Introduction
p. 9-34
Texte intégral
Figure 1. Les circonscriptions administratives entre 1947 et 1959

Source : J.-P. Trouchaud, Atlas de Côte d’Ivoire, Paris/Abidjan, Orstom/IGT, 1979. Carte Sphaera 15472, 1:6400000 (O 8°45’ 00’’ - O 2° / N 11° - N 4°). © IRD
1La suppression de la polygamie en 1964 par le nouvel État ivoirien semblait, pour ses contemporains, consacrer une évolution naturelle. Elle confirmait en outre les représentations d’une avance de ce territoire sur ses voisins maliens ou sénégalais qui eux, dans leurs nouvelles législations familiales, renonçaient à l’imposition de la monogamie. Pays plus « développé » que ces voisins septentrionaux en raison de son port et de la conversion ancienne de ses agriculteurs aux cultures du café et du cacao qui amenaient des devises étrangères, la Côte d’Ivoire semblait ainsi se conformer et accréditer l’idée d’une imposition progressive d’un modèle occidental. Était-ce une stratégie opportuniste de captation des alliances diplomatiques et des financements étrangers en contexte de guerre froide, ou la manifestation de l’aliénation des élites de ce pays à un modèle d’acculturation français qui exacerbait leur éloignement avec les classes populaires ? Il s’est trouvé dans l’historiographie ivoirienne autant de partisans des deux explications, qui dénonçaient l’irréalisme de ce programme. La littérature sur l’État en Afrique comporte ainsi de nombreuses références sur la divergence entre la loi et la pratique, à l’origine d’un diagnostic assez péremptoire sur l’ineffectivité de l’État ou l’État failli.
2Au contraire, ce livre démontre l’influence fondamentale de l’État ivoirien, au travers de ses services sociaux en particulier, sur les relations sexuées, les représentations genrées et les liens familiaux dans les décennies 1950 et 1960. Pour commencer, ce livre met en scène la dispute, au sens de « mise en examen », qui a animé Ivoiriens et Ivoiriennes sur le sens de l’amour conjugal et filial, l’exercice de la parentalité ou la responsabilité réciproque des époux. La promotion d’une conjugalité patriarcale, consacrant le droit des pères sur leurs enfants et l’autorité du mari sur sa femme en était précisément l’objet, afin d’établir si ce modèle pouvait constituer un idéal national de modernité et de développement. La conjugalité associée à la promotion de l’amour romantique connaît alors une prospérité en France mais aussi en Afrique : dans les années 1950, s’en revendiquer constitue une manière de contester la distinction raciale coloniale. Jusqu’à cette date en effet, les études coloniales mettaient plutôt en valeur la représentation de mœurs familiales africaines polygames ou matrilinéaires, contribuant à la construction d’une altérité raciale. Dans les années 1960, la conjugalité est soutenue par de nombreux requérants qui mobilisent tribunaux et services sociaux en tentant de faire valoir leurs droits politiques liés à leur qualité de pourvoyeurs financiers d’une cellule familiale réduite.
3Ce nouveau modèle avait aussi ses opposants : ceux-là se trouvaient dans l’entourage des hommes salariés. Femmes, grands-parents, oncles et tantes contestaient l’autorité familiale concentrée dans les mains des maris, ainsi que le fait qu’ils soient exclus du droit de nommer l’enfant, d’en exercer la garde, ou encore de recevoir la dot au moment du mariage. Aussi, le projet familial de l’État, colonial d’abord, indépendant ensuite, met bien en mouvement une multitude d’acteurs dont ce livre rend compte. Le poids qu’allaient prendre ces dispositifs sociaux encore peu étudiés en Afrique, comme les allocations familiales, démontre encore l’effectivité de l’État en Afrique. Comme le rappelle l’anthropologue américaine Jane Guyer dans un article de 1982, « les formes et les fonctions changeantes de la parenté en réponse aux politiques publiques sont un domaine de recherche déterminant »1. Effectivité ne signifie pas application. L’abolition de la polygamie est bien rester lettre morte. Toutefois, le modèle conjugal établi lors des discussions sur le Code du travail d’outre-mer en 1952, promu par le Code civil en 1964, défendu dans les tribunaux ivoiriens, allait lui marquer durablement les couples, les familles, en différenciant l’accès des hommes et des femmes à la citoyenneté. Comme l’a bien fait remarquer Marième N’Diaye à propos des législations familiales adoptées au Sénégal et au Maroc, « l’échec des législations [ne doit pas] conduire à passer outre les effets qu’elles ont “malgré tout” »2. Cette dispute éclaire aussi d’un jour nouveau la fin de la période coloniale et les premières années de l’indépendance.
La circulation impériale du familialisme
4Le modèle conjugal est un idéal de « modernité » dans les années 19503 : la concomitance de son élaboration en France et en Côte d’Ivoire révèle comment il est un objet de circulation et en même temps un objet en cours d’internationalisation.
5L’attention des États à la famille n’est pas ancienne : elle a longtemps appartenu aux prérogatives exclusives de l’Église catholique en Europe depuis la réforme grégorienne. L’émergence de la famille comme une catégorie de gouvernement est plus tardive puisqu’elle date de l’avènement de la IIIe République4. Les travaux de Camille Robcis et Sylvie Chaperon montrent le rapprochement de ces deux conceptions institutionnelles en métropole à partir des années 1930. La famille est en effet, entre la fin des années 1930 et le début des années 1950, un sujet de préoccupation majeure de tous les partis politiques, révélant une diffusion des idées du catholicisme social et du thème nataliste, à gauche comme à droite. Les premières politiques sociales comme les caisses d’allocations familiales en sont d’ailleurs le produit. Les allocations familiales sont une opportunité sans pareil d’intervention au cœur des classes populaires sous des allures dépolitisées et pacifiées. Le développement de l’État social a institué la famille comme une catégorie d’ordonnancement et d’intervention sociale5.
6Ce familialisme d’avant-guerre porté par des associations mais peu présent dans les instances représentatives trouve pour la première fois à s’incarner dans le Code de la famille en 1939. Le gouvernement de Vichy soutient à sa suite quelques propositions sans beaucoup de moyens. Les réflexions des techniciens et des conseillers du Haut Comité consultatif de la population et de la famille créé en 1939 trouvent pourtant leurs plus importantes réalisations après-guerre avec le système de sécurité sociale instauré en 19466. Au cœur de cette réforme se trouve l’idée que les transformations économiques et sociales ne peuvent contredire la naturalité du rôle féminin : par conséquent, le droit de vote des femmes et l’entrée dans le travail salarié sont en quelque sorte soumis à la condition de l’exercice des devoirs maternels préalables7. La promotion du maternalisme et avec lui le travail domestique des femmes légitiment un idéal conjugal dans lequel la complémentarité des sexes assure aux femmes au foyer des revenus par leur conjoint.
7D’autre part, l’urbanisation qui touche désormais plus de la moitié de la population française et l’ouverture d’une forme de consumérisme très orienté vers l’équipement ménager ouvrent pour la première fois l’opportunité à une majorité de la population féminine française d’incarner l’idéal bourgeois de la femme au foyer. Les années 1950 et 1960 marquent donc une forme de convergence d’éléments sociaux, technocratiques et économiques qui semblent introniser la légitimité et la diffusion du modèle conjugal sous l’autorité du chef de famille pourvoyeur de revenus, dans toutes les classes sociales. Dix ans plus tard, les bases sociales du familialisme disparaissent comme le rappelle Remi Lenoir qui évoque alors la mise au travail des femmes dans le tertiaire, l’augmentation de leur scolarisation, le déclin de l’Église et la montée des mouvements féministes.
8En métropole dans les années 1950, le modèle conjugal apparaît comme universel aux yeux des dirigeants de la IVe République. Les administrateurs coloniaux nommés parmi les membres du Mouvement républicain populaire (MRP) ou d’obédience catholique, le relaient. En effet, ce sont les « catholiques sociaux qui amenèrent au sein des débats un intérêt particulier pour la famille »8. Au ministère de la France d’outre-mer, qui a pris la suite du ministère des Colonies, les principaux artisans de la réforme familiale, Jean Letourneau, Louis Jacquinot ou encore Louis-Paul Aujoulat appartiennent à la mouvance sociale-catholique. Ce dernier avait rejoint en 1932 à Lille l’association Ad lucem qui envoyait des laïcs pratiquer leur vocation chrétienne par le travail missionnaire en Afrique9. Le gouvernement de l’Union française est donc influencé par cette nouvelle sensibilité métropolitaine pour la famille, et notamment par l’engagement de ses administrateurs dans les œuvres chrétiennes.
Naissance d’une politique familiale dans les colonies
9La famille est depuis longtemps centrale dans l’entreprise de différenciation coloniale. Pour les administrateurs, l’état des familles, souvent considéré d’un point de vue moral et ethnocentré, révèle la capacité ou plus souvent l’incapacité des colonisés à se gouverner10. Toutefois, il n’existe pas de volonté de réformer les familles, ou du moins cette entreprise est-elle limitée à certaines catégories sociales, ou encore au mariage nubile.
10Seule une petite élite a été l’objet d’une véritable politique familiale dans le système français. Les militaires, mais aussi les Africain·es scolarisé·es sorti·es des écoles normales comme William Ponty ou Rufisque, ou encore les catéchistes catholiques étaient les personnes les plus exposées à ce discours dès l’entre-deux-guerres. En 1921, le versement d’une indemnité de séparation aux épouses de militaires déplacés en dehors de leur territoire d’enrôlement a constitué la première politique familiale de l’administration coloniale. Cette indemnité de séparation était versée aux femmes sous réserve que le mariage soit déclaré à l’état civil. Par ailleurs, les militaires se voyaient soumis à l’obligation de monogamie (notamment par la prise en charge d’une seule conjointe) et leur mariage, qui nécessitait une absence, devait être soumis à l’assentiment de leur hiérarchie. Pour les engagés volontaires, la carrière militaire pouvait aussi correspondre à une stratégie matrimoniale, l’accumulation pécuniaire permettant la constitution d’une dot et donc l’émancipation de la tutelle des aînés11. Le choix matrimonial des élites scolaires était un souci fondamental de l’éducation coloniale au point que celle-ci prenait en charge l’éducation spécifique à des genres masculins et féminins complémentaires12.
11Pour le reste de la population cependant, la régulation de la famille, des relations conjugales ou de l’espace domestique en particulier est l’objet d’un statu quo depuis la Première Guerre mondiale qui consiste à reléguer ces questions sous l’autorité des chefs coutumiers. Alors que les administrateurs avaient tendance avant 1910 à accéder facilement aux plaintes des épouses contre leurs maris, mettant en pratique selon eux la mission civilisatrice de la France qui passait par le soutien de la cause des femmes, ceux-ci se désinvestissent de toute velléité réformatrice locale après 1917, suite à la généralisation d’une politique d’association13. Les disputes conjugales sont du ressort de tribunaux dits coutumiers, dirigés par un président de tribunal et par des assesseurs africains censés appliquer la coutume présumée des requérants. Cette coutume déterminée à partir de l’assignation ethnico-religieuse d’un·e accusé·e, par une autorité dite traditionnelle elle-même considérablement renouvelée par l’administration, était en grande partie une fabrication coloniale. Les coutumiers ou codes de coutumes, rédigés dans les années 1930 en Afrique occidentale française (AOF) portent ainsi une attention spécifique aux régulations des relations matrimoniales. Officiellement, le mot d’ordre est d’appliquer les coutumes aussi longtemps que celles-ci ne contredisent pas les principes civilisateurs français14. Mais l’intrusion des administrateurs est limitée : peu de plaignants y recourent, la supervision est légère, les coutumes malléables. Les questions reproductives n’intéressent les administrateurs que dans la mesure où la main-d’œuvre est suffisante pour pourvoir aux travaux coloniaux.
12Ce statu quo a légèrement évolué avant la Seconde Guerre mondiale. Une campagne de mobilisation catholique, auprès du ministre des Colonies du Front populaire en 1936, aboutit à l’instauration du décret Mandel en 1939. Ce dernier constitue un changement administratif majeur puisqu’il intime aux tribunaux coutumiers de prévenir l’union de filles impubères, et il impose le consentement des jeunes femmes à leur mariage. Cette mesure est redoublée en 1941 par l’obligation d’inscription des mariages à l’état civil, mais aussi en 1946 par la pénalisation du mariage forcé désormais condamné au même titre que la traite15. Toutefois, la mesure est très peu appliquée car les tribunaux n’interviennent qu’à condition qu’un litige soit porté à leur connaissance.
13L’après-guerre change le statut des sujets coloniaux reconnus après 1946 citoyens français. Toutefois, ceux-ci, enregistrés sur un « état civil indigène », restent tributaires, pour ce qui est de leurs affaires civiles et familiales, de la justice coutumière. Ils deviennent ainsi citoyens de statut personnel, c’est-à-dire soumis à la coutume, tandis que les Européens de l’Union française sont citoyens de statut français ou de droit commun, c’est-à-dire soumis au Code civil. La constitution de 1946 qui établit l’égalité de toutes les coutumes, y compris du Code civil vis-à-vis des coutumes dites locales, constitue une innovation juridique majeure, dont les députés africains nouvellement représentés à l’Assemblée nationale française exploitent les possibilités pour faire advenir une égalité de fait. Jusqu’en 1956 cependant, cette distinction entre les deux statuts a des implications sur l’inclusion politique d’un intéressé, notamment parce que le statut français permet de participer au premier collège électoral des Européens pour l’élection des représentants à l’Assemblée nationale métropolitaine. La première partie de notre étude commence dans ce contexte colonial, alors que les différences familiales sont encore comprises comme des différences de civilisations et de droits.
14L’existence de la coutume est enfin vidée de son potentiel discriminatoire par le vote de la loi-cadre Deferre en 1956, puis par la décentralisation de prérogatives exécutives à la nouvelle république ivoirienne dotée d’une constitution propre dès 1958 : le suffrage universel alors étendu à toute la population et l’élection d’assemblées territoriales par un seul collège suppriment les distinctions politiques amenées par le statut familial16. L’existence légale de la coutume dure en Côte d’Ivoire jusqu’en 1964, quatre ans après la décolonisation. Dans ce nouveau contexte, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) établit, en concertation avec l’Église catholique, un modèle familial unique autour duquel il forge sa représentation du citoyen à venir.
L’indépendance ivoirienne sous l’égide du PDCI
15La Côte d’Ivoire est le seul pays de ses voisins, avec la Guinée de Sékou Touré, à introduire un tel changement familial et à faire « table rase » : le Sénégal par exemple n’instituait pas de mariage civil obligatoire, mais laissait celui-ci du ressort des coutumes en imposant seulement une obligation de déclaration17. Le Dahomey préserve quant à lui les tribunaux coutumiers. Accusé d’avoir simplement repris à son compte le Code civil napoléonien et de faire preuve ainsi d’un mimétisme métropolitain, Houphouët-Boigny est aujourd’hui encore l’objet d’une mémoire et d’une historiographie ambiguës, qui condamnent d’une part son allégeance aux puissances occidentales ou au contraire reconnaissent sa capacité à faire advenir les intérêts du territoire dans le contexte contraint de la décolonisation et de la guerre froide18. Personnalité complexe, le président a imposé une règle de fer en supprimant systématiquement les opposants qui contestaient sa stratégie d’optimisation des liens avec l’ancienne métropole.
16En septembre 1950, Le PDCI dirigé par Félix Houphouët-Boigny se désolidarise du parti communiste. Ce geste marque la mise à l’écart des partisans anticoloniaux d’inspiration marxiste au sein de la formation gouvernementale, et facilite l’ascension de Félix Houphouët-Boigny jusqu’à son élection comme président de la République en 1960. En mars 1952, l’élection de la première Assemblée territoriale ivoirienne préfigure la disparition de l’opposition politique : seuls 4 des 32 sièges alloués aux députés africains ne reviennent pas à la coalition organisée par le PDCI, ce qui n’a pas empêché l’expression de nombreuses voix divergentes. Dès 1954, le raz-de-marée touche aussi l’échelon local à l’occasion des élections municipales, et se confirme aux élections législatives de 195819. À l’occasion d’une nouvelle victoire électorale en 1956, Houphouët-Boigny entre au gouvernement métropolitain dirigé par Guy Mollet.
17Ce succès orchestré par le PDCI n’est pas seulement dû à l’enthousiasme que soulève l’auteur de l’abolition du travail forcé, mais aussi à une politique d’intimidation menée par les sous-secrétaires du parti auprès des partisans, et ensuite à la capacité du parti à retourner ses opposants en leur proposant des fonctions gouvernementales. Le choix du candidat à élire reposait sur de savants compromis territoriaux, sociaux et idéologiques par lesquels le parti s’entraînait à intégrer les différences de point de vue. Certaines de ses stratégies agressives étaient d’ailleurs nées des pratiques administratives coloniales après 1945 pour dissuader l’émergence de partis politiques africains20. En 1959, l’élaboration d’une constitution en vue de l’instauration de la République indépendante de Côte d’Ivoire prend ainsi le pli d’un gouvernement dominé par un homme à la tête d’un parti qui rassemble sous sa coupe toutes les obédiences politiques.
18Cet apparent consensus ne doit pas faire oublier l’importance des oppositions et la vivacité de l’engagement des élites administratives, agricoles ou traditionnelles dans l’imagination d’une vision alternative pour le territoire. Une première opposition est partisane comme le Parti socialiste ou le Parti progressiste de Côte d’Ivoire. Souvent décrits comme des groupements à but ethnique, ce dont se sert le PDCI pour les discréditer, ils promeuvent différentes stratégies d’association à la métropole pour réaliser l’indépendance, ou encore s’opposent de manière plus ponctuelle à l’inclusion d’Européens issus des milieux d’affaires dans les formations du PDCI. Les syndicats comme l’Union des travailleurs de Côte d’Ivoire (UTCI) se positionnent d’abord contre le PDCI en soutenant des idées panafricaines. D’autres s’organisent dans des mouvements associatifs inspirés de la Fédération des étudiants d’Afrique noire française (FEANF) : en 1956, le congrès de l’Union générale des étudiants de Côte d’Ivoire (UGECI) dénonçait ainsi le manque d’intérêt du PDCI pour les enjeux éducatifs, tandis que le journal Attoungblan du Front de libération noire Kotoko21 appelait au port des vêtements locaux et à l’unité africaine. Deux sujets se trouvaient au cœur des dissensions : les modalités du développement sur lesquelles nous reviendrons, et les termes de l’indépendance.
19Houphouët-Boigny est longtemps un promoteur de l’union impériale sur un mode fédéral. En effet, la priorité mise sur le développement économique mène le futur président à adopter un positionnement pragmatique vis-à-vis de la métropole : comme tous les chefs d’État qui appellent à plébisciter la constitution de la Ve République instaurant une Communauté française, il rejette d’abord l’idée d’une indépendance directe de la France pour privilégier une autonomie dans le cadre impérial en 1958. Mais le tournant métropolitain en faveur d’une décolonisation stricte, qui soulageait Paris de supporter le coût d’une égalisation entre les territoires impériaux, a bientôt raison de ce projet. Le leader du PDCI va alors travailler à fidéliser l’ancien colonisateur. En avril 1961, le traité de coopération avec la France confirme son rôle d’allié de référence : elle assure encore la défense militaire et une assistance technique par le biais de l’Office scientifique de la recherche d’outre-mer (ORSTOM) et de conseillers ministériels. Jusqu’en 1965, le ministre du Plan, Raphaël Saller, est français22. Cette alliance est aussi à l’origine d’une intense collaboration des savoirs et d’une participation des experts français à la mise au point des politiques publiques. De nouvelles catégories d’analyse économique comme le ménage23, avatar économique de la conjugalité, intègrent ainsi les représentations des planificateurs.
La conjugalité au programme du développement
20La décolonisation et la réforme familiale qui l’accompagne sont marquées par la question du développement. Cette idéologie, apparue dans les années 1940, a renouvelé les formes du colonialisme. Avant la guerre, la métropole avait en effet une approche extractive du territoire et de ses habitants, vus comme un réservoir de ressources et de main-d’œuvre. À partir des années 1940 cependant, la métropole concède d’importants transferts monétaires et elle met fin au principe d’autosuffisance des colonies : le Fonds d’investissement et de développement économique et social (FIDES), créé par la loi du 30 avril 1946, est destiné à établir, financer et exécuter des plans d’équipement. Ses recettes, réparties entre métropole à 55 % et territoire à 45 %, proviennent bientôt principalement de la métropole sous la forme d’emprunts contractés dans le cadre de trois Plans successifs (1947-1953, 1949-1953, 1954-1959)24. Les prêts internationaux servent par la suite à investir massivement dans les infrastructures25. Ces politiques reposent alors sur le postulat d’un « décollage » (take off) : investir d’un coup et sur des montants importants dans des secteurs spécifiques (équipement, industrie de substitution) pour établir les conditions préliminaires de développement économique d’un pays26.
21Des études critiques sur le développement dénoncent les limites de ces tentatives, soit parce que les projets reposaient sur des représentations fictionnelles des gouvernés portées par d’anciens coloniaux27, soit qu’ils aient fait l’objet de résistance active, voire enfin qu’ils aient été davantage un outil d’enrichissement des prêteurs que des emprunteurs28. Ces auteurs relèvent parfois la mobilisation de catégories familiales en soulignant comment elles sont liées au renouvellement de l’exercice du pouvoir colonial, qui se veut notamment plus scientifique29. Je montre ici comment la réforme patriarcale est une extension de la théorie du « décollage » aux organisations familiales, en faisant des couples des unités d’épargne et d’investissement. La monogamie accumulatrice et épargnante constitue une nouvelle fiction de ce gouvernement du développement au moment de l’indépendance.
22Les sciences sociales d’après-guerre ont joué un rôle essentiel dans la promotion de l’idée que certains attributs du couple patriarcal comme la concentration des revenus dans les mains d’un seul et l’allocation de l’argent à la production plutôt qu’aux formes de reproduction sociale comme la dot constituaient des étapes fondamentales à la conversion capitaliste. L’ORSTOM en particulier, mais aussi plus tard les bureaux d’étude parapublics français convoqués par le régime ivoirien pour mener de vastes études régionales30 ont ainsi diffusé ces idées en actualisant une « bibliothèque coloniale »31. Toutefois, ce projet scientifique serait resté lettre morte si la conjugalité n’avait aussi correspondu à des formes d’aspiration comme le relève James Ferguson dans son étude sur la Copperbelt (Zambie)32.
23Dans les villes comme dans les espaces ruraux, les investissements requièrent une « mise au travail » des Africains33. Leur engagement dans le salariat est timide d’une part à cause du souvenir du travail forcé, aboli en 194634. D’autre part la richesse des zones rurales leur conserve une importante population, dès lors réticente à migrer en ville ou à s’engager dans un travail salarié peu rémunéré sous la catégorie de manœuvre35. Par conséquent le territoire ivoirien met en place des mesures incitatives pour favoriser le salariat : la formulation d’un minimum vital et d’un salaire minimum ou encore le triplement du salaire journalier36. Une législation sur les travailleurs, le Code du travail d’outre-mer, entérine en 1952 leurs droits à l’échelle impériale et en particulier l’attribution d’allocations familiales. Ses dispositions s’appliquent alors aux salariés du privé, entre 105 000 et 181 000 personnes selon les estimations, presque exclusivement des hommes37. Dans un contexte où le travail salarié rémunère peu, la « charge de famille » devient pour ces hommes un argument majeur de leur promotion politique jusqu’en 1960, mais aussi de leur stabilité économique. Les syndicats africains combattent de manière véhémente les représentations racistes de l’Inspection générale du travail qui présume que les pères se désintéressent du sort de leurs enfants. Revendiquer la responsabilité paternelle de la famille oblige le colonisateur à étendre à l’Union française les droits qui avaient été concédés en métropole après-guerre. Toutefois, le paternalisme métropolitain comportait aussi une forme de renouvellement profond des inégalités entre hommes et femmes. Le fait que le Code civil de 1964 consacre la libre disposition masculine des revenus de leur femme salariée vient ainsi confirmer combien le modèle patriarcal semblait finaliser la concentration des revenus entre les mains des maris salariés.
Un État sexué
24La réforme des familles au moment de la décolonisation montre combien la « haute politique » est liée à la « petite » : la famille à la citoyenneté, le couple aux politiques du développement. Je mobilise la catégorie de genre, entendu comme « champ par le moyen duquel le pouvoir est articulé »38, pour comprendre ici la nature d’un régime politique, dans la lignée entre autres de la politiste Anne Verjus pour la France ou d’Ophélie Rillon et Sara Panata sur le Mali et le Nigéria39. On peut lire ce livre comme une étude empirique sur les origines et la fabrication d’un gouvernement sexué et genré, au sens où l’État gouverne différemment en fonction du sexe, et où il promeut des genres officiels. En Afrique, les travaux d’Anne Stoler et d’une génération de chercheuses anglophones intégrant pour la première fois la dimension de genre montrent que le contrôle des sexualités et l’énonciation du mariage étaient autant de façon de maintenir l’ordre colonial40. Toutefois, il est vrai que ces travaux s’arrêtent souvent à la décolonisation. Ils évoluent en parallèle d’une historiographie sur l’État colonial et postcolonial qui elle, tout en remarquant l’absence de femmes dans la sphère politique et publique ivoirienne, en fait rarement un axe constitutif d’études, à l’exception de Jeanne Maddox Toungara41. Je prolonge ce questionnement sur l’État en examinant les pratiques administratives, inspirée d’une sociologie des institutions et notamment des « relations au guichet »42. Celle-ci permet de riches démonstrations sur les interactions quotidiennes au sein des institutions coloniales et postcoloniales43. À l’instar d’une approche « par le bas », je démontre que les Ivoiriens et Ivoiriennes approchent l’État et ses administrations par l’intime, pour régler un différend familial et en particulier faire prévaloir leur conception des « dus » matrimoniaux44. J’enrichis cette perspective en montrant comment les administrations ivoiriennes furent sexuées, dans le sens où elles ne furent pas également ouvertes ou appréhendées par les hommes et les femmes. Des travaux sur les services sociaux, comme les centres de Protection maternelle et infantile (PMI), mis en place dans les années 1940, montraient déjà l’assignation des femmes à des tâches domestiques, mais il restait encore à en montrer le caractère systématique et son lien avec l’institution du salariat45.
25Les allocations familiales aux salariés ont été une réponse des milieux catholiques, anticolonialistes, parfois communistes même, pour professionnaliser le travail domestique des femmes, que ce soit par une injonction à des travaux conçus comme spécifiquement féminins, ou par une reconnaissance de leur travail reproductif lui-même. Ce service, qui s’appuie sur une armature médicale et des centres sociaux, a été le pendant indissociable du salariat, un substitut développé pour pallier la faible rémunération de la main-d’œuvre et l’absence d’inclusion des femmes dans le système scolaire ou administratif. L’étudier rend visible la façon dont l’État envisage le travail différencié des femmes et des hommes, le coût de la reproduction et le genre du salariat.
26L’interdiction de déclaration d’une naissance par une femme, la constitution des dossiers d’allocataire par les hommes qui réceptionnent les versements tandis que les femmes se voient incitées spécifiquement à la fréquentation des institutions médicales pour le contrôle des naissances, supposent un rapport quotidien différencié à l’État. L’appréhension moralisatrice des femmes salariées par les cours de justice ivoiriennes, la création d’un service social sous-doté qui leur fut spécifiquement destiné, ont modelé la possibilité des hommes et des femmes à y avoir recours. Aussi, en m’inspirant d’une approche de la citoyenneté définie par le recours effectif aux droits46, je montre l’inégalité d’accès à la citoyenneté pour les hommes et les femmes par la fréquentation des administrations.
27Ce livre permet ainsi, à la croisée entre une étude du gouvernement et du genre, en suivant les résolutions politiques jusqu’à leur application administrative, de formuler de nouvelles hypothèses sur la nature du gouvernement national qui se met en place en 1960 : en effet, celui-ci se construit sur un double présupposé, celui d’une conversion à la conjugalité et d’une promotion des hommes salariés. Ces deux modèles au fondement de la promotion sociale, économique et politique, tout en se voulant incitateurs, sont de fait excluants. Si la loi opère bien une catégorisation des citoyens et des citoyennes, je montre que la pratique administrative la renforce, prouvant que c’est dans l’application journalière des lois et le fonctionnement des services bureaucratiques qu’on doit traquer l’institution d’ordres de genre.
Des genres nationalisés
28L’État sexué est à l’origine de la production de genres et de rapports de genre inédits. Les études de genre en Afrique se sont progressivement détachées d’une étude des femmes pour porter plus strictement sur la construction des rôles sociaux, d’abord dans le monde anglophone puis français47. Ces contributions montrent la diversité des féminités et des masculinités et leurs transformations tant par la colonisation que par les décolonisations. Sarah Zimmermann à propos des royaumes de Ségou et de Kaarta, Stephen Miescher dans l’État asante relèvent l’importance des valeurs militaires comme base d’appartenance à la masculinité précoloniale, des références qui perdurent encore ou qui sont reprises au moment des indépendances, comme le montre Ophélie Rillon sur le Mali à propos de la valorisation des modèles virils de farinya (bravoure) ou de kεlε masaya (maîtrise de la guerre)48. Des cas fameux quoique exceptionnels illustrent au Nigéria comme au Mali l’absence de naturalité de ces rôles ou de ces attributs, et la possibilité pour une femme d’incarner des attributs masculins49.
29Étudiées de façon relationnelle, les identités de genre se constituent en effet réciproquement par l’éducation, le travail ou les formes familiales, autant d’institutions qui seront encore retravaillées par les colonisations et les indépendances. L’éducation coloniale est sans doute l’institution la plus interventionniste comme le montre Pascale Barthélémy dans Africaines et diplômées, où elle rend compte du projet de modelage des corps féminins par l’uniforme, par le sport et par la maîtrise du temps et des fréquentations des jeunes femmes50. Les Églises chrétiennes qui participent en premier à la scolarisation ne sont pas moins efficaces à remodeler les masculinités, en particulier quand ces apprentissages sont véhiculés par des maîtres africains : elles diffusent en sus les modèles de masculinité akan (critères martiaux) des idéaux bureaucratiques ou scolaires et mettent l’accent sur la responsabilité conjugale plutôt que matrilinéaire51. Cette présente étude confirme encore une fois le rôle décisif de l’Église catholique qui, tout en proposant des répertoires d’action et de mobilisation genrés, portait aussi un projet sans précédent de remodelage des subjectivités. Ce livre étaye le rôle de l’Action catholique et des mouvements chrétiens laïcs au moment des indépendances dans la constitution de « genres nationaux », dans la continuité des travaux de Claire Nicolas52.
30Mais je me rattache ici à la fabrique des genres par le travail, comme l’a proposé Lisa Lindsay dans son étude Working with Gender, et dans une tradition de travaux particulièrement développés sur l’Afrique australe, notamment pour le travail minier53. Celle-ci rend compte du frottement entre les normes de genre coloniales promues au sein des syndicats de cheminots du Sud-Ouest nigérian et la volonté des travailleurs de continuer à exercer des formes de masculinités distinctes ancrées dans une représentation de la « civilisation » ou Òlajú, basée sur l’animation d’un réseau de parents et la formation de liens de patronage54. Elle met l’accent sur les circonstances dans lesquelles ces registres différenciés de masculinité sont mis en avant, par les hommes et leurs familles, tout en insistant sur la façon dont la masculinité pourvoyeuse devient, jusqu’aux années 1980, une sorte « d’idéal culturel »55. Comme Lisa Lindsay, cette étude développe aussi bien les idéologies que les pratiques invisibilisées par ces nouvelles normes. Je contribue à cette historiographie en révélant le lien entre citoyenneté et salariat. Les salariés pouvaient exercer leur citoyenneté au travers du recours bureaucratique (état civil, médicalisation) en se soumettant à des normes de genre déterminées. Celles-ci ne sont donc pas seulement un objet de revendication quant à ce qui constitue une bonne vie ou un bon salaire, elles sont aussi une performance du désir de recours aux nouveaux services de l’État.
31Au moment des indépendances, les historiennes des mobilisations ont exploré à la fois les discours et les pratiques genrés des mouvements anticoloniaux et des partis indépendantistes, démontrant combien les genres étaient des réservoirs d’action (en particulier la maternité comme fonction sociale56) mais aussi le prétexte de leur écartement de la vie politique par les gouvernements issus des indépendances57. J’étudie ici la façon dont le régime ivoirien a défini des masculinités et des féminités acceptables en promouvant un nouvel idéal familial. Comme en France ou ailleurs, l’État social attribue des rôles spécifiques aux hommes et aux femmes qu’il s’agisse des professionnels ou des récipiendaires de l’aide58. Cette masculinité est conçue par des syndicats, des députés, des organisations familiales dans plusieurs arènes politiques (assemblées, inspections du travail, recherche scientifique) avant et après l’indépendance, et mise en pratique dans les tribunaux et les services sociaux par des requérants59. Je mets par ailleurs en avant l’importance des médias et des mouvements de jeunesse catholiques dans la promotion d’une féminité conjugale à la fois active, rationnelle mais aussi au service de la cause nationale. On comprend comment certaines féminités militantes, bien qu’essentialisées et au service d’un ordre conservateur, offrent néanmoins pour certaines femmes des outils d’affirmation du moment qu’elles se mettaient au service du nouvel État-nation60.
32Pour finir, si ces normes conjugales sont sans nul doute opérantes, elles ne rendent pas compte de la diversité des notions de masculinités et de féminités existantes alors en Côte d’Ivoire, qui sont bien sûr plus nombreuses que celles que je mentionne à partir de mes sources. Je propose donc une étude des discours et de certaines pratiques administratives, mais on ne trouvera pas dans ce livre une approche par les subjectivités – qui aurait pu éclairer la façon dont hommes et femmes se saisissent de genres concurrents et les combinent selon des périodes de vie ou selon leur entourage61.
33Une définition de la famille n’est donc pas un préalable, mais l’objet même de l’ouvrage. En Europe ce terme a recouvert des réalités différentes : alors qu’avant 1800 il fait référence à une unité d’habitation, il signifie ensuite la famille nucléaire62. Entre les années 1950 et les années 1960 en Côte d’Ivoire, la conjugalité ne recouvre aussi pas la même chose. Pour les administrateurs coloniaux, l’union hétérosexuelle déclarée à l’état civil, basée sur l’interdépendance financière et affective d’un homme et d’une femme à l’exclusion des collatéraux, est un vecteur de civilisation et un prérequis à la citoyenneté. Dépouillé de sa valeur morale, le couple du Code civil ivoirien après l’indépendance est d’abord une unité épargnante. La conjugalité des salariés souhaitée et revendiquée repose alors sur une stricte distribution des rôles genrés, elle établit en outre un système distributif du mari à son épouse et des parents aux enfants, tout en assurant leur lisibilité par l’administration. Chacune de ces propositions est patriarcale dans le sens où elles visent à instaurer l’autorité d’un mari sur sa femme et sur ses enfants, disposition qui n’allait pas de soi en Côte d’Ivoire.
Construire un objet historique
34Comme la définition de la famille s’élabore au fil du livre, l’objet même de ma recherche ne m’a pas été donné d’emblée dans une série d’archives. Je recomposais dans les archives des Assemblées nationales un point de vue étatique sur les familles à partir des élaborations juridiques de 1951, 1952 et 1964. Les Archives nationales d’outre-mer (ANOM), les Archives nationales ivoiriennes (ANI), et enfin les archives du Haut-Commissariat de l’AOF basées à Dakar (ANS) offraient un point de vue administratif, me permettant par exemple de retrouver les traces du rôle de l’Inspection du travail dans l’élaboration du Code du travail d’outre-mer. Complété par la littérature anthropologique des années 1950 et 1960, ce livre aurait été un récit des particularismes familiaux régionaux, des différents rituels et des politiques coloniales à destination des femmes et des enfants.
35Plusieurs sources m’ont bientôt permis d’élargir mon objet de recherche : d’abord, les travaux de l’ORSTOM, créé en 1941 pour encourager la mise en valeur coloniale, constituent une immense bibliothèque élaborée par des chercheurs de toutes disciplines de sciences humaines dans les années 1950 et 1960, accessibles en ligne sur la base Horizon, que je complétais par la lecture de rapports régionaux sur la Côte d’Ivoire consultés à la bibliothèque du ministère de la Coopération (Nantes, CADN). J’y ai lu la façon dont la pluralité des formes familiales préexistantes mettait en difficulté les statisticiens et les économistes pour l’élaboration des plans nationaux. La délimitation de la famille était d’abord un enjeu de lisibilité statistique des sociétés et de prévisibilité de son futur. Je constatais revenant aux archives étatiques (CADN, Assemblées nationales ivoiriennes) le lien que ces chercheurs entretenaient avec des dirigeants politiques, dans une nouvelle forme de gouvernement technocratique. Deuxièmement, j’avais acquis aux archives de l’Université catholique d’Afrique de l’Ouest (Abidjan) la conviction que les catholiques avaient joué un rôle important dans les questions familiales, notamment par l’organisation de mouvements de jeunesse. Les archives de la Société des missions africaines de Lyon à Rome m’ont ainsi permis de répertorier les activités locales dans les médias catholiques et au travers d’associations.
36Ces sources expliquent aussi la sous-représentation du réformisme musulman au sujet de la famille. Aujourd’hui principale religion monothéiste ivoirienne, l’islam est absent des lignes qui suivent. Les grands commerçants sénégalais, qui occupent jusqu’à la Seconde Guerre mondiale le rôle d’intermédiaires auprès des firmes de traite, et qui participent à la lutte anticoloniale, paient cher leur engagement politique par un progressif abandon de l’administration coloniale. Leur prévalence économique et sociale s’atténue comme leur réseau confrérique. Le nombre de musulmans ivoiriens et en particulier abidjanais croît pourtant dans les années 1950 et 1960, mais davantage du fait de migrations de travail. En lien avec cette nouvelle sociologie, l’islam des années 1950 est un refuge pour les migrants alors qu’il connaît « un mouvement de désaffection assez large chez les cadres et les jeunes musulmans instruits »63. Marie Miran parle également de refus plus conscients et calculés des élites musulmanes de se scolariser en français, « porte d’entrée dans le secteur économique moderne », ce qui entraîne de fait leur nombre beaucoup moins élevé parmi les fonctionnaires et salariés que nous étudions ici, et ce jusque dans les années 1980. Cela n’a pas empêché la constitution d’organes de représentation musulmans, comportant de nombreuses notabilités exerçant de hautes fonctions gouvernementales (par exemple Hamadou Hampâté Bâ, ambassade de la Côte d’Ivoire au Mali), notamment au sein de l’Union culturelle musulmane fondée en 1960 sous la tutelle de l’État64. Les archives de ces personnes et de ces organisations, qui permettront de retracer des positionnements vis-à-vis de la réforme familiale, offrent de nouvelles perspectives de recherche pour enrichir le présent volume.
37Un accès aux archives judiciaires du tribunal de première instance d’Abidjan me permettait de confronter les idéologies et les lois aux pratiques. Loin des images lénifiantes d’une Afrique orale, je découvrais des corpus documentaires immenses. Ces archives dans un très mauvais état de conservation retranscrivent les histoires et les mots des personnes qui comparaissent et m’ont rendu sensible, quand j’abordais ensuite les archives de l’état civil et des tribunaux établissant les jugements supplétifs d’état civil, à l’expérience bureaucratique. J’ai également bénéficié du rassemblement de nombreuses archives judiciaires dans des centres régionaux comme à Bouaké, financés par la Banque mondiale. Si le résultat de cette recherche est assez centré sur Abidjan, ce n’est pas faute d’avoir travaillé dans les archives d’état civil de Bingerville (sud) Dimbokro (centre Côte d’Ivoire), ou Korhogo (nord) dans une tentative de restitution de la diversité géographique ivoirienne. Enfin, j’ai bénéficié d’un accès exceptionnel aux archives des caisses de compensations familiales, alors en plein déménagement du fonds depuis le Plateau vers Yopougon.
38Ces trois dernières archives (judiciaires, état civil et allocations familiales) souffrent toutes, pour l’historienne, d’un travers immense : ce sont des archives pléthoriques qui mériteraient pour chacune d’elles une armée de chercheurs et un traitement quantitatif. En attendant que cela soit possible, j’ai opéré parfois sans véritable choix sinon celui d’attraper le carton le plus accessible, une sélection, par année ou par quantité de documents. J’ai tenté d’en rationaliser à la fois la consultation, l’usage et les conclusions que j’en tirais, en tenant bien compte de leur non-représentativité statistique. Bien que parcellaires, elles ont fondé la conviction que j’exposais plus tôt d’un rapport continu, opportun et massif à l’État au travers de ces administrations dont je suivais les traces. Les archives de ces institutions d’ancrage local, contrairement aux archives des autorités ensuite réparties en France, au Sénégal et en Côte d’Ivoire, ont été conservées ensemble pour la période coloniale et postcoloniale, ce qui permet de relativiser la rupture des indépendances pour mettre en valeur plutôt des formes de transition longue comme je le fais ici.
39Enfin, j’ai réalisé tout au long de cette enquête vingt-huit entretiens et trois discussions de groupe qui me confrontaient souvent à l’affirmation selon laquelle « la famille, c’est la famille traditionnelle ». Mes interlocuteurs véhiculaient une norme coutumière, dont je mesurais alors qu’elle énonçait surtout la respectabilité ou la connaissance de celui ou celle qui l’énonçait. Sans vraiment comprendre ou sans oser aborder les histoires familiales, j’étais prise dans un malentendu entre normes et pratiques. J’ai successivement resserré mon approche sur deux sujets plus précis : la pratique de l’état civil auprès d’anciens secrétaires d’état civil ou des personnes nées dans les années 1940 et 1950, déclarées dans leur enfance à l’état civil (Bouaké) et la socialisation d’hommes et surtout de femmes au sein de l’Église catholique à Abidjan. Si je cite peu ces témoignages que j’ai davantage utilisés ailleurs, je m’en suis en revanche beaucoup inspiré pour énoncer les hypothèses principales de ce travail, en particulier le rapport à l’administration65. Toutefois, j’ai mis du temps à comprendre l’objet de mon travail, qui aurait nécessité d’approfondir le vécu des relations sexuées par des histoires de vie, et la construction relationnelle des genres dans le contexte de nouveaux modèles catholiques et nationaux.
Se repérer dans l’ouvrage
40Les trois premiers chapitres retracent la procédure juridique par laquelle une forme de patriarcat restreinte, définie par la centralité du chef de ménage, s’impose en Côte d’Ivoire entre 1951 et 1964. Ils démontrent la continuité d’un dialogue au sujet de la dot, du travail et de la sexualité des femmes, de la propriété des enfants, du rôle des ascendants, des collatéraux et des descendants familiaux, dans les instances de gouvernement colonial ou postcolonial. Les préoccupations se croisent et souvent se répondent, tout en illustrant combien le combat des députés ivoiriens différait aussi, dans un apparent prolongement, de ceux de leurs prédécesseurs français. Alors que le patriarcat de l’administration coloniale est teinté de moralisme et s’inspire d’une tradition religieuse catholique (chapitre 1), le patriarcat des élites ivoiriennes avant et après l’indépendance s’affirme davantage comme un outil de modernisation contre l’occupant, et il incarne un esprit de renouvellement de l’organisation sociale. Leur programme de révision du matriarcat mis en forme en 1959 doit alors beaucoup à l’alliance stratégique avec l’Église catholique, où le parti trouve organes de mobilisation, médias et idéologie de l’individu. Le PDCI n’est alors pas novateur mais s’inscrit dans un mouvement plus global de remise en cause des coutumiers et d’émancipation du pouvoir des chefs dit traditionnels. Contre ces derniers, des cadets sociaux, les jeunes hommes en âge de se marier, mènent d’intenses mobilisations qui prennent des allures de fête (chapitre 2). Le troisième chapitre détaille enfin la manière dont le Code civil de 1964 fait la synthèse des questions soulevées antérieurement : il propose en effet un compromis entre la réinvention totale de la famille et la préservation des coutumes. Les lois familiales condamnent définitivement le matriarcat et la dot et instaurent un nouveau paternalisme au bénéfice des jeunes hommes particulièrement sollicités par les politiques de développement. En revanche, ces nouveautés n’effacent pas la permanence d’une dualité juridique à l’œuvre dans le règlement des affaires familiales.
41Les chapitres 4 et 5 mettent en évidence les bases sociales et scientifiques qui ont prévalu aux choix législatifs opérés dans la partie précédente. En soutien du modèle patriarcal adopté par les administrateurs puis par les députés, des scientifiques français et ivoiriens d’une part, des croyants catholiques d’autre part investissent la conjugalité d’une forme de modernité et d’espoir de développement individuel ou collectif. Ces deux groupes sociaux successivement étudiés, la communauté des chercheurs d’une part, les croyants qui s’investissent dans des formes romantiques de l’amour en ville d’autre part, constituaient des supporters de la réforme législative en lui donnant raison. Le chapitre 4 revient d’abord sur la naissance de l’idée selon laquelle la conjugalité est un outil privilégié de l’accumulation économique, en relisant une littérature ethnographique et anthropologique produite pour l’administration coloniale et dans les années 1960 pour le compte du gouvernement ivoirien. Le chapitre 5 démontre comment des hommes et des femmes exprimèrent publiquement leurs liens conjugaux en reprenant une nouvelle pastorale du couple catholique. Se prévaloir de l’amour romantique permet aux jeunes gens de se repositionner vis-à-vis de parents et de proches qu’ils logent ou qu’ils nourrissent. Ce romantisme s’appuie toutefois sur une reconfiguration des genres masculins et féminins qui amorce la privatisation de la sphère reproductive. L’importance de l’accumulation primitive et de l’épargne, qui s’opposent aux dépenses honorifiques, somptuaires ou de solidarité étendue, est ainsi un enjeu essentiel dans une perspective de décollage économique axé sur la propriété individuelle et le travail. Aussi, ces deux chapitres sur les conjugalités proposent-ils une histoire de la progressive adhésion de certains acteurs aux valeurs capitalistes ivoiriennes fondées sur la maîtrise de soi, la rationalisation du budget, la limitation des distributions familiales. Il parle d’un moment où le couple a pu incarner, pendant les années 1950 et 1960, un modèle individuel de conversion à une aspiration plus large, celle du décollage économique, par une nouvelle affectation individuelle de l’argent.
42Les chapitres 6 et 7 inaugurent un deuxième volet de la réforme des familles en retraçant la procédure d’établissement des premières allocations familiales en Côte d’Ivoire. Ce programme débuté sous la colonisation est inspiré d’une nouvelle conception des travailleurs africains, salariés, urbains et pères de famille. Le chapitre 6 expose la manière dont les Africains ont dû combattre pour asseoir la légitimité de leur parentalité et de leurs unions en faisant de leur fonction de chef de famille un argument pour obtenir une reconnaissance de leurs droits comme citoyens. J’y décris en outre l’importance des distributions monétaires à partir de la mise en place des allocations en 1956, tout en montrant dans quelles circonstances les salariés pouvaient être amenés à y avoir recours. Le chapitre 7 rend compte de la double exclusion qui touche les femmes ivoiriennes : leur faible participation directe dans le salariat déporte leur possibilité de recourir aux services de l’État sur leur relation conjugale avec un homme salarié. Assignées aux fonctions reproductives, elles sont l’objet d’un nouveau service social qui leur est réservé, et qui véhicule en dehors de la sphère catholique un idéal de domesticité féminine ménagère et consumériste. Comme tels, les deux chapitres explorent comment les procédures administratives liées à l’établissement des allocations familiales ont participé de la distinction sexuée du rapport à l’État et des pratiques citoyennes. Cette partie s’attarde moins sur les textes de loi que sur les dispositions concrètes et les pratiques au guichet liées à l’instauration d’un nouveau service social. La dispute ne prend plus dès lors l’aspect d’une discussion (parties 1 et 2), mais d’une tension entre les opportunités distinctes ouvertes par l’indépendance aux travailleurs hommes et femmes. Toutefois le chapitre 8 montre comment ces idées conjugales sont remises en cause par la parentèle mais aussi par les femmes. En effet ces législations, mais aussi les normes sociales qu’elles véhiculent comme la responsabilité financière des époux envers leur famille, ou la conditionnalité de la parentalité en fonction de l’entretien de l’enfant, constituent la base d’une forme de conflictualité familiale qui se traduit en cours de justice.
Notes de bas de page
1En l’absence de mention spécifique, toutes les traductions de l’anglais sont les nôtres. Jane Guyer, « Household and community in African Studies », African Studies Review, vol. 24, no 2-3, 1981, p. 106.
2Marième N’Diaye, La réforme du droit de la famille. Une comparaison Sénégal-Maroc, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2016, p. 35.
3James Ferguson, « Expectations of domesticity: men, women and the “modern family” », Expectations of Modernity: Myth and Meaning of Urban Life in the Zambian Copperbelt, Berkeley, University of California Press, 1999, p. 166-206.
4Remi Lenoir, Généalogie de la morale familiale, Paris, Seuil/Liber, 2003.
5Susan Pedersen, Family, Dependence and the Origins of the Welfare State, Britain and France, 1914-1945, Cambridge / New York, Cambridge University Press, 1993 ; Lola Zappi, Les visages de l’État social. Assistantes sociales et familles populaires durant l’entre-deux-guerres, Paris, Presses de Sciences Po, 2022.
6Camille Robcis, La loi de la parenté, la famille, les experts et la République, Paris, Fahrenheit, 2016, p. 81-91.
7Sylvie Chaperon, Les années Beauvoir 1945-1970, Paris, Fayard, 2000.
8Frederick Cooper, Decolonization and African Society: The Labor Question in French and British Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 291.
9Guillaume Lachenal et Bertrand Taithe, « Une généalogie missionnaire et coloniale de l’humanitaire : le cas Aujoulat au Cameroun, 1935-1973 », Le Mouvement social, no 2, 2009, p. 45-63.
10Lynne Haney et Lisa Pollard, « In a family way: theorizing State and familial relations », Families of a New World: Gender, Politics and State Development in a Global Context, L. Haney et L. Pollard éd., New York / Londres, Routledge (Sociology and Social Policy), 2003, p. 5.
11Sarah Zimmerman, Militarizing Marriage: West African Soldiers’ Conjugal Traditions in Modern French Empire, Athens, Ohio University Press, 2020.
12Pascale Barthélémy et Jean-Hervé Jézéquel, « Marier les “demoiselles frigidaires” et les “mangeurs de craies” : l’idéal du ménage lettré et l’administration coloniale en Afrique-Occidentale française (AOF) », Perspectives historiques sur le genre en Afrique, O. Goerg éd., Paris, L’Harmattan (Cahiers Afrique), 2007, p. 77-96.
13Marie Rodet, « “Le délit d’abandon de domicile conjugal ” ou l’invasion du pénal colonial dans les jugements des “tribunaux indigènes” au Soudan français, 1900-1947 », French Colonial History, vol. 10, 2009, p. 151-169 ; Richard Roberts, Litigants and Households: African Disputes and Colonial Courts in the French Soudan, 1895-1912, Portsmouth, Heinemann, 2005 ; Barbara Cooper montre aussi que les Français ont ostensiblement choisi de se désintéresser de certaines causes en les reléguant dans l’invisible domestique du moment que cela ne concernait que des femmes, qui pouvaient être assimilées à des épouses : Marriage in Marradi: Gender and Culture in a Hausa Society in Niger, 1900-1989, Portsmouth, Heinemann, 1997, p. 13.
14Marc Le Pape, « Des femmes au tribunal. Abidjan, 1923-1939 », Cahiers d’études africaines, no 187-188, 2007, p. 567-582.
15Marie Rodet, « Genre, coutumes et droit colonial au Soudan français (1918-1939) », Cahiers d’études africaines, no 187-188, 2007, p. 583-602.
16Frederick Cooper, Citizenship between Empire and Nation: Remaking France and French Africa, 1945-1960, New Jersey, Princeton University Press, 2014, p. 222.
17Henry Morris, « Review of developments in African Marriage Law since 1950 », Marriage Laws in Africa, A. Phillips et H. Morris éd., Londres, Oxford University Press, 1971 ; Serge Guinchard, « Le mariage coutumier en droit sénégalais », Revue internationale de droit comparé, vol. 30, no 3, 1978, p. 811-832.
18Frédéric Grah Mel, Félix Houphouët-Boigny, Abidjan/Paris, CERAP / Maisonneuve et Larose, 2003 ; Coulibaly Tiémoko, « Élites évoluées et populations “indigènes” en Côte d’Ivoire pendant la colonisation (1946-1960) : les valeurs paradoxales d’une mobilisation politique », thèse soutenue sous la direction de Claude-Hélène Perrot et Jean-François Médard, université Paris 1, 1997.
19Aristide Zolberg, One Party Government in the Ivory Coast, Princeton, Princeton University Press, 1969, chapitre 5.
20F. Cooper, Citizenship between Empire and Nation, ouvr. cité, p. 178.
21Ruth Schachter-Morgenthau, Le multipartisme en Afrique de l’Ouest francophone jusqu’aux indépendances [1964], Paris, L’Harmattan, 1998.
22Pierre Kipré, Côte d’Ivoire, la formation d’un peuple, Fontenay-sous-Bois, Sides/IMA, 2005, chapitre 4.
23Alain Desrosières, « Du travail à la consommation : l’évolution des usages des enquêtes sur le budget des familles », Journal de la Société statistique de Paris, t. 144, no 1-2, 2003, p. 75-111.
24Dominique Domergue-Cloarec, La santé en Côte d’Ivoire, 1905-1958, Toulouse, Université Toulouse Le Mirail, ORSTOM, 1986, p. 831 ; la part des financements métropolitains passe en 1953 à 75%. Sophie Dulucq, La France et les villes d’Afrique noire francophone. Quarante ans d’intervention (1945-1985), Paris, L’Harmattan, 1997, p. 47-51.
25Abou B. Bamba, African Miracle, African Mirage: Transnational Politics and the Paradox of Modernization in Ivory Coast, Athens, Ohio University Press, 2016.
26Frederick Cooper, « Development, modernization and the social sciences in the era of decolonization: the examples of British and French Africa », The Ends of European Colonial Empires: Cases and Comparisons, M. B. Jeronimo et A. C. Pinto éd., New York, Palgrave and Macmillan (Cambridge Imperial and Postcolonial Studies), 2015, p. 15-40.
27Véronique Dimier, « Recycling Empire: French colonial administrators at the heart of European development policy », The French Colonial Mind, vol. 1 : Mental Maps of Empire and Colonial Encounters, M. Thomas éd., Lincoln/Londres, University of Nebraska Press (France Overseas), 2011, p. 251-274 ; Pierre Boiral, Jean-François Lanteri, Jean-Pierre Olivier de Sardan éd., Paysans, experts et chercheurs en Afrique noire. Sciences sociales et développement rural, Paris, Karthala (Gens du Sud), 1985 ; Jean-Pierre Chauveau, « Participation paysanne et populisme bureaucratique, essai d’histoire et de sociologie de la culture du développement », Les associations paysannes en Afrique. Organisation et dynamiques, J.-P. Jacob et P. Lavigne Delville éd., Paris, Karthala (Hommes et sociétés), 1994, p. 25-60 ; Jean-Pierre Olivier de Sardan, « État, bureaucratie et gouvernance en Afrique de l’Ouest francophone. Un diagnostic empirique, une perspective historique », Politique africaine, no 96, 2004, p. 139-162 ; Vincent Bonnecase, La pauvreté au Sahel. Du savoir colonial à la mesure internationale, Paris, Karthala, 2011 ; Frederick Cooper, L’Afrique depuis 1940, traduction Christian Jeanmougin, Paris, Payot, 2008.
28A. B. Bamba, African Miracle, African Mirage, ouvr. cité.
29La notion de legible household est ainsi déterminante dans Christophe Bonneuil, « Developement as experiment: science and state building in late colonial and postcolonial Africa, 1930-1970 », Osiris, vol. 15, 2000, p. 258-281.
30Louise Barré, « Compter pour planifier : dénombrement de la population et “capitalisme d’État” en Côte d’Ivoire (1954-1967) », Politique africaine, no 145, vol. 1, p. 109-128.
31Voir ses usages après les décolonisations dans A. B. Bamba, African Miracle, ouvr. cité, p. 71, Le terme a été forgé par Valentin Y. Mudimbe, L’invention de l’Afrique. Gnose, philosophie et ordre de la connaissance, traduction de l’anglais par Laurent Vannini, Paris, Présence africaine (Histoire, politique, société), 2021.
32J. Ferguson, Expectations of Modernity, ouvr. cité.
33F. Cooper, Decolonization and African Society, ouvr. cité.
34Gerd Spittler, « L’anthropologie du travail en Afrique. Traditions allemandes et françaises », Le travail en Afrique noire, représentations et pratiques à l’époque contemporaine, H. d’Almeida-Topor, M. Lakroum et G. Spittler éd., Paris, Karthala (Hommes et sociétés), 2003, p. 18-41 ; Romain Tiquet, « De la civilisation par le travail à la loi du travail : acteurs, économie du contrôle et ordre social au Sénégal (années 1920 - années 1960) », thèse sous la direction d’Alexander Keese, Humboldt Universität, 2016, p. 390.
35H. Joshi, H. Lubell, J. Mouly, Abidjan, Urban Development and Employment in the Ivory Coast, ouvr. cité ; Samir Amin, Le développement du capitalisme en Côte d’Ivoire, Paris, Minuit, 1967.
36D. Domergue-Cloarec, La santé en Côte d’Ivoire, 1905-1958, ouvr. cité, p. 1061.
37Fabio Viti, Travail et apprentissage en Afrique de l’Ouest, Sénégal, Côte d’Ivoire, Togo, Paris, Karthala (Hommes et sociétés), 2013, p. 157 ; Laurent Bazin et Roch Yao Gnabéli, « Le travail salarié, un modèle en décomposition », Le modèle ivoirien en questions. Crises, ajustements, recompositions, B. Contamine et H. Memel-Fotê éd., Paris, Karthala/ORSTOM (Hommes et sociétés), 1997, p. 689-706. Par comparaison, il y a 27 950 salariés en Côte d’Ivoire en 1927 (50 % des effectifs de l’AOF), 67 000 salariés en 1934, et 82 991 au Sénégal en 1964. En 1980, Alain Dubresson répertorie 229 710 emplois dans le secteur « moderne » : « Les salariés de l’industrie manufacturière à Abidjan. Éléments de réflexion sur la condition ouvrière en Côte d’Ivoire », Classes ouvrières d’Afrique noire, M. Agier, J. Copans et A. Morice éd., Paris, Karthala/ORSTOM (Hommes et sociétés), 1987, p. 215-245.
38Joan Scott, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Les cahiers du GRIF, no 37-38, 1988. Traduction Eléni Varika.
39Anne Verjus montre ainsi que le droit de vote est réservé aux hommes par les révolutionnaires de 1789 car le couple y est conçu comme une « unité insécable », la voix du mari faisant office de voix commune aux deux membres du couple. Anne Verjus, Le bon mari, une histoire politique des hommes et des femmes à l’époque révolutionnaire, Paris, Fayard, 2010 ; Le cens de la famille. Les femmes et le vote, 1789-1848, Paris, Belin, 2002 ; Ophélie Rillon, Le genre de la lutte. Une autre histoire du Mali contemporain (1956-1991), Lyon, ENS Éditions, 2022 ; Sara Panata, « Le Nigéria en mouvement(s) : la place des mouvements féminins et féministes dans les luttes socio-politiques nationales (1944-1994) », thèse en histoire sous la direction d’Anne Hugon, université Paris 1, 2020.
40Ann Stoler, Carnal Knowledge and Imperial Power: Race and the Intimate in Colonial Rule, Berkeley, University of California Press, 2002 ; Emily Burrill, States of Marriage, Gender, Justice and Rights in Colonial Mali, Athens, Ohio University Press, 2015 ; B. Cooper, Marriage in Marradi, ouvr. cité ; Rachel Jean-Baptiste, Conjugal Rights, Marriage, Sexuality and Urban Life in Colonial Libreville, Gabon, Athens, Ohio University Press, 2014 ; Lynn Thomas, Politics of the Womb: Women, Reproduction and the State in Kenya, Berkeley, University of California Press, 2003 ; Elizabeth Schmidt, Mobilizing the Masses, Gender, Ethnicity and Class in the Nationalist Movement in Guinea, 1939-1958, Portsmouth, Heinemann, 2005. En France, le numéro dirigé par Odile Georg comprend des contributions qui font référence, Perspectives historiques sur le genre en Afrique, no 23 des Cahiers Afrique, 2007.
41Jeanne Maddox Toungara, « Inventing the African family: gender and family law reform in Côte d’Ivoire », Journal of Social History, vol. 28, no 1, 1994, p. 37-61.On ne citera ici que les travaux sur la Côte d’Ivoire : A. Zolberg, One-Party Government in the Ivory Coast, ouvr. cité ; R. Schachter-Morgenthau, Le multipartisme en Afrique de l’Ouest francophone jusqu’aux indépendances, ouvr. cité ; S. Amin, Le développement du capitalisme en Côte d’Ivoire, ouvr. cité ; Jean-Pierre Chauveau et Jean-Pierre Dozon, « Au cœur des ethnies ivoiriennes… l’État », L’État contemporain en Afrique, E. Terray éd., Paris, L’Harmattan/CNRS (Logiques sociales), 1987, p. 221-296 ; P. Kipré, Côte d’Ivoire, la formation d’un peuple, ouvr. cité.
42M. N’Diaye, La réforme du droit de la famille, ouvr. cité ; Vincent Dubois, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica, 1999 ; Michael Lipsky, Street-Level Bureaucracy: Dilemmas of the Individual in Public Services [1980], New York, Russel Sage Foundation, 2010 ; Yasmine Siblot, Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires, Paris, Presses de Sciences Po, 2006 ; Jérôme Pelisse, « A-t-on conscience du droit ? Autour des legal counsciousness studies », Genèses, vol. 2, no 59, 2005, p. 114-130 ; Sophie Andretta, « Pourquoi aller au tribunal si l’on n’exécute pas la décision du juge ? Conflits d’héritage et usages du droit à Cotonou », Politique africaine, vol. 1, no 141, 2016, p. 147-168.
43Mamadou Diawara et Ute Roschenthaler éd., Competing Norms: State Regulations and Local Praxis in sub-Saharan Africa, Francfort / New York, Campus Verlag, 2016 ; R. Roberts, Litigants and Households, ouvr. cité ; Marc Le Pape, « Des femmes au tribunal. Abidjan, 1923-1939 », art. cité ; Odile Goerg, « Femmes adultères, hommes voleurs ? La “justice indigène” en Guinée », Cahiers d’études africaines, no 187-188, 2007, p. 495-522.
44J’ai développé cet argument dans « “Mettre son nom” : revendications familiales au sein de procédures d’identification (Côte d’Ivoire 1950-1970) », Genèses, vol. 3, no 112, 2018, p. 12-36. Jean-François Bayart, Joseph-Achille Mbembé, Comi-Molevo Toulabor, La politique par le bas en Afrique noire. Contribution à une problématique de la démocratie, Paris, Karthala, 1992.
45Nancy R. Hunt, A Colonial Lexicon of Birth Ritual, Medicalization and Mobility in the Congo, Durham/Londres, Duke University Press, 1999 ; O. Rillon, Le genre de la lutte, ouvr. cité ; Pascale Barthélémy, Sororité et colonialisme. Françaises et Africaines au temps de la guerre froide (1944-1962), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2022 ; Simone Crapuchet, Politique sociale d’outre-mer. Un devoir de mémoire à l’égard des pionnières, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 1999 ; Armelle Mabon, L’action sociale coloniale. L’exemple de l’Afrique occidentale française du Front populaire à la veille des Indépendances, Paris, L’Harmattan, 2000 ; Amelia H. Lyons, The Civilizing Mission in the Metropole: Algerian Families and the French Welfare State during Decolonization, Stanford, Stanford University Press, 2013.
46Catherine Neveu, « Les enjeux d’une approche anthropologique de la citoyenneté », Revue européenne des migrations internationales, vol. 20, no 3, 2004, p. 89-101 ; Pascale Barthélémy et Violaine Sebillotte Cuchet, « Sous la citoyenneté, le genre », Clio. Femmes, genre, histoire, no 43, 2016, p. 7-22.
47Jean Allman et Victoria Tashjian, “I Will Not Eat Stone”: A Women’s History of Colonial Asante, Portsmouth, Heinemann, 2000 ; B. Cooper, Marriage in Marradi, ouvr. cité ; Amandine Lauro, Coloniaux, ménagères et prostituées. Au Congo belge (1885-1930), Loverval, Labor, 2005 ; P. Barthélémy et J.-H. Jézéquel, « Marier les “demoiselles frigidaires” et les “mangeurs de craies” », art. cité.
48S. Zimmerman, Militarizing Marriage, ouvr. cité, p. 33 ; Stephan F. Miescher, Making Men in Ghana, Bloomington, Indiana University Press, 2005 ; O. Rillon, Le genre de la lutte, ouvr. cité, p. 50.
49Nwando Achebe, « “And she became a man”: king Ahebi Ugbabe in the history of Enugu-Ezike, Northern Igboland, 1880-1948 », Men and Masculinities in Modern African History, S. Miescher et L. Lindsay éd., Portsmouth, Heinemann (Social History of Africa), 2003, p. 52-68 ; O. Rillon, Le genre de la lutte, ouvr. cité, p. 56.
50Pascale Barthélémy, Africaines et diplômées à l’époque coloniale (1918-1957), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.
51S. F. Miescher, Making Men in Ghana, ouvr. cite ; N. R. Hunt, A Colonial Lexicon of Birth Ritual, Medicalization and Mobility in the Congo, ouvr. cité. Florence Wenzek, « La fabrique genrée de la nation tanzanienne. Éduquer et former les filles et les femmes (1939-1976) », thèse sous la direction de Rebecca Rogers, Université paris Cité, 2022.
52Claire Nicolas, Une si longue course. Sport, genre et citoyenneté au Ghana et en Côte d’Ivoire (années 1900-1970), Rennes, Presses universitaires de Rennes (Histoire), 2024.
53Lisa Lindsay, Working with Gender, Wage Labor and Social Change in Southwestern Nigeria, Portsmouth, Heinemann, 2003 ; Carolyn Brown, « Becoming “Men”, Becoming “Workers”: Race, Gender and Workplace Struggle in the Nigerian Coal Industry, 1937-49 », Racializing Class, Classifying Race: Labour and Difference in Britain, the USA and Africa, P. Alexander et R. Halpern éd., Londres, MacMillan Press, 2000 ; Patrick Harries, Work, Culture and Identity. Migrant Laborers in Mozambique and South Africa, c. 1860-1910, Portsmouth, Heinemann, 1994. Des équivalents existent pour le travail agricole comme J. Allman et V. Tashjian, “I Will Not Eat Stone”, ouvr. cité.
54L. Lindsay, Working with Gender, ouvr. cité, p. 14.
55Ibid., p. 22 et chapitre 5.
56S. Panata, « Le Nigéria en mouvement(s) », thèse citée ; Emmanuelle Bouilly et Ophélie Rillon, « Relire les décolonisations d’Afrique francophone au prisme du genre », Le Mouvement social, vol. 2, no 255, 2016, p. 3-16 ; Barbara Cooper, « The politics of difference and women’s associations in Niger: of “prostitutes”, the public, and politics », Signs, vol. 20, no 4, 1995, p. 851-882 ; Odile Goerg, « Femmes africaines et politique : les colonisées au féminin en Afrique occidentale », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, no 6, 1997, p. 105-125.
57Elizabeth Jacob, « Militant mothers: gender and the politics of anticolonial action in Côte d’Ivoire », The Journal of African History, vol. 3, no 63, 2022, p. 348-367.
58L. Zappi, Les visages de l’État social, ouvr. cité.
59La notion de « masculinité hégémonique » développée par Raewyn Connell dans les années 1980 se définit par la « configuration de la pratique de genre qui incarne la réponse acceptée à un moment donné au problème de la légitimité du patriarcat ». Elle ne fait pas référence à des attributs spécifiques, montrant que ceux-ci sont justement historiquement situés. Dans notre étude de cas, ce terme pourrait être appliqué pour désigner la masculinité patriarcale qui se met alors en place car elle soutient justement un nouvel ordre étatique fondé sur cette promotion d’un petit nombre d’hommes. Cela ne signifie pas, comme l’ont noté plusieurs critiques de cette notion, que cette masculinité hégémonique fut la plus partagée par des hommes. « L’organisation sociale de la masculinité », Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie [1980], traduit par Maxime Cervulle, Paris, Éditions Amsterdam, 2022, p. 82.
60Charlotte Walker-Saïd, « Fabrique du genre et sens national dans les organisations de jeunesse chrétienne au Cameroun (années 1940-1950) », Le Mouvement social, vol. 2, no 255, 2016, p. 119-135.
61Voir l’exemple de Modibo Keita, président du RDA et de la République soudanaise en 1958, donné par Ophélie Rillon : sans enfant, sa masculinité politique est questionnée au moment où il prend les rênes du pays, ce qui le conduit à se marier une troisième fois contre l’avis de son amour de jeunesse avec qui il partage une éducation coloniale qui l’amenait plutôt à favoriser la monogamie. On peut lier ici la performance de genre et les pratiques familiales. Ophélie Rillon, « Le politique par l’intime. Histoires d’amour, de masculinités et d’engagements au Mali », Politique africaine, vol. 161-162, no 1-2, 2021, p. 99-118.
62Tine Van Osselaer, « Religion, family and domesticity in the nineteenth century and twentieth centuries, an introduction », Christian Homes: Religion, Family and Domesticity in the 19th and 20th Centuries, T. Van Osselear et P. Pasture éd., Leuven, Leuven University Press (Studies on Religion, Culture and Society), 2014, p. 7-26.
63Jean-Louis Triaud, Musulmans de Côte d’Ivoire à l’époque coloniale (1900-1960). Un monde de karamokos, vol. 2, Paris, Les Indes savantes, 2021, p. 794.
64Marie Miran-Guyon, Islam, histoire et modernité en Côte d’Ivoire, Paris, Karthala, 2006, p. 88-89.
65Louise Barré, « “Mettre son nom” : revendications familiales au sein de procédures d’identification (Côte d’Ivoire 1950-1970) », Genèses, vol. 3, no 112, 2018, p. 12-36.
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