Conclusion
p. 255-261
Texte intégral
1Ce livre est une histoire des disputes que se livrent, dans des instances prévues à cet effet ou non, parlementaires, journalistes, hommes et femmes, justiciables. Ces disputes sont productrices au sens où elles aboutissent pour certaines d’entre elles à des dispositions législatives, à des services administratifs ou encore à des représentations sociales concrètes qui influent sur la vie des individus. Par conséquent, ce livre n’est pas seulement une histoire des débats, c’est aussi l’histoire de leurs résolutions et des pratiques quotidiennes.
2La dispute est d’abord celle que se livrent des parlementaires, métropolitains ou ivoiriens au sujet de la meilleure législation familiale dans le cadre impérial et national. Le décret Jacquinot de 1951 résulte d’un débat sur la nature de la famille : constitue-t-elle un fondement civilisationnel et peut-on déduire des configurations familiales des individus leur adhésion à la communauté politique ? Forcés de répondre par la négative, les députés de l’Union française et de l’Assemblée nationale sont ainsi exposés aux contradictions de leur projet impérial basé sur une vision très restreinte de la civilisation, de la morale, et par là de la famille. Aujourd’hui encore, l’état de fait des années 1946-1960, un empire multiculturel assorti d’une pluralité juridique validée par les tribunaux français, peut aider à repenser la condition cosmopolite de nos sociétés, ou du moins à ne pas ériger certaines formes familiales en parangon de la civilisation.
3Les législateurs ivoiriens héritent au moment de l’indépendance d’un cadre législatif dual, mais aussi de conceptions administratives et intellectuelles sur la coutume largement retravaillées par les élites locales dans les années 1950. Les mouvements de jeunes ou la réforme impulsée par les chefs locaux ivoiriens ont initié une dynamique de transformation des codes juridictionnels qui confirme en 1964 l’intérêt de leur maintien, bien qu’ils ne relèvent plus de la loi. Par ailleurs, le Code civil reconnaît la primauté d’un modèle conjugal dont l’autorité revient au mari, une forme de patriarcat moderne ajusté à la préoccupation de soutenir les hommes, urbains et ruraux, dans leur accumulation économique. En recontextualisant le Code civil via l’examen des débats politiques qu’il suscite dans la décennie précédente et des décisions qu’il entérine, ce livre propose d’abandonner l’idée d’un mimétisme législatif ivoirien pour considérer au contraire ce texte comme une réponse circonstanciée, sans doute ambiguë, mais très travaillée, à l’état des lieux colonial.
4La troisième dispute législative donnée à voir ici concerne l’élaboration d’une politique d’allocations familiales à la fin des années 1950. Quelle charge de famille les salariés africains tiennent-ils vraiment ? La mise en doute de la parentalité masculine constitue en effet un point d’attaque et de revendication des syndicats africains et du parti communiste français qui obtiennent, contre les revendications patronales ou celles de l’Inspection du travail, une reconnaissance de leur paternité effective au travers de versements réguliers.
5Ces trois étapes législatives sont ainsi fondatrices pour comprendre le rapport entre l’élaboration d’une nouvelle citoyenneté postcoloniale et les dispositions familiales. La citoyenneté, qui fait référence à la détention de droits, s’incarne dans un groupe social limité : ce sont les chefs de famille, bientôt salariés et proches des services de l’État après 1956, devenus chef de ménage et autorité conjugale en 1964. Cette figure masculine, professionnelle et bientôt engagée dans une conjugalité redistributive nous parle aussi des limites de la citoyenneté postcoloniale telle qu’elle est définie par des régimes aux ressources limitées. Les nationaux ivoiriens ne furent pas également et unanimement bénéficiaires des droits affectés à la citoyenneté, mais d’importantes distinctions de sexe et bientôt encore de profession ou de forme familiale vinrent encore limiter leur pratique des services étatiques.
6Si la dispute au sein des organes officiels est bien la plus visible et celle dont les conséquences ont été le plus soulignées ici, elle n’obstrue pas celles, plus multiformes, entre d’autres acteurs sociaux qui contribuent eux aussi à produire du social. Les scientifiques par exemple font l’objet ici d’une mise en lumière bien spécifique lorsqu’ils se posent la question de savoir si l’entité du ménage est bien la plus pertinente pour le décompte de la population ou de sa productivité, ou si l’habitat ne serait pas au contraire plus circonstancié. Jusque dans les années 1990, la Côte d’Ivoire a été un lieu particulièrement riche de production scientifique française : pays stable et tourné vers son ancien colonisateur, offrant à ses coopérants et à ses chercheurs des conditions agréables de vie, elle est devenue un lieu de recherche et de production scientifique particulièrement vivace. Or si nous mobilisons ces travaux de différentes manières, alternativement comme source ou comme littérature secondaire, c’est aussi parce que ce processus de co-production des catégories locales ivoiriennes (le ménage) s’inscrit dans ce champ internationalisé de la recherche et démontre les hésitations et les hypothèses formulées à un moment donné par une communauté de chercheurs pour poursuivre ses travaux. En cela, les débats scientifiques apparus en Côte d’Ivoire ont permis de maturer la pertinence de catégories aujourd’hui plus largement remises en cause par les instances internationales, y compris pour les pays occidentaux. Une conviction de l’auteure de ce livre est que la Côte d’Ivoire, comme bien d’autres pays, a servi de terrain d’expérimentation, et ses effets retours, en France notamment, ont été une meilleure prise en compte des pluralités familiales (monoparentales, homoparentales).
7Enfin, et plus notablement encore, ce livre restitue des disputes locales, celles que se livrent hommes et femmes, hommes et parents, jeunes et vieux, catholiques pratiquants et non pratiquants, au sujet de leur projet familial. Là, le modèle conjugal évoqué précédemment y est soumis à diverses épreuves pour sa consolidation ou sa remise en cause. Les croyants chrétiens de Treichville et d’Adjamé en premier lieu, par l’adoption de pratiques romantiques, disputent à leur famille l’usage de leur temps et de leur épargne pour définir une sphère du loisir matrimonial ou encore des stratégies d’accumulation fondées sur la réussite individuelle. Les femmes de salariés quant à elles, par leur fréquentation des services médicalisés de la petite enfance, disputent à leur mari les avantages en nature de leur proximité étatique. La médicalisation des soins, en accroissant le coût des femmes et de la reproduction, est aussi une manière de forcer la redistribution. Enfin, le dernier chapitre illustre les disputes conjugales devant les tribunaux pour donner à voir comment la parenté sur les enfants ou la redistribution effective des biens du ménage sont ainsi remises en cause. Il démontre en particulier que la part des femmes n’est pas que financière, mais qu’elles mobilisent la responsabilité des hommes à leur égard pour accéder à l’éducation ou à la formation professionnelle et ainsi élargir le champ de leur employabilité. La « guerre des sexes » un temps évoqué par une sociologue de la Côte d’Ivoire1 exprime en partie l’intensité de la tension instaurée par ces nouvelles conceptions familiales dans les couples et vis-à-vis de la parentèle.
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8Ce livre propose également une exploration des significations données au patriarcat. Les instances étatiques et administratives mais aussi l’Église catholique imposent un modèle patriarcal de l’organisation familiale. Ce modèle connaît certes des variantes. Dans sa conception métropolitaine (chapitre 1), le patriarcat est axé sur le contrôle de la sexualité féminine. Pour les catholiques, il permet la mise en valeur des cadets ainsi que la mise en commun du budget au sein du couple (chapitres 2 et 4). Dans le Code civil, le « patriarcat nationaliste »2 (Jean Thès) met l’accent sur la concentration de l’héritage et la filiation paternelle afin d’établir les conflits autour des biens et d’identifier les individus (chapitre 3). Dans la conception administrative développée par les allocations familiales enfin (chapitre 6), le patriarcat est à la fois l’affirmation d’un principe de responsabilité financière et morale sur la famille et l’instauration d’un rapport privilégié avec les services administratifs. Malgré leurs différences, ces inspirations patriarcales se recoupent pour imposer tant dans les pratiques légales que dans les mentalités une légitimité des droits du mari sur sa femme et ses enfants, tant en termes d’accaparement de leur potentiel productif que d’énonciation de l’autorité et d’interdépendance.
9Les différentes acceptions du patriarcat ont ensemble un ennemi commun : le matriarcat. Ce terme largement employé par les contemporains désigne avant tout la matrilinéarité, c’est-à-dire la succession par la voie utérine. Identifiée comme une organisation sociale préhistorique ou au contraire issue du dévoiement d’un patriarcat initial, elle subit les attaques conjuguées de catholiques et de députés. Pourtant, la mobilisation de liens familiaux étendus dans les cours de justice, dont bénéficient surtout les femmes, démontre bien la permanence d’appartenances plus étendues. Cadre de protection et de ressources, mais aussi de revendications financières et parentales, son maintien peut se révéler décisif dans un contexte urbain aléatoire, voire en venir à constituer la principale richesse des individus. Les liens de parentèle peuvent être d’autant plus importants pour les femmes qu’elles dépendent totalement de leur conjoint pour accéder aux nouvelles formes de redistribution établies par l’État.
10Un trait régulier que soulignent ces différents chapitres est aussi l’élan de captation du travail des femmes ou de ses bénéfices : il s’agit de créer leur intéressement à la tâche auprès de leur mari, tant en zone rurale par les activités de subsistance ou le complément de travail sur les plantations qu’en zone urbaine par la captation de leurs salaires ou encore l’usage confondu de leurs revenus marchands dans l’économie des foyers. La période postcoloniale semble marquer une recrudescence de cette mobilisation productive des femmes, qui s’ajoute et dédouble le travail reproductif. La prise en compte de ce dernier par ailleurs tend en parallèle à être abandonnée par le gouvernement qui fustige la dot ou la polygamie, reniant dès lors ce que ces institutions organisaient comme reconnaissance symbolique ou réelle du travail productif et reproductif féminin. Ce livre constitue une démonstration de la façon dont les organisations familiales valorisent, visibilisent et finalement reconnaissent le travail féminin. En Côte d’Ivoire, les nombreuses organisations familiales antérieures qu’on a peu abordées sinon par défaut, afin de rendre de compte du changement vers une organisation conjugale, ont souvent la caractéristique, par la dot, par la retenue des enfants dans la famille maternelle, d’institutionnaliser cette reconnaissance. Oncles, pères et proches, mobilisés lors de disputes, peuvent être sollicités, de façon plus ou moins formelle, pour régler des différends entre hommes et femmes. L’association des intérêts des femmes à ceux de leur parenté apporte soutiens et capacité de se retirer des unions problématiques. Au tribunal d’Abidjan au contraire, les femmes font face à d’autres maris, qui sont là pour établir les droits du mari. L’idée du couple promue en Côte d’Ivoire à partir des années 1950 reporte la reconnaissance du travail dans le cadre resserré de la relation matrimoniale en faisant des maris les arbitres du travail féminin, notamment par le reversement ou non d’argent qu’ils ont reçu en vertu du travail de leur épouse (allocation familiale, salaire). Cette interdépendance conjugale se trouve sublimée par les sentiments amoureux promus dans les manuels de la JEC à Abidjan. Toutefois, comme l’illustrent les disputes du tribunal, ces femmes qui continuent d’entretenir leurs relations avec des proches par le biais de visites ou le confiage de leur enfant attestent des risques que représente pour elle la relation conjugale. Un mari mauvais payeur, des aléas financiers… et les versements dont elles peuvent légitimement se réclamer sont compromis. Les femmes y perdent tant la reconnaissance sociale que le bénéfice financier de leur contribution. Modèle certes envié, la conjugalité euphémise le travail reproductif des femmes sous le terme de travail domestique, minore les tâches désormais effectuées dans le cadre étanche d’un intérieur domestique, ramène finalement les contributions significatives qu’elles ont toujours apportées par leur travail agricole, commercial ou social, à de simples « compléments » de salaires. Les sciences sociales et les administrations ivoiriennes fonctionnèrent d’ailleurs de pair pour orchestrer cette invisibilisation massive du travail féminin.
11De ce modèle centré sur les droits des pères, hommes et femmes sortent inégalement allocataires de droits. Alors que l’État colonial développe des services sociaux, ceux-ci sont immédiatement sexués et contribuent à des constructions genrées stéréotypées. Les hommes salariés, à l’origine de la revendication des premiers droits sociaux, deviennent l’archétype des détenteurs de droits, à l’encontre des populations rurales ou encore des femmes. Les citoyennes quant à elles, du fait de leur moindre participation au salariat, de leur intégration aux services de l’État par l’intermédiaire de leur mari, sont des citoyennes de seconde zone (chapitres 6 et 7). Socialisées, pour celles qui y eurent accès, dans des centres de PMI ou les rares centres sociaux urbains où elles apprennent les tâches domestiques et le soin des enfants, leur bénéfice des services étatiques reste limité à leurs capacités reproductives et elles ne bénéficient pas, comme leurs maris ou leurs enfants, du rattrapage administratif lié à la constitution d’un dossier d’allocations.
12Ces deux décennies permettent ainsi de comprendre ce que l’idéologie de la famille fait à la citoyenneté et au rapport des individus à la nation nouvellement créée. Loin d’être un sujet anecdotique, les conceptions familiales sont bien au cœur de la pensée du nouvel État, et de la manière dont les citoyens peuvent se prévaloir ou non du bénéfice du contrat social. L’ouvrage a aussi une prétention quant au caractère heuristique du genre et de la famille : souvent relégués aux frontières de la science politique ou de l’histoire, ces thèmes d’enquête parfois anciens constituent un point d’orgue de la construction nationale voire étatique. Ils se révèlent d’autant plus utiles qu’ils permettent au chercheur de combiner histoire des idées et histoire sociale.
13Pour revenir à la question qui ouvrait ce livre, je conteste donc l’ineffectivité de la loi. Mais on ne trouve pas non plus dans ce livre un manuel pour faire obéir ou s’y conformer les individus. En revanche, j’ai répondu à cette question en démontrant les effets latéraux de la loi, la façon dont elle inspire des normes sociales au travers de la capacité qu’ont les hommes et femmes à s’en saisir. Plus encore, j’ai remis en perspective cette loi, issue d’un rêve développementaliste, d’un fantasme des sciences sociales à prédire la réalité.
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14Au terme de ces débats, la Côte d’Ivoire de la fin des années 1960 n’est plus la même que celle du début des années 1950. Les idéologies familiales, les services étatiques ont en effet modulé et transformé certaines normes et certaines représentations sur le couple, sur les genres, qui affectent considérablement à la fois les opportunités des deux sexes et leurs relations.
15Ce faisant, l’étude de la conjugalité en contexte colonial et postcolonial permet d’éclairer plusieurs questions, partagées tant par les africanistes que par les historiens contemporains sur les constructions nationales.
16Contrairement à ce qui est souvent écrit, l’indépendance n’a pas amené une délégitimation des coutumes. Les chapitres 1 à 3 illustrent le caractère malléable de l’invention des coutumes dans un contexte colonial et postcolonial, et en même temps son importance décisive pour ancrer les registres de l’action au moment de l’indépendance. De ce point de vue, ce livre apporte de la nuance vis-à-vis du prototype de « l’État radical », ce nouveau gouvernement que Mahmood Mamdani décrit comme étant détaché de son ancrage local et ayant fait table rase des coutumes : je montre au contraire la permanence d’une dualité juridique, dont un versant n’était plus pris en charge par l’État et dans les tribunaux3.
17En second lieu, ce travail illustre les spécificités d’une voie capitaliste de développement. Contrairement aux modèles socialistes concurrents, la Côte d’Ivoire s’inscrit dans une coopération aiguë avec des partenaires de l’ouest, la France en premier lieu. Planification et technocratie sont alors partie prenante de l’élaboration d’une figure type du ménage qui concentre unité de décision et unité de revenus. De la mesure à la catégorie d’action publique, le pas est vite franchi et les dispositions légales s’inscrivent bientôt dans cette projection vite démentie et pourtant durable. De cet imaginaire, l’Église catholique a également été partie prenante en créant les conditions d’un apprentissage consumériste et genré, centré sur l’intimité du foyer. Les manuels de ménagères et l’Action catholique ont ainsi servi à inscrire une certaine formulation de l’amour dans des objets matériels liés à la domesticité, ce qui en retour a défini certaines possibilités d’énonciation de l’amour au sein des couples abidjanais. Les valeurs portées par ce mode capitaliste de développement, fondées sur l’introspection et l’individu, le travail et le partage exclusif entre les deux sexes, montrent ainsi le lien entre de nouvelles façons de dire les sentiments et les structures productives.
Notes de bas de page
1Claudine Vidal, « Guerre des sexes à Abidjan. Masculin, féminin, CFA », Cahiers d’études africaines, no 65, 1977, p. 121-153.
2Jean Thès, député à l’Assemblée nationale en 1964, référence « Demande d’amendement », PV no 12, 22 septembre 1964, 162A2, AANCI.
3Mahmood Mamdani, Citoyen et sujet. L’Afrique contemporaine et l’héritage du colonialisme tardif, Paris, Karthala, 2004, p. 25.
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