Une éducation de la conscience au milieu des querelles et des traditions
Immanuel Hermann Fichte et l’histoire de la philosophie
p. 313-326
Texte intégral
Prélude : de l’étude de l’histoire de la philosophie comme d’un milieu, dans un milieu
1Dans une prépublication de feue l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud, à la couverture d’un orange encore vif malgré les années, se trouve un ensemble de réflexions afférentes à la méthode en histoire de la philosophie. Ce D.A.T.A. no 25-26 (décembre 1998-janvier 1999) du CERPHI – des noms qui parleront à ma génération d’élèves et d’auditeurs, et n’évoqueront sans doute plus grand chose aux suivantes – contient en particulier plusieurs interventions de Pierre-François Moreau, sur lesquelles j’aimerais revenir dans cette contribution.
2Me voici renvoyé à l’époque où j’ai fait mes débuts dans le milieu de la recherche, un milieu à entendre en des sens multiples et solidaires, dont celui d’organisation cohérente liée par des valeurs et des pratiques coutumières plus que légales. Pierre-François nous avait pourtant prévenus : quand on imite ses maîtres, on commence par en reprendre les défauts. Il n’est ainsi pas si simple, en particulier, d’émailler son propos de plaisanteries réussies, ni si aisé de retrouver la vivacité de l’enseignement oral dans un texte écrit pour des mélanges offerts, lequel conservera toujours quelque chose d’un travail étudiant rendu avec force retard. Mais laissons là les souvenirs fontenaysiens, et tâchons d’aller à la chose-même.
3L’histoire de la philosophie est une pratique, née en un temps précis, institutionnalisée par des nations en échange permanent, exercée par des collectifs, avec des effets disciplinant l’esprit sur le long terme. Tel qui s’en croit affranchi ne laisse pas d’en dépendre, malgré qu’il en ait ; le milieu nous détermine de manière continue plus qu’il n’est une substance qui demeurerait indifférente aux modes qu’elle abriterait. Revenir sur l’histoire de la philosophie, sur un de ses grands moments d’institutionnalisation comme le fut le xixe siècle, c’est ainsi assumer plusieurs couches sédimentées, celle des pionniers, comme celle des médiateurs également, lesquels avaient aussi eu leurs maîtres et en parlaient encore. Et penser que de porter le regard vers l’Allemagne, non vers le pays propre, nous dégagera de ce passé national, serait une illusion de plus : il s’agit de la reproduction d’un geste bien souvent posé, et d’une façon, seulement oblique en apparence, de se justifier comme philosophe français de plein droit ; il s’agit également de revenir aussi sur la situation de la discipline académique, de ce côté du Rhin, alors qu’elle se professionnalise en se frottant à d’autres.
4J’en viendrai donc à Fichte, mais à la personne du fils plutôt qu’à celle du père, quelque vingt ans après une thèse de doctorat consacré à ce dernier, et onze ans depuis l’habilitation à diriger des recherches soutenue dans la nouvelle École. Pourquoi Immanuel Hermann Fichte (1796-1879) ? Parce qu’il fut le premier éditeur des œuvres complètes de son père, et ainsi son premier interprète, et des plus autorisés, alors que Schelling et Hegel livraient un apport durable à la spéculation, dans un climat exacerbé de controverse. Plus généralement, parce qu’il fut conscient d’appartenir à une génération de philosophes qui avait à s’orienter aux productions de la génération passée, pour laquelle histoire et histoire de la philosophie étaient solidaires, et qu’il a tenté d’articuler, dans des écrits programmatiques, les bases d’un travail collectif pour philosophes professionnels : dégager par une critique textuelle, dans les systèmes passés en opposition, un présupposé commun, qui puisse fonctionner à son tour comme un nouveau principe systématique.
L’histoire de la philosophie, une histoire des traditions et des querelles ? Les textes liminaires des Contributions à la caractérisation de la philosophie moderne
Sur l’écriture dominante de l’histoire de la philosophie et ses limites
5Dans la première de ses thèses consignées dans le D.A.T.A. cité, Pierre-François Moreau a mis en avant ce en quoi réside la spécificité nationale d’écriture de l’histoire de la philosophie :
La tradition française d’histoire de la philosophie a toujours considéré comme son objet principal la description interne des systèmes philosophiques. Elle a ainsi ajouté à la rigueur philologique de l’établissement des textes la rigueur conceptuelle de la reconstruction architectonique.1
6Approche philologique et approche architectonique vont ainsi ensemble, laissant apparemment peu de place à un autre type de pratique en histoire de la philosophie. Quelqu’un qui veut se faire reconnaître comme appartenant bien au milieu se doit d’avoir une connaissance pointue des textes, d’être capable d’en faire un commentaire informé, et doit en même temps être apte à déplier le réseau conceptuel dans lequel figure chaque notion singulière ; une circulation autour des textes précis peut bien avoir lieu, à l’intérieur d’une même œuvre et d’un ensemble homogène de productions. Il y aura donc des cartésiens, des spinozistes ou des leibniziens français, voire, par chance, quelques fichtéens, schellingiens ou hégéliens.
7Cette méthode, pour être double, est-elle pourtant complète ? Non, en fait, parce qu’elle minimise, ou laisse à d’autres disciplines, l’examen des traditions et des controverses2. Cela signifie premièrement qu’une pratique plus complète est en droit, en sus, de prendre comme objet philosophique reconnu des écoles, des courants de pensée, des cercles savants. Et cela veut dire, deuxièmement, que ce qui oppose les systèmes en concurrence est aussi ce qui les lie, ce qui fixe une ligne de partage dans un champ donné en donnant les termes sur lesquels prendre position, pensée et étendue, esprit et nature, subjectif et objectif, a priori et expérience, etc. Une histoire de la philosophie est praticable, qui regarde les oppositions structurées, maintenues avec une certaine cohérence dans certains groupes institutionnalisés, comme ce qui serait déterminant.
8Je crois que l’on peut retrouver quelques-uns de ces points dans un certain type d’écriture d’histoire de la philosophie de la première moitié du xixe siècle, notamment dans les Beiträge zur Charakteristik der neueren Philosophie d’Immanuel Hermann Fichte, sous-titrées, à l’occasion de leur première édition de 1829, zu Vermittlung ihrer Gegensätze, « pour [servir de] médiation à leurs oppositions ».
La préface des Contributions d’Immanuel Hermann Fichte
9Rechercher une unité cachée, une relation constante dans les convictions en apparence opposées, c’est ce que l’auteur des Contributions s’est proposé dans son jeune parcours, d’abord en considérant les religions, ensuite les philosophies. Et travailler à une concorde n’est autre chose que d’opérer une réconciliation (Versöhnung), de voir en quoi les spéculations unilatérales ont péché ou, du moins, de ne pas être coupable en laissant subsister plus longtemps la division entre penseurs. Bien sûr, le vocabulaire de la réconciliation pourrait renvoyer immédiatement à Hegel, d’autant qu’il cohabite avec celui de la médiation (Vermittlung). Nous verrons plus loin que Fichte fils prend en conscience ses distances avec le philosophe de Berlin lorsqu’il met en avant la notion d’individualité des systèmes ; il ne fait en fait que faire fond sur un même vocabulaire chrétien.
10Ce que recherche Immanuel Hermann Fichte, c’est trouver une unité organique, c’est-à-dire apercevoir la vie de l’esprit qui se développe et se déploie. Il ajoute en l’occasion un qualificatif, celui de beziehend (« rapportant », relatif) : il ne s’agit pas pour lui d’aplanir un différend en montrant la nullité d’une position par rapport à une autre, mais justement de penser une position par rapport à l’autre, en voyant qu’elles présupposent toutes deux une seule et même chose, en montant en généralité. Exhiber le « présupposé réciproque » (gegenseitige Voraussetzung)3 des philosophies modernes est ce que se propose le philosophe écrivant une histoire de la philosophie. Par là, il veut non seulement conserver à la philosophie son prestige (Ansehen) et rappeler son importance (Bedeutung), mais aussi « pousser plus avant la clarté scientifique » (wissenschaftliche Klahreit fördern) et « éveiller de nouvelles visées » (neue Ansichten erwecken)4.
11Fichte fils précise, après toutes les indications données, que le titre complet de l’ouvrage va quasiment de soi. Et de poursuivre :
Que, précisément, toute une époque scientifique s’équilibre et se comprenne entièrement, par-delà la scission qui y règne, [voilà qui] ne peut, même dans le cas le plus favorable, jamais être l’œuvre d’un individu ou d’efforts isolés ; mais il faut que toute l’époque se prépare à rejeter les oppositions limitantes [ayant eu lieu] jusque-là, et qu’elle conquière par elle-même une unité supérieure, équilibrante de manière englobante.5
12Or l’époque semble particulièrement encline, du fait qu’elle sent le caractère extrême de l’opposition, à faire œuvre commune de conciliation. La conscience de la contradiction est l’aiguillon qui pousse à surmonter cette dernière : Fichte fils reprend ici un schéma de pensée fréquemment mobilisé par son père, comme par ses successeurs idéalistes d’ailleurs (plus clairement aussi en matière d’histoire de la philosophie). À la manière des autres sciences de l’époque, qui cherchent une unité commune, la philosophie ferait bien d’aller dans cette direction de manière collaborative. La différence générationnelle n’est pas revendiquée ici, et elle ne se laisse que faiblement percevoir. Qu’il y ait recherche d’unité de la part des sciences, et de celle de la philosophie, voici qui est classique. Que ce soient des domaines non philosophiques qui montrent une recherche d’unité, et que la discipline « philosophie » ne le fasse pas immédiatement pour son compte, voilà qui l’est pourtant moins. Ailleurs, Immanuel Hermann Fichte prendra clairement l’exemple des mathématiques ou des sciences de la nature pour donner l’exemple de ce que nous pourrions nommer de manière plus moderne une cité scientifique, avec sa division du travail. Sans le faire ici, il permet de lire dans une incise que la philosophie est certes une science, un pan de l’activité de recherche de la vérité, mais au milieu d’autres sciences, d’autres disciplines académiques.
13Fichte fils sait très bien qu’il n’est pas seul, en philosophie, à produire une recherche sur son histoire. Il mentionne premièrement ceux qui, prévenus par un parti philosophique, restituent un système, sans en gagner un eux-mêmes à partir de l’examen dudit système6. L’unité organique qu’il s’agit d’obtenir prend bien la forme d’un système, mais il ne s’agit pas, remarquons-le bien, de se faire sectateur. Deuxièmement, un autre écueil guette l’entreprise de reprise active de l’histoire de la philosophie : avec un contenu aussi riche, il convient de ne pas s’égarer dans des écritures qui ne feraient que se juxtaposer. Une nouvelle fois, l’idée d’unité organique préside à la pensée de Fichte Jr. C’est dans un but unique, au nom de principes partagés, qu’un collectif de philosophes devrait faire progresser sa discipline.
14Immanuel Hermann Fichte se sert parfois d’un terme important en ce début de xixe siècle, celui de comparatif (vergleichenden)7. L’anatomie, la linguistique opèrent en effet déjà de cette façon8. Ce n’est pourtant pas ce thème qu’il développe, mettant davantage en effet le plus classique « critique ». Qu’entend-il au juste par là ? Le terme n’est pas explicité, sans doute parce qu’il est très bien entendu à l’époque, malgré sa préemption par la pensée kantienne. La critique, c’est l’art d’établir un texte et d’en tirer une interprétation juste ; un travail sur des sources, qui vise à établir ce que veut dire leur auteur, est dès lors nécessaire. Le théologien et philosophe a lui-même été formé à la philologie avant que de s’intéresser à d’autres domaines ; il connaît le sens du travail critique pour l’avoir pratiqué avec plaisir dans sa jeunesse. Il y aura donc une exégèse à fournir des auteurs considérés, pour saisir leur pensée propre, remonter à un présupposé impensé qu’ils auraient partagé avec ceux qu’ils pensaient être leurs adversaires, et, depuis ce présupposé, dégager un fondement plus élevé pour une spéculation renouvelée. Kant avait avancé qu’on pouvait comprendre un auteur mieux qu’il ne s’était compris lui-même9 : Aristote et Platon devenaient compatibles quand on les entendait convenablement. Il demeure quelque chose de cette tradition herméneutique chez Immanuel Hermann Fichte : le progrès actuel de la philosophie dépend pour lui d’une compréhension plus poussée des antagonismes précédents.
15Faire la critique scientifique des philosophies passées signifie ainsi la même chose que préparer une nouvelle conception (Ansicht)10. Il ne s’agit nullement d’assouvir une curiosité purement théorique, de gagner en érudition. Car tout examen critique, donc également l’examen critique des systèmes philosophiques passés, entraîne avec lui une nouvelle conviction.
Et l’Introduction au même ouvrage
16Dans l’Introduction aux Beiträge, qui sera reprise presque intégralement dans la seconde édition de 1841, l’accent est mis sur l’unité interne de la philosophie, et sur les conséquences qui en découlent : une juxtaposition d’approches, quoique utile comme travail critique préparatoire, manquerait d’exposer convenablement la vie de l’esprit ; une écriture prévenue pour un certain système imposerait une norme d’évaluation extérieure et ne rendrait pas compte de son objet. La philosophie est systématique en un autre sens qu’en un sens sectaire11, dirai-je à ce sujet : elle se ramifie diachroniquement et croît synchroniquement, elle est éternellement elle-même à travers la série de ses déploiements à la fois simultanés et successifs. Et cela a une conséquence immédiate sur l’histoire de la philosophie : de la même manière que la recherche historique se tient loin des passions qui ont divisé les hommes, celle-là doit présenter une « connexion organique » (organischen Zusammenhang, 1829, p. 3), des liaisons comprises sous une idée présidant au tout.
Et comme la vie de l’humanité doit pourtant se présenter comme Une, dans son développement richement articulé, à la droite histoire, dans ces recherches, ce serait uniquement la science philosophique Une, selon sa figure temporelle, qui y apparaîtrait, se développant cependant de manière toujours plus riche et plus multilatérale.12
17La temporalité est le facteur primordial, ce qui, après tout, va avec le projet d’écrire une histoire, et non une géographie, de la philosophie. La multiplicité va généralement, notamment dans le vocabulaire pédagogique de la Bildung, avec l’idée de complétude, d’harmonie des forces. Il ne s’agit pas, à cet égard, pour Fichte Jr de faire se tendre la main aux protagonistes de l’époque13. Ce que l’auteur envisage, c’est plutôt de mettre à jour le présupposé commun aux positions antagonistes, ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire. La prise de conscience de la philosophie par elle-même aura ainsi bien lieu, mais c’est la génération montante qui portera à la distinction ce que la génération précédente avait établi, légué en partage. Tout ceci, quoi qu’il en soit, n’oblitère pas l’idée qu’existe une philosophia perennis, dans un ordre temporel qui dépasse celui des générations et des individus.
18L’histoire de la philosophie, en tant qu’histoire qui se déroule avant que d’être portée plus loin et écrite plus tard, est éminemment celle d’individus philosophes.
Comme l’Idée Une de philosophie, dans son développement temporel, prend la figure de doctrines individuelles, faisant leur entrée l’une à côté de l’autre, à travers lesquelles toutefois seule la philosophie Une, éternelle, se réalise, l’histoire de celle-ci, juste nommée, n’est dans sa signification propre que la conscience [que possède] la philosophie d’elle-même dans cette forme de la temporalité, laquelle doit y biffer, précisément en soi-même, la figure contingente externe, [doit y] résumer les formes singulières éloignées temporellement, pour en exprimer le résultat commun.14
19Il y a quelque chose de la génialité artistique, à bien y regarder, dans la création philosophique : une certaine forme d’inconscience de soi, de méconnaissance de ce qui va advenir et dont pourtant on est déjà porteur, une tendance spirituelle poussant à la création ; en même temps, quelque chose d’universel, malgré l’individualité située, déterminée, quelque expression d’une vérité qui déborde la conscience personnelle, ce pourquoi les créateurs sont parmi les moins arbitraires des hommes15.
20La théorie promue par Immanuel Hermann Fichte se tient sur une ligne de crête en essayant de tenir ensemble d’un côté de fortes individualités créatrices, existant chacune pour elle-même et devant être jugée chacune à partir d’elle-même (elles se tiennent ainsi par elles-mêmes et sont normes d’elles-mêmes), et de l’autre une conscience scientifique dépositaire du sens médian qu’ont les doctrines individuelles, un intellect critique découvrant l’évidence motrice du temps présent en se plongeant dans les réalisations passées. C’est en faisant de l’évidence un équivalent de la conviction, de la certitude intime la plus grande qui soit, et en promouvant le présupposé caché comme ce qui est la vérité des antagonismes passés, que Fichte Jr échafaude une théorie tenable de l’histoire de la philosophie. Et c’est aussi en ajoutant que la conscience individuelle est connaissance, qu’elle se définit par le savoir du tout, que ce même Fichte fils lie ce qui restait encore à lier : un passé génial créateur et ce qui aurait pu apparaître comme un présent interprétatif gestionnaire de fortune.
21En fait, étude de la philosophie dans sa dimension passée, gain d’une conviction/évidence (puisqu’elles sont ramenées à la même chose) et possibilité, par suite, d’une production en première personne fonctionnent ensemble. Sans doute ne suffit-il, dans le cas de l’interprète, que de posséder quelque talent16 pour pousser plus avant le cours de la philosophia perennis. En tout cas, il n’y a pas de rupture en droit entre un temps héroïque où la philosophie se serait achevée et une époque nouvelle qui serait condamnée à en être l’épigone sans la faire progresser pour son compte. En fait, l’époque contemporaine, selon Immanuel Hermann Fichte, se signale plutôt par la nécessité, due aux scissions apparues, de faire l’histoire des derniers systèmes en date pour en dégager le présupposé commun et faire naître de nouveaux problèmes ; en l’affaire, il n’y a aucune prétention, aucune démesure, à s’estimer capable de faire cette histoire17.
L’éducation de la conscience à travers l’histoire de la philosophie. La visée de Sur l’opposition, le tournant et le but de la philosophie d’aujourd’hui
La continuation en 1832 de l’histoire critique de la philosophie contemporaine
22Les années 1830 ont été l’occasion pour Immanuel Hermann Fichte d’écrire plusieurs opuscules, dont un consacré à la philosophie contemporaine, Über Gegensatz, Wendepunkt und Ziel heutiger Philosophie (1832), avec comme sous-titre18 : « première partie critique ».
23L’avant-propos de l’ouvrage signale qu’il s’agit d’une poursuite de l’entreprise de 1829, et que son auteur signe ainsi à nouveau des « travaux critiques préparatoires » (kritischen Vorarbeiten)19. On n’en apprend cependant pas immédiatement plus sur le statut propédeutique de l’histoire de la philosophie eu égard à d’autres disciplines philosophiques, telle la théorie de la connaissance, l’ontologie ou la théologie rationnelle.
24Immanuel Hermann Fichte rappelle qu’il ne travaille pour aucun parti philosophique, de même qu’il ne désire pas souligner les défauts épars des systèmes existants. Il s’agit plutôt de souligner leur « performance globale » (Gesammtleistung)20, la manière dont ils se complètent et dont ils préparent une nouvelle reconfiguration. De manière intéressante, l’auteur souligne qu’il est vain de chercher un accord entre philosophes, qui ne serait que formel. Dans un domaine aussi riche, aussi profond et aussi étendu que la religion ou la philosophie, il va de soi qu’un « organisme de compléments réciproques » (Organismus gegenseitigen Ergänzungen)21 est requis. Cela sous-entend, d’une certaine façon, que le travail d’approfondissement des derniers systèmes en date en vue d’opérer leur médiation est une nécessité propre à la matière : l’histoire de la philosophie la plus récente est un moment de recollection nécessaire pour que la philosophie continue de s’écrire. Qui plus est, il faut attendre le moment où une « époque culturelle » (Bildungsepoche)22 est révolue, ou commence à décliner : la chouette de Minerve continue de prendre son envol au crépuscule, voire la nuit tombée.
25L’époque actuelle devrait surmonter les oppositions, non seulement du subjectif et de l’objectif, mais encore de l’a priori et de l’empirique. Car connaître quelque chose n’est autre chose que l’intuitionner, en « faire l’expérience vivante intégrale » (durcherleben)23, le suivre dans son déploiement historique. Même un Dieu qui ne se révélerait pas ne serait rien pour nous. La première question formelle, strictement scientifique, que doit poser la philosophie et qui en fait autre chose que de la religion est celle de ce que nous pouvons savoir et de ce qui se trouve au-delà de notre horizon spirituel, de la limite de notre esprit. Où l’on voit que c’est réellement avec la théorie de la connaissance que commence la philosophie comme discipline savante, scientifique. Or qu’est-ce que la philosophie ?
La philosophie […] est la clef et l’auto-éducation de la conscience à [l’expérience] selon sa vraie signification.24
26Par-là, il ne faut pas comprendre que cette science, prise globalement, serait la propédeutique à d’autres disciplines académiques, ni qu’elle n’aurait pour fonction que d’être une phénoménologie de l’esprit qui l’amènerait à des considérations plus hautes, hors philosophie. I. H. Fichte place plutôt son espérance dans l’avènement d’une nouvelle époque culturelle, anticipée par les travaux préparatoires géniaux d’un Kepler, d’un Bacon, d’un Goethe ou d’un Schelling, et qui ferait céder les compartiments facultaires, pour montrer un spectacle harmonieux dans la connaissance savante et tendre un miroir à la création divine25.
Et l’architecture globale du système de la philosophie à venir
27La préface se signale particulièrement par la manière ramassée avec laquelle elle résume sous forme de thèses la position systématique de l’auteur. Je souhaite ici mettre l’accent en particulier sur ce qui engage l’histoire de la philosophie.
28Le premier point a des accents hégéliens marqués :
La philosophie, saisie formellement, est l’achèvement théorique de la conscience en elle-même : ce qu’elle est en soi, voilà ce qu’elle s’y fait, à savoir connaissance de la vérité. Car c’est la destination fondamentale de l’esprit de devenir à partir de soi, seulement grâce à un libre accomplissement de soi, ce qu’il est (selon le concept). C’est ainsi qu’il a d’abord à s’éduquer à la vérité ; et cet auto-développement conscient, ne sautant par-delà aucune étape culturelle et aucun point de vue intermédiaire, est le système de la philosophie, parce que cette dernière, plus elle se manifeste de manière achevée dans un phénomène individuel, plus elle embrasse et aura formé de part en part des points de vue préparatoires. En tant que système complet, la philosophie est nécessairement par suite simultanément histoire organique de la philosophie également.26
29Il y a une élévation du point de vue, une formation de soi, à travers l’histoire de la philosophie : cette dernière permet ainsi que l’on passe de la perspective propre à la conscience commune à une autre, plus consciente d’elle-même, plus distincte, plus spéculative en un mot. En termes hégéliens, l’histoire de la philosophie assure l’élévation à l’élément de la science. Seul le tout est le vrai, en outre : une histoire de la philosophie doit séjourner dans toutes ses stations, apprendre la patience de la venue à soi. Pour finir, l’historicité foncière de la philosophie est affirmée, qu’elle concerne les figures de la conscience, les catégories logiques ou la présentation de Dieu dans son essence authentique (que le théiste, il est vrai, ne traite pas dans l’ontologie).
30Certains traits montrent toutefois des nuances par rapport à l’hégélianisme. Que le point de vue de la conscience soit premier, voilà qui n’est vrai que formellement. Quant à la positivité, quant à la réalité vivante telle qu’elle est intuitionnée, quant à l’empirisme supérieur, Fichte Jr se montrera beaucoup plus proche de Schelling. L’accent mis sur la liberté va aussi avec une distance par rapport à Hegel : celle-ci va en effet avec l’individualité, laquelle est mise en avant comme rectificatif de la pensée hégélienne de la révélation. Enfin, on voit qu’il ne saurait y avoir de clôture de l’histoire de la philosophie, de réconciliation finale de ce qui fut et qui rendrait caduque toute nouvelle avancée. Fichte fils, pour être historien de la philosophie, n’en entend pas moins, avec ses collègues, être l’acteur de la philosophie contemporaine, et le préparateur de la spéculation future.
31Pour ne prendre que l’exemple de la théorie de la connaissance, précédant immédiatement l’ontologie, Fichte fils insiste pour qu’on apparie la totalité des points de vue possibles avec des philosophies données factuellement, que ce soit celles de Locke, de Hume ou de Maimon, avant de montrer que la Doctrine de la Science paternelle contient déjà la vérité de la philosophie de la réflexion. Il a, dans ce contexte, une formule que l’on pourrait croire inversée par inadvertance : « on connaît ainsi comment le système de la philosophie peut en même temps devenir son histoire » (so erkennt man, wie das System der Philosophie zugleich ihre Geschichte werden kann)27. C’est en fait que le système suivra son ordre du jour particulier, et qu’il ne citera à comparaître certains auteurs que selon ses divisions propres, son agencement scientifique interne. Il semble toutefois que cela n’aille pas jusqu’à rompre avec l’idée de chronologie, puisque cela remettrait en question la conception d’une révélation progressive de Dieu à travers la connaissance scientifique que nous en avons.
Ouverture : la philosophie, son histoire et sa pédagogie
32Un système de la philosophie, à comprendre comme articulation ordonnée de ses parties thématiques, pourrait passer par la médiation de systèmes individuels, qu’ils soient ceux de Platon, de Descartes ou de Hegel, pour trouver une expression adéquate. La théorie de la connaissance, telle qu’en elle-même, s’exposerait sans heurt dans des figures passées. Un souci didactique se fait ainsi jour dans l’investissement de l’histoire de la philosophie par les philosophes professionnels, en poste dans les lycées ou les universités.
33Pierre-François Moreau, lors d’une discussion consignée dans le D.A.T.A. cité en introduction, avait déjà souligné la prédilection habituelle pour les grands auteurs, les Platon, Descartes ou Hegel mentionnés à l’instant :
Et c’est vrai qu’en France l’histoire de la philosophie a une espèce d’inclination pour ces philosophies-là parce qu’elle se préoccupe de l’enseignement et donc, du fait qu’elles sont systématiques, l’enseignement philosophique y reconnaît d’avance sa propre exigence pédagogique.28
34La conception que l’on se fait de l’histoire de la philosophie a des répercussions insignes sur son enseignement, et nombre de leçons d’agrégation ou de cours doctoraux « ont été fabriqués à partir de cette vision », ajoute-t-il par la suite29.
35Non plus que la création de systèmes passés ne fût purement individuelle, comme si traditions et écoles de pensée n’existaient pas, les productions contemporaines, dans la discipline académique qu’est la philosophie, sont, elles aussi, marquées par leurs conditions historiques de production collective. Et cela est d’autant plus vrai qu’elles portent une forme scolaire, qu’elles condensent, souvent sans le savoir, des strates accumulées par de nombreuses décennies de pratique de la dissertation ou du commentaire de texte. Le risque de l’inconscience des attendus de sa propre pratique se révèle d’autant plus fort que celle-ci est incorporée, quasi naturalisée. Et avec l’absence d’explicitation de ce que sont les présupposés d’une discipline peuvent aussi venir des effets négatifs de reproduction : surévaluer l’aisance de ceux que l’on estime dotés d’une grâce particulière pour la matière, et renvoyer, paradoxalement, à la médiocrité scolaire ceux qui tentent, souvent à tâtons, de s’y orienter, donc d’affirmer tant bien que mal une forme académique.
36La philosophie a une histoire, son enseignement également, et il existe un lien organique entre l’un et l’autre. Pour le dire autrement, ce ne sont pas simplement la systématique et l’histoire de la philosophie qui sont consubstantielles, puisque l’enseignement de la philosophie vient compléter le schéma pour le rendre ternaire.
37Qu’est-ce à dire ? Eh bien, premièrement, que l’histoire de l’enseignement de la philosophie, c’est-à-dire aussi de l’enseignement de l’histoire de la philosophie, doit, pour son compte également, ne pas être rejetée dans les marges de la discipline, ni être renvoyée à d’autres ; des travaux de recherche dans ce secteur doivent être reconnus comme proprement philosophiques. Et puis sans doute, deuxièmement, que la formation, non seulement des élèves et des étudiants, mais aussi des maîtres de philosophie, doit passer par l’explicitation des exigences propres à la discipline académique, à la façon dont elles se sont accumulées, sédimentées, et dont elles continuent d’informer les pratiques ayant cours dans les salles de classe et les amphithéâtres.
38Si l’histoire de la philosophie est réellement une pratique, et une pratique disciplinaire, il convient d’interroger les lieux de sa transmission, ses formes canoniques d’énonciation et, plus généralement, le milieu dont elle est issue, qu’il encourage les aventures intellectuelles collectives et ouvertes, comme ce fut le cas du CERPHI, ou qu’il affirme une identité plus étriquée, et ne soit alors pas l’élément dans lequel une conscience réflexive se forme de tous côtés.
Notes de bas de page
1 D.A.T.A. no 25-26 (décembre 1998-janvier 1999), prépublication du CERPHI, Fontenay-aux-Roses, p. 27.
2 Voir ibid.
3 H. Fichte, Beiträge zur Charakteristik der neueren Philosophie, zu Vermittlung ihrer Gegensätze, Sulzbach, Seidel, 1829, p. V.
4 Ibid., p. VI.
5 « Daß nämlich eine ganze wissenschaftliche Epoche sich über den in ihr herrschenden Zwiespalt völlig ausgleiche und verständige, kann auch im günstigen Falle nie das Werk eines Einzelnen oder isolirter Bemühungen seyn, sondern die ganze Zeit muß dazu sich vorbereiten, die bisherigen beschränkenden Gegensätze abzuwerfen, und aus sich selbst eine höhere umfassend ausgleichende Einheit zu gewinnen », ibid., p. VI.
6 Voir ibid., p. VII.
7 Ibid., p. VI.
8 Voir aussi la conclusion de l’ouvrage, p. 415, où l’on parle de vergleichende Sprachforschung.
9 Voir I. Kant, Kritik der reinen Vernunft, A 314/B 370 (première édition/seconde, pagination originale).
10 Voir H. Fichte, Beiträge zur Charakteristik, p. VIII.
11 Voir le passage sur les Sektirer, ibid., p. 25.
12 « und so wie der rechten Historie das Leben der Menschheit in seiner reichgegliederten Entwicklung dennoch als Eines sich darstellen soll, so würde auch in diesen Forschungen nur die Eine philosophische Wissenschaft nach ihrer zeitlichen Gestalt, darin aber immer reicher und vielseitiger sich entwickelnd, erscheinen », ibid., p. 3-4.
13 Voir ibid., p. 7.
14 « Wie die Eine Idee der Philosophie in ihrer zeitlichen Entwicklung die Gestalt einzelner, neben einander tretender Lehren annimmt, durch welche hindurch dennoch nur die Eine, ewige Philosophie sich verwirklicht ; so ist die also genannte Geschichte derselben in ihrer eigentlichen Bedeutung nur das Bewußtseyn der Philosophie über sich selbst in dieser Form der Zeitlichkeit, die darin eben an sich selbst die äußerlich zufällige Gestalt abstreifen, die einzelnen zeitlich entlegenen Formen zusammenfassen soll, um an ihnen das gemeinsame Resultat auszusprechen », ibid., p. 11.
15 Voir ibid., p. 5.
16 Voir toutefois le sens élargi de ce mot comme tendance à former, configurer de manière artistique et à intuitionner les choses (ibid., p. 18) : il n’y a pas d’opposition foncière entre talent imitateur et génie plastique.
17 Voir ibid., p. 14-15.
18 Sans qu’une deuxième partie n’ait paru sous ce titre, même si la toute fin de l’ouvrage (p. 300) indique que l’exposé du système serait à suivre dans l’autre partie.
19 H. Fichte, Über Gegensatz, Wendepunkt und Ziel heutiger Philosophie, Heidelberg, Mohr, 1832, p. III.
20 Ibid., p. IV.
21 Ibid., p. IV-V.
22 Ibid., p. VI.
23 Voir Beiträge zur Charakteristik, p. IX.
24 « Die Philosophie […] ist der Schlüssel und die Selbsterziehung des Bewußtseins dazu [= zur Erfahrung] nach ihrer wahren Bedeutung », Über Gegensatz, p. X-XI.
25 Voir ibid., p. XI.
26 « Die Philosophie, formell gefaßt, ist die theoretische Vollendung des Bewußtseins in sich selbst : was es an sich ist, dazu macht es sich in ihr, nämlich zum Erkennen der Wahrheit. Denn es ist die Grundbestimmung des Geistes, erst durch freie Selbstvollziehung aus sich zu werden, was es (dem Begriffe nach) ist. So hat es sich auch zur Wahrheit erst zu erziehen ; und diese bewußte, keine Bildungsstufe und keinen Zwischenstandpunkt überspringende Selbstentwicklung dazu ist das System der Philosophie, weßhalb dieselbe, je vollendeter sie sich in einer einzelnen Erscheinung ausprägt, desto mehr vorbereitende Standpunkte in sich umfaßt und durchgebildet haben wird. Als vollständiges System ist die Philosophie nothwendig daher zugleich auch organische Geschichte der Philosophie », ibid., p. XII.
27 Ibid., p. XIV.
28 D.A.T.A. no 25-26, p. 15.
29 Ibid., p. 29.
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