère personnelle pour être approprié et réinterprété, ce qui peut être considéré comme relevant d’une logique de production de l’objet (Segalen et Bromberger 1996). Comme Arjun Appadurai l’a démontré, les significations des objets sont inscrites dans leurs formes et dans leurs usages, mais aussi dans leurs trajectoires, et « ce n’est que par le truchement de l’analyse de ces trajectoires que nous pouvons interpréter les transactions et les calculs des humains qui donnent vie aux choses » (2009, p. 4). Ainsi, même si, d’un point de vue théorique, ce sont « les acteurs humains [qui] confèrent leurs significations aux choses, d’un point de vue méthodologique ce sont les choses-en-mouvement qui éclairent leur contexte humain et social » (ibid.).

    13Le géographe radical Ian Cook (2004) l’a bien compris, et la méthode de suivi des objets qu’il a développée (« follow the thing »), maintes fois reprise depuis, montre tout l’intérêt qu’il y a à interroger les « biographies » (Kopytoff 1986) des objets et leurs circulations pour en comprendre l’importance et la signification sociale. En « suivant » une papaye sur une chaîne d’approvisionnement s’étendant d’une ferme jamaïcaine à un appartement du nord de Londres, en passant par les rayons d’un supermarché britannique, il montre les connexions entre les consommateurs occidentaux et les habitants des Suds, et par là même une exploitation mondialisée. Rappelons également que la circulation des objets accompagne celle des hommes (Tsing 2017 ; Singaravélou et Venayre 2020) et que la migration peut transformer les objets, leurs fonctions et leurs usages. « Selon les situations, un rasoir ne sert plus à raser », « une peluche est autre chose qu’un jouet », expliquent Corinne Alexandre-Garner et Alexandra Galitzine-Loumpet (2020). Les objets en migration dévoilent ainsi les « savoir-faire » et les « savoir-être » de populations migrantes tout autant qu’ils peuvent témoigner de violences politiques et de rapports de domination (Thomas 2014 ; Tsing 2017 ; Alexandre-Garner et Galitzine-Loumpet 2020). C’est pourquoi, outre l’attention portée à la conception et aux usages des objets, les contributions ici rassemblées proposent d’en analyser les multiples circulations dans l’espace des sociétés.

    L’espace des sociétés : un système d’objets

    14L’une des originalités de ce volume consacré aux rapports de domination médiatisés par les objets réside dans l’intérêt qu’il porte à l’espace. Peu de géographes francophones se sont penchés spécifiquement sur les objets matériels en tant qu’« objets géographiques » avant que Serge Weber (2014) ne propose précisément une « géographie des objets ». Néanmoins, avec le développement de recherches menées à l’échelle micro (Hoyaux, Oldra et Petit 2020) et la place grandissante accordée aux acteurs individuels (Di Méo 2013), de nombreux objets du quotidien ont fait leur apparition dans les espaces étudiés par les géographes. Les recherches sur l’espace domestique soulignent par exemple à quel point les objets contribuent au marquage et à l’appropriation de l’espace (Collignon et Staszak 2003). Très logiquement, la géographie économique accorde aussi une attention particulière à la question des objets. Des travaux consacrés à la confection se sont notamment intéressés aux équipements et aux agencements des ateliers pour montrer comment la modernisation des outils technologiques influe sur la structure des entreprises (Montagné-Villette 1986), ou encore comment les ateliers sont installés dans des espaces qui sont à la fois des lieux de production et de résidence, les objets destinés au quotidien jouxtant ainsi les équipements de confection (Souchaud 2019). Une approche matérialiste de la géographie du travail permet par ailleurs d’analyser à la fois l’organisation des usines de production de tomates pelées et la boîte de tomates pelées elle-même comme symbole de l’uniformisation de la production et du pouvoir de la grande distribution sur les producteurs agricoles (Filhol 2020). Citons encore la géographie de l’enfermement qui, dès ses débuts, s’est penchée sur le rôle des objets et des aménagements matériels dans le vécu de la réclusion (Baer 2005 ; Sibley et Van Hoven 2009), ou encore les apports des études migratoires sur l’importance des objets dans la migration (Bruslé et Morelle 2014 ; Bruslé 2015 ; Clochard 2014 ; Thomas 2014).

    15Les géographes ne sont évidemment pas les seuls à s’intéresser au placement des objets dans l’espace. Les sciences cognitives s’attachent ainsi à montrer comment « la localisation des objets et l’organisation spatiale se modifient à la fois avant l’action, quand on prépare l’espace (nettoyer, ranger, stocker les ressources), et pendant l’action, lorsqu’on adapte l’espace à une séquence d’actions » (Conein et Jacopin 1993, p. 59). La sociologie compréhensive s’intéresse pour sa part aux relations entre les objets et l’espace corporel, car « une des conditions essentielles pour qu’émerge un objet » est « qu’il puisse être détaché du corps pour être traité comme une chose extérieure » (Bessy et Chateauraynaud 1993, p. 154). Or, certains objets sont dans un contact tellement étroit avec le corps qu’ils finissent par entretenir « un rapport de possession réciproque » (ibid.) avec celui-ci – c’est par exemple le cas du vêtement, des instruments de musique, de la voiture. La « production de soi » est ainsi liée à la présence des objets, à leurs placements et circulations dans l’espace familier (Kaufmann 1997 ; Tisseron 2016). Si les anthropologues s’intéressent surtout au « statut ontologique » des artefacts et au « rôle de leur matérialité dans l’organisation sociale et les systèmes de pensées » (Albert et Kedzierska-Manzo 2016, p. 21), beaucoup s’interrogent aussi sur les « objets en action » dans l’espace des sociétés. L’anthropologie critique de la globalisation élaborée par Anna Tsing (2017) a d’ailleurs montré tout l’intérêt d’une étude centrée sur un objet – un champignon – pour saisir les « agencements » entre des acteurs, des écosystèmes et des territoires reliés par des réseaux mondialisés.

    16Dans cet ouvrage, nous nous inspirons notamment de certaines considérations de Milton Santos, pour qui « l’optique géographique est une manière de voir [les] objets en systèmes, ce qui permet de cerner leur rôle dans la vie sociale » (1997, p. 54). Selon Santos, l’espace géographique est un « ensemble indissociable de systèmes d’objets et de systèmes d’actions », où les objets ne doivent être considérés ni séparément ni seulement en termes de « collections », mais bien comme participant à des systèmes qui dépendent des actions sociales, et « jouant un rôle dans le processus social » (ibid.). Si Santos a d’abord considéré, face à l’expansion capitaliste dans les pays du Sud, que « ce n’est pas l’objet lui-même qui a le pouvoir d’induire des changements », il leur reconnaissait néanmoins « une sorte de pouvoir » (Santos 1978, p. 60-61). Il en vint même à reprendre l’idée de Jean Baudrillard (1968) selon laquelle les objets sont des acteurs, mais dont la capacité d’action dépend de « l’arrangement spatial » dans lequel ils s’insèrent (Santos 1997, p. 156). S’intéresser au pouvoir des objets et à la matérialité des faits sociaux nécessite ainsi de prendre en compte l’espace des sociétés. Le travail de Christine Chivallon, très attentif à la matérialité (ou physicalité) des relations sociales, a d’ailleurs bien montré que l’espace, en tant qu’« outil sémique » exprimant des « idéalités représentées » et « participant à l’assignation du sens de la relation sociale », est un « enjeu » majeur des rapports sociaux de pouvoir (2000, p. 301-306). La « maîtrise des dispositifs spatiaux » (ibid.) – et donc de la matérialité (ou des systèmes d’objets de Milton Santos) – est en effet source de pouvoir et de capacité de domination. Plus récemment, Anne Clerval, Antoine Fleury, Julien Rebotier et Serge Weber (2015) ont à nouveau démontré à quel point l’espace est un enjeu majeur de domination, tant pour les dominants que pour les dominés.

    17Pareille perspective « spatiale » (ou géographique) sur les objets doit aussi permettre de montrer combien leur sens et leur valeur sociale dépendent non seulement de leur historicité, mais aussi, souvent, de leur position relative (situation) et de leur échelle (taille). Les objets sont inscrits dans des contextes historiques et géographiques, dont tout changement peut modifier la nature même des objets. Prenons l’exemple des appareils électroménagers : signes de distinction des classes bourgeoises dans les années 1950, alors que le taux d’équipement en France n’était que de 3 %, ils se sont démocratisés au cours de l’histoire et ont aujourd’hui perdu une grande partie de leur caractère distinctif. Un autre exemple fameux est celui des artistes pratiquant le « ready-made » qui, en exposant tels quels des objets manufacturés, les privent de leur fonction utilitaire pour les transformer en œuvres d’art, du simple fait de les avoir placés dans une galerie ou un musée. Et si le déplacement d’un objet peut en changer la qualité et la valeur, le changement de statut de l’objet peut lui aussi entraîner un changement de sa situation dans l’espace. En retraçant l’histoire de la télévision en Suède, Orvar Löfgren (1996) montre ainsi que cet objet a connu une désacralisation qui a influencé sa place dans le logement : de la place d’honneur dans le salon, le téléviseur passe dans la cuisine, puis descend au sous-sol, pour finalement connaître une nouvelle vie au marché aux puces.

    18En marquant l’espace, les objets matérialisent aussi des processus de partage et d’appropriation de l’espace qui sont également incontournables dans une perspective de géographie attentive aux inégalités sociales et aux rapports de domination (Ripoll et Veschambre 2005 ; Bonny, Bautès et Gouëset 2017). Certains objets, tels que les barrières ou les murs, permettent par exemple de rendre visible la distinction entre espace public et espace privé, créant alors des territoires plus ou moins accessibles à chacun. Les objets peuvent aussi médiatiser les luttes engendrées par des logiques antagonistes d’appropriation de l’espace. La plage en bord de mer est, à titre illustratif, un bon observatoire du rôle des objets dans la régulation de la cohabitation parfois conflictuelle de groupes sociaux antagonistes, qu’ils soient paysans ou bourgeois, immigrés ou locaux, nudistes ou vêtus (Champagne 1975 ; Frogneux 2010 ; Bidet et Devienne 2017). Divers objets permettent en effet de mettre à distance autrui et de délimiter les portions d’espace appropriées par chacun (serviettes, parasols, transats, cabanons, barrières, voire cordes séparatives en contexte de ségrégation). Même les luttes géopolitiques pour l’appropriation des territoires s’appuient sur des objets. Le conflit entre les Bédouins et l’État israélien, qui se cristallise notamment sur la présence de villages bédouins considérés comme illégaux, le montre de manière très nette. La revendication de la présence ancienne de ces villages et la lutte pour leur reconnaissance passent par une reconnaissance de leur nom arabe : ainsi, dans certaines localités, les habitants plantent des panneaux imitant la signalétique officielle pour revendiquer une existence « sur les cartes » (Lecoquierre 2022). Les objets jouent également un rôle de symbolisation d’espaces appropriés, ou au contraire désappropriés. En Palestine, la clé symbolisant les maisons et les terres palestiniennes saisies par Israël à sa création en 1948 est régulièrement peinte sur les murs, mais aussi représentée à l’entrée des camps de réfugiés ou brandie lors de manifestations. Qu’ils symbolisent ou matérialisent de telles formes d’appropriation, ces objets donnent finalement à voir des identités étroitement liées à l’espace et aux lieux – identités dont on sait combien elles se construisent et se transforment dans le creuset des rapports de force (Di Méo 2009).

    Objets et (in)visibilité de la domination

    19S’il est une manière par laquelle les objets interviennent dans la construction du pouvoir et de la domination, c’est assurément par leur régime de (mise en) visibilité. En effet, la question de la matérialité du pouvoir renvoie d’abord à celle de sa mise en scène, si ce n’est de son ostentation. Pour Michel Foucault, « traditionnellement, le pouvoir c’est ce qui se voit, ce qui se montre, ce qui se manifeste, et de façon paradoxale, trouve le principe de sa force dans le mouvement par lequel il la déploie » (1975, p. 219). De nombreux travaux ont ainsi pu déconstruire la mise en scène du pouvoir, qui s’inscrit notamment dans la matérialité (Tardy 2007). Les géographes, à l’instar de Jacques Lévy, savent combien la « présentation aux regards » est un enjeu majeur dans le domaine politique, où « le besoin de rendre visible l’action légitime sur l’espace légitime pousse à instrumentaliser sans cesse l’espace matériel » (Lévy 2003, p. 997).

    20Il est pourtant des formes de pouvoir qui s’exercent en toute discrétion. C’est le cas du pouvoir disciplinaire, qui « s’exerce en se rendant invisible ; en revanche il impose à ceux qu’il soumet un principe de visibilité obligatoire » (Foucault 1975, p. 219). C’est ainsi que fonctionne le panoptique imaginé par Jeremy Bentham (1791) : ce dispositif spatial, constitué d’une tour centrale autour de laquelle se déploient les cellules des détenus, permet une surveillance discrète des individus qui ne peuvent savoir s’ils sont observés et qui se croient ainsi surveillés en permanence. De même, pour Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (1970), la violence symbolique, qui sert à légitimer la domination, est subtile et invisible. Mais ce n’est pas parce que ce pouvoir est invisible qu’il est immatériel, loin de là. En effet, le pouvoir disciplinaire s’incarne dans un ensemble de dispositifs matériels : clôture, verrous, espace quadrillé, etc. De même, la violence symbolique peut s’exprimer dans des objets bien concrets. Ainsi, la salle de classe peut être pleine d’objets marqueurs de l’asymétrie relationnelle entre l’enseignant et les élèves – le bureau, l’estrade –, voire de violence symbolique – le bonnet d’âne, la mise au coin. Le chapitre de Steven Prigent montre en outre comment cette asymétrie résulte aussi de l’immixtion d’acteurs extérieurs, tels que le gouvernement ou certaines organisations internationales. Les dominants peuvent donc exhiber leur pouvoir comme l’exercer de manière cachée. Quel rôle peuvent alors jouer les objets dans ces stratégies d’ostentation ou de discrétion, et que nous disent-ils des rapports de domination ? Si « parler d’espace, c’est évoquer le régime de visibilité des substances sociétales » (Lévy 2003, p. 997), comment l’espace et l’objet sont-ils associés à cette (in)visibilisation du pouvoir ?

    21Derrière ces questions de mise en (in)visibilité du pouvoir s’opèrent à la fois des stratégies de légitimation, de réaffirmation et d’institutionnalisation de la domination, et des enjeux de distinction d’individus ou de groupes dominants, comme le démontrent les contributions de Pierre-Yves Trouillet et Sylvain Guyot. Dans l’espace public, le pouvoir politique se donne à voir notamment dans le décor urbain par le truchement d’une multitude d’objets (affiches, statues, monuments, etc.), et ce tant dans les régimes autoritaires (Fauve et Gintrac 2009) qu’en démocratie (Agulhon 1979). L’exercice du pouvoir politique est aussi symbolisé par toute une gamme d’objets permettant d’identifier ceux qui les portent et de les placer en haut de la hiérarchie sociale, que ce soit dans un registre militaire (épée, armure, uniforme, médailles) ou civil (trône, table de négociation, stylo coûteux, contrat, etc.) (Gervereau 2007).

    22Les logiques de distinction exprimées par des individus ou des groupes sociaux dominants au travers d’objets de consommation attestant de leur statut socio-économique (vêtements, mobilier, automobile, etc.) sont bien connues depuis les travaux de Jean Baudrillard (1968, 1970) et Pierre Bourdieu (1979). Et si la démonstration du pouvoir et de la domination par l’intermédiaire d’objets peut ainsi être faite « aux yeux de tous », elle peut aussi se faire de manière interne, au sein de la caste des puissants, comme Jean Baudrillard l’a montré à partir de l’exemple des ventes aux enchères (Baudrillard 1972). En effet, bien au-delà d’un simple calcul économique, le fait de participer à ce type d’événements séparés de la vie économique habituelle – qualifiés par Arjun Appadurai de « tournois de valeur »4 (2009, p. 23) – est à la fois « un privilège des puissants » et « un instrument de compétition statutaire entre ceux-ci ». Les objets, dans ces différents contextes, font partie de dispositifs destinés à « reproduire les relations entre personnes » (ibid., p. 27), en participant à « l’exhibition du rang » (ibid., p. 26), voire à la « construction de la renommée et de la réputation des individus » (ibid., p. 55). La valeur politique et sociale des objets est ainsi attestée par leur mise en scène dans l’interaction sociale5.

    La malléabilité du sens politique des objets

    23Si l’approche constructiviste défendue dans cet ouvrage accorde une attention particulière aux structures, il n’est pas pour autant question de naturaliser les rapports de domination, bien au contraire. En premier lieu, considérer les faits sociaux comme construits induit qu’on puisse les déconstruire et prendre en considération leurs évolutions ou transformations. De plus, l’intérêt que nous portons à la construction sociale du pouvoir et des rapports de domination ne nous empêche pas de rester attentifs aux acteurs et à leurs marges d’autonomie. La prise en compte de leur réflexivité et de leur capacité à se distancier des déterminants sociaux permet à l’inverse de mieux comprendre les logiques de construction du pouvoir (c’est-à-dire comment l’ordre s’établit et se perpétue, comment un statut de « dominant » se construit) et celles de la résistance à la domination ou de la fabrique de contre-pouvoirs (comment l’ordre établi ou la hiérarchie sociale sont remis en question et contestés), notamment par la médiation des objets. C’est la perspective qui est retenue dans plusieurs des chapitres de l’ouvrage, notamment ceux de Lucie Bony, Bénédicte Michalon et Julie Picard.

    24Comme tout fait social, les relations de pouvoir ne sont ni immuables ni fixes, notamment en raison des multiples oppositions qui peuvent leur être faites. Différents auteurs, comme Erving Goffman (1968), Michel de Certeau (1980) ou James Scott (2009), se sont ainsi attachés à décrypter ces pratiques d’ajustement, « tactiques » ou encore « résistances » des groupes subalternes. Il est donc nécessaire de s’interroger aussi sur la mobilisation des objets par les acteurs dans cette perspective oppositionnelle et sur leur participation à la contestation, à la restauration ou à la légitimation de statuts sociaux.

    25Outre des emblèmes matériels tels que des affiches politiques ou des drapeaux (Noucher, ce volume), certains mouvements contestataires peuvent générer pléthore d’objets pour affirmer publiquement leurs revendications, au point de former une « contre-culture matérielle », constituée notamment d’accessoires ou de vêtements (Amiot, ce volume) souvent détournés de leurs usages premiers pour permettre aux membres de ces collectifs de s’identifier et d’être identifiés comme tels. Ce fut par exemple le cas lors de la révolution des Œillets, durant laquelle les conjurés portugais arboraient la fleur rouge, alors abondante sur le marché central de Lisbonne, en signe de ralliement ; ou, plus près de nous, lors du mouvement des Gilets jaunes, dans lequel un objet d’équipement automobile des plus banals est devenu un symbole de lutte sociale hautement politisé. Les objets matériels, qui contribuent à l’expression symbolique et politique des rapports de pouvoir et de domination, peuvent donc aussi être mobilisés par des groupes dominés ou se considérant comme tels. Le rôle de ces objets est par conséquent ambivalent et malléable.

    26Les glissements du sens social des objets témoignent ainsi des propriétés évolutives des messages symboliques que les objets peuvent porter, au point d’aller dans le sens d’une politisation de leur signification sociale (mais aussi parfois de leur dépolitisation). Derrière ces détournements politiques des usages et du sens des objets, c’est la malléabilité de la symbolique sociale des objets qui est à l’œuvre. Nous avons déjà souligné que les usages, fonctions et significations d’un même objet pouvaient varier tant au niveau individuel, que ce soit au cours d’une vie (notamment lors de migrations) ou selon les individus (intérêt ou non pour tel ou tel objet), qu’au niveau collectif, comme l’indique par exemple le statut changeant d’objets de consommation tels que la télévision. Mais avec le gilet jaune ou l’œillet portugais et leur symbolique contestataire, c’est aussi la malléabilité du sens politique des objets qui est attestée.

    27L’approche biographique de la vie sociale des objets (Appadurai 1986 ; Kopytoff 1986), pour laquelle ont opté la plupart des auteurs des chapitres qui suivent, est particulièrement heuristique pour observer à la fois les évolutions de leurs significations par rapport à celles initialement prévues par leurs concepteurs, et les possibles contournements et détournements dont ils peuvent faire l’objet de la part d’individus ou de groupes dominés en quête de résistance. Cette perspective biographique (et constructiviste) permet en outre de dépasser une éventuelle lecture caricaturale et fixiste qui opposerait « des objets de pouvoir » à « des objets de résistance » d’une part, ou « des objets de dominés » à « des objets de dominants » d’autre part. En plus d’oublier que le pouvoir n’est jamais acquis une fois pour toutes, pareille vision reviendrait à faire fi autant des stratégies de subversion et de détournement des individus ou groupes dominés que de la temporalité et de la malléabilité du sens politique des objets.

    28Plusieurs chapitres du livre illustrent ces processus, mais on peut aussi évoquer l’exemple du durag aux États-Unis, qui est particulièrement parlant. Le statut de ce foulard, qui se plaque sur les cheveux et s’ajuste par un nœud derrière la nuque, est passé d’objet d’oppression et de stigmatisation à celui d’objet identitaire et de revendication égalitaire6. Imposé à l’origine par les esclavagistes aux femmes noires esclaves pour cacher leur chevelure, ce foulard est devenu un emblème de l’identité afro-américaine au cours du xxe siècle, tout en restant un signe de stigmatisation associé notamment aux ghettos afro-américains et aux détenus noirs en prison, ce qui lui a valu d’être interdit dans certains sports et établissements scolaires au début des années 2000. Arboré par des rappeurs noirs dès les années 1990, il s’inscrit aussi dans une contre-culture matérielle opposée à la culture blanche dominante, et devient même depuis quelques années un « symbole de beauté, de confiance en soi et de fierté »7 pour la communauté afro-américaine, au point de figurer en couverture du magazine Vogue. Mais bien plus qu’un simple accessoire de mode, le durag est aussi un symbole de résistance, très présent dans les rassemblements des manifestants noirs du mouvement Black Lives Matter opposés aux violences policières et au racisme ordinaire, à la suite du décès de George Floyd en mai 2020. Longtemps objet de stigmatisation raciste, le durag est ainsi devenu un symbole d’émancipation et de résistance, montrant combien la valeur politique des objets est loin d’être immuable et peut même se retourner contre ceux qui les en ont dotés.

    Huit objets, trois approches de la domination

    29Nous avons choisi d’organiser le livre en trois parties, renvoyant chacune à un registre différent de domination : la domination institutionnelle, la domination statutaire et la domination territoriale. Des liens et des porosités existent néanmoins entre ces parties, certains articles pouvant s’inscrire à la croisée d’approches différentes.

    30La première partie regroupe des chapitres analysant la domination légale et bureaucratique exercée dans et par la matérialité de trois institutions incarnant des lieux emblématiques du pouvoir régalien : la prison, l’école et le centre d’accueil pour demandeurs d’asile. Le croisement de ces cas d’étude fait naturellement écho aux travaux de Michel Foucault (1975) sur les « institutions disciplinaires » et à ceux d’Erving Goffman (1968) sur les « institutions totales ». Ces trois chapitres montrent que le pouvoir exercé par l’institution sur les individus à travers la matérialité de certains objets relève autant d’une logique disciplinaire (normalisation, dressage des corps, surveillance généralisée) ou totalitaire (mortification, séparation avec l’extérieur), que d’une logique gouvernementale qui vise davantage l’adhésion des groupes ciblés que la contrainte. Ils s’intéressent également aux réactions des acteurs soumis au pouvoir de l’État. Ces acteurs ne sont pas inertes face aux relations asymétriques dans lesquelles ils sont pris et savent adapter ou retourner les usages des objets qui matérialisent la domination. De fait, les contextes institutionnels étudiés sont marqués par un rapport particulier à la matérialité. Celle-ci y est rare ou réduite au strict nécessaire. Elle est aussi agencée et organisée en fonction des buts de l’institution. Mais les usages qui en sont faits montrent que certains de ces objets représentent aussi une menace pour l’institution qui cherche dès lors à contrôler leur présence.

    31Le chapitre 1 écrit par Bénédicte Michalon montre, à travers l’étude des usages du lit dans les centres d’hébergement pour demandeurs d’asile en Roumanie, comment des objets banals sont investis d’un sens politique et deviennent des instruments de pouvoir dans des univers institutionnels destinés à contrôler les exilés. Dans ce pays longtemps fermé aux migrations, la politique d’accueil des demandeurs d’asile repose entre autres sur la constitution d’un dispositif matériel dans lequel « l’objet lit » tient une place spécifique. Les usages que les deux principaux groupes d’acteurs en présence (les demandeurs d’asile et les policiers) font de cet objet montrent qu’il remplit une double fonction : il constitue pour les policiers un moyen de contrôler les demandeurs d’asile, tout en servant d’outil de protection pour ces derniers. Le lit est ainsi outil de production et vecteur d’une catégorie sociale nouvelle dans la Roumanie postcommuniste : les demandeurs d’asile. Le chapitre suivant, consacré par Lucie Bony au téléphone portable en milieu carcéral, analyse quant à lui les rationalités et les rapports de domination présidant à l’interdiction de cet objet dans les prisons françaises. Prenant également en considération la vie clandestine du téléphone portable en prison, ce chapitre décrit la façon dont l’ordre carcéral se construit en faisant appel aussi bien à la contrainte et la répression qu’à la dissimulation, la négociation ou encore au faux-semblant. Le téléphone portable est un objet qui perturbe cet ordre et met la prison en tension. Dans le troisième chapitre, Steven Prigent traite de divers objets présents dans une école primaire du Cambodge rural contemporain et montre combien leur matérialité la plus concrète véhicule un ensemble d’intentions gouvernementales parfois contradictoires : le tableau organise la convergence des regards, tandis que la badine permet de sanctionner les élèves indociles ; le drapeau national et l’affichage des donations s’inscrivent dans une stratégie visant à rappeler les valeurs clientélistes et le pouvoir de l’État-nation ; le matériel pédagogique « child friendly » traduit une tentative de normalisation des conduites selon l’agenda des politiques internationales de développement. Les objets montrent ici comment le pouvoir de l’État a besoin d’être rendu visible pour être affirmé et maintenu.

    32La deuxième partie du livre rassemble des chapitres qui analysent des rapports de domination contribuant à la stratification sociale : ils traitent de rapports sociaux entre classes, entre castes ou entre groupes de différentes origines ethniques. Ils donnent à voir des sociétés inégalitaires, composées de groupes sociaux variablement dotés en capitaux ou en ressources et occupant des positions plus ou moins valorisées. Dans ce cadre, « le dominant est celui qui occupe dans la structure une position telle que la structure agit en sa faveur » (Bourdieu 2000, p. 238). Ces chapitres interrogent la légitimité des positions attribuées et donnent à voir les rapports de force engendrés par la contestation de l’ordre établi. Ils montrent comment des objets ou systèmes d’objets – à l’instar des lieux de culte – sont produits pour instaurer et matérialiser un certain ordre social, puis assurer une certaine immuabilité des positions dominantes. Les éventuelles perturbations dans les agencements sociaux se traduisent alors par des transformations de la matérialité.

    33Le quatrième chapitre, écrit par Pierre-Yves Trouillet, porte sur les statues rituelles qui représentent les divinités dans les temples hindous du sud de l’Inde. En raison de leur puissante valeur sociale et symbolique, ces objets participent régulièrement à la consécration rituelle des hiérarchies et des statuts sociaux dans la société structurellement inégalitaire des castes hindoues. En mobilisant notamment les apports des travaux d’Arjun Appadurai (1986) et de Pierre Bourdieu (1979), l’auteur étudie les logiques de distinction et d’exhibition du rang qui sont à l’œuvre lors de l’entrée de ces objets dans le champ des pratiques rituelles (découverte, fabrique, installation dans le temple), ainsi que durant les rites qui sont accomplis publiquement en leur honneur dans les temples ou lors de processions. Lors de ces rituels très courants en Inde, les dispositifs matériels centrés sur ces statues contribuent à la mise en scène des relations asymétriques entre les groupes et les individus. Si les puissants y exhibent et y négocient leur rang, les castes les plus dominées en sont en revanche souvent exclues. Dans le chapitre 5, Julie Picard étudie les églises non coptes du Caire en les considérant comme des systèmes d’objets et en interrogeant les recompositions des principales Églises d’origine missionnaire de la ville, notamment depuis l’arrivée de migrants forcés originaires d’Afrique subsaharienne dans les années 1980. Selon les époques et les échelles d’analyse, les systèmes d’objets que sont ces églises révèlent de multiples rapports de domination. Certains groupes migrants, immobilisés et dépendants des nouveaux réseaux confessionnels de l’humanitaire liés à ces Églises, ont impulsé des dynamiques « d’affranchissement » plus ou moins partielles, afin de fonder leurs propres associations et Églises. Au-delà de la matérialisation de ces formes de résistance minoritaires et précaires, le chapitre montre que la sphère du protestantisme évangélique s’avère également féconde en matière de tentatives, symboliques et discrètes, de renversement de rapports de pouvoir permettant aux migrants chrétiens de mieux légitimer leur présence en Égypte. Cela passe par une recomposition des systèmes d’objets que constituent les églises, tant dans leur matérialité propre, dans la présence et l’agencement des objets qu’elles abritent, que dans leur insertion dans l’espace urbain environnant.

    34Les chapitres de la troisième partie traitent d’enjeux plus spécifiquement territoriaux qui sont à l’origine de débats, de contestations et parfois de conflits. La domination rejoint ici des questions de souveraineté (Raffestin 1980) et d’idéologie qui contribuent à l’imposition d’un modèle culturel (Perrot 1979). Ces chapitres interrogent les sentiments d’appartenance et les modalités de production de l’identité et des appropriations territoriales à travers des objets matériels à forte valeur symbolique. Ces objets ont parfois des visées territoriales, voire nationales, dès leur production, comme c’est le cas pour le drapeau. D’autres, en revanche, les acquièrent au gré des intérêts différenciés que peuvent leur porter divers acteurs au fil du temps, et des utilisations changeantes qui en découlent.

    35Ainsi, Hervé Amiot consacre le sixième chapitre à la chemise brodée ukrainienne (vychyvanka). Rédigée avant l’attaque de l’Ukraine par la Russie en février 2022, l’analyse de cet objet symbolique permet une réflexion sur l’impérialisme culturel exercé par la Russie sur les États de l’ex-URSS tels que l’Ukraine et sur les résistances possibles face à cette domination. Cette chemise a été institutionnalisée comme vêtement national ukrainien à l’époque de l’URSS, mais son usage était alors cantonné au domaine du folklore et à la matérialisation de l’amitié entre les « peuples frères » des différentes Républiques soviétiques. Sa signification sociale et symbolique a quelque peu changé depuis l’indépendance en 1991, en particulier depuis la révolution de Maïdan et le début de la guerre du Donbass en 2014, devenant alors un véritable symbole de l’indépendance du peuple ukrainien et de son rejet de la tutelle russe. Dans la même perspective, Matthieu Noucher donne à voir dans le chapitre 7 la pluralité et la malléabilité des significations politiques portées par le drapeau guyanais : pour les militants indépendantistes, il symbolise leur territoire en tant que projet national et leur résistance à la domination postcoloniale française ; pour les Guyanais amérindiens en revanche, il oublie leur présence autochtone et constitue ainsi un support de domination supplémentaire à leur encontre. Cette malléabilité est analysée à la fois dans une perspective diachronique (en suivant la trajectoire historique de l’objet et l’évolution des discours qui l’accompagnent) et synchronique (en mettant en évidence les différents sens portés sur l’objet à un instant donné). Enfin, dans le chapitre 8, Sylvain Guyot montre que les œuvres d’art in situ s’inscrivent dans des projets paysagers, territoriaux et socio-économiques qui dépassent largement le geste et l’intentionnalité artistiques. La « mise en art » (Guyot 2017) de lieux ou de territoires est pilotée par des commanditaires (directeurs artistiques, élus ou aménageurs) dont l’objectif esthétique se double souvent de considérations politiques et culturelles fortes. En outre, dans les zones faiblement peuplées mais riches en attraits naturels, l’implantation d’œuvres d’art qui exercent une domination à la fois visuelle et symbolique renforce le pouvoir, au niveau local, d’acteurs extérieurs porteurs de valeurs alternatives.

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    Tsing Anna Lowenhaupt, 2017, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, P. Pignarre trad., Paris, La Découverte.

    Weber Serge dir., 2014, Géographie des objets, no 91-92 de Géographies et cultures.

    Notes de bas de page

    1Nous remercions Guy Di Méo de nous avoir signalé cette citation. Nous le remercions également, avec William Berthomière et Christine Chivallon, pour les nombreux échanges stimulants partagés autour du projet collectif en amont de cet ouvrage.

    2Si l’on a pu dire que la sociologie est restée « trop souvent sans objet » (Latour 1994, p. 598) ou encore que « l’objet quotidien n’apparaît presque jamais dans les sciences humaines » (Blandin 2002, p. 7), de nombreuses études se sont attachées à combler ce manque en se consacrant à l’analyse d’objets en tous genres.

    3« I would suggest, is that societies constrain both these worlds simultaneously and in the same way, constructing objects as they construct people. » Traduction de Jean-Pierre Warnier dans Igor Kopytoff, « La biographie culturelle des choses », Journal des africanistes, no 76-1, 2006, p. 247.

    4« tournaments of values ».

    5On retrouve ici les principes de l’interactionnisme symbolique définis par Herbert Blummer : « 1. Les humains agissent à l’égard des choses en fonction du sens que les choses ont pour eux. 2. Ce sens est dérivé ou provient des interactions de chacun avec autrui. 3. C’est dans un processus d’interprétation mis en œuvre par chacun dans le traitement des objets rencontrés que ce sens est manipulé et modifié » (Jean-Manuel de Queiroz et Marek Ziółkovski, L’interactionnisme symbolique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1994, p. 31).

    6Voir notamment l’article de Christelle Murhula paru dans Le Monde : Christelle Murhula, « D’objet de stigmatisation à symbole de fierté, le durag relève la tête », Le Monde, 20 juin 2020. En ligne : [https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2020/06/19/d-objet-de-stigmatisation-a-symbole-de-fierte-le-durag-releve-la-tete_6043444_4500055.html].

    7Ibid.

    Auteurs

    • Lucie Bony

      CNRS, LAVUE (UMR 7218)

    • Sylvain Guyot

      Université Bordeaux-Montaigne, Passages (UMR 5319)

    • Bénédicte Michalon

      CNRS, Passages (UMR 5319)

    • Pierre-Yves Trouillet

      CNRS, Passages (UMR 5319)

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    2Si l’on a pu dire que la sociologie est restée « trop souvent sans objet » (Latour 1994, p. 598) ou encore que « l’objet quotidien n’apparaît presque jamais dans les sciences humaines » (Blandin 2002, p. 7), de nombreuses études se sont attachées à combler ce manque en se consacrant à l’analyse d’objets en tous genres.

    3« I would suggest, is that societies constrain both these worlds simultaneously and in the same way, constructing objects as they construct people. » Traduction de Jean-Pierre Warnier dans Igor Kopytoff, « La biographie culturelle des choses », Journal des africanistes, no 76-1, 2006, p. 247.

    4« tournaments of values ».

    5On retrouve ici les principes de l’interactionnisme symbolique définis par Herbert Blummer : « 1. Les humains agissent à l’égard des choses en fonction du sens que les choses ont pour eux. 2. Ce sens est dérivé ou provient des interactions de chacun avec autrui. 3. C’est dans un processus d’interprétation mis en œuvre par chacun dans le traitement des objets rencontrés que ce sens est manipulé et modifié » (Jean-Manuel de Queiroz et Marek Ziółkovski, L’interactionnisme symbolique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1994, p. 31).

    6Voir notamment l’article de Christelle Murhula paru dans Le Monde : Christelle Murhula, « D’objet de stigmatisation à symbole de fierté, le durag relève la tête », Le Monde, 20 juin 2020. En ligne : [https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2020/06/19/d-objet-de-stigmatisation-a-symbole-de-fierte-le-durag-releve-la-tete_6043444_4500055.html].

    7Ibid.

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    Bony, L., Guyot, S., Michalon, B., & Trouillet, P.-Y. (2025). Pouvoir des objets ou objets du pouvoir ?. In L. Bony, S. Guyot, B. Michalon, & P.-Y. Trouillet (éds.), Le pouvoir des objets (1‑). ENS Éditions. https://doi.org/10.4000/144zf
    Bony, Lucie, Sylvain Guyot, Bénédicte Michalon, et Pierre-Yves Trouillet. « Pouvoir des objets ou objets du pouvoir ? ». In Le pouvoir des objets, édité par Lucie Bony, Sylvain Guyot, Bénédicte Michalon, et Pierre-Yves Trouillet. Lyon: ENS Éditions, 2025. https://doi.org/10.4000/144zf.
    Bony, Lucie, et al. « Pouvoir des objets ou objets du pouvoir ? ». Le pouvoir des objets, édité par Lucie Bony et al., ENS Éditions, 2025, https://doi.org/10.4000/144zf.

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    Bony, L., Guyot, S., Michalon, B., & Trouillet, P.-Y. (éds.). (2025). Le pouvoir des objets (1‑). ENS Éditions. https://doi.org/10.4000/144zs
    Bony, Lucie, Sylvain Guyot, Bénédicte Michalon, et Pierre-Yves Trouillet, éd. Le pouvoir des objets. Lyon: ENS Éditions, 2025. https://doi.org/10.4000/144zs.
    Bony, Lucie, et al., éditeurs. Le pouvoir des objets. ENS Éditions, 2025, https://doi.org/10.4000/144zs.
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