Chapitre 2
La famille patriarcale, une cause commune anticoloniale (1949-1959)
p. 57-77
Texte intégral
1À la veille de l’indépendance en mars 1959, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), majoritaire au gouvernement ivoirien depuis la loi-cadre de 1956, tient son 3e congrès. Les partisans adoptent à l’unanimité une motion sur « le rôle de la femme en Côte d’Ivoire », qui vise à « son émancipation dans le cadre du monde moderne ». Le programme comporte entre autres des préconisations sur l’éducation et la représentation politique des femmes dans tous les organes de gouvernement. Il est assorti de propositions de réformes familiales comme l’abolition du « matriarcat » (ou plutôt de la matrilinéarité), de la dot et du mariage forcé. Le congrès préconise l’obligation pour les pères de reconnaître les enfants nés hors mariage1. Le PDCI se positionne donc en faveur d’une réforme du régime de succession au bénéfice de la ligne paternelle. Contrairement aux administrateurs coloniaux, le parti propose une abolition des versements entre parentèles (la dot), et enfin il encourage à protéger femmes et enfants en imposant la reconnaissance de paternité. Une grande partie de ces mesures seront effectivement adoptées en 1964 dans le Code civil évoqué au chapitre suivant. Ainsi, le parti du leader Houphouët-Boigny et sa section féminine reprennent à leur compte une cause catholique, largement retravaillée par des personnalités locales, cléricales ou laïques, afin d’en faire un lieu de résistance à l’inquisition de l’administration coloniale.
2Dans ce second chapitre, nous montrerons en quoi les réformes familiales proposées par les Africains du territoire ivoirien expriment un positionnement vis-à-vis des autorités coloniales et en particulier une contestation de leur conception statique des coutumes. Cette pensée partisane de la famille se construit alors que le PDCI achève sa constitution comme parti de masse. Par conséquent la discussion sur le matriarcat ou la dot est aussi l’occasion d’appuyer des groupes sociaux, les maris contre les autorités coutumières, qui feront l’assise du régime ivoirien. Ce travail prolonge ainsi celui de l’historienne Charlotte Walker Saïd, qui a démontré le potentiel mobilisateur de l’Église catholique au Cameroun pour amorcer une refonte des familles2.
3La première partie du chapitre démontre que les coutumiers, ces codes rédigés par les administrateurs coloniaux pour servir au règlement des affaires civiles des Africains de statut personnel, soit l’intégralité de la population de l’Union française, font l’objet d’une considérable réévaluation dans la décennie 1950. Des archives missionnaires, des journaux et les archives locales de Gagnoa éclairent comment notables, juristes et groupes de « jeunes » proposent des mesures d’abaissement de la dot ou de suppression du matriarcat. Contrairement à la vision anhistorique qu’entretenait l’administration des sociétés qu’elle gouvernait, celles-ci connaissent au contraire un incroyable renouvellement. La seconde partie revient sur la construction d’une politique familiale au sein du Parti démocratique de Côte d’Ivoire : ce dernier recourt aux organes de mobilisation de l’Église catholique ainsi qu’à une pensée libérale de l’individu pour promouvoir la figure du citoyen engagé. Ce chapitre revient donc sur l’alliance progressive qui se forme entre un catholicisme revisité et une doctrine nationaliste en cours d’élaboration.
Plaidoyers catholiques pour une rénovation des coutumiers sur le territoire ivoirien
Pamphlets contre le matriarcat
4Clercs et laïcs proches de l’Église catholique utilisent très tôt la possibilité d’écrire et de publier dans les organes de presse religieux. Les écrits que nous mobilisons ici sont pourtant l’occasion de prendre de la distance avec les affirmations de la hiérarchie ecclésiastique. Pour celle-ci, le caractère sacramentel du mariage l’amène à concentrer ses efforts sur trois phénomènes jugés répréhensibles : la polygamie, le concubinage et le mariage à l’essai3. Ces deux derniers reflétaient surtout l’absence de compréhension et peut-être aussi de détermination précise du mariage dans les territoires colonisés. Les missionnaires recherchaient quelque chose comme un événement ou un contrat qui entérinerait l’existence de relations sexuelles entre deux personnes. Comme les pratiques n’en manifestaient pas toujours, ils condamnaient la licence sexuelle qu’ils associaient au moindre contrôle des sexualités féminines.
5Au contraire, les auteurs catholiques africains vont concentrer leurs efforts sur la question du régime successoral, le matriarcat, en mobilisant une conception patriarcale de la famille pour défendre les jeunes mariés contre leurs parents. La sélection que ces écrivains catholiques ivoiriens opèrent vis-à-vis des préoccupations de l’Église catholique démontre qu’ils font de la pastorale un usage opportun et surtout circonstancié aux enjeux locaux.
6La campagne contre le matriarcat débute dès les années 1940. Bernard Yago, alors encore simple abbé à Abidjan, prononce en 1948 une première conférence à ce sujet publiée sous forme de livret. Premier prêtre africain, il est né en 1916 à Dabou et a suivi le petit et le grand séminaire à Bingerville. Tout juste ordonné en 1947, il est nommé professeur au petit séminaire. Il sera dès 1956 promu à la paroisse Sainte-Jeanne-d’Arc de Treichville, l’une des plus importantes de Côte d’Ivoire, avant de devenir le premier archevêque de Côte d’Ivoire en 19604.
7Dans son enseignement, il définit le matriarcat comme le fait de « faire passer du seul côté de la mère la parenté et la succession » : « l’enfant n’hérite pas du père, mais de l’oncle maternel qui représente la mère et pour qui travaillent et la mère et les enfants ». Il reconnaît toutefois différentes formes de matrilinéarité en opposant celle des « Baoulé de Tiébissou » et des « Agnis du Morénou » dans laquelle les enfants continuent de travailler pour leur père tant que celui-ci est en vie, et celle des Adioukrou et des Alladian dans laquelle le fils autour de 20 ou 30 ans quitte son père mais continue d’alimenter son grenier. Enfin, chez les « Azis sur la lagune ébrié », les garçons suivent leur père et les filles leur mère, rappelle-t-il5.
8Or cette organisation est selon lui « contraire à l’ordre divin » pour la préservation de l’unité conjugale comme de la primauté du mari. L’organisation matriarcale selon Yago désolidarise le couple, les femmes ayant plus d’intérêt à travailler pour leurs frères que pour le mari. Chaque membre se trouve ainsi isolé dans sa famille. D’autre part, le matriarcat va contre le principe patriarcal selon lequel « sans être l’esclave de l’homme, la femme doit soumission à l’homme ». La brochure mobilise l’idée du « droit naturel » pour contester le matriarcat et justifier un renversement des pratiques d’héritage en faveur du père biologique (« les enfants sont à leur père », dit encore Bernard Yago).
9Alors héritier du discours colonialiste sur la subordination des sujets coloniaux, il attaque le caractère « trop communautaire de la famille chez les primitifs », et oppose ces derniers à une majorité « civilisée et cultivée » qui n’aurait pas nié le droit naturel du père sur ses enfants. S’il compte parmi la « foule des patriarcaux » le Soudan, le Dahomey et le Sénégal, son référent métropolitain est clair dans son positionnement en faveur d’une « union morale du couple ». Ce pamphlet est destiné à fustiger l’immobilisme de l’administration coloniale vis-à-vis des coutumes (« la formule préférée des professionnels et amateurs de politique coloniale : les coutumes doivent être respectées ») et à prôner un usage sélectif de celles-ci. Compte tenu de la permanence d’une idée « d’association » au sein des directions ministérielles, aveugle aux évolutions sociologiques de l’Union française, ce plaidoyer apparaît comme un manifeste anticolonial, même si la reprise d’une hiérarchie entre coutume civilisée et coutume primitive conforte surtout le sentiment de supériorité d’un modèle théologique6.
10L’abolition du matriarcat concerne selon Yago « l’élite de la Côte d’Ivoire ». Il fait référence par là au fait que les régions précédemment citées, localisées dans le Sud ivoirien, bénéficient déjà dans cette décennie d’un revenu par habitant plus élevé et d’une plus importante promotion sociale de ses élites dans les cadres de l’administration. La zone littorale est depuis longtemps sujette au commerce transatlantique. Le Sud-Est appartient aussi aux zones les plus anciennes de production du cacao et du café, entraînant la création d’une « bourgeoisie agricole »7.
11Une célèbre pièce écrite en 1954 par l’auteur ivoirien François Amon d’Aby, Kwao Adjoba, procès du régime matriarcal en basse Côte d’Ivoire, reprend cette plaidoirie en faveur de l’abolition. Membre de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JEC), cet ancien élève de l’école normale Wiliam Ponty, fonctionnaire à la direction des archives de Côte d’Ivoire, est un auteur prolixe8. Kwao Adjoba est l’histoire d’une épouse, bonne conseillère de son mari planteur et qui, à la mort de celui-ci, est dépouillée de tout le bénéfice de son travail conjugal par sa belle-famille. La pièce s’inscrit dans une double référence catholique et mythique : Adjoba, soumise et volontaire, sacrifiée, est une figure de la repentance censée réhabiliter le rôle de l’épouse, altéré par le récit de la Genèse et le péché d’Ève9. Dans un court prologue, François Amon d’Aby explique que « Kwoa Adjoba met en relief les deux qualités essentielles de la femme noire – dévouement et fidélité – qualités que la coutume matriarcale, hélas, ne sait pas récompenser »10. Cette réhabilitation des épouses doit conduire selon lui à invalider le principe de la succession utérine, lui-même avalisé par un autre récit qui constitue un fondement du monde akan. Selon ce récit, la sœur du roi Ahara ou Awoura Pokou aurait accepté de sacrifier son enfant au fleuve qui bloquait la progression du peuple akan fuyant la guerre. Ce sacrifice faisait suite au refus de la femme du roi de donner son propre enfant au fleuve11. De là provient l’explication mythique de la succession en ligne utérine : les parents de même sang sont considérés comme plus sûrement liés, du point de vue de la parenté et de la succession, que les parents du père d’un enfant.
12Une copie dactylographiée de la pièce est envoyée au concours théâtral des auteurs d’AOF de 1955, et la pièce a peut-être été diffusée par Radio Dakar après avoir été enregistrée à Abidjan. Dans deux notes annexées, Amon d’Aby explicite clairement les intentions de son texte, d’abord dans le « Prologue » mentionné ci-dessus, puis dans une « Note sur la primauté des droits du père dans le système à base matriarcale des Agni-Ashanti », François Amon d’Aby tente une relecture du mythe de la reine Pokou et d’un autre mythe agni-ashanti, à savoir le peuplement de la terre par les sept tribus. Il établit l’antériorité du principe patriarcal sur le principe matriarcal en arguant que le bénéfice utérin attribué aux sœurs après le sacrifice de la reine Pokou est avant tout une exception à la norme patriarcale antérieure : « une remarque essentielle se dégage de ces deux légendes ; la primauté des droits des pères ». La pièce Kwao Adjoba fait le tour de la Côte d’Ivoire au travers de soirées théâtrales où elle semble avoir été une représentation de choix, peut-être autant du fait de la notoriété de son auteur que du plébiscite de sa cause. En 1963, la pièce est donnée en guise de spectacle de fin d’année par les élèves de l’école publique à Bouaké12.
Figure 2. Photographie de François Amon d’Aby

Source : tirée de F.-J. Amon d’Aby, B. B. Dadié et G. C. Gadeau, Le théâtre populaire en République de Côte d’Ivoire, Abidjan, Centre culturel et folklorique de la Côte d’Ivoire, 1965.
13François Amon d’Aby comme Bernard Yago ont renouvelé plusieurs fois leurs engagements contre le matriarcat par des conférences publiques, relayées encore par la presse catholique et les mouvements de l’Action catholique des familles. Celle de François Amon d’Aby en 1953 à Treichville à l’occasion d’une « conférence de culture et d’informations sociales » rassemble « un groupe d’Africains et d’Européens » et remporte « un grand succès »13. En 1956, Bernard Yago initie avec l’Action catholique un « Mouvement anti-matriarcal » à Treichville qui rassemble plusieurs personnalités politiques comme Mathieu Ekra, proche du président et l’un des fondateurs du Syndicat agricole africain, et Alphonse Boni, docteur en droit formé en France qui occupe en 1959 le poste de ministre de la Justice14.
14Le « droit des pères » devient ainsi la cause première des écrivains catholiques qui construisent alors l’antériorité du patriarcat sur la matrilinéarité, et le naturalisent : la définition du patriarcat tient alors pour eux autant du régime de succession (les enfants héritent de leur père) que d’un système d’autorité définissant la famille basée sur le couple, où l’homme est à la fois père et mari. Ces auteurs s’appuient pour cela sur la transformation historique du modèle conjugal catholique, devenu au xixe siècle un « patriarcat domestique » : « la famille devint le medium principal du sacré, et le père de famille tira pouvoir de cette nouvelle structure »15. De même, alors que l’idéal du couple se transforme pour devenir sentimental, la distinction entre sphère privée et publique se renforce, en cloisonnant davantage les femmes dans la première. Par conséquent, se saisir de la théologie catholique du mariage conduit les auteurs cités à saper les principes anti-patriarcaux des organisations matrimoniales existantes et à favoriser la constitution d’un espace domestique. Ils renforçaient ainsi l’autorité d’un chef de famille nucléaire. Cette promotion par des prêtres et laïcs ivoiriens d’un idéal catholique, dès avant l’indépendance, en vertu duquel ils tentaient une première relecture des coutumes pour essayer d’en restaurer les origines présumées, montre comment ont pu converger, à un moment donné, la politique ecclésiastique et une élite scolaire opposée au pouvoir de la hiérarchie coutumière soutenue par le pouvoir colonial.
15En revanche, les condamnations catholiques de la sexualité hors mariage ne constituent pas un sujet important pour ces écrivains. On peut lire la sélectivité de l’agenda catholique comme une traduction du fait que la théologie était moins une finalité qu’un outil pour retravailler les causes locales.
L’abolition de la dot
16Cette mobilisation en faveur d’un droit des pères trouve ailleurs d’autres moyens d’expression comme le combat pour l’abolition de la dot. En effet, parmi ces nouvelles revendications, la dot consacre le contrôle de la parentèle sur le mariage des cadets. Conditionner une union à un versement entre la parentèle restreint en effet le mariage des jeunes et parfois même l’empêche du fait de l’importance des sommes demandées16.
17En 1956, le journal catholique Foyer chrétien relaie le projet gouvernemental de faire passer une loi limitant la dot entre 3 500 et 25 000 francs CFA en Côte d’Ivoire « selon les groupes ethniques », en application du décret Jacquinot de 195117. Toutefois plusieurs initiatives locales n’ont pas attendu la décision du gouverneur pour la réformer. Successivement dans le village d’Orbaff, la ville de Gagnoa, puis sur la côte adioukrou dans la décennie 1950, les journaux annoncent la réunion de chefs dans le but de transformer les coutumiers afin de réduire la dot ou de la supprimer, cette actualité assez rare est présentée comme étant le fait de personnalités catholiques.
18Dans ce contexte, les cadets n’agissent pas seuls : des chefs coutumiers accompagnés d’élites catholiques lettrées, impliquées dans le système colonial, s’associent pour réformer les coutumiers. Ces projets, alors que l’organisation judiciaire est principalement coutumière jusqu’en 1964, constituent une tentative locale de faire valoir l’adaptabilité des principes coutumiers, d’abord vis-à-vis de l’autorité coloniale puis du PDCI. En acceptant la révision des coutumiers, des chefs manifestent publiquement qu’ils prennent le parti des réformes et des cadets, voire les anticipent. D’autre part, ces chefs locaux se ménagent un relais auprès du gouvernement en remettant les législations revisitées au chef de subdivision pour approbation. Aussi ces différentes tentatives apparaissent-elles le plus souvent comme des performances destinées à capter l’attention gouvernementale en s’entourant notamment d’une importante publicité.
19À Gagnoa, dans le Centre-Ouest de la Côte d’Ivoire, cette réforme est fermement attestée par une diversité de sources mobilisées ici. La matrilinéarité n’était pas, dans cette région, un enjeu des cadets. Comme le note Jean-Pierre Dozon, les modes de succession y sont plutôt patrilinéaires et les élites ne sont donc pas concernées par les revendications précédemment énoncées. L’auteur nous invite pourtant à considérer l’existence de ces modes de succession, tant patri que matrilinéaires, non pas comme des faits, mais comme des constructions auxquelles ont participé à la fois la conquête coloniale et le système socio-économique mis en place. Ainsi la petite plantation à l’ouest et notamment chez les Bété se distinguait-elle de la bourgeoisie agni du sud-est matrilinéaire18.
20À au moins deux reprises, en 1945 et 1955, une réunion des chefs bété et dida les amène à modérer le montant de la dot, jugé particulièrement élevé. Dans le premier cas, les circonstances sont résumées de la façon suivante par le commandant de cercle en 1950 :
Différents essais ont été tentés dans le cercle, pour en limiter ou en uniformiser le taux : premier essai en 1945 fixant le taux à 3 000 francs. À cet effet les chefs et principaux notables des subdivisions de Gagnoa, Oumé et Lakota s’étaient réunis, justement pour protester pour ainsi dire contre la montée en flèche du prix de la dot et avaient mis sur pied une sorte de « coutumier » bété. Ce coutumier, assez clair et assez complet, a été soumis aux autorités du cercle et approuvé, et sert de base jurisprudentielle dans le règlement des litiges coutumiers.19
21Dans cet extrait, l’administrateur reprend le topos d’une inflation de la dot, et il démontre la coordination des autorités coutumières et administratives en rappelant que ce coutumier indigène avait été déposé au chef-lieu de canton pour servir de référent au tribunal de premier degré qui arbitrait en la matière.
22Il entérinait certaines recommandations catholiques dans le sens où il limitait la dot et dissuadait le divorce si celui-ci était initié par des femmes en les obligeant à rembourser la dot en cas de jugements prononcés à leurs dépens. Il attribuait aussi d’office tous les enfants d’un couple marié au père, même s’ils avaient été conçus avec un amant, le mari l’ignorant. Il renforçait donc le principe conjugal, notamment en liant mariage et paternité, malgré la permanence du divorce20. En 1955, un second code va plus loin en réglementant la succession et les conditions d’héritage des conjoints (mais ce code n’est pas détaillé). Il supprime des danses funéraires onéreuses ou la pratique judiciaire de l’ordalie21.
23Cette initiative locale, alors qu’aucune législation territoriale ne l’y contraignait, semble intervenir du fait de la présence du catholique africain Jean Tabley Dacoury. Celui-ci est juge du tribunal de première instance de Gagnoa. À ce titre, il a aussi pour l’objectif de limiter les appels au tribunal d’Abidjan, où siège le tribunal de seconde instance, en statuant plus clairement sur les coutumes bété22. Personnalité politique en vue, il est présenté en 1957 sur la liste du PDCI pour les élections de l’Assemblée territoriale, où il est élu après une campagne contestée contre l’opposant d’Houphouët-Boigny, Dignan Bailly. En effet ce dernier occupait depuis 1952 la fonction de conseiller territorial de la Côte d’Ivoire dans le deuxième collège, et affichait sa proximité avec la SFIO métropolitaine23. Or les initiatives locales du juge catholique l’ont sans doute aidé à devenir le candidat local du PDCI en 1957 alors que ce parti s’impose de facto comme le parti unique du pays. La fidélité du juge au parti unique lui donne l’occasion d’être réélu en 1960 à l’Assemblée territoriale où il représente la circonscription de Gagnoa24. Sa famille de planteurs donne par ailleurs un homme à l’Église, le prêtre Paul Dacoury, ordonné en 1961 et évêque en 1995. Le juge Dacoury, qui a forgé sa notoriété locale puis nationale par son attachement fidèle à l’Église catholique, a donc transformé sa compétence professionnelle et son orientation religieuse en voie d’ascension politique.
24L’autorité de Jean Dacoury provient en outre du fait que la communauté catholique de Gagnoa est nombreuse. Dans les rapports de la hiérarchie catholique, cette paroisse est présentée comme dynamique, ce qui lui vaut en 1956 de devenir un diocèse25. En 1957 un petit séminaire y est établi. Son Action catholique se dote en 1956 d’un groupe de femmes, ce qui n’est pas courant hors d’Abidjan26. Les réformes de 1955 ont aussi été permises par le soutien de la hiérarchie ecclésiastique locale, le père Daniel d’abord puis le premier prêtre d’origine bété, Robert Atéa, qui participent aux réunions de révision des coutumes. En 1962, ce curé de la paroisse de Kpakpéhou est d’ailleurs crédité par le journal catholique d’Afrique de l’Ouest Afrique nouvelle d’avoir été un des « premiers artisans » de la « suppression de la dot et du matriarcat »27.
25Deux autres cas de réforme coutumière, en pays adioukrou et agni, mettent également au cœur de leur récit une figure religieuse connue : l’abbé Robert Kimou, prêtre dans la sous-préfecture d’Adzopé en 1960, remet au sous-préfet « pour avoir l’approbation du gouvernement » la demande de modification des codes coutumiers par la Jeunesse agricole catholique du canton de Kété en août 196228. Ancien aumônier de l’Action catholique de l’enfance à Abidjan, dans le quartier de Treichville, où il anime en particulier les Cœurs vaillants, il est en effet proche des préoccupations de la jeunesse et en même temps un fervent partisan des mouvements catholiques29. L’archevêque Bernard Yago également était impliqué dans le pays adioukrou dont il était originaire30.
26Les occurrences de ces changements coutumiers se multiplient à la fin des années 1950 comme à Orbaff et à Debrimou, deux villages voisins à trente kilomètres à l’ouest d’Abidjan. Elles sont l’occasion de mettre en scène à la fois l’existence de chefs coutumiers chrétiens, mais aussi leur conciliation avec le nouvel esprit de la jeunesse mobilisée en groupes d’Action catholique. Ces résolutions procèdent d’une renégociation des rapports entre aînés et cadets. En effet les jeunes soumettent une requête en présence de journalistes, comme dans le canton de Kété, sous-préfecture d’Adzopé (sud-est ivoirien). Le journal partisan Fraternité retranscrit l’interpellation adressée par ce groupe. Inspirés de la procession religieuse, les jeunes hommes catholiques pratiquent le défilé en uniforme avant de se présenter chez le chef avec qui s’élabore cette réécriture31. Par conséquent, la récurrence de ce schéma permet de supposer que la réforme religieuse fournissait un appui conséquent à des groupes de cadets pour renégocier les contraintes des arrangements matrimoniaux (le montant de la dot, le travail chez les beaux-parents, l’héritage des enfants), tout comme elle flattait l’esprit rénovateur des chefs coutumiers.
27La médiatisation de ces rencontres dans des journaux nationaux ou régionaux permet ainsi à certains villages de se démarquer pour façonner une nouvelle image de la chefferie coutumière. Les chefs convertis au catholicisme sont en particulier l’objet d’une description dithyrambique : dans le village de Blockhaus, au sud du quartier de Cocody sur la lagune d’Abidjan, la vie apostolique est présentée comme favorable sous la tutelle du chef catholique Julien Nobou. Cette faveur politique serait ainsi à l’origine d’un nombre important de baptêmes (800) et de mariages religieux (3) au début des années 195032. Sous le patronage de l’Église, la restructuration de la coutume évite l’écueil de son abolition, tandis que des personnalités catholiques à des places clés font valoir que leur présence est un bénéfice : être le ferment d’un changement juridique. Les évêques se vantent en particulier d’être à l’origine d’un code qui s’appliquerait aussi bien aux chrétiens qu’aux non-chrétiens, ce qui confirme possiblement la visée universaliste de la morale de l’Église33. L’adresse des catholiques au PDCI et au futur gouvernement indépendant ne se cache plus :
Depuis plus d’un an que le code [bété de Gagnoa] a été établi, il a été parfaitement respecté, spécialement quant à la fixation de la dot. Le mérite en revient à la communauté chrétienne de Gagnoa, animée en particulier par Jean Tabley Dacoury, président du tribunal coutumier, et par l’abbé Robert Atéa, vicaire de Gagnoa, lui-même d’origine bété. Pourquoi ce qui a été ainsi fait à Gagnoa ne le serait-il pas dans toutes les autres régions du territoire ? L’Assemblée territoriale et l’administration n’auraient plus alors qu’à ratifier le travail accompli.34
28Les catholiques se sont donc, durant une décennie, illustrés dans la capacité à énoncer des propositions et transcender les divergences locales et familiales pour faire accepter une réforme des coutumes. Ces propositions sont implicitement anticoloniales car elles contestent la vision fixiste des sociétés soutenues par les administrateurs et inscrites dans des codes de lois et en proposent au contraire une vision évolutive tout en réitérant l’importance des coutumes.
29Écrivains, juges, laïcs et prêtres se servent alors du modèle patriarcal du couple, et en particulier de la primauté du père, pour contester l’intervention de membres de la parentèle élargie dans le règlement des familles. Ce patriarcat des cadets est soutenu par des autorités coutumières, des chefs de village, des juges de tribunaux, qui pouvaient ainsi espérer maintenir leur position dans le contexte d’une réforme des familles. La lutte contre le matriarcat et la dot montre par ailleurs la malléabilité de l’apostolat mobilisé : les thèmes y sont en effet sélectionnés pour être réinterprétés. L’origine régionale de ces propositions reflète aussi la géographie des élites politiques ivoiriennes : leur visibilité à l’échelle nationale à l’occasion de ces propositions familiales leur permet ainsi d’être partie prenante de la transition nationale. La prochaine partie montre le succès de cette stratégie et la capacité de membres de l’Église à se reconvertir en politique.
La famille au fondement de l’alliance du PDCI avec l’Église catholique
30L’usage politique d’une certaine vision catholique de la famille vient bientôt confirmer l’alliance stratégique entre le parti unique et l’institution ecclésiastique. Cette alliance est encore un paradoxe en 1955 quand l’Église est ouvertement colonialiste. Pourtant, le PDCI sait en utiliser le message, les organes de mobilisation et les médias, autant d’outils qui lui servent à affirmer sa base nationale. Selon les rapports de la hiérarchie catholique, il y aurait 175 000 baptisés et 45 000 catéchumènes, sur 4 millions d’habitants dans le pays en 195635. Abidjan seule comprendrait 113 050 chrétiens (dont 94 470 catholiques) en 196336. Mais la présence missionnaire est plus importante : un tiers des écoliers ivoiriens sont scolarisés par les missions catholiques après 1960. Cette minorité catholique, la première ou la deuxième minorité monothéiste avec l’islam, fournissant un terreau au nationalisme, allait retentir au-delà de sa base religieuse 37.
L’Église catholique, une armature de mobilisation pour la nouvelle nation
Des médias et des organes de communication
31L’Église possède depuis les années 1930 une multitude de médias, notamment des feuilles paroissiales. La Côte d’Ivoire chrétienne dirigée par Paul Rey à Sainte-Jeanne-d’Arc de Treichville depuis 1937 est diffusée à 1 500 exemplaires dans le vicariat apostolique. Afrique Nouvelle serait diffusée à 800 exemplaires dans le même vicariat. Deux bulletins paroissiaux : Messages chrétiens pour les paroisses d’Abidjan-Adjamé et Treichville et Le Phare de Port-Bouët, pour la paroisse Sainte-Anne de Port-Bouët, comportent aussi des actualités politiques38.
32Au moment de l’indépendance, l’Église se constitue comme un allié du pouvoir politique, notamment en lui offrant un soutien médiatique. Alors que la Côte d’Ivoire est soumise au régime du parti unique, le journal catholique Afrique nouvelle, publié depuis 1947 à Dakar, continue à avoir un lectorat très large en Côte d’Ivoire. Il possède un réseau de diffusion important grâce aux volontaires catholiques, mais aussi parfois grâce à des commerçants chez qui la paroisse a arrangé un dépôt39. Financé par l’ordre dominicain, sa direction est laïcisée à partir de 1959. Ernest Milcent qui le dirige est l’ancien attaché de presse au cabinet du docteur Aujoulat lorsque celui-ci était ministre du Travail et il a par ailleurs été correspondant du Monde à Dakar. En 1963 et jusqu’en 1972, la direction est confiée à Simon Kiba, ancien séminariste chroniqueur régulier depuis 1957, qui ne cache pas son admiration pour Félix Houphouët-Boigny dont il fait une interview élogieuse. Afrique nouvelle se veut un instrument de communication de l’Église et relaie souvent les déclarations de l’archevêque de Dakar, explique Annie Lenoble-Bart : elle le qualifie de journal institutionnel tout en observant que le poids de la hiérarchie n’a pas été toujours le même sur ses quarante ans d’existence40.
33C’est aussi un organe clé de diffusion des valeurs chrétiennes au delà du public catholique. Ce journal devient en Côte d’Ivoire la seule alternative au quotidien officiel Fraternité, l’organe du PDCI dont le rédacteur en chef n’était autre que le président lui-même. La création d’une rubrique locale retranscrivant l’actualité des villes secondaires grâce à un système de correspondants attire un nombre important de lecteurs. Les positions anticolonialistes d’Afrique nouvelle avant 1960 peuvent lui valoir une certaine sympathie, en particulier sa promptitude à dénoncer les planteurs européens par exemple, même si son anticommunisme ne le situe pas non plus parmi les voix radicales de l’Église.
34Pour continuer à paraître après l’indépendance, le journal doit toutefois faire des concessions. Il s’autorise en 1961 à publier une tribune des syndicats des travailleurs croyants, défavorables aux mesures gouvernementales qui consistaient à uniformiser les syndicats en les rattachant au parti unique par la création de l’UNTCI41. Mais il est bientôt mis au pas et rapporte, sans critique, l’interdiction du droit de grève des fonctionnaires ivoiriens obligés de s’affilier au PDCI en 196342. Afrique nouvelle continue sans doute à paraître en Côte d’Ivoire au prix de certains silences, mais ces accommodements ne sont pas que par défaut, les valeurs du journal n’y étant pas antagonistes. Aussi, ce soutien d’un journal à large diffusion régionale constitue un atout essentiel pour le gouvernement d’Houphouët-Boigny.
35L’autre organe est celui de Joseph Amichia, Foyer chrétien, bientôt rebaptisé Foyer nouveau d’Afrique noire. Initialement monté avec le père Cadel et le soutien de l’archevêché de Coutances (France), l’ancienne feuille paroissiale revendique bientôt de s’adresser à un plus large public du fait de l’utilité de sa morale hygiéniste43. Le journal entreprend en 1958 de fournir des synthèses sur les changements constitutionnels ivoiriens pour clarifier le rôle des nouvelles instances politiques.
Des organes de mobilisation
36Joseph Amichia est par ailleurs président du mouvement de l’Action catholique des familles de ses débuts jusqu’en 1958, avant de laisser sa place à Pierre N’Da. Ce mouvement, destiné à mobiliser les laïcs, est relayé par des cellules scoutes, celles de la Jeunesse agricole catholique, de la Jeunesse ouvrière chrétienne, des Cœurs vaillants et de leur équivalent féminin La Légion de Marie. En effet, l’institution a développé dès la fin des années 1930 des mouvements laïcs dont les archives suggèrent une vivacité surtout après-guerre.
37Contrairement aux Éclaireurs laïcs influencés par une rhétorique marxiste, les scouts de France apparus dans les années 1930 sont comme le désigne Claire Nicolas « solidaires de l’État », quelles qu’en soient les autorités. Ils développent bien à partir de 1956 un discours favorable à l’engagement citoyen, mais ils n’ont jamais appelé à la décolonisation ou à l’opposition au colonisateur. Ils recèlent donc un potentiel mobilisateur plutôt conservateur, peu enclin à bouleverser l’ordre social44. Or, dans la conception même des dignitaires religieux, les mouvements de l’Action catholique sont aussi des instruments de formation politique : « L’Action catholique est un foyer d’éducation civique et prépare à l’engagement politique ». Cette phrase de Pie II reflétait le désir de diffuser la morale chrétienne dans la vie politique et « d’imprégner de sens chrétien » les structures de la société45. On peut rappeler que depuis Rerum novarum en 1893, l’Église assume sa visée politique : les laïcs sont incités à participer à la vie républicaine. L’engagement civique, politique et social est vu comme une façon de matérialiser leur foi. En France métropolitaine, Magalli della Sudda a montré que ces mouvements, mêmes conservateurs dans leurs idées, étaient un ressort fondamental de la politisation. Elle le démontre à partir d’un exemple d’engagement religieux de femmes bourgeoises prônant la domesticité féminine, qui finissent pourtant par pénétrer la sphère politique pour soutenir leurs convictions46. Les valeurs du scoutisme sont aussi amenées à consolider le nouvel État indépendant : à ce titre ces mouvements sont largement subventionnés par le PDCI qui lui confie la charge d’encadrer la jeunesse malgré un nombre d’adhérents restreint.47
Une idéologie de l’individu et de la responsabilité
38La particularité de la participation catholique à la construction de la nation ivoirienne tient au fait que le clergé ainsi que les mouvements laïcs ont mis au service de l’État la doctrine sociale de l’Église développée depuis le xixe siècle. La morale civique de cette institution comporte en effet un volet sur le rôle de l’autorité politique, l’obéissance, le travail comme moteur du succès, ou encore la stabilité d’un ordre genré pour la réussite du projet national, qui accommode aussi le projet nationaliste. La hiérarchie catholique promeut son utilité politique et justifie ainsi de rester en Côte d’Ivoire en reformulant sa mission de manière à ce qu’elle appuie les desseins nationaux du nouvel État indépendant.
39La discipline, le cœur au travail, sont autant de vertus citoyennes pour l’Église, véhiculées par les médias et les organisations de jeunesse. En 1963 par exemple, le président de la Jeunesse étudiante catholique Guy Bobin annonce le thème de l’année : le « travail étudiant », pour inculquer une « conscience professionnelle » est aussi selon lui un « devoir d’État »48. Les mouvements de jeunesse catholique se présentent donc comme des instruments de conscientisation des masses étudiantes, mais aussi rurales, pour inculquer une morale pour le développement49. Cette campagne ecclésiastique est significative puisqu’elle se déroule dans un milieu étudiant qui est réputé pour être politisé, revendicateur, et contre lequel Houphouët-Boigny a porté plusieurs avertissements. En effet, les étudiants, depuis la création de la Fédération des étudiants d’Afrique noire française (FEANF) à Paris au début des années 1950 qui allait mener une critique acerbe des procédés de la décolonisation, sont soupçonnés de communisme. L’Action catholique mobilise au contraire la jeunesse en exaltant les projets nationaux. Dans le journal Abidjan Matin, un groupe d’ACF réuni en Congrès en 1959 se distingue pour avoir « amélioré des maisons, construites en fer, fait des lotissements et parfois même installé l’électricité dans leur village »50. L’âpreté à la tâche aussi bien qu’une disposition favorable vers des équipements utiles signent donc la particularité de ces chrétiens qui font aussi œuvre de citoyens.
40La convergence des valeurs catholiques et nationalistes se retrouve dans la célébration du travail pour le développement. En 1961, Afrique nouvelle profite d’un reportage sur les visites de chefs de subdivisions dans les localités pour servir la propagande du PDCI en faveur du recrutement des jeunes pour le service civique afin d’exécuter des travaux obligatoires51. Il exalte l’œuvre de construction nationale, sans relever la contrainte, dans le prolongement du travail forcé colonial, exercée à l’encontre des travailleurs52. Le discours de Bernard Yago pour le 1er mai 1962 condamne la rente rurale, soit la mise en culture de parcelles par l’emploi de salariés, qui dispenserait une élite terrienne d’y travailler elle-même. Les efforts agricoles de tous doivent ainsi être mobilisés, dans une confusion entre l’éthique chrétienne et l’utilité nationale. « Servir la nation c’est entrer dans la charité », affirme-t-il encore53.
41L’Église est ainsi parvenue à réinsérer ses priorités dans un vocabulaire national, ou à nationaliser les principes d’une doctrine qui étaient ceux du catholicisme social, afin de se présenter comme un supporteur de premier ordre de la libération nationale à l’échelle individuelle. Dans sa campagne contre la dot en 1962, le journal Afrique nouvelle titre ainsi, « Libérer une fille c’est libérer une nation »54. Cette déclaration lie ensemble réforme individuelle et combat politique, incarnant ainsi la dualité de l’engagement catholique. Le soutien du journal à l’idée nationale peut par ailleurs sembler paradoxal compte tenu de l’orientation régionale du journal qui est diffusé dans toute l’Afrique de l’ouest. Néanmoins, Afrique nouvelle se présente comme un acteur régional et ouest africain de l’exaltation patriotique. L’Église qui se nationalise assure son incorporation étatique grâce à l’utilité politique de ses valeurs confessionnelles. Alternative au communisme ou au libéralisme, sa solide conception des devoirs citoyens et de l’idéal de l’État accommode mieux un « capitalisme d’État » orienté sur la mise en développement, sur la participation des individus par leur travail, et sur le développement d’une classe de bourgeois africains. Leur comportement économique formerait le soutènement d’une économie nationale par le réinvestissement du capital, plutôt que vers la poursuite des intérêts privés. La doctrine catholique des évêques répond à ce besoin de moraliser la vie politique et les comportements individuels en insistant notamment sur les devoirs de chacun55.
42Contrairement aux musulmans qui « ne développèrent aucun particularisme politique dans la lutte anticoloniale », les réseaux chrétiens mobilisèrent donc tant des éléments de théologie chrétienne que leurs canaux de mobilisation, ce qui assure leur place privilégiée dans le gouvernement après l’indépendance56.
Trajectoires religieuses et politiques ivoiriennes
43L’alliance de l’Église et du parti se concrétise enfin par le transfert de figures éminentes de l’Action catholique vers des postes politiques, ou encore par le soutien qu’apportent en 1964 les représentants ecclésiastiques au Code civil.
44Joseph Amichia, rédacteur en chef de Foyer chrétien de 1956 à 1958, participant au groupe d’Action catholique animé à Treichville par le père Lombardet au début des années 1950, a converti cette mobilisation en compétence politique. En quelques années, il passe de la profession de « commis » à celle de « secrétaire de l’Assemblée territoriale ». En 1957, il participe à un voyage de quarante jours en Europe avec quinze couples ivoiriens, organisé par le diocèse de Coutances (Normandie) et le père Cadel. Il rencontre à cette occasion le primat des Gaules, le pape Pie XII, et suit des formations entrecoupées de pèlerinages57. Au terme du périple, ils se rendent au second Congrès international de l’Apostolat des Laïcs qui se tient à Rome, pendant lequel Joseph Amichia préside la première séance.
Figure 3. Joseph Amichia, représentant de la Côte d’Ivoire, prononce un discours au Congrès international de l’Apostolat des Laïcs

Source : issu de G. Cadel, Quinze ménages noirs découvrent l’Europe, Coutances, Notre-Dame, 1963, p. 76
45Fort de cette expérience et de sa légitimité internationale, il est invité au 3e congrès du PDCI à Abidjan le 22 mars 1959 pour donner une conférence sur « le chrétien, la famille et la politique ». Dans son discours il insiste encore sur les ambitions nationales qui habitent l’Action catholique sous couvert de moralisation de la vie publique : « Il faut que l’on sache une fois pour toutes dans ce pays que les mouvements d’Action catholique ne sont pas des mouvements d’enfants de chœur où l’on regarde bâtir la cité […] quel est l’Africain qui nierait la nécessité de cette morale religieuse sans laquelle toute nation quelle qu’elle soit irait à la décadence ? », affirme Joseph Amichia qui est en retour « chaleureusement applaudi par l’assistance »58.
46Il y défend la compétence spécifique de l’Église dans l’énoncé des futures législations familiales, tant du fait qu’elle réunissait effectivement une part importante des élites de la Côte d’Ivoire, que parce qu’elle avait su déjà mener à bien des réformes coutumières en mobilisant la hiérarchie coutumière : « Elle seule [l’élite intellectuelle] pourra se pencher valablement sur la coutume, se dégager l’esprit et la dépouiller de tout ce qui la rend inhumaine »59. Ce militantisme chrétien apparaît donc, au moment où s’ouvrent d’importantes opportunités politiques liées à la décentralisation et à l’ivoirisation du gouvernement, comme une occasion de prétendre à la représentation politique.
47L’expertise des membres de l’ACF sur la famille est d’ailleurs reconnue par le gouvernement ivoirien qui délègue des représentants du ministre de l’Intérieur à leur réunion annuelle en 1959. Durant ce meeting de quatre-vingts personnes, Joseph Amichia et son secrétaire territorial Bernard Nevry interpellent le gouvernement pour « prendre des mesures favorables à la réforme des coutumes » et en particulier abolir le matriarcat « considérant que cette coutume s’oppose à toute véritable union entre le mari et son épouse »60. Cette réunion, tenue un mois avant le 3e Congrès du PDCI en 1959, pouvait donc inspirer directement les résolutions de celui-ci énoncées en début de chapitre.
48Le transfert de ces personnalités politiques est patent lorsque Joseph Amichia sera nommé après 1960 représentant de la Côte d’Ivoire auprès du Saint-Siège. Alphonse Boni, déjà cité auparavant pour son soutien à la « Ligue anti-matriarcat » de Treichville, devient par exemple un membre éminent de la Commission spéciale chargée de l’étude des projets de loi portant sur l’interdiction de la dot et l’établissement d’un État civil unique, qui est créée juste après l’indépendance61.
49Quelques jours après le vote du Code civil en 1964, l’archevêque Bernard Yago félicite publiquement le gouvernement. Les paroisses relaient ensuite les messages politiques durant sermons et événements. L’Action catholique de Gagnoa qui tente d’éveiller ses croyants à la question du mariage développe un questionnaire dont une partie porte sur le mariage civil et ses bienfaits. Les questions, formulées de façon assez normative, sont suivies d’une correction qui rappelle le lien entre morale religieuse et développement économique : « chaque famille fait partie de la grande unité en marche et en progrès vers l’unification économique, scientifique, morale et religieuse »62. Paul Dacoury, descendant du juge de Gagnoa, part étudier le droit canonique à Rome entre 1963 et 1967, et publie pendant son séjour un mémoire sur Les lois sur le nom, l’état civil et le droit de famille dans la République de Côte d’Ivoire, qui est un commentaire du Code civil. Il y célèbre encore l’effort « d’individuation de la personne » à l’œuvre dans le Code en même temps que « la construction de l’unité nationale »63. Les ecclésiastiques firent ainsi le travail concomitant de diffusion des idées étatiques qu’ils avaient par ailleurs fortement contribué à influencer.
*
50L’alliance entre l’Église et le PDCI, paradoxale en 1955, le redevient encore en 1965 : à ce moment, prêtres et missionnaires changent leur manière de voir les coutumes et la famille. À l’encontre du Code civil, ils réhabilitent les pratiques matrimoniales antérieures et se mettent à formuler une critique exacerbée de la conjugalité occidentale en alléguant qu’elle contribue à déstructurer la « famille africaine ».
51Ce chapitre restitue donc un moment singulier de la transition politique, pendant laquelle la doctrine catholique fournit le vocabulaire à des prêtres ou laïcs ivoiriens dans l’énonciation de revendications patriarcales, restaurant la primauté du droit du père et du mari sur la descendance. Ces demandes formulées par des cadets sociaux, mais aussi parfois soutenues par des autorités coutumières, sont un instrument d’inclusion politique pour des communautés du sud de la Côte d’Ivoire. En se prononçant comme favorables aux réformes des coutumiers, chefs et pères de famille font le double travail de s’insérer dans l’élan moderniste du PDCI, tout en fustigeant l’immobilisme administratif. L’Église catholique joue donc un rôle central dans la transition : elle fournit une doctrine sociale qui alimente l’idéologie nationaliste, la mise au travail et l’impératif de développement. Elle contribue à la reconnaissance de l’État ivoirien comme une « autorité légitime » sur la famille64. Elle apporte en outre un savoir-faire de la mobilisation et de la communication qui sont bientôt mis au service de l’élan nationaliste.
52Pourtant, le questionnement du matriarcat et de la dot n’invalide pas non plus l’existence même de la coutume, ce que confirme encore, et de manière paradoxale, le vote du Code civil en 1964.
Notes de bas de page
1« Motion sur le rôle de la femme en Côte d’Ivoire adopté par le Congrès du PDCI », Foyer Nouveau, mensuel de l’action catholique des familles de Côte d’Ivoire, no 37, avril 1959, p. 1 cité dans Chantal Vleï, « Le travail des femmes à Abidjan, 1946-1983 », t. 2, thèse d’histoire sous la direction de Catherine Coquery-Vidorovitch, 1994, p. 356.
2Faith, Power and Family. Christianity and Social Change in French Cameroon, Woodbridge, James Currey, 2018.
3« Les évêques de Côte d’Ivoire condamnent la polygamie, le concubinage et le mariage à l’essai, soulignant que pour le chrétien, la famille consiste en un “seul homme et une seule femme, unis pour toujours devant Dieu” », Enseignements sociaux de l’épiscopat d’Afrique, 1956-1959, no 73, cité dans A. Laborde, « Mariage polygamique en Afrique noire et morale chrétienne », mémoire de licence de théologie, faculté de théologie de Lyon, mai 1970, 1P14, Société des missions africaines de Lyon (SMA), Rome.
4Lettre de Thépaut, le 27 avril 1960, fonds Dabou 12/801.33.22, SMA, Rome.
5Bernard Yago, « Un fléau en Côte d’Ivoire, “le matriarcat”, extrait d’une conférence prononcée à Treichville le 12 avril 1948 », Lyon, imprimerie des SMA, (non daté), 4N4, SMA, Rome.
6Bernard Yago, « Un fléau en Côte d’Ivoire, “le matriarcat”, extrait d’une conférence prononcée à Treichville le 12 avril 1948 », Lyon, imprimerie des SMA, 4N4, SMA, Rome.
7IFAN Côte d’Ivoire, Livret-guide de la Côte d’Ivoire, Abidjan Adiopodoumé, IFAN, 1953.
8François-Joseph Amon d’Aby, Bernard Binlin Dadié et Germain Coffi Gadeau, Le théâtre populaire en République de Côte d’Ivoire, Abidjan, Centre culturel et folklorique de la Côte d’Ivoire, 1965.
9« Note sur la primauté des droits du père dans le système à base matriarcal des Agni-Ashanti », O. 677 31, ANS, Dakar.
10Prologue à la pièce de théâtre Kwao Adjoba, 4 mars 1954, O. 677 31, ANS, Dakar.
11Houphouët-Boigny se revendiquait de cette ascendance mythique. Frédéric Grah Mel, Félix Houphouët-Boigny, Abidjan/Paris, CERAP / Maisonneuve et Larose, 2003, p. 22.
12« Bouaké soirée théâtre des jeunes filles », Afrique nouvelle, no 936, 15-21 juillet 1965.
13Messages chrétiens, no 2, octobre 1953, p. 2, AMA 24C, SMA, Rome.
14Foyer chrétien, no 9, août 1956. « Alphonse Bony », dans Robert Mundt, Historical Dictionary of Côte d’Ivoire, Londres, Scarecrow Press, 1995.
15Nancy Christie, « Introduction: family, community and the rise of liberal society », Household of Faith, Family, Gender and Community in Canada, 1760-1969, N. Christie éd., Montréal/Kingston, McGuill-Queen University Press (McGuill Queen’s Studies in the History of Religion), 2002, p. 9.
16Sur la contestation de la hiérarchie coutumière par de nouvelles élites coloniales, voir Rachel Jean-Baptiste, « “These laws should be made by us”: customary marriage law, codification and political authority in twentieth-century colonial Gabon », The Journal of African History, vol. 49, 2008, p. 217-240.
17« Vers un règlement de la dot du mariage », Foyer chrétien, no 3, février 1956.
18Jean-Pierre Dozon, La société bété. Histoires d’une ethnie de Côte d’Ivoire, Paris, Karthala/Orstom, 1985, p. 255
19« Fiançailles et mariages, Gagnoa », Guy Nairay, non daté, FM AFFPOL/3658, ANOM, Aix-en-Provence.
20« Essai de code coutumier bété-dida », Subdivisions Gagnoa-Lakota, fait à Gagnoa et retranscrit par J. T. Dacoury, FM AFFPOL 3658, ANOM, Aix-en-Provence.
21« Pour la modification des coutumes », Foyer chrétien, no 14, 1957.
22« Le tribunal civil présidé par un Africain (Jean Dacoury) est très fréquenté. Très peu d’affaires sont portées en appel devant le tribunal de second degré ». Cercle de Gagnoa, rapport politique et social 1947 par le commandant Lafitte, 25 mars 1948, 117-1651B, dépôt A, Archives nationales de Côte d’Ivoire (ANCI), Primature, Abidjan.
23« Résultats des élections Assemblée territoriale », Marchés coloniaux, no 379, 1952. En mai 1957, Dignan Bailly assiste à une réunion du conseil national de la SFIO lors d’un passage à Paris, AFP 18 mai 1957, FM AGEFOM//1013, ANOM, Aix-en-Provence.
24Procès-verbal in extenso de la séance inaugurale du mercredi 30 juillet 1958, Archives de l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire (AANCI). Une nouvelle AFP le 9 avril 1957 donne la composition de la nouvelle assemblée : à Gagnoa, Kouame Zodi et Dacoury Tabley sont élus. Dignan Bailly dépose une requête de nullité en avril à propos des élections à Gagnoa (AFP, 18 mai 1957). Mais il se rallie au PDCI en janvier 1959 (AFP 22 janvier 1959), FM AGEFOM//1013, ANOM, Aix-en-Provence.
25Rapport du R. P. Supérieur régional de la Côte d’Ivoire, 2 juillet 1959, 12/8.01.32, SMA, Rome.
26Foyer chrétien, no 6, mai 1956.
27Afrique nouvelle, no 757, 7 février 1962.
28« La JAC en Côte d’Ivoire », abbé Metral, Écho des missions, no 6, 1962, SMA, Rome.
29Messages chrétiens, no 4, décembre 1954, AMA 24C, SMA, Rome.
30Une note insérée issue de Vivante Afrique de mars-avril 1960 l’atteste : « Une véritable révolution en pays adioukrou », Foyer chrétien, no 41, septembre 1959, SMA, Rome.
31« Nouvelle réforme », Fraternité, no 1961, 17 juin 1960. D’autres occurrences de démarches similaires dans Foyer chrétien, no 42, 1959, « La JAC en Côte d’Ivoire » par l’abbé Metral, Écho des missions, no 6, 1962, SMA, Rome.
32Messages chrétiens, no 13, octobre 1954, SMA, Rome.
33Lettre pastorale des évêques de Côte d’Ivoire aux fidèles de leurs diocèses, Pâques 1957, 12/801.33.22, fonds Dabou, SMA, Rome.
34« Pour une modification des coutumes », Foyer chrétien, no 14, 1957.
35Messages chrétiens, no 31, avril 1956, AMA 24C, SMA Rome.
36Jean-Louis Triaud, Musulmans de Côte d’Ivoire à l’époque coloniale (1900-1960). Un monde de karamokos, vol. 2, Paris, Les Indes Savantes, 2021, p. 790.
37Jean-Louis Triaud a justement relevé la grande variation des chiffres sur l’appartenance religieuse à Abidjan, selon qu’on mobilise des sources administratives ou déclaratives. Aussi les musulmans et les chrétiens y sont-ils tour à tour majoritaires, pour constituer entre 25 et 49 % des effectifs de la population totale. Ibid., p. 790-794.
38Pierre Trichet, Histoire de la paroisse St Michel d’Adjamé, Adjamé, Édition Paroisse d’Adjamé, 2003.
39Circulaire du R. P. Paternot après la conférence des ordinaires sur la création d’un journal « de défense des intérêts catholiques en AOF », 12/801.33.22, SMA, Rome.
40Annie Lenoble-Bart, Afrique nouvelle. Un hebdomadaire catholique dans l’histoire, 1947-1987, Talence, MSHA, 1996.
41Afrique nouvelle, no 723, 14 juin 1961.
42Afrique nouvelle, no 813, 8-14 mars 1963.
43« Ce journal est indispensable », lettre de Thépaut, supérieur général des SMA, 18 juillet 1956, 12/801.33.22, SMA, Rome.
44Claire Nicolas, « Sport, citoyenneté et genre en Afrique de l’Ouest : Histoire sociale et politique comparée de la jeunesse au Ghana et en Côte d’Ivoire », doctorat de sciences politiques soutenu à l’université de Lausanne, 2019, p. 270.
45Jean-Marie Mayeur, Catholicisme social et démocratie chrétienne. Principes romains, expériences françaises, Paris, Cerf, 1986, p. 72.
46Magali della Sudda, « From the angel of the household to the female apostles of the twentieth century », Christian Homes, Religion, Family and Domesticity in the 19th and 20th Centuries, T. Van Osselear et P. Pasture éd., Louvain, Leuven University Press (Studies on Religion, Culture and Society), 2014, p. 143-156.
47D’un millier de scouts, éclaireurs et guides à la fin des années 1950, ils sont environ 3 000 dans les années 1970. Pourtant, en 1965, ils reçoivent une subvention de 2,3 millions de francs CFA (contre 600 000 à 800 000 pour les fédérations sportives). C. Nicolas, « Sport, citoyenneté et genre en Afrique de l’Ouest », ouvr. cité, p. 289.
48Campagne pour l’année 1963, JEC, 12/804.11, SMA, Rome.
49Albert Douh parle de la JAC en Afrique, Afrique nouvelle, no 824, 24-30 mai 1963.
50« Réunie en Congrès du 6 au 8 février à Treichville (au foyer de la JOC), l’Action catholique des familles de Côte d’Ivoire étudiera les coutumes, l’amour conjugal et les loisirs », Abidjan Matin, 7 février 1959, p. 1-2.
51Afrique nouvelle, no 710, 15 mars 1961 et no 713, 3 avril 1961.
52Romain Tiquet, « Le renouveau de la “mission civilisatrice” ? Développement et mobilisation de la main-d’œuvre au Sénégal (années 1960) », Relations internationales, vol. 1, no 177, 2019, p. 73-84.
53« L’épiscopat africain et la justice sociale », Afrique nouvelle, no 771, 16 mai 1962.
54Afrique nouvelle, no 780, 20-26 juillet 1962.
55Lettre pastorale des évêques de Côte d’Ivoire aux fidèles de leurs diocèses pour Pâques 1957 sur le devoir d’apostolat des Laïcs, 12/801.33.22, SMA, Rome.
56Marie Miran-Guyon, Islam, histoire et modernité en Côte d’Ivoire, Karthala, Paris, 2006, p. 137.
57R. P. Cadel, Quinze ménages noirs découvrent l’Europe, Coutances, Notre-Dame,1964.
58Foyer nouveau d’Afrique noire, no 37, avril 1959.
59Foyer nouveau d’Afrique noire, no 31, septembre 1858.
60Foyer nouveau d’Afrique noire, no 36, février-mars 1959.
61Les élites ivoiriennes, Ediafric, Paris, 1978.
62Questionnaire sur le mariage distribué à Gagnoa, 12/810.11 Indults, SMA, Rome.
63Paul Dacoury, Les lois sur le nom, l’état civil et le droit de famille dans la République de Côte d’Ivoire, Milan, Giuffré, 1966.
64Marième N’Diaye, La réforme du droit de la famille. Une comparaison Sénégal-Maroc, Montréal, Les presses universitaires de Montréal, 2016.
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