Chapitre 6
La citoyenneté en acte : le père pourvoyeur
p. 169-199
Texte intégral
1La création d’allocations familiales pour les travailleurs salariés constitue avec le Code civil l’autre versant d’une politique familiale. Elle est mise en place également dès la période coloniale et se prolonge au-delà : ses lois sont adoptées en décembre 1955 et mises en pratique en Côte d’Ivoire en février 1956. Ces allocations viennent concrétiser l’article 237 du Code du travail d’outre-mer de 1952, une victoire démocratique pour les syndicats et les députés de l’empire qui s’étaient battus pour la reconnaissance d’une égalité de traitement. Comment la citoyenneté est-elle définie de manière à privilégier des hommes salariés ? Comment le salarié en vient-il à incarner la figure idéale du citoyen ?
2L’inspection du travail et l’administration coloniale connaissaient deux précédents au système des allocations : les allocations métropolitaines et les allocations aux fonctionnaires africains. Le régime métropolitain du 22 août 1946 était nataliste et encourageait le maintien au domicile des femmes. Une allocation foyer unique versée après la naissance du premier enfant était destinée à servir de second salaire familial, en reconnaissance du rôle domestique des femmes et afin de prévenir leur reprise du travail. Les allocations familiales n’étaient versées qu’à partir du second enfant, mesure incitative à la natalité. Les allocations pour les fonctionnaires africains, acquises au terme du vote de la loi Lamine Gueye en 1950, étaient quant à elles alignées sur le régime des fonctionnaires européens coloniaux (qui suivait celui de la métropole depuis 1949)1.
3Comme le Code civil dont on a vu qu’il mettait en jeu les conceptions de la coutume et qu’il engageait, au-delà de la famille, les questions de propriété foncière, les allocations s’inscrivent aussi dans un processus plus large de renégociation de l’équilibre colonial. En particulier, l’historien américain Frederick Cooper a démontré que la revendication de droits sociaux, parmi lesquels les allocations, relevait d’un combat politique pour l’obtention de la citoyenneté. Après la constitution de l’Union française de 1946 et le vote du Code du travail d’outre-mer qui institue des droits salariaux et syndicaux en 1952, les allocations familiales sont une étape de plus vers l’accès à la pleine citoyenneté qui ne sera effective qu’en 1958 avec la reconnaissance de la souveraineté territoriale. Grâce à ces différentes mesures, les Africains voient progressivement la matérialisation des droits promis par la constitution de 1946, et en particulier celui d’égalité. On parle alors de « pleine citoyenneté » pour faire référence non pas seulement à l’octroi théorique de droits (dès 1946), mais aussi à leur bénéfice réel2.
4Or la citoyenneté des Africains qui se dessine durant ces années 1950 est genrée : les droits sociaux sont alors des droits familiaux et engagent la conception que le législateur a des rôles de parents. Le présent chapitre montre que la parentalité des hommes et des femmes, conçue de manière différentialiste, leur donne accès aux premiers droits sociaux. Les hommes en particulier engagent leur image de père et de mari dans ces débats pour l’obtention d’allocations familiales, construisant ainsi un genre masculin répondant aux débats politiques3. Dans le contexte des années 1950, les députés africains ont dû se défendre des conceptions racistes alléguées pour faire triompher une conception de leur parentalité comme responsabilité vis-à-vis du ménage.
5D’autre part, la citoyenneté coloniale tardive est réservée à une petite catégorie de travailleurs, les salariés du public et du privé urbain. En effet seuls ces travailleurs possèdent l’enregistrement à l’état civil et les documents nécessaires pour les rendre identifiables et donc objets de politiques de redistribution. Par l’octroi de privilèges sociaux à une catégorie alors faible de travailleurs, le travail salarié s’impose comme une double norme : il devient une norme par différence avec le travail domestique, bientôt appelé « informel », ou encore avec le chômage4. De plus cette définition ignore bientôt le travail féminin. Frederick Cooper rappelle les caractères du modèle familial basé sur une stricte répartition des tâches selon le genre : « les réformateurs s’attendaient à des travailleurs masculins et à des femmes gardes d’enfants ». Il ajoute encore : « les femmes étaient un élément clé de la reproduction de l’homme industriel, mais elles n’avaient rien à amener en propre au projet »5. Les deux prochains chapitres explorent la conception de la citoyenneté des femmes, en creux, dans la dépendance avec celle des hommes.
6Pourtant cette représentation des administrateurs n’aurait pas tant perduré si elle n’avait trouvé écho chez les travailleurs eux-mêmes. Lisa Lindsay dans son étude sur le sud-ouest du Nigéria montre que ce modèle « extérieur » trouve en fait ses premiers partisans dans la catégorie des travailleurs salariés, qui espèrent obtenir la reconnaissance de leur rôle redistributeur (provider) pour acquérir un « salaire familial »6. Cette étude sur la Côte d’Ivoire démontre un phénomène de réappropriation similaire par les travailleurs salariés, qui investissent le rôle de chef de ménage d’un caractère politique. Au travers de ce rôle familial, c’est un statut d’individu responsable et rationnel qu’ils construisent publiquement en affirmant leur accession à la pleine citoyenneté.
La parentalité africaine remise en cause
7Cette partie repose sur la retranscription des débats des conseillers à l’Assemblée de l’Union française (1952-1956), à l’Assemblée territoriale ivoirienne (1955) et aux services de l’Inspection générale du travail. Le projet de loi sur les allocations familiales a en effet navigué entre ces différentes institutions où il est étudié, amendé et discuté7. L’Assemblée de l’Union française, qui siège en métropole, a été créée en 1946. Elle est composée de membres nommés, 103 conseillers africains autant qu’indochinois, de 68 membres élus par l’Assemblée nationale (dont 5 femmes) et des 36 conseillers nommés par le président de la République (4 femmes).
8L’Assemblée territoriale ivoirienne quant à elle, ancien « Grand Conseil » jusqu’en 1951, est l’instance représentative du territoire ivoirien. Elle est élue par un double collège entre 1952 et 1956, ce qui explique l’importante représentation des colons européens et du lobby colonialiste qui travaillent main dans la main avec le gouverneur de la colonie. Elle devient une assemblée élue au suffrage universel en 1956. Le système de redistribution familiale finalement adopté sera certes marqué par son origine métropolitaine et en particulier les préjugés racistes qui prévalent aux conceptions des familles africaines ou encore les compromis financiers liés à la réticence des chefs d’entreprises coloniales. Toutefois, la décentralisation progressive des pouvoirs et l’exercice de la souveraineté territoriale ivoirienne dès 1956 vont en limiter certains aspects, à mettre au crédit des syndicats et des représentants africains. Ceux-ci font triompher une version moins interventionniste que prévu des prestations familiales, mais évinçant les femmes des bénéfices financiers. La confrontation de ce dispositif juridique avec les pratiques effectives de la caisse de compensation et de prestations familiales de Côte d’Ivoire après 1956 permet, dans une deuxième partie, de juger de la mise en application de ces mesures.
Mauvais pères
9Le débat sur les allocations familiales, lancé une première fois à l’occasion du vote du Code du travail en 1952, reprend fin 1953 à l’initiative des députés communistes en métropole. Contrairement à la métropole où les allocations avaient eu un but eugéniste dans les années 1930 et nataliste dans les années 1940, il ne s’agit pas outre-mer d’accroître la natalité jugée déjà élevée, mais de résorber la mortalité infantile et la mortalité des femmes en couches. Les débats sur les « spécificités » des familles africaines mettent en jeu les préjugés raciaux des décideurs politiques, mais aussi leurs idéologies personnelles liées à la représentation atemporelle de la famille. La parentalité des hommes africains est alors mise en doute de deux manières. D’un côté le patronat, mauvais payeur, soupçonne les hommes de surestimer le coût de la vie et de rechercher un mode de vie dispendieux. De l’autre les membres du Mouvement républicain populaire (MRP) soupçonnent les hommes de ne pas redistribuer à leur femme et de prétendre simplement à des formes de consumérisme.
10Les représentants du MRP à l’Assemblée de l’Union française constituent, avec le Parti communiste, l’une des deux forces majeures dans le débat métropolitain. Parti issu de la Libération, qui affiche une sensibilité sociale-démocrate, ses députés entretiennent une attention soutenue pour la question sociale et celle des niveaux de vie dans l’Union française. À la suite des premières enquêtes sur la nutrition en particulier8, ils disposent de nouvelles données pour évaluer les effets de la présence coloniale. La conseillère Mme Le Ber reprend à son compte une notion de responsabilité coloniale, également présente dans la charte de San Francisco dont la France était signataire : « notre devoir à nous, métropolitains, qui admettons pour le temps présent, une tutelle de la France sur ces peuples, est de leur permettre d’exister et de vivre ». Selon elle, ce rôle n’était ni pris en charge par le FIDES ni par les Assemblées territoriales9. Les plans de développement et en particulier celui de 1946 ne satisfont pas à l’objectif d’élévation des niveaux de vie. Comme le relève Jacques Marseille, le constat de ces conseillers était sans doute dû à la contradiction latente entre les objectifs affichés de la loi de 1946 et l’imposition du plan Marshall en 1949 qui asservissait les territoires outre-mer au rôle de complément commercial pour mettre en équilibre la balance commerciale métropolitaine10. La dépense sociale apparaissait donc alors nécessaire et compensatoire et le MRP incitait d’ailleurs à un élargissement des « bénéficiaires, salariés ou non »11. Leur priorité consistait ainsi à apporter une « aide à la famille africaine comprise dans son sens large, aide étendue jusqu’au plus petit village africain »12.
11Pour le MRP, la question des niveaux de vie se pose avant tout en termes de mortalité infantile et de mortalité des femmes en couches. Mme Le Ber par exemple estime que le chiffre, de son propre aveu un peu hasardeux, de 20 % de décès infantiles avant l’âge de trois ans dans les villes peut être diminué par les allocations : « n’est-ce pas le but des allocations familiales d’y remédier ? »13. Améliorer les niveaux de vie, c’est s’assurer de la nutrition et du soin médical des femmes et des enfants par la transformation de leurs habitudes, notamment alimentaires. Il s’agit en particulier de permettre aux femmes la consommation de produits nutritivement riches.
12Le MRP prône le versement des allocations familiales à ces dernières : « cette mesure qui peut surprendre à première vue, est destinée à donner conscience à la femme de ses responsabilités maternelles et du rôle capital qu’elle doit jouer dans la stabilité du foyer », écrit l’Inspection générale du travail (IGT) qui reprend à son compte cette proposition14. Loin d’être un féminisme d’avant-garde, leur attention pour les femmes traduit plutôt la défiance vis-à-vis des hommes travailleurs soupçonnés de ne pas prendre soin de leur famille. Aussi, l’IGT aurait souhaité, comme les conseillères MRP à l’Assemblée de l’Union française, instaurer une aide en nature plutôt qu’une allocation monétaire, ce qui aurait permis de s’assurer de l’emploi des biens alloués. La distribution de nourriture par les assistantes sociales ou les bureaux des caisses de compensation familiale concrétise cette défiance des institutions coloniales vis-à-vis du libre choix des salariés. Aussi les allocations familiales fournissent, sur le modèle métropolitain mis en place dans l’entre-deux-guerres, une occasion de s’immiscer dans la vie des individus.
13En plus des allocations familiales, des allocations dites prénatales et allocations de maternité doivent servir à médicaliser le soin des nouveau-nés et des femmes enceintes. « Leur attribution est donc subordonnée à une surveillance médicale régulière et à un contrôle de l’emploi des prestations qui incombe aux services médicaux et sanitaires ». La médicalisation, objectif sanitaire pour améliorer la prise en charge des pathologies, est aussi un moyen de contrôler le caractère biologique des filiations et la restriction des allocations familiales aux stricts descendants biologiques. « L’institution [des allocations], écrit plus loin le même inspecteur, permettra de suivre les naissances et de contrôler les filiations »15. Le séjour hospitalier des mères doit donc à la fois protéger les femmes et les enfants, et garantir la santé budgétaire des caisses de compensation en restreignant l’accès des familles aux allocations pour les seuls enfants déclarés et nés de mères identifiées. La mise en place d’infirmières-visiteuses en Côte d’Ivoire sur le modèle métropolitain doit ainsi compléter l’armature de surveillance : leur rôle est d’assurer « une surveillance à domicile des conditions dans lesquelles sont pratiqués les accouchements, des visites aux nouveau-nés16 ».
14Très interventionniste, cette vision des allocations nécessite une infrastructure de prise en charge médicale, le fonctionnement d’un état civil exhaustif, ainsi que la mise en place de nouveaux services comme les infirmières-visiteuses, qui ne peuvent qu’être très coûteux. Son volet normatif sur les comportements féminins en fait aussi une sorte de projection des représentations genrées en vigueur en France. Surtout, le salarié est l’objet d’une méfiance constante quant à sa volonté de faire profiter sa femme des bénéfices des allocations, quant à sa consommation pour le soin des femmes et des nourrissons, et enfin quant à son projet de vie familiale. La finalité des allocations proposées par les représentant·es MRP est un gouvernement du corps des femmes, la promotion d’un modèle familial monogame, et la surveillance de l’usage des soins reçus. Aucune des deux premières propositions MRP, l’allocation en nature et la distribution directe aux femmes, ne prit corps. Toutefois, leurs principes ont inspiré la politique familiale à trois niveaux, pour constituer un appareil de surveillance des intéressées. Le projet final hérita de cette vision l’obligation de déclarer à l’état civil le mariage dont l’enfant est issu pour donner accès au bénéfice des allocations familiales, ainsi que l’obligation de médicaliser la surveillance pré et postnatale. À partir de 1964, il exclut en théorie les enfants adultérins bien que ceux-ci puissent être reconnus par le père avec le consentement de son épouse.
Pères prolifiques
15Une autre résistance vis-à-vis des allocations familiales provient du patronat colonial qui se soucie des coûts supplémentaires que celles-ci vont imputer sur les salaires, et des charges que cela représente. Il craint en particulier que les pères ne déclarent beaucoup d’enfants, cédant encore une fois à l’image soit de pères polygames, soit de paternités sociales étendues par lesquelles les hommes prennent sous leur responsabilité l’entretien d’enfants dont ils ne sont pas les parents biologiques.
16« Les employeurs affirment que ces allocations vont surtout au chef de famille qui les utilise pour prendre de nouvelles femmes. Ils demandent donc, au préalable, la généralisation de l’état civil et la limitation des possibilités d’adoption »17. Cette citation relève la peur que les hommes salariés ne déclarent plus d’enfants qu’ils n’en ont, et de la nécessité de contrôler la parenté biologique. Dans un cadre distributif, la monogamie semble alors plus économique. Aussi l’inspectrice du travail Lucrèce Guelfi insiste-t-elle pour conserver un caractère « éducatif » à ces allocations, qui doit participer à la constitution de « nouvelles structures familiales »18. Pour moraliser les populations, elle envisage un temps de restreindre le bénéfice des allocations aux seuls enfants nés de la première épouse. Cette proposition fait bientôt l’objet de fermes protestations puisque cette limite aux enfants de la première épouse ne répond pas à l’objectif de diminution de la mortalité infantile. L’inspectrice propose alors d’autres solutions : la première vise à réduire le nombre d’enfants allocataires au nombre de trois, quelle que soit leur mère. La seconde consiste à n’attribuer ces allocations qu’aux enfants des femmes avec qui le travailleur a contracté mariage. Mais la nécessité de produire un certificat de mariage coutumier, alors que sa déclaration n’est pas obligatoire contrairement aux naissances et aux décès dans la législation de 1950, risque de mettre en péril toute la politique sociale. Les tentatives du patronat colonial portent donc sur une délimitation plus circonscrite de la famille africaine afin de réduire les coûts de la redistribution.
17On peut rappeler pour commencer qu’une partie du patronat colonial demeure peu sensible au réformisme colonial et tente de laisser perdurer le contrat gagnant constitué par le maintien du protectionnisme douanier et par la limitation des contraintes réglementaires dans l’Union française. Le sénateur du Gabon, Luc Durand-Réville, fervent représentant des intérêts patronaux coloniaux, bientôt aussi à la tête des usines de filage de Gonfreville à Bouaké (centre de la Côte d’Ivoire) exprime bien cette position. Modèle de la réussite industrielle, Bouaké est citée dans les années 1960 comme le fer de lance du décollage industriel ivoirien19. La position de Luc Durand-Réville favorable au « pré-carré colonial » est ambiguë vis-à-vis de l’État : il demande un minimum d’intervention tout en voulant conserver la garantie du maintien des prix aidés pour les exportations coloniales. Catherine Hodeir rappelle qu’il prône « une fiscalité légère, avec l’exonération totale de longue durée au bénéfice des entreprises nouvelles ». Ce qui ne l’empêche pas de s’opposer fermement à l’administration coloniale lorsque celle-ci édicte des mesures incitatives aux entreprises pour les obliger à réinvestir leurs bénéfices sur place20.
18Par ailleurs, le patronat représenté à l’Assemblée territoriale ivoirienne est sensible à la question des charges salariales. En effet, le coût prohibitif de la mécanisation pour ces industriels les rend très dépendants de la main-d’œuvre21. Ainsi, ces mêmes patrons sont pris dans une contradiction vis-à-vis des travailleurs africains : les tarifs protectionnistes impériaux maintiennent en vie des industries « vermoulues » très demandeuses en main-d’œuvre, alors que cette main-d’œuvre déjà revendicatrice avant-guerre l’est toujours plus pour l’obtention du Code du travail de 1952 et son application jusqu’en 195622. Mais pour prendre en charge la question brûlante des conditions de vie, les patrons qui s’expriment dans Marchés tropicaux ne semblent pas imaginer autre chose que d’exporter les vieux modèles du paternalisme industriel en Afrique. Leur contribution au niveau de vie reste donc infime, fortement normative, et sur la base restreinte de leurs employés. Catherine Hodeir rappelle ainsi que le programme d’assistance aux ouvriers de Durand-Réville, à Gonfreville, consiste surtout à maintenir cette main-d’œuvre captive par des accords avec les autres entreprises du secteur.
19L’inspection générale du travail passe plusieurs mois à convaincre les députés représentant les intérêts patronaux que la charge économique pour les entreprises sera proportionnellement très faible. En 1953, elle commissionne par exemple une enquête à ses délégués dans chaque territoire pour connaître le nombre d’allocataires potentiels, leur salaire, et la proportion que représenteraient ces nouvelles charges salariales sur la base d’une allocation mensuelle familiale de 500 francs23. Les résultats favorables, qui concluent à un faible impact de l’ordre de 5 % d’augmentation de la charge salariale, sont abondamment diffusés aux députés. Toutefois, des conseillers ayant participé à la commission d’enquête sur l’application du Code du travail en 1953 récusent la représentativité de cette simulation effectuée par l’Inspection. Le plus sceptique d’entre eux, Paul Theeten, l’estime sous-évaluée. Pour sa part, il prévoit une augmentation de 8 à 10 % des charges salariales du patronat consécutive au vote de la loi. Le même homme rappelle toutefois qu’en métropole, la charge patronale liée aux allocations après la loi de 1946 s’élève à 16,75 % de la tranche des salaires24.
20Enfin, le patronat doit se résigner à la tentative administrative de l’associer au financement de l’élévation des niveaux de vie, mais ce n’est pas sans contrepartie : seuls peuvent être bénéficiaires des travailleurs avec de l’ancienneté (plus de trois mois sur un même poste), attachant ainsi les salariés à un emploi durable, ce que recherchent les entreprises25. D’autre part la révision des taux d’allocations doit être liée au revenu national : autrement dit, la réévaluation des différents versements provenant des entreprises ne serait pas annexée sur le coût de la vie, mais sur le revenu territorial, c’est-à-dire sur l’accroissement de la production des travailleurs26.
Une réponse à la paternité dévoyée : le père de famille responsable et pourvoyeur
21À ces critiques, le conseiller Daniel Ouezzin Coulibaly oppose simplement en 1954 quelques principes27 : les rations en nature rappellent par trop celles pratiquées sur les chantiers au temps du travail forcé. Surtout, il rappelle que la polygamie est un droit constitutionnel, et que la prise en charge d’enfants non biologiques par des pères dispensait l’État d’en assurer directement l’entretien : autant d’économies qui devaient être prises en considération. Enfin, l’argument des coûts est contredit par ceux, beaucoup plus importants, qui sont concédés pour l’entretien des expatriés français : les économies faites sur les travailleurs africains sont ainsi soupçonnées de servir au financement des avantages comparatifs infiniment plus nombreux de leurs homologues européens employés dans l’Union française.
22L’Inspection générale du travail se montre aussi prudente vis-à-vis des propositions patronales et relève le caractère « vexatoire voire injurieux » des propositions formulées pour les syndicats, car elles reposeraient « sur la conviction des auteurs du système que les salariés n’ont pas le souci d’assurer l’entretien de leurs enfants ou sont incapables d’y pourvoir correctement avec les ressources financières mises à leur disposition à cette fin ». L’IGT rapporte aussi le « sentiment qu’on prend des mesures pour brider [les salariés] étroitement dans l’exercice de ce droit parce qu’on les juge d’un niveau moral et intellectuel trop bas pour savoir en user eux-mêmes »28. Aussi la défense des allocations familiales devient une réponse circonstanciée aux accusations portées contre eux : défendre le coût élevé de la vie c’est insister sur la responsabilité qui incombe au père de pourvoir aux besoins de ses enfants.
23La Confédération générale du travail (CGT), qui représente la majorité des travailleurs africains syndiqués selon ses propres estimations, fait de l’octroi d’allocations familiales un combat pour obtenir un complément de salaire. Elle justifie cette revendication par la faiblesse du salaire minimum, qui vient tout juste d’être fixé en 1953 au même niveau que les évaluations du minimum vital, après avoir été notoirement en dessous. Cette opinion, récusée par les autres partis politiques, provient pourtant d’un constat pragmatique sur la disjonction entre inflation des prix, faiblesse du taux de rémunération horaire et lenteur de l’application du Code du travail. Les salaires des employés africains, et ceux de Côte d’Ivoire en particulier, restent très faibles même après le vote du Code du travail. Celui-ci impose ensuite un alignement du SMIG sur le minimum vital, alignement qui est réalisé en Côte d’Ivoire fin décembre 1953 selon un rapport de l’Inspection du travail. Par ailleurs les estimations des minima vitaux sont systématiquement très bas. Leur montant est censé recouvrir les besoins généraux d’un manœuvre célibataire. Il ne prend pas en compte la possibilité que le salarié puisse avoir charge de personnes. Par conséquent, les relais de la CGT à l’Assemblée voient dans les allocations familiales une occasion d’obtenir un rehaussement de salaire, et ils les définissent comme un complément de revenu.
24C’est aussi en vertu de ce principe que les revendications CGT favorisent une définition de la famille la plus large. On peut même penser que c’est moins la notion de paternité que celle « d’enfants à charge » qui est prise en compte. Le premier projet de loi déposé début 1954 à l’Assemblée est initié par les communistes, d’après un texte rédigé par la CGT29. Il porte la trace d’une revendication d’amélioration du niveau de vie, et prône un taux d’allocation presque compensatoire, prélevé sur un patronat mis à contribution pour ses bénéfices passés. Ainsi l’exposé des motifs commence par un tableau misérabiliste de la situation des travailleurs qui évoque une alimentation insuffisante par manque d’argent : « pratiquement, le travailleur et sa famille doivent se contenter d’une ration de riz, de couscous en sauce, ou de mil dans certaines régions, de manioc, d’igname ou de macabo dans d’autres »30. Pour compenser ces manques, le projet recommande un taux d’allocation familiale mensuel équivalent à dix jours de travail mensuel. Il présente du reste la mise en place d’allocations familiales comme une nécessité absolue, une sorte de promesse insatisfaite par laquelle la métropole devrait prouver qu’elle n’est pas discriminatoire. Dans le même temps, la CGT prévoit que les allocations prénatales et de maternité seraient remises aux femmes, ce qui est une manière de reconnaître la spécificité du rôle maternel et la distinction des budgets des ménages entre homme et femme.
25Un deuxième projet de loi déposé en novembre 1954 à l’Assemblée et appelé « projet Senghor » du nom du député qui le présentait, intègre plusieurs leçons de l’échec de la loi précédente31. L’exposé des motifs, en abandonnant le thème des conditions de vie, cherche plutôt à flatter un populisme colonial assez répandu, celui d’une Afrique villageoise naturellement solidaire. Le texte déplore ainsi la perte d’une « solidarité familiale » dans les villes, et propose de lui substituer une « institution d’aide familiale » de type étatique. Ce thème parle clairement à l’Inspection du travail et flatte par exemple la représentation qu’a son inspectrice Lucrèce Guelfi de la prolétarisation : « cette désagrégation des structures coutumières préoccupe depuis longtemps le service des affaires sociales », écrit-elle au ministre de la FOM dans une note qui commente le projet Senghor32.
26Deuxièmement, le projet Senghor est en accord avec le besoin administratif d’ordre et de surveillance : il préconise à la fois l’inscription des enfants à l’état civil, leur scolarisation, ou encore les consultations médicales obligatoires pour les mères et les nourrissons, condition sine qua non pour la délivrance des allocations. Les allocations prénatales deviennent dépendantes de « l’observation par la mère des prescriptions édictées par un médecin pour la protection de la mère et de l’enfant ». Cette mesure entérine l’imposition d’une triple contrainte, médicale, éducative et identificatoire. En revanche, elle laisse à chaque territoire le soin de définir ce qu’est un « enfant à charge », ainsi que le taux d’allocation, soulageant ainsi les patrons d’un taux uniforme pour l’AOF qui ne tiendrait pas compte des contraintes économiques locales. Le projet de loi Senghor envisage aussi la participation patronale dans les conseils d’administration des caisses de compensation familiale, et la participation du budget local dans le financement des caisses pour ne pas les laisser entièrement à la charge des contributions patronales. Malgré ces concessions notables aux syndicats patronaux, ce projet de loi comporte un élément important : l’appel à la concertation des Assemblées territoriales. De nombreuses décisions doivent ainsi être laissées aux prérogatives du chef de territoire « après consultation de l’Assemblée territoriale »33.
27Ce dernier principe va contraindre l’inspection du travail à abandonner toute velléité d’intervention sur les formes domestiques, même si elle impose leur reconnaissance juridique : ainsi la définition des enfants « à charge » évolue de manière à inclure ceux d’unions polygames. Les Assemblées territoriales vont la plupart du temps préférer à des formes prescriptives de législation une formule se contentant de constater les formes familiales existantes. Le projet final voté en Côte d’Ivoire restreint les allocations aux enfants déclarés à l’état civil, de parents dont le mariage est aussi déclaré, ce qui n’empêchait pas selon la coutume de déclarer plusieurs mariages avant 1964. La contrainte porte sur l’enregistrement de l’identité et des mariages plutôt que sur les formes familiales. La situation change toutefois après 1964 quand le Code civil impose la déclaration d’un seul mariage.
28Enfin, les députés ivoiriens abandonnent de fait la distribution des allocations maternelles aux femmes. Sans discussion, ils obtiennent le versement mensuel des allocations familiales, c’est-à-dire la somme mensuelle par enfant de plus de 1 an (article 10). Mais alors que les projets de loi stipulaient dans leur version initiale en novembre 1955 et dans le texte du journal officiel ivoirien de mars 1956 que l’allocation de maternité serait versée aux femmes, les représentants des travailleurs y sont franchement opposés. Les syndicats des travailleurs africains à l’Assemblée territoriale ivoirienne réaffirment plusieurs fois le droit de captation des allocations aux dépens de leurs femmes. Ils demandent que l’allocation maternité leur soit versée, tout comme l’allocation au foyer. Le chef de territoire se rallie ainsi à leur avis dans sa correspondance avec le haut-commissaire : « Le paiement de l’allocation à la mère provoquera de sérieuses difficultés. Ce fait a été admis à l’unanimité par l’Assemblée territoriale, et quel que soit le texte finalement adopté, dans la pratique, dans l’avenir immédiat, c’est le père qui percevra l’allocation ». L’Assemblée territoriale se rallie unanimement à cette opinion « pour éviter les sources de discorde dans les foyers polygamiques et en raison de l’insuffisance de l’évolution de la femme », arguent les députés ivoiriens34.
29Alors que les Assemblées soudanaises, mauritaniennes et sénégalaises s’opposent au projet d’instauration d’une allocation au foyer dispensée lors du premier mariage déclaré, sous le motif que celle-ci entraînerait le déséquilibre des unions polygames dont la première épouse serait favorisée, les députés ivoiriens eux s’accommodent de cette mesure tout en revendiquant que cet équivalent d’une allocation au salaire unique métropolitain soit versé au travailleur. Cette allocation au foyer qui concerne désormais les trois premiers enfants nés après la déclaration aux allocations familiales représente aussi le plus gros versement unitaire, et constitue ainsi un appoint significatif au salaire de base. De plus, la mise en place de cette allocation permet aussi de consacrer le modèle de la femme au foyer que les autres Assemblées africaines récusent.
30On peut lire ces deux appropriations par les députés ivoiriens de revenus initialement pensés comme féminins ou maternels comme une conséquence de leur combat pour la reconnaissance d’une augmentation du salaire minimum et de leur droit à des conditions de vie égales à celles des Européens. Ces allocations sont pensées comme un complément de salaire, dont on a vu qu’il n’avait jamais été réévalué de manière significative dans les années 1950 de façon à recouvrir l’ensemble des nouvelles aspirations des citadins.
31Au niveau des Assemblées territoriales, le combat pour faire reconnaître le droit aux allocations familiales par versement (et non en nature), attribué aux pères et aux maris plutôt qu’aux femmes, et étendu à l’ensemble de leurs descendants directs, devient un enjeu de citoyenneté. Au travers de cette lutte, les députés ivoiriens assoient le principe de la responsabilité masculine de l’entretien du ménage, faisant de la paternité une démonstration de leur liberté politique. L’incapacité d’exercer une responsabilité financière conjugale est assimilée au déni de la qualité de citoyen. L’examen des dossiers de premières allocations du territoire ivoirien en 1956 confirme encore cette définition progressive de la citoyenneté par le biais du recours et de l’usage des services sociaux.
Pères en actes : la première politique d’allocation familiale
32Cette seconde partie repose sur une collection de 46 dossiers de demandes d’allocations familiales déposés aux archives du Centre national de prévoyance sociale (la Caisse de compensation des prestations familiales, CCPF, devient dans les années 1960 la Caisse de compensation des prestations familiales et accidents du travail de la Côte d’Ivoire [CCPFATCI], et en 1967 la Caisse nationale de prévoyance sociale [CNPS]), consultés en 2016 à Yopougon. Comme je suis arrivée pendant le déménagement des archives, les dossiers étudiés sont une sélection prise au hasard dans un carton de dossiers enregistrés en 1956, soit la première année de mise en place des allocations. Une cinquantaine de dossiers enregistrés en 1962 servent ici de comparaison. Ils reflètent la première vague des salariés inscrits à la Caisse de compensation des prestations familiales. Cette sélection permet de faire un bilan sur l’importance de la redistribution effective et sur les accommodements qui ont eu lieu pour étendre le nombre d’enfants bénéficiaires, en particulier pour couvrir des parents non mariés, et cela en dépit de la législation. Elle nuance aussi l’impact de ces allocations bientôt limitées aux urbains, aux hommes pourvus de ressources sociales, et souvent engagés dans le travail salarié de manière durable. Les bénéficiaires, ces pères qui constituent un dossier d’allocations familiales, développent une accointance particulière avec l’administration auprès de laquelle ils multiplient les requêtes en accord avec les procédures de délivrance. Par là même, ils deviennent des alliés importants de la production bureaucratique.
33J’ai ensuite pu accéder, dans le deuxième fonds d’archive de la CNPS situé à Angré 7e Tranche (Abidjan) dédié à la gestion administrative, à plusieurs rapports faisant état de la situation des Caisses de compensation des prestations familiales (CCPF) dans les années 1960. Ils éclairent les cas particuliers par une mise en perspective sur une décennie, grâce à des statistiques globales.
Un travail administratif rémunéré : la citoyenneté incitative des salariés
34Le premier constat est celui d’une redistribution effective. Les versements successifs sont conséquents : le taux d’allocation familiale, qui sert de référence aux allocations maternité, prénatale et au foyer, évolue avec le SMIG entre 1956 et 1964. L’importance numérique de ces sommes peut être mise en rapport avec le salaire mensuel des travailleurs. Fixées à 10 % du salaire minimal interprofessionnel garanti en 1956 (qui était alors de 4 400 francs CFA), les allocations familiales mensuelles représentent une somme significative pour les manœuvres dont la rémunération est fixée au taux légal le plus bas.
35Seuls quelques dossiers constitués en 1958 et en 1962 possèdent une mention du montant du salaire du travailleur. L’infirmier R. G. rémunéré 9 366 francs CFA en mai 1956 reçoit ainsi, au titre des allocations familiales pour un enfant né deux ans plus tôt, 4 800 francs CFA par an. Les allocations prénatales et de maternité ainsi que l’allocation au foyer représentaient les sommes les plus conséquentes, susceptibles de constituer pour le travailleur une sorte de treizième mois. Par exemple le dactylographe auxiliaire Y. M. reçoit en 1957 un versement annuel d’un montant total de 16 600 francs CFA, dont 8 400 constituent un remboursement rétroactif pour les frais de maternité de son dernier enfant né en 1955, ainsi que les deux tiers d’une allocation au foyer du travailleur. L’employé de commerce à la CFAO J. E. N. reçoit 21 600 francs CFA d’allocations en 1957 en raison de la naissance de ses deux enfants en mars et en novembre 1957. À titre de comparaison, les revenus moyens parmi les salariés s’établissent, selon le ministère du Plan en 1956, à 17 299 francs CFA à Adjamé et 21 300 à Treichville, les deux principaux quartiers d’Abidjan35. Il est difficile, en raison des variations annuelles, de calculer la part des allocations dans les ressources des ménages, comme il est fait en France (elle représente près de 6 % des ressources des ménages en France en 1963), et du caractère discutable de l’idée même de budget commun du ménage. Si elles ne sont peut-être pas rentrées au nombre des recettes attendues des salariés, il est néanmoins probable que l’importance des compensations au moment de la naissance d’un enfant représente un montant suffisamment conséquent pour motiver le recours à ces allocations.
36La déclaration auprès de l’état civil, condition première pour constituer un dossier d’allocation, apparaît comme une étape vers l’attribution d’une contrepartie financière. L’attestation administrative d’identité conditionne ces paiements. S’engager dans le processus de production de la preuve civile et médicale, c’est donc aussi s’engager dans un système de rétribution, où l’État constitue une opportunité financière autant qu’une contrainte. C’est ce lien fondamental entre travail salarié, constitution d’une identité administrative et rétribution étatique qui permet d’identifier la délimitation progressive des citoyens de fait.
L’élargissement de la paternité salariée : le succès relatif des allocations familiales
37Comme le montre le tableau suivant, après une première phase de faible recours aux allocations familiales, celles-ci se généralisent dans la seconde moitié des années 1960 pour toucher plus du tiers des salariés (qui n’ont pas tous nécessairement charge de famille). L’Inspection générale du travail donne une impulsion décisive en permettant à partir de 1958, et jusqu’en 1967, l’attribution d’allocations aux ménages non mariés, transigeant ainsi avec l’objectif identificatoire initial de ce projet. Les allocations, malgré un début très lent et des réticences avérées, ont néanmoins constitué une forme de redistribution significative dans le secteur du travail formel.
Tableau 2. Augmentation du nombre des salariés et de leurs enfants couverts par la CCPF
1956 | 1965 | 1966 | 1967 | 1968 | |
Travailleurs enregistrés à la CCPF | 3 900 | 39 408 | 43 172 | ||
Enfants couverts par la CCPF | 90 386 | 96 238 | 102 002 (46 494 filles 55 512 garçons) | 106 616 | |
Nombre de salariés pour lesquels les entreprises cotisent | 137 727 |
Source : d’après les rapports d’activité, CNPS, Angré, Abidjan.
38Seules 3 900 personnes déposent un dossier à la CCPF l’année de sa création. Dix ans plus tard, ce chiffre est multiplié par dix. Toutefois on constate que le nombre de dossiers reste bien en deçà du nombre potentiel de demandes (43 172 personnes en 1968 contre 136 727 demandeurs potentiels). Cette tendance à l’augmentation suggère un succès de la CCPF. Mais plusieurs éléments incitent à la prudence dans l’interprétation de ces chiffres, afin de ne pas y lire un processus de construction d’une classe salariée qui aurait institué ce recours à un salaire complémentaire. En aucun cas le bénéfice familial par exemple n’est devenu une source régulière de revenu parmi les dossiers individuels consultés36.
39D’abord, sur les 39 personnes qui travaillent à Abidjan, seules 4 y sont nées. Une partie est constituée de migrants régionaux ou impériaux. En 1956, sur les 46 dossiers, 15 sont établis par des Africains (3 sont nés en Haute-Volta, 2 au Togo et 10 au Dahomey), et 5 par des Français. Les Dahoméens et les Français occupent alors en Côte d’Ivoire les postes à plus haute qualification du fait de leur taux de scolarisation plus élevé. Il reste sur ce nombre 20 personnes qui sont des primo-migrants nouvellement résidents dans la capitale. Ces effectifs ne sont pas une estimation de la stabilité des travailleurs (longévité dans un emploi), mais plutôt une estimation du nombre de travailleurs engagés à un moment donné. Pour certains, le versement des allocations ne dure que quelques mois dans une carrière salariée raccourcie par d’autres opportunités ou aléas. Ensuite, la Caisse pratique le remboursement rétroactif pour les employés qui constituent leur dossier de demandeur tardivement. Un salarié qui enregistre une naissance après coup pouvait viser la reconstitution d’un pécule, plutôt que de devenir bénéficiaire sur le long terme de l’avantage social.
40Toutefois, notre corpus suggère que les premiers travailleurs à en bénéficier furent aussi les plus anciens : en effet, l’écrasante majorité des employés déclarés la première année de mise en place de la Caisse sont des employés de longue date. Même ceux dont la longévité dans le travail est remarquable ne constituent pas toujours leur dossier immédiatement. En 1962, 4 travailleurs sur 23 travaillent déjà depuis plus de 5 ans dans l’entreprise et ne bénéficient pas d’allocations malgré qu’ils aient des enfants. P. O. travaille à la Forestière équatoriale depuis 1933 et il ne constitue son dossier qu’en 1962, alors qu’il a déjà trois enfants37. Son cas illustre ces recours tardifs : répondent-ils à l’injonction de l’employeur de se déclarer ? Sont-ils le reflet des motivations conjoncturelles qui les mènent à rechercher une augmentation de salaire ? Est-ce le temps de diffusion de l’information syndicale aux employés38 ? Ce cas montre aussi l’inachèvement du processus de recours. Autant d’éléments qui invitent à ne pas lire rapidement la constitution d’un dossier d’allocataire comme l’entrée définitive dans le statut salarié.
41On peut rappeler ici les réticences importantes qui touchent l’engagement dans le travail salarié, considéré de façon négative. Fabio Viti dépeint une continuité entre le travail forcé et le « travail de blanc » toujours connoté négativement en raison de sa soumission à un univers étranger. Les travaux anthropologiques soulignent en effet les permanences linguistiques en bamanankan ou en sénoufo par exemple entre le mot « travail » utilisé pour parler du travail salarié et celui utilisé pour parler du travail forcé, par opposition avec le travail valorisé qu’est le travail agricole39. Le cas de D. O. D., né dans le cercle de Tabou (frontière ouest de la Côte d’Ivoire), illustre comment peuvent se manifester ces réticences. C’est un des rares dossiers d’allocation qui démontre un engagement prolongé dans le travail salarié40. Pourtant, l’historique de ses emplois montre qu’il n’a pas cessé de changer de métier ou d’employeur. Entre 1941 et 1944, il a de 11 à 14 ans, il vit à Dabou, certainement pour être scolarisé car c’est à ce moment-là qu’il fait établir son jugement supplétif. En 1955 il est infirmier, sans doute pour le compte de l’administration, puis en 1960 il obtient une autorisation d’enseigner qui le qualifie pour le poste de moniteur d’enseignement. Il exerce cette fonction à Adjamé (Abidjan) de 1961 à 1963 dans l’école protestante, puis il est affecté à Lakota en 1963. Entre 1967 et 1969, il part à Dabou pour être employé par l’entreprise de transformation d’huile de palme, la Sodepalm, avant de partir enseigner à l’école Serry Fofana de Bouaké. En 1972, à 42 ans, il déménage à Yamoussoukro.
42La versatilité de ce parcours professionnel est peut-être due au niveau élevé de qualification de D. O. D., qui n’a toutefois pas obtenu le concours pour rentrer dans la fonction publique et devenir enseignant. Son contrat de travail annuel pour des écoles privées religieuses, d’une durée de 9 mois, exclut la pause estivale, et ne constitue jamais un revenu sûr. C’est peut-être la raison pour laquelle il tente, par des contacts à Dabou noués dans son enfance, de se faire embaucher dans une entreprise d’État pendant quelques mois, où il ne trouve cependant pas satisfaction puisqu’il revient à l’enseignement. Quitter Abidjan peut apparaître comme une solution pour diminuer le coût de la vie après la naissance de son second enfant en 1962. Bien qu’employé de la fonction privée sur plus de deux décennies, la fréquence de ses changements de poste atteste la difficulté de retenir des employés prompts à trouver ailleurs du travail.
43D’un point de vue strictement monétaire, les salaires versés dans ces sociétés sont souvent aussi faibles que ceux du secteur « non structuré ». Pour Laurent Bazin, les « origines de cette sous-estimation constante du coût du travail peuvent être repérées dans les conditions initiales de mise au travail par la contrainte »41. Dans une étude plus tardive pour le compte du Bureau international du travail, Joshi Heather et Harold Lubell expliquent que le salaire n’était pas l’élément le plus attractif dans l’encouragement à travailler en ville42. La raison de ces faibles rémunérations réside d’abord dans le recrutement des travailleurs dans des catégories de travail à faible qualification et par conséquent moins rétribuées. Les manœuvres constituent 35 à 50 % de la main-d’œuvre dans le secteur industriel et autres services, et 10 % de la main-d’œuvre dans l’administration. Peut-être en conséquence de cela, le secteur « informel » ou « non structuré » recrute-t-il la majorité des travailleurs industriels en 1965, soit 67 % d’entre eux (industrie de transformation, artisanat et énergie). Aussi l’élargissement des bénéficiaires des allocations familiales constitue-t-il un enjeu important d’attractivité de l’emploi formel en Côte d’Ivoire.
Caisses et entreprises en quête d’allocataires
44La situation de la Caisse est en outre devenue très favorable à la fin des années 1960 : récipiendaire d’une cotisation patronale représentant 5,12 % de toutes les charges salariales, ce qui donne une rente de près d’un milliard de francs CFA en 1967, seule la moitié est effectivement sollicitée par les demandeurs. L’institution bien dotée perçoit plus de revenus qu’elle n’a de travailleurs à qui redistribuer. Plusieurs tentatives de délocalisation de ses services dans les villes secondaires ivoiriennes, la construction de logements pour le personnel de la caisse, divers investissements financiers n’ont toujours pas absorbé l’excédent monétaire entraîné par la différence entre des revenus prélevés sur tous les travailleurs et des dépenses limitées à la portion qui possédait une famille. Les allocations sont donc l’objet d’un travail conjoint de promotion de l’administration, des syndicats et des entreprises cotisantes.
45L’administration en particulier procède à l’assouplissement du contrôle des certificats de mariage à partir de 1958 et jusqu’en 1967. Une forme de rattrapage est instituée en 1958 pour faciliter l’enregistrement des allocataires qui ne possèdent pas toutes leurs pièces. La renonciation à la preuve du certificat de mariage représente une entorse au principe des députés métropolitains selon lesquels les allocations devaient servir à instituer les unions matrimoniales, tout en limitant le nombre d’enfants couverts aux seuls enfants biologiques. Appelés « cas extra-légaux », ces dossiers représentent une dépense de 29 millions de francs CFA sur la totalité de 689 millions payés par la caisse en 196543. Dans le livret de famille de K. M., ses 5e et 6e enfants, déclarés d’une seule femme, ont des dates de naissance trop proches pour qu’ils soient de la même mère. Ce dossier est traité au début comme cas extra-légal à cause de la non-déclaration de mariage de K. M. avec sa seconde femme au moment où naît un enfant de celle-ci44. Après 1965 toutefois, le vote du Code civil rendant obligatoire l’enregistrement des unions passées ou à venir met un terme au compromis de la Caisse.
46Les entreprises cotisantes elles-mêmes semblent avoir œuvré dans le sens d’une promotion des allocations auprès de leurs employés : les entreprises concernées par l’imposition d’une contribution salariale pour financer la CCPF sont surtout les entreprises européennes d’une certaine envergure. Les employés demandeurs d’allocations familiales relèvent tous de sociétés notoirement connues dans le territoire. Cette liste d’employeurs montre aussi que les contrats spéciaux liés à la fonction publique prévalent de manière flagrante dans les effectifs des salariés, en raison de l’adossement du secteur privé formel sur l’employeur étatique. Enfin, ce ne sont pas n’importe lesquels des employeurs privés qui sont surreprésentés dans les dossiers d’allocations : les activités répertoriées datent de l’économie de traite, sinon de la période de développement des infrastructures (voir tableau 3). L’héritage entrepreneurial colonial est ainsi très lisible dans le secteur des transports. La bonne représentation du secteur Industrie-Transport-Commerce-Bâtiment à la tête duquel se trouvent ces nombreuses entreprises françaises est encore confirmée en 1967 lors du bilan de la Caisse : 20 595 employés cette année-là travaillent dans ces secteurs sur 39 408 travailleurs déclarés à la Caisse45. L’entrepreneuriat formel en Côte d’Ivoire est par ailleurs caractérisé par sa concentration. 10 % des firmes réalisent 70 % de la production en 1975 comme le rappelle Alain Vallette46. Les études des années 1970 montrent que les Français continuent d’y jouer un rôle essentiel : en 1961, 92 % du chiffre d’affaires du secteur secondaire global (industrie) était réalisé par des sociétés dont plus de 50 % du capital appartenait à des Français. Dans ce même secteur, sur 183 entreprises jugées les plus importantes, 65 % des capitaux engagés sont français en 1975 (ce chiffre exclut le capital français de Côte d’Ivoire comme le groupe Blohorn)47. Les seules sociétés importantes qui ne sont pas détenues par un capital étranger, les sociétés privées à capitaux ivoiriens, sont constituées pour l’essentiel dans les années 1970 de sociétés d’État, dans lesquelles ce dernier détient la majorité des parts48.
47Les secteurs où les salariés affiliés à la caisse se déclarent (agriculture, import-export, transport et communication) montrent bien que l’établissement des allocations familliales met à contribution une partie de l’entrepreneuriat français. La délimitation d’une politique sociale au secteur européen est perçue par les acteurs de l’époque comme une stratégie délibérée d’Houphouët-Boigny49. En 1966, lors du conseil d’administration de la Caisse de compensation, un administrateur explique :
Il convient de remarquer que la progression des cotisations familiales est le résultat d’une politique clairvoyante du chef de l’État. En effet, l’encouragement aux investissements en Côte d’Ivoire et plus particulièrement le code d’investissement favorable à l’entrée des capitaux privés créent des emplois et la Caisse des allocations familiales en est la première bénéficiaire.
48Il conclut ainsi que
l’installation de nouvelles usines est la raison fondamentale de la progression de 13 % des cotisations familiales malgré la stabilité depuis 10 ans du taux de cotisation.50
49Selon ce témoignage, le président de la République, en attirant les investisseurs internationaux, encourage le financement de sa politique sociale par les plus grosses entreprises étrangères. L’incitation des employés, par ces entreprises à capitaux français, à constituer des dossiers d’allocations familiales, montre bien que cette politique sociale a été une occasion pour elles de modifier leur attitude vis-à-vis de la main-d’œuvre, en se distinguant notamment des lobbys patronaux coloniaux. Catherine Coquery-Vidrovitch rappelle que les deux géants CFAO et SCOA adoptent une attitude « prudente » et « neutre » devant la proposition d’un nouveau « colonialisme social »51. Elles prennent acte du tournant politique annoncé par les revendications d’indépendance.
Tableau 3. Liste des employeurs déclarés par les salariés qui déposent une demande d’allocations familiales
En 1956 – 46 personnes | En 1962 – 24 personnes |
Employés locaux de la fonction publique : 13 personnes • Hôpital [2] • Travaux publics [1] • Service de l’élevage [1] • Imprimerie [1] • Contributions directes [1] • Service topographique [2] • Garage municipal [1] • Palais du gouverneur [1] • Tribunal du premier degré [1] • Subdivision Béoumi [1] • Commissariat de police [1] | Employés locaux de la fonction publique : 10 personnes • Pharmacie Croix bleue [1] • Secteur des Grandes Endémies [1] • Air Service ivoirien Aéroport [1] • Inspection de l’enseignement primaire [1] • École primaire publique Treichville [1] • Hôpital de Treichville [1] • Ministère de la Santé, Institut d’hygiène [1] • Société topographique [1] • Subdivision entretien et bâtiments [1] • SATMACI (Caisse du cacao) [1] |
Sociétés d’import-export : 8 personnes • CFAO [2] • Compagnie africaine des automobiles Renault ou CAAR [1] • De Tessière (import-export) [1] • Compagnie française de la Côte d’Ivoire [1] • Optorg-Peyrissac [1] • Établissements Jean Abile-Gal (1900) [1] • SARI (importation Peugeot) [1] | Sociétés d’import-export : 5 personnes • Peyrissac [1] • COMAF (Commerce africain) [1] • CAAR [1] • CFAO [1] • SARI (exportation Peugeot) [1] |
Industrie de transformation (agricole et minier) : 4 personnes • Huilerie de palme ACOBO [1] • Conditionnement des produits [1] • Ficellerie [1] • Société des mines [1] | Industrie de transformation : 3 personnes • La Forestière équatoriale [1] • SOTROPAL Société tropicale des allumettes [1] • Shell [1] |
Sociétés de transport : 14 personnes • Société ouest-africaine d’entreprises maritimes [1] • Société transafricaine [1] • Société africaine de Groupage [1] • RAN [8] • CARENA Compagnie abidjanaise de réparations navales [2] • Compagnie africaine de transit Robert Diot [1] | Société de transport : 2 personnes • Transcap (navigateur) [1] • SOTRA [1] |
Banque et information : 4 personnes • Banque de l’Afrique occidentale [3] • Agence France-Presse [1] | Banque et information : 2 personnes • Hôtel de France [1] • Société d’études et de travaux pour l’Afrique occidentale [1] |
Institutions religieuses : 2 personnes • Collège catholique Daloa [1] • École protestante méthodiste [1] | |
Inconnus ou à préciser : 3 personnes • Finance Matériel Abidjan [2] • Inconnu [1] |
Source : collecté à partir des dossiers individuels, archives de la Caisse nationale de prévoyance sociale (CNPS), Yopougon.
Le regroupement des entreprises par secteur est le fait de l’autrice.
50Cette contribution des entreprises étrangères à l’amélioration des conditions de vie ivoirienne, sans coûter davantage au budget de l’État, permet une redistribution qui met à profit l’externalisation de l’économie. Les versements monétaires ne sont d’ailleurs que la partie émergée des bénéfices liés à cette affiliation aux caisses de compensation familiale.
Les privilèges d’une citoyenneté en nature pour les salariés
51Toutefois, le véritable bénéfice des allocations familiales se matérialise avec la mise en place de services dédiés aux allocataires, ce qui représente une forme d’avantage en nature qui contribue à rehausser le statut de ces employés. Orientée sur la médicalisation de l’accouchement, la médecine des attributaires est avant tout une prise en charge des femmes dans des centres de soins dédiés de la CCPF. Certaines entreprises comme la RAN ont leur propre médecine du travail qui assure directement le suivi des femmes enceintes52, tandis que pour les autres, la Caisse met en place des centres de protection maternelle et infantile (PMI) à Adjamé-Nord et à Treichville (Abidjan), puis à la fin des années 1960 à Gagnoa (1965) et Daloa53. Leurs docteurs et sages-femmes sont employés de la Caisse, et ils délivrent des soins gratuits aux attributaires54. Une pharmacie spéciale pour les femmes d’allocataires leur permet entre autres un accès gratuit aux médicaments, et en 1967, la Caisse envisage même de rendre les accouchements à l’hôpital gratuits pour celles-ci55. À Gagnoa, ces avantages médicaux se doublent de la création d’un jardin d’enfants pour les enfants d’allocataires en 1965, dont le but est de prolonger la surveillance médicale des enfants entre 1 et 3 ans. Dans certains centres, des « foyers féminins » sont associés à la PMI, qui « appren[nent] aux jeunes filles la manière de tenir un ménage, l’hygiène et les petits soins »56.
52Ce possible recours à la médicalisation, nié aux autres femmes en raison de la faiblesse des dotations budgétaires coloniales, a été du moins dans ses débuts pensé comme un privilège des compagnes de salariés. En 1956, le directeur de la santé publique de la Côte d’Ivoire, le médecin colonial Dejou, rapporte la visite du professeur Jean Sénécal57, chef du service de pédiatrie à Dakar, personnalité alors influente de la médecine pédiatrique en AOF. Celui-ci, qui anime un réseau de formation des sages-femmes et qui tente de mettre en place des mesures pour le soin des nourrissons, fait un rapide calcul : en se basant sur le nombre de 150 000 travailleurs théoriques bénéficiant bientôt des allocations familiales, il dénombre environ 70 000 enfants à prendre en charge. Ramené à un nombre de visites médicales, ce chiffre signifierait une saturation de la fréquentation des services médicaux dans les années à venir. Au terme de son calcul, il conclut donc que les services de la PMI devront se contenter de soigner les enfants de travailleurs salariés, soit 1/10e des enfants, pendant la phase de structuration des services médicaux58. Aussi, il est possible que l’activité des rares centres de PMI existants soit canalisée autour des bénéficiaires des caisses d’allocations et de prestations familiales, la faiblesse des sommes allouées aux services médicaux rendant l’accès aux soins d’autant plus rare et peut-être d’autant plus désirable pour les femmes de salariés.
53Cette série d’avantages concrets, qui s’ajoute sans doute à des pratiques de prêts, de plans d’accès au logement ou de dons pour les fêtes religieuses, permet donc de promouvoir le salariat formel59. Certes le salariat n’est pas devenu ni une ressource exclusive ni un éthos singulier. Par exemple, deux employés du corpus sont encore « planteurs » alors qu’ils bénéficient d’un emploi urbain. Ces deux cas masquent sans doute un engagement plus conséquent des employés dans des activités urbaines ou rurales rémunératrices, qui contribuent à une diversification de leurs activités plutôt qu’à un recentrement sur l’emploi60.
Les exclus de la pleine citoyenneté
54La transformation de la Caisse en véritable incarnation de l’accumulation étatique, susceptible d’alimenter la prédation aux plus hauts échelons, est en partie due à l’abandon d’un objectif initial : inclure les travailleurs ruraux dans la promotion d’un salariat ivoirien.
55Les travailleurs des plantations employés sur les grandes exploitations forestières ou dans les plantations détenues par des colons européens constituent en effet la majorité des salariés, mais ils sont de fait exclus du bénéfice des allocations. Le patronat colonial argue en effet qu’on ne peut exclure les salariés des plantations industrielles de ces bénéfices car cela accroîtrait l’exode rural. Une égalité de droit entre salariés urbains et salariés ruraux est nécessaire pour maintenir un flux de main-d’œuvre. Les allocations sont donc un élément de stabilisation, ce que confirme bien l’Inspection du travail : « les graves conséquences de l’exode dans les villes obligent à prendre des mesures indispensables pour stabiliser les populations rurales et assurer aux entreprises forestières et aux plantations la main-d’œuvre dont elles ont besoin »61.
56Toutefois, ce patronat plaide pour que le budget local assume les cotisations pour les allocations familiales, sous prétexte que ces entreprises rurales sont justement celles dont les bénéfices plus fragiles ne peuvent voir leur marge amputée de trop nombreuses charges salariales62. Les entreprises rurales ivoiriennes, bien représentées à l’Assemblée territoriale, obtiendront en fait cette concession en Côte d’Ivoire. Mais le nouvel État ne met toutefois pas en place de caisses de compensation familiale pour les travailleurs du privé dans les zones rurales. Les syndicats d’industries agricoles comme l’Union intersyndicale de l’agriculture d’outre-mer ou la Fédération agricole forestière travaillent d’autre part, en 1956, à obtenir de l’Inspection du travail un élargissement de la définition du « secteur agricole » pour inclure des industries de transformation des produits agricoles : cela éliminerait d’autant le nombre de cotisations à la CNPS63. Enfin, alors que les entreprises cotisantes ont intérêt à pousser leurs employés à recourir à ce complément de salaire familial qu’ils leur versent par l’intermédiaire de la caisse, une telle incitation n’existe pas pour les entreprises rurales non cotisantes64.
57Le nouvel État national après 1960 perpétue aussi une invisibilisation qui avait commencé dès 1946 : l’abolition du travail forcé n’avait été possible que parce que le Syndicat agricole africain créé par Houphouët-Boigny pendant la guerre s’était montré rassurant sur sa capacité à acheminer de la main-d’œuvre. Ce faisant, l’Inspection du travail fermait les yeux sur l’immense majorité des conditions de travail agricole pour ne plus s’occuper que du travail salarié dans les cadres modernes de l’industrie, du commerce et du transport urbains.
Au fur et à mesure que l’Inspection imaginait un monde prévisible du travail en Afrique, sur le modèle de sa conception des relations industrielles françaises, la vision duale de la société africaine se renforçait, entre la réalité de l’inspection et celle qu’elle avait laissée aux planteurs et aux paysans.65
58Cette inclusion différente est aussi ce qui est à l’origine d’un rapport différent à l’écrit entre ruraux et urbains. Dans un pays voisin, le Mali, Aïssatou Mbodj-Pouye note qu’« au village, les papiers évoquent d’abord les documents exigés par l’administration ou détenus localement pour le compte des administrations ». Bien que son travail ait consisté à montrer l’extension de ces pratiques d’écriture au-delà de la sphère « officielle », y compris au village, la présente étude donne des outils pour comprendre la différenciation croissante apparue avec la ville, en étayant les pratiques d’écriture urbaine, du fait de l’inégale proximité avec la production administrative66.
59Au-delà des employés ruraux, ce système exclut du salariat les travailleurs urbains les plus démunis. Cet adjectif fait ici référence à la dotation en « savoirs pratiques » assurée par l’inclusion dans un réseau de connaissances. Comme le rappelle Marc Le Pape dans l’analyse de sources judiciaires dans les années 1940 à Abidjan, les perdants sont les plaignants ou les accusés sans témoins, ceux dont personne ne peut attester la réputation67. Dans le cas d’un dossier d’allocation familiale, l’importance des pièces d’état civil qui requièrent, sinon des extraits, du moins des jugements supplétifs pour attester de la naissance passée, est ainsi foncièrement dépendante de cette preuve par témoin, et donc de l’insertion dans un réseau de connaissances prêtes à se mobiliser68. Dans la vaste proportion de la population concernée, dont on ne peut évaluer le nombre, sont inclus aujourd’hui les apatrides ivoiriens, nés en Côte d’Ivoire, mais littéralement « sans preuve » de leur identité, de fait exclus de tous les bénéfices d’une nationalité et d’une citoyenneté69.
60Pour finir, le salariat privé reste de fait une prérogative masculine tout au long des années 1960. En 1974, un rapport de la CCPF devenue CNPS dénombre 5 821 femmes dans le « secteur moderne » privé, dont 3 741 Africaines, et 5 932 femmes dans la fonction publique, soit 0,5 % de la population féminine en âge de travailler (15 à 59 ans) présente en Côte d’Ivoire70. Cet état de fait n’est pas que la conséquence d’une moindre scolarisation des femmes, mais bien d’une lutte destinée à préserver le genre du travail salarié. En 1954 par exemple, la section ivoirienne de la CGT s’indigne de l’emploi de femmes européennes dans les nouvelles enseignes européennes qui ouvrent à Abidjan, et argue du rôle de chef de famille des Africains pour contester l’octroi d’un salaire à des femmes dont la rémunération entre de manière secondaire dans le budget familial.
La CGT compte 3 000 chômeurs à Abidjan et proteste contre le remplacement des employés de commerce africains par les femmes de travailleurs européens. À cet égard, on nous a expliqué que les grands magasins se transforment en « Monoprix » ou « Uniprix » et engagent de préférence un personnel féminin.71
61Comme après la crise économique de 1929, ces ouvriers africains arguent de la priorité du salaire masculin dans l’équilibre des ménages pour contester l’emploi de femmes. Ils construisent ainsi l’image de chefs de famille, responsables financièrement et redistributeurs pour l’ensemble de leurs dépendants, comme un argument dans l’attribution exclusive d’emplois salariés aux hommes. À plusieurs reprises, les syndicats de travailleurs se signalent par une tentative de captation des revenus du secteur moderne, notamment lors des débats sur l’allocataire des bénéfices familiaux, dans lesquels ils prétextent de l’analphabétisme de leur femme pour revendiquer le versement de l’allocation maternité.
62L’ensemble de ces conditions dessinent bientôt la figure d’un citoyen idéal, monogame après 1964, urbain et souvent lettré. C’est cette figure qui est le grand bénéficiaire des politiques sociales après l’indépendance. La marginalité sociale, l’expérience migratoire, la déscolarisation apparaissent alors comme autant de facteurs de distanciation vis-à-vis des opportunités étatiques ou de la possibilité d’accéder à l’emploi salarié. Enfin, dès 1960, l’État intronise la monogamie comme une condition importante de bénéfice des allocations sociales : en effet, le gouvernement entreprend en 1960 une normalisation du régime des prestations sociales des fonctionnaires publics, qui bénéficiaient depuis 1950 d’un régime exceptionnel en application de la loi Lamine Gueye. Il impose la déclaration à l’état civil aux fonctionnaires, et la limitation à 6 du nombre d’enfants couverts par les prestations72. Ceci confirme comment, au moment de l’indépendance, le modèle des salariés du privé s’impose caractérisé par un idéal de 2 à 3 enfants par femme et une intense fréquentation bureaucratique. Philippe Yacé, en réponse à la grève des agents publics qui suit ce décret73, leur tient ainsi ce discours : « que ferait le progrès social d’une catégorie de travailleurs s’il ne faisait qu’accentuer la profonde différence existant entre les couches sociales d’un pays ? »74. Fustigés pour leur manque de conformité avec le modèle familial national, les fonctionnaires doivent rentrer dans le rang, ce dont allaient aussi s’assurer les nouveaux comités RDA sous la tutelle du parti créés pour les encadrer.
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63Les salariés ivoiriens qui ont gagné la bataille des niveaux de vie dans les années 1950 deviennent bientôt dans les années 1960 le prototype de la citoyenneté nationale : déclarés à l’état civil, monogames, engagés dans le travail formel et dans une production régulière de papiers pour laquelle ils sont fortement incités. Cela les met dans une plus grande proximité avec l’État. Le gouvernement ivoirien fait du travail formel la catégorie d’élection d’un groupe social allié. Ils deviennent également les principaux acteurs de la bureaucratisation des naissances. Autrement dit, les allocations ne se contentent pas d’allouer des opportunités financières complémentaires aux hommes, elles opèrent aussi un processus de socialisation différenciée entre hommes et femmes. Les hommes assurent pour leurs femmes et pour leurs enfants la fréquentation des administrations et effectuent pour eux les gestes qui assurent leur familiarisation avec les usages de l’État. Le travail des femmes, épouses de travailleurs salariés, est lui aussi pris en charge par les institutions médicales et sociales, et ce traitement spécifique de l’activité reproductrice participe aussi de l’inculcation de normes de genre tournées sur l’intérieur domestique.
64Le plein bénéfice des allocations demande enfin une participation des femmes par la médicalisation de leur accouchement. Cette coopération intra-maritale, qui nous occupe dans le prochain chapitre, montre comment la politique des allocations familiales déplace l’exercice d’un biopouvoir sur les relations sexuées. Saisies comme épouses et mères de famille, les femmes n’y connaissent pas le même processus d’intégration citoyenne que les hommes.
65Malgré tout, les allocations familiales de 1956 constituent un pas en avant par rapport au projet colonial initial et une forme de victoire politique : au projet quasi-eugéniste consistant à ne pas encourager la fertilité (limitation du nombre d’enfants couverts), elles substituent le principe de couverture totale des enfants. À la visée monogamique des premières propositions qui voulaient restreindre les allocations aux enfants d’une seule épouse, la loi substitue le principe de l’indistinction des enfants de plusieurs épouses voire même des enfants adultérins. Au paternalisme d’État initial qui prévoyait des aides en nature et un versement financier direct aux femmes pour contourner leurs maris, les députés et les syndicats africains opposent le principe de la tutelle masculine sur le foyer et de la responsabilité financière des salariés qui peuvent librement affecter les avantages attachés à leurs revenus. Ce que l’on voit de leur parentalité à travers les services sociaux laisse par ailleurs deviner un portrait différent de celui qu’en dresse le patronat colonial dans les années 1950 : plus malthusiens que prévu, ils déclarent en moyenne moins de 3 enfants.
66Toutefois cet idéal de paternité citoyenne est d’emblée aussi très limité sur l’ensemble de la population ivoirienne : les employés des grandes entreprises étrangères ou du secteur privé adossé au secteur public, les urbains, les nationaux et surtout les hommes en bénéficient plus que quiconque.
Notes de bas de page
1Toutefois, elles comportaient une distinction de taille en termes de taux de prestations allouées, sur le principe que la consommation africaine différait de la consommation européenne.
2Frederick Cooper utilise aussi la distinction entre citoyenneté politique et citoyenneté sociale, la deuxième recouvrant l’égalité d’accès à l’emploi, à l’éducation ou à des positions dans l’administration. Citizenship between Empire and Nation: Remaking France and French Africa, 1945-1960, Princeton, Princeton University Press, 2014, p. 124-125.
3Anne Verjus a retracé un processus similaire de définition genrée de la citoyenneté en France au moment de la Révolution française : Le bon mari, une histoire politique des hommes et des femmes à l’époque révolutionnaire, Paris, Fayard, 2010.
4Micheal Denning retrace les deux moments de cette exclusion : dans un premier temps la définition des chômeurs reposait sur la normalisation de la participation au marché du travail. Ensuite, les ménages ouvriers et leurs communautés étaient divisés entre le sujet indépendant et typiquement masculin de l’assurance sociale, et le sujet dépendant, typiquement féminin de l’aide sociale. Michael Denning, « Wageless life », Global Histories of Work, A. Eckert, S. Chalhoub, M. Sarkar, D. van den Bersselaar, C. G. De Vito éd., Berlin/Boston/Oldenbourg, De Gruyter (Work in Global and Historical Perspective), 2016, p. 276-279.
5Frederick Cooper, Decolonization and the African Society: The Labor Question in French and British Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 319.
6Lisa Lindsay, Working with Gender, Wage Labor and Social Change in Southwestern Nigeria, Portsmouth, Heinemann, 2003.
7Les débats retranscrits ici ne reflètent pas l’intégralité du cheminement institutionnel des textes de lois puisqu’il y manque l’étape décisive de l’Assemblée nationale métropolitaine. Les Archives nationales du monde du travail à Roubaix viendraient aussi compléter cette étude grâce aux rapports du Conseil national du patronat français.
8Les premières ont été commanditées par le Front populaire, mais le véritable « bilan colonial » date des années 1950. Vincent Bonnecase, La pauvreté au Sahel. Du savoir colonial à la mesure internationale, Paris, Karthala, 2011, p. 85-90.
9« Territoires d’outre-mer et territoires sous tutelle – régime de prestations familiales », séance du 30 novembre 1954, suite de la discussion sur la proposition Kriegel-Valrimont, Annales de l’Assemblée de l’Union française, documents, session de 1954, Paris, Imprimerie des Journaux officiels, p. 1155, Archives de l’Assemblée nationale française (AANF), Paris.
10Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, Paris, Albin Michel, 1984, p. 274.
11Dépôt du rapport de la commission des affaires sociales par M. Boiteau, séance du 29 juillet 1954, document 269, p. 798, Annales de l’Assemblée de l’Union française, documents, session de 1954, Paris, Imprimerie des Journaux officiels, AANF, Paris.
12« Territoires d’outre-mer et territoires sous tutelle – régime de prestations familiales », séance du 30 novembre 1954, suite de la discussion sur la proposition Kriegel-Valrimont, Annales de l’Assemblée de l’Union française, documents, session de 1954, Paris, Imprimerie des Journaux officiels, p. 1155, AANF, Paris.
13Ibid.
14« Prestation familiale », sans date, FM IGT//15, Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Aix-en-Provence.
15« Prestations familiales dans les TOM », projet 1955, FM IGT//15, ANOM, Aix-en-Provence.
16Commission des affaires sociales, séance du 13 novembre 1952, annexe 395, Annales de l’Assemblée de l’Union française, documents, session de 1952, Paris, Imprimerie des Journaux officiels, p. 430, AANF, Paris.
17Rapport d’information de M. Bégarra sur les conditions d’application du Code du travail en AOF, 1954, document 55, Annales de l’Assemblée de l’Union française, documents, session de 1954, Paris, Imprimerie des Journaux officiels, p. 150, AANF, Paris.
18Lucrèce Guelfi, 8 avril 1955, FM IGT//15, ANOM, Aix-en-Provence.
19« Bouaké, Manchester africain », Afrique nouvelle, no 814, 15-21 mars 1963.
20Catherine Hodeir, Stratégie d’Empire. Le grand patronat colonial face à la décolonisation, Paris, Belin, 2003, p. 221.
21Ibid., p. 220.
22J. Marseille, Empire colonial et capitalisme français, ouvr. cité, p. 350.
23Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires sociales sur les conditions d’application du Code du travail en AOF par M. Bégarra. La commission composée de Mme Malroux, Mme Le Ber, MM. Coulibaly, Theeten et Bégarra a voyagé en AOF : Dakar, Conakry, Bamako, Abidjan, du 17 au 31 décembre 1953. Dépôt d’un rapport d’information de M. Bégarra sur les conditions d’application du Code du travail en AOF, document 55, Annales de l’Assemblée de l’Union française, documents, session de 1954, Paris, Imprimerie des Journaux officiels, p. 150, AANF, Paris.
24Discussion de la demande d’avis, 9 novembre 1954, Annales de l’Assemblée de l’Union française, documents, session de 1954, Paris, Imprimerie des Journaux officiels, p. 1033, AANF, Paris.
25« Tous nos efforts tendent à encourager le travail sous toutes ses formes et en matière d’aide familiale tout particulièrement, doit être fait une discrimination entre les éléments productifs (travailleurs salariés et indépendants) et improductifs », note de Lucrèce Guelfi au ministre, 27 novembre 1952, FM IGT//15, ANOM, Aix-en-Provence.
26Circulaire 49/CT/S 8, 13 juin 1955, FM IG//15, ANOM, Aix-en-Provence.
27Séance du 30 novembre 1954, suite de la discussion du 9 novembre sur la proposition Kriegel-Valrimont, Annales de l’Assemblée de l’Union française, documents, session de 1954, Paris, Imprimerie des Journaux officiels, p. 1155, AANF, Paris.
28Inspection générale du travail et des lois sociales en AOF, 25 janvier 1955, FM IGT//17, ANOM, Aix-en-Provence.
29Dépôt d’une demande d’avis de M. le Président de l’Assemblée nationale sur la proposition de loi de M. Kriegel Valrimont tendant à créer un régime de prestations familiales pour les salariés non fonctionnaires dans les territoires d’outre-mer et les territoires sous tutelle, 2 mars 1954, no 6491, document 61, Annales de l’Assemblée de l’Union française, documents, session de 1954, Paris, Imprimerie des Journaux officiels, p. 172, AANF, Paris.
30Ibid.
31Document 376, annexe déposée en séance du 2 décembre 1954, no 9509, Annales de l’Assemblée de l’Union française, documents, session de 1954, Paris, Imprimerie des Journaux officiels, p. 1174, AANF, Paris.
32Note 20 janvier 1955 au sujet de la proposition de loi 9.509 de M. Senghor, FM IGT//15, ANOM, Aix-en-Provence.
33« Proposition de loi portant institution d’un régime de prestations familiales au bénéfice des travailleurs salariés », annexe no 376, 2 décembre 1954, Annales de l’Assemblée de l’Union française, documents, session de 1954, Paris, imprimerie des Journaux officiels, p. 461, AANF, Paris.
34Commentaire du chef de territoire sur l’article 8, bordereau récapitulatif « Inspection territoriale du travail et des lois sociales de la Côte d’Ivoire », Abidjan à Dakar, signé J. Rivalain, Inspecteur principal du travail et des lois sociales, 3 novembre 1955, 18G 236, Archives nationales du Sénégal (ANS), Dakar.
35Ministère du plan, Les budgets familiaux des salariés africains en Abidjan, Abidjan, 1956, cité par Chantal Vlei, « Le travail des femmes à Abidjan, 1946-1983 », thèse sous la direction de Catherine Coquery-Vidrovitch, université de Paris 7, p. 55.
36La littérature économique des années 1970 a montré l’interpénétration des revenus urbains. Le revenu salarial, même lorsqu’il est important, se combine à d’autres. Claude de Miras, « Secteur de subsistance et salariat dans les ménages. L’origine des revenus domestiques dans un quartier spontané d’Abidjan », Cahiers de l’ORSTOM, vol. 19, no 4, 1983, p. 429.
37Photographie 6861 et 6858, CNPS Yopougon, Abidjan. Compte tenu de l’état du fonds au moment où il a été consulté, je privilégie un référencement photographique personnel.
38Entretien avec Bessou Ngnianko, syndicaliste de l’UGTCI, 20 et 23 mai 2016, Bourse du travail de Treichville, Abidjan.
39Voir les travaux de Marianne Lemaire cités par Fabio Viti, ainsi que ceux de Manthia Diawara, « Ce que travailler veut dire dans le monde mande », Le travail en Afrique noire. Représentations et pratiques à l’époque contemporaine, H. d’Almeida-Topor, M. Lakroum et G. Spittler éd., Paris, Karthala (Hommes et sociétés), 2003, p. 67-80.
40Son dossier court de 1962 à 1979. Peu de cas de notre corpus démontrent une telle durée d’engagement dans le travail salarié. 4 personnes ont encore un dossier à la Caisse en 1968, 2 en 1970. Cette donnée pourrait cependant être un biais essentiel de notre corpus : les dossiers consultés semblaient groupés par date d’enregistrement (1956 et 1962), mais peut-être ces groupements étaient-ils encore scindés en fonction de la date d’arrêt de travail. CNPS Yopougon, Abidjan.
41Laurent Bazin, « La genèse des caractéristiques actuelles du travail salarié en Côte d’Ivoire : quelques repères historiques », Bulletin du GIDIS, ORSTOM, no 6, p. 19.
42Heather Joshi, Harold Lubell et Jean Mouly, Abidjan, Urban Development and Employement in the Ivory Coast, Genève, Bureau international du travail, 1976, p. 27.
43En 1966, la caisse continue de verser ces allocations extra-légales aux dossiers déjà admis, mais elle crée une commission pour traiter les nouveaux 1 400 dossiers « fantaisistes » qu’elle reçoit, et qui selon ses estimations, demanderaient 52 millions de francs CFA de dépenses s’ils étaient accordés avec effet rétroactif. Réunion du conseil d’administration de la CCPFATCI, 29 décembre 1966 sur les dépenses extra-légales, « Tableau des cotisations et des dépenses techniques 1967 », CNPS Angré, Abidjan.
44Photographie 6328, CNPS Yopougon, Abidjan.
45Tableaux statistiques 1967, 2/1/689, CNPS Angré, Abidjan.
46SCOA, CFAO, Optorg et Unilever sont les 4 géants d’Afrique de l’Ouest. Alain Valette, « Résultats et réflexions sur une étude empirique de l’industrialisation de la Côte d’Ivoire », Cahiers de l’ORSTOM, vol. 17, no 1-2, 1980, p. 45.
47Jean Chevassu et Alain Valette, Les revenus distribués par les activités industrielles en Côte d’Ivoire, Abidjan, ORSTOM, 1975.
48L’État ivoirien encourage l’industrialisation en prenant des parts dans les industries de transformation agricole. Ibid, p. 12.
49Frédéric Grah Mel, Félix Houphouët-Boigny, Abidjan/Paris, CERAP / Maisonneuve et Larose, 2003, p. 21.
50Réunion du conseil d’administration de la CCPFATCI, 29 décembre 1966, p. 22, 2/1/539, CNPS Angré, Abidjan.
51Catherine Coquery-Vidrovitch, « L’impact des intérêts coloniaux : SCOA et CFAO dans l’Ouest africain, 1910-1965 », Journal of African History, vol. 16, no 4, 1975, p. 595-621.
52Cela est attesté dans un dossier d’allocataire. Le docteur Vergnolle est « médecin chef RAN », photographie 6293, CNPS Yopougon.
53Ces dispensaires CCPPI sont attestés par les tampons sur les certificats médicaux qui existent dès 1958. Amany Yao est le médecin-chef du dispensaire d’Adjamé-Nord. Le professeur Lambin, médecin-chef du cercle d’Abidjan en 1956 devient médecin-chef de la CNPS à la fin des années 1960. Thierno Bah, Mon combat pour la Guinée, Paris, Karthala, 1996. Voir le chapitre « Vie professionnelle » où il raconte son affectation comme médecin à la CNPS à partir de 1969.
54Les médecins expliquent qu’ils reçoivent des malades qui ne sont pas allocataires. Dans ce cas, les médecins font des ordonnances mais n’ont pas le droit de donner les médicaments des caisses de compensation. Compte rendu réunion, 29 janvier 1970, CNPS Angré, Abidjan.
55Je n’ai pas pu vérifier la fiabilité de ce projet évoqué dans un compte rendu annuel.
561975, 2/1/ 248, CNPS Angré, Abidjan.
57André laurent Parodi et Francine Fourmaux, « Jean Sénécal, notice prosopographique », Comité des travaux historiques et scientifique, 2018. En ligne : [https://cths.fr/an/savant.php?id=126167#].
58IH 103, ANS, Dakar.
59Youssouf Mbargane Guissé rapporte une stratégie similaire qu’il qualifie de « clientéliste » à l’usine Lesieur de Dakar en 1961 : des systèmes d’avance sur salaire mis en place par la direction, destinés à anticiper les besoins religieux, familiaux ou personnels, servent ainsi à « tenir » les ouvriers même s’ils contredisent l’objectif des employeurs d’imposer une rationalisation de la gestion du budget ouvrier. « De l’atelier à l’usine, les ouvriers de l’huilerie Sonacos de Dakar », Salariés et entreprises dans les pays du Sud. Contribution à une anthropologie politique, R. Cabanes, J. Copans et M. Selim éd., Paris, Karthala Orston (Hommes et sociétés), 1995, p. 133-152.
60Notre corpus offre deux exemples de travailleurs urbains qui sont notés « planteurs » dans l’état civil de leur enfant. L’un est chef d’équipe à Dabou (ph6820), l’autre est chauffeur (ph6705). Dans les deux cas, il s’agit d’hommes âgés avec plusieurs enfants, ce qui rend significatif leur investissement rural en démontrant la permanence des liens urbains-ruraux malgré la longueur d’une trajectoire salariée en ville. CNPS Yopougon, Abidjan.
61Note du 21 mars 1955, IGT, FM IGT//15, ANOM, Aix-en-Provence.
62Vote de l’amendement Sylvandre, 17 décembre 1954 à l’Assemblée nationale, note du 21 mars 1955, FM IGT//15, ANOM, Aix-en-Provence.
63Lettres du 26 novembre 1956 de l’UIAOM, réponse de l’IGT le 7 janvier 1957 et projet d’arrêté prévoyant l’inclusion dans le secteur « agricole » de toute activité industrielle installée dans un périmètre de 20 kilomètres autour des zones d’extraction ou de production, IGT Côte d’Ivoire à IGT Union française, 13 septembre 1956, FM IGT 15, ANOM, Aix-en-Provence.
64Cette absence a aussi été attestée par Daouda Gary Tounkara : Migrants soudanais/maliens et conscience ivoirienne. Les étrangers en Côte d’Ivoire (1903-1980), Paris, L’Harmattan, 2008.
65Frederick Cooper, Décolonisation et travail en Afrique. L’Afrique britannique et française 1935-1960, traduction de F. G. Barbier-Wiesser, Paris, Karthala-Sephis, 2004, p. 179.
66Aïssatou Mbodj-Pouye, Le fil de l’écrit. Une anthropologie de l’alphabétisation au Mali, Lyon, ENS Éditions, 2013, p. 22.
67Marc Le Pape, L’énergie sociale à Abidjan. Économie politique de la ville en Afrique noire, 1930-1995, chapitre 3 « La construction de l’expérience urbaine », Paris, Karthala, 1997.
68Cela est aussi valable par exemple au Sénégal dans les années 1950 où l’établissement de cartes d’identité nécessaires pour voter repose uniquement sur la production de deux témoins après 1953. Séverine Awenengo-Dalberto, « The French West African identity card in Senegal, the challenges and meanings of legal identification in the era of imperial citizenship (1946-1960) », Identification and Citizenship in Africa: Biometrics, the Documentary State and Bureaucratic Writings of the Self, Séverine Awenengo Dalberto et Richard Banégas éd., New York, Routledge (Routledge Contemporary Africa), 2021, p. 133-135.
69Sur le lien entre papiers d’identification et citoyenneté, voir Richard Banégas et Armando Cutolo, IDs Wars in Côte d’Ivoire, Oxford, Oxford University Press, 2024.
702/1/248, CNPS Angré, Abidjan.
71Dépôt d’un rapport d’information de M. Bégarra sur les conditions d’application du Code du travail en AOF, 1954, document 55, Annales de l’Assemblée de l’Union française, documents, session de 1954, Paris, Imprimerie des Journaux officiels, p. 150, JO ANUF, AANF, Paris.
72Fonction publique et organisation territoriale, 1957-1975, note de l’ambassade, 1PO/1/12, Centre des archives diplomatiques nationales, CADN, Nantes.
73Loi du 3 septembre 1959 et décret du 29 septembre 1959 qui crée un nouveau statut pour la fonction publique ivoirienne.
74« Discours de M. Yacé aux agents de la fonction publique », le 2 février 1960, 1PO/1/12, CADN, Nantes.
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