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Spinoza. État et religion

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Pierre-François Moreau

La théorie de l’État et le modèle vénitien

Texte intégral

  • 1 Cf. E. Thuau : Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, Paris, 1966 ; B. Rava : V (...)

1Si à l’âge classique, les États italiens passent au second plan dans la réalité politique européenne, en revanche l’Italie exerce une influence politique considérable dans le domaine des idées, par l’autorité de ses penseurs et les modèles qu’elle a fournis. Bien ou mal compris, Machiavel sera activement discuté, utilisé, réfuté : les manuels sur les arcana imperii se multiplient, ceux qui s’indignent de son immoralité ne négligent pourtant pas de recourir aux moyens du Prince, et une tradition républicaine se nourrit aux Discorsi. Mais à côté des noms d’hommes, il faut compter aussi les noms de villes : sous la plume des théoriciens et des pamphlétaires, Machiavel, Guichardin, Botero ou Sarpi reviennent peut-être moins souvent que Florence, Gênes et Venise. Celles-ci en effet, et particulièrement la dernière, montraient ce que pouvait être une cité libre et indépendante, capable de résister à des empires et même parfois de s’en bâtir ; à des esprits nourris de culture antique, elles semblaient donner un exemple vivant de ce qu’avait pu être la cité grecque ou romaine ; enfin le jeu souvent compliqué de leurs institutions fournissait une ample matière à la réflexion constitutionnelle et à la théorie des gouvernements. C’est ainsi que s’était construit un « mythe de Venise », susceptible d’apporter des données à tout nouveau système de philosophie politique, au même titre que les éléments historiques livrés par Aristote, Polybe ou Tacite ; mais susceptible aussi, comme ces héritages classiques, d’être remanié par le système qui les utilisait1.

  • 2 Nombreuses études dont notamment celle de C. Gallicet-Calvetti (1972). Cf. aussi l’article de Mathe (...)
  • 3 Ici aussi nombreux articles et travaux depuis l’impulsion donnée par la découverte du Court Traité.
  • 4 Voir les travaux de Gebhardt. La recherche a été depuis reprise par S. Ansaldi et T. Dagron.
  • 5 On se reportera sur ce point aux remarques très prudentes d’E. Giancotti Boscherini : « Nota sulla (...)

2C’est précisément là un des points cruciaux qui permettent de comprendre l’orientation de la pensée politique spinoziste. La présence de l’Italie à l’horizon du philosophe n’est pas niable, et on a beaucoup étudié certains de ses aspects. On a discuté l’influence de Machiavel2, de Giordano Bruno3, de Léon l’Hébreu4 ; il y aurait sans doute encore d’autres rapprochements à faire. On a également relevé les notes italiennes de sa vie personnelle ; un de ses biographes nous rapporte qu’il s’était, dans un dessin, représenté sous l’apparence de Masaniello, le chef de la révolte anti-espagnole de Naples en 1647 ; il a fréquenté Stensen, le célèbre anatomiste danois plus tard installé à Florence ; et peut-être même a-t-il songé (si l’on devait en croire le témoignage de Magalotti) à chercher refuge en Italie après le coup d’État orangiste de 1672 et l’assassinat des frères De Witt5. Autant de traits qui ne sont nullement négligeables. Mais si l’on en restait là, on aurait peut-être négligé l’essentiel : le rôle que tiennent les Cités italiennes dans l’information qui nourrit celle de ses œuvres la plus explicitement soucieuse de données concrètes ; le Tractatus politicus.

3On sait que Spinoza a abordé la structure de la société civile dans deux écrits, rédigés l’un avant, l’autre après les événements de 1672, et dans lesquels l’expérience historique joue un rôle assez différent. Dans le Traité théologico-politique (1670), il s’agit, comme l’indique le sous-titre, de défendre une thèse (à savoir : la liberté de philosopher ne menace ni la véritable piété, ni la paix civile ; au contraire, elle leur est nécessaire) ; certes, la situation présente des Provinces-Unies forme l’arrière-plan – et aussi l’enjeu – de la discussion, mais l’expérience historique sur laquelle s’appuie le raisonnement est unique : il s’agit de l’« histoire sainte » sur laquelle s’appuyaient les défenseurs de la théocratie, et qu’il faut analyser pour battre en brèche leurs arguments ; seule l’histoire du peuple hébreu est donc prise en considération, le reste n’est que rapidement évoqué. Au contraire, dans le Traité politique (publié inachevé dans les œuvres posthumes, sans doute rédigé en 1675-77), l’auteur déclare vouloir édifier une science politique pratique : décrire les éléments des sociétés stables et les expliquer par ce que l’on sait de la nature humaine, en se gardant soigneusement de verser dans l’utopie. Ce qui a été rédigé du texte s’articule donc en deux parties : la première dresse le bilan de l’Éthique et du TTP pour en tirer l’essentiel des notions de droit naturel, souveraineté, droit des citoyens ; la seconde décrit les trois imperia : monarchie, aristocratie, démocratie (le chapitre concernant cette dernière est inachevé). Cette description est un morceau classique, en apparence au moins, de la réflexion sur la Cité : un de ces passages obligés dont même l’omission serait significative, et qui importe moins par sa présence que par son interprétation.

4Or la clef de l’interprétation des trois imperia se trouve dans la première partie, lorsqu’est énoncé le rapport à l’expérience. Celle-ci, dit le troisième paragraphe du premier chapitre, a déjà montré tous les types de Cité que l’on peut concevoir. Il n’est donc pas question d’imaginer de toutes pièces des gouvernements idéaux ; en revanche, en expliquant les détails par leurs principes, on peut sans doute, pour chaque type de Cité, réunir et soupeser les raisons qui le rendent stable : on prendra alors dans l’expérience de quoi reconstruire le modèle pur de chacun, sans que ce modèle lui-même corresponde nécessairement d’un bout à l’autre à tel exemple historique donné : il pourra emprunter des traits à plusieurs exemples, ou supprimer d’un exemple concret ce qui tient plus au génie national qu’à la structure du type étudié. C’est dans cette perspective que se place le recours aux données historiques.

5On peut maintenant énumérer celles-ci : il y a tout d’abord l’histoire ancienne et (de nouveau) l’histoire biblique ; il faudrait d’ailleurs interroger leur statut d’ancienneté – car il s’agit d’une culture classique repensée, et, par exemple, il n’est pas innocent de citer Tacite à une époque où le « tacitisme » fait souvent figure de crypto-machiavélisme. Quant à l’histoire moderne, elle est présente par l’intermédiaire de la France et de la Hollande, de l’exemple aragonais, et des Cités italiennes. Au pluriel, car dans la tradition politique des Pays-Bas, depuis au moins les livres des frères De La Court, l’exemple de Gênes flanquait celui de Venise.

6L’une et l’autre sont nommées trois fois chacune, dans le chapitre VIII, consacré au régime aristocratique où une seule ville détient le pouvoir, et elles constituent assez visiblement la référence de tout ce chapitre – par opposition au chapitre suivant consacré aux aristocraties fédératives, dont le modèle est plutôt fourni par la Hollande. La première occurrence des deux noms se trouve d’ailleurs au paragraphe 3, où ils sont donnés comme exemple du type, côte à côte avec Rome – et cette association est significative. Dans la tradition du mythe vénitien, en effet, Venise vient régulièrement remplir la place laissée vide par Rome – mais c’est le plus souvent comme exemple de « gouvernement mixte » et il faudra expliquer pourquoi Spinoza n’utilise pas ce terme.

7La seconde occurrence est une référence négative : en décrivant les institutions aristocratiques, Spinoza en vient à se demander si la fonction de chef de l’État est nécessaire dans un tel régime. Il cite alors de nouveau Venise et Gênes (§ 18) et c’est pour en refuser l’exemple : « Certains, écrit-il, placent d’habitude à la tête de cette assemblée un chef ou un président, soit à vie (comme à Venise) soit pour un temps (comme à Gênes), mais ils y mettent tant de précautions qu’il apparaît assez que cette mesure comporte un grand danger pour l’État » ; il insiste alors sur le danger monarchique et en même temps explique la particularité nationale qu’il rejette comme la trace d’une origine monarchique : « pour autant que nous puissions le conjecturer d’après l’histoire de ces peuples, les choses n’ont pris ce cours que parce qu’ils avaient d’abord été soumis, avant la formation de ces assemblées, à un chef ou à un doge, tout comme à un roi ». L’histoire explique donc la particularité, et permet de faire le partage, dans l’expérience, entre ce qui tient à la nécessité du type (et doit donc s’inscrire dans le modèle de l’imperium) et ce qui au contraire la menace. On voit donc bien sur ce fait précis comment, tout en refusant les constructions utopiques, la politique spinoziste se réserve le droit de juger librement les références historiques qu’elle utilise. On peut ramener au même mouvement la mention faite au § 37 d’une coutume gênoise (le recours à des juges étrangers) : les Génois en cette affaire « ont plutôt égard aux dispositions de leur nation qu’à la nature de cette sorte d’État ».

8La dernière référence explicite à Venise est au contraire positive : le § 27 cite élogieusement la procédure choisie pour désigner les fonctionnaires ; ce n’est nullement un problème de détail, car l’enjeu est double : l’égalité des patriciens (condition de la survie structurelle d’un régime aristocratique) et l’efficacité des décisions. Spinoza approuve en particulier le recours au suffrage secret – « moyennant quoi […] chacun a la liberté absolue d’exprimer son avis sans danger de susciter le ressentiment – liberté surtout nécessaire dans les assemblées ».

9Mais on se tromperait à ne compter que les mentions explicites : un grand nombre des solutions proposées dans ce chapitre présentent des analogies frappantes tant avec les institutions vénitiennes qu’avec le discours déjà constitué autour d’elles. Ainsi l’institution des Syndics comme équivalent moderne de la dictature romaine n’est pas sans rappeler ce que l’on disait du Conseil des Dix. Il y a suffisamment de points de repère pour que l’on puisse conclure : le modèle spinoziste de l’aristocratie non fédérative, c’est Venise, débarrassée des impuretés qui tiennent au temps et au lieu, et enrichie des éléments trouvés ailleurs et qui conviennent le mieux à la structure de ce régime (« quae cum hujus regiminis forma optime conveniunt »).

10Cependant il faut aller plus loin : si, dans le chapitre VIII, Spinoza refuse d’emprunter le modèle du doge (ou de son équivalent génois) en revanche, on a vu ce modèle apparaître antérieurement sans être nommé dans la description qui a été donnée de l’imperium monarchique aux chapitres VI et VII. Le roi, en effet, n’a guère plus de pouvoirs qu’un doge dans un tel système, et il ne peut gouverner que par l’intermédiaire de conseillers, dont la procédure de désignation est soumise à un processus strict et minutieux. Faut-il dire alors que l’exemple vénitien est si riche qu’on peut le ventiler sur la description de plusieurs imperia différents ? C’est peut-être plutôt que cette dispersion des traits significatifs renvoie à un problème : la disparition, dans la politique spinoziste, de la théorie classique du gouvernement mixte.

  • 6 Pour tous ces points de rapprochements, et d’autres encore, il faut renvoyer une fois pour toutes à (...)

11En effet, depuis que Polybe avait voulu la trouver dans le système romain (les consuls pour l’élément monarchique, le Sénat pour l’aristocratie et les comices pour la démocratie), cette figure composite était devenue un topos de l’analyse politique6. Depuis la Renaissance, la référence à Venise était venue conforter la théorie, en revivifiant l’exemple de Rome. Dans les deux cas une Cité puissante et stable semble réunir les avantages des différents types de gouvernement. C’est la preuve, sans doute, qu’aux yeux de ceux qui raisonnent ainsi, ces gouvernements ne sont pas des appareils équilibrés (donc formés d’éléments peu séparables), mais au contraire des exemples éthiques, dont on peut détacher le « bon » côté sans trop de risques. Ce topos rentrait fort bien dans la rhétorique des passions humaines : le problème du bon gouvernement renvoie en effet à une conception positive de l’unité de la nature humaine, où l’analyse des structures étatiques importe moins que le discours moral sur les vertus et les vices.

  • 7 Cf. le répertoriage contenu dans le volume : Spinoza : Tractatus politicus/Traité politique, trad. (...)

12Si Spinoza dissèque l’exemple vénitien pour en rejeter les traits dans différentes catégories stables, c’est que pour lui ces catégories ne peuvent se combiner sous peine de périr. Comme pour Hobbes avant lui, il n’y a pas de gouvernement mixte : c’est qu’on passe d’une théorie des « formes de gouvernement » à une théorie des formes d’appareil d’État. Le fait qu’on ne puisse mélanger les imperia montre que le mot imperium n’a plus le même sens7. Il s’agit maintenant non plus de comparaisons morales mais de l’analyse des mécanismes de pouvoir et de contrôle dans un État complexe. Un tel point de vue suppose la cohérence et la consistance de l’objet étudié ; elle ne suppose plus qu’une théorie négative de la nature humaine (il n’y a pas plus de vertu ou d’efficacité dans les dirigeants que dans la multitude), suffisante pour répondre à la nouvelle question : qu’est-ce qui fait tenir un État sur ses propres bases ? Quels sont les ressorts internes qui assurent son fonctionnement ?

13C’est à des questions de ce genre que se consacreront les théories politiques modernes. C’est pourquoi l’on peut dire, en un sens, que les distorsions que Spinoza fait subir au mythe de Venise marquent la transformation radicale que subit la politique au cours de l’âge classique : le passage d’une rhétorique de la Cité à une lecture de l’État.

Notes

1 Cf. E. Thuau : Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, Paris, 1966 ; B. Rava : Venise dans la littérature française, Paris, 1916 ; J. Pocock : The Machavellian Moment, Princeton, 1975 ; E. Haitsma Mulier : The Myth of Venice, Assen, 1980.

2 Nombreuses études dont notamment celle de C. Gallicet-Calvetti (1972). Cf. aussi l’article de Matheron dans Archivio di filosofia (1978, p. 29-60).

3 Ici aussi nombreux articles et travaux depuis l’impulsion donnée par la découverte du Court Traité.

4 Voir les travaux de Gebhardt. La recherche a été depuis reprise par S. Ansaldi et T. Dagron.

5 On se reportera sur ce point aux remarques très prudentes d’E. Giancotti Boscherini : « Nota sulla diffusione della filosofia di Spinoza in Italia », Giornale critico della Filosofia italiana, 1963, p. 339-362.

6 Pour tous ces points de rapprochements, et d’autres encore, il faut renvoyer une fois pour toutes à l’analyse très minutieuse du ch. 5 du livre de E. Haitsma Mulier cité ci-dessus, d’autre part aux notes extrêmement informées de Sylvain Zac dans son édition du Traité politique (Vrin, 1968)

7 Cf. le répertoriage contenu dans le volume : Spinoza : Tractatus politicus/Traité politique, trad. française par Pierre-François Moreau, index informatique par P. -F. Moreau et R. Bouveresse, Paris, Réplique, 1979.

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