En amont du problème de la connaissance : les propriétés sensibles chez Galilée
p. 217-227
Texte intégral
1Les expressions de ce qu’il est convenu d’appeler le « problème de la connaissance », qu’il s’agisse du néo-kantisme ou de la phénoménologie husserlienne, se sont assorties d’une histoire de ce problème dans laquelle Galilée occupe une place de premier plan, non seulement en raison de ses contributions scientifiques mais parce que le problème plus général du rapport de nos représentations aux objets qui les suscitent naîtrait, dans sa configuration moderne, de la doctrine galiléenne du sensible exposée dans le Saggiatore. C’est pour discuter ces lectures que nous souhaitons commenter à notre tour ces pages qui préfigurent la distinction entre qualités premières (chez Galilée, il s’agit des propriétés qui entrent nécessairement dans notre conception de la nature des corps) et qualités secondes (les propriétés qui n’apparaissent que dans la sensation) – cette terminologie, imposée depuis Locke, est au fond admissible à propos de Galilée1.
2Par souci de commodité, contentons-nous ici de rappeler la fameuse présentation donnée par Husserl de ce « détournement de sens » qui isole par abstraction les propriétés constitutives de la vraie réalité. Ce qui nous intéresse concerne « la fameuse doctrine galiléenne de la subjectivité pure et simple des qualités sensibles spécifiques »2. Peu importe pour l’instant qu’il ne soit pas question d’une subjectivité dans Galilée, encore moins d’une subjectivité réduite aux conditions de la représentation, mais plutôt du corps vivant d’un homme percevant les choses – nous y reviendrons. Au reste, sans se tromper à cet égard, Cassirer lui-même accepte de parler d’une « subjectivité des qualités sensibles »3. Ce qui nous intéresse réside plutôt dans la thèse suivant laquelle cette conception du sensible entraînerait dans son sillage la mise en place des termes fondamentaux du problème de la connaissance : « Les phénomènes n’existent que dans les sujets ; ils sont en eux comme de simples conséquences causales des processus qui ont lieu dans la vraie nature, processus qui de leur côté n’existent que sous la forme de propriétés mathématiques »4 – la relation des phénomènes à leur cause engagerait donc une fracture entre le sujet et la nature physique, l’hypothèse de l’annihilatio mundi faisait fond sur cette situation.
3Même si l’on ne peut plus donner sérieusement à cette compréhension de l’histoire du problème de la connaissance la généralité sans reste que Husserl prétendait atteindre, il serait ruineux de n’y voir qu’une reconstruction idéale. En réalité, nous verrons qu’il est même possible de la valider pour certains textes, mais sur d’autres bases qu’une histoire transcendantale : à cet égard, il est bien vrai que la doctrine galiléenne du sensible instruit l’invention moderne de la fracture entre la conscience et les réalités matérielles, lisible dans la thèse d’une représentation sans ressemblance. Dès lors, nous devons prendre acte de la sorte de placidité que conserva Galilée : alors qu’il met en place une dichotomie caractéristique de la science moderne et des philosophies de la représentation, il ne paraît pas s’interroger sur l’accès aux corps, à leurs propriétés et à leur existence, à partir des sentiments qui les expriment et ne leur ressemblent pas.
4Tel est le point de notre étonnement. Pourquoi Galilée semble-t-il se désintéresser totalement d’une interprétation « épistémologique » (au sens anglo-saxon, celui du premier Russell par exemple5) d’une dissemblance radicale qu’il reconnaît dans plusieurs textes, entre les sensations et les causes physiques qu’on leur présume ? Confessons quelques réserves sur une explication qui relèverait elle-même de la métaphysique, au motif que la question de l’accès au monde extérieur serait métaphysique – songeons au choix présumé de Galilée pour une univocité garantissant la connaissance. La présente étude ne nous permet pas d’exposer tout au long une hypothèse permettant de répondre à cette question, même s’il faut bien en apercevoir la portée – il s’agit en effet, à partir des textes modernes, de comprendre les raisons d’une alternative qu’une histoire téléologique de la philosophie a recouverte : pourquoi le problème de l’accès aux choses à partir des représentations s’impose-t-il, dans une version radicale, dans un certain contexte, cependant qu’il est contenu, voire contourné dans un autre ? Quoi qu’il en soit, l’enjeu des pages qui suivent est de suggérer préalablement que la question d’un silence de Galilée mérite d’être posée. Cette démarche requiert de prendre en compte certains éléments relatifs à la réception des textes galiléens6, que nous trouverons dans une lecture majeure et sous-estimée, celle de Descartes qui, lui, livre dans sa version fondatrice le problème moderne de la connaissance.
Le sensible entendu proprement
5Il est assez frappant de constater que, tout en produisant des éclairages historiques importants7, les principales interprétations des pages de Galilée sur les qualités sensibles ont effacé leur contenu d’expérience, pourtant bien réel, pour mettre en évidence leur rôle dans un projet systématique. C’est particulièrement patent à propos du texte essentiel du Saggiatore8, dans lequel on a surtout lu une illustration des ambitions du mécanisme galiléen et qui, en un sens très général, fait peut-être fond sur une critique atomiste des formes substantielles. Ces enjeux sont sans doute valables mais, à les rejoindre trop vite, on efface les problèmes théoriques qu’ils soulèvent et que les figures de l’expérience mobilisées dans ce texte rendent manifestes – une expérience relevant d’abord des séparations que la pensée peut ou non opérer, puis une expérience sensible effectivement éprouvée et qui, elle, fut amplement négligée.
6Galilée fait tout d’abord état de l’expérience mentale par laquelle nous concevons distinctement le corps matériel à part de certains accidents et, comme on le sait, il affirme que l’idée d’une substance corporelle s’accompagne nécessairement de certaines propriétés (étendue, figure, mouvement) dont nous ne pouvons pas la séparer. Ces propriétés étant justement celles que la mécanique examine, on peut tenir la conception prétendument « décrite » comme foncièrement tributaire de son projet scientifique : nous allons y revenir. Les lignes qui suivent sont essentielles, dans lesquelles Galilée observe qu’il existe d’autres qualités dont la connexion avec la perception des corps demeure irréductiblement contingente – mais il ne dit pas que cela : « qu’elle doive en revanche être blanche ou rouge, amère ou douce, sonore ou sourde, d’odeur agréable ou désagréable, je ne vois rien qui contraigne ma raison à reconnaître que de telles qualités accompagnent nécessairement sa perception : et peut-être, n’était le secours des sens, le raisonnement ni l’imagination ne les découvriraient jamais ». L’expérience mentale sur la séparabilité des qualités, en ce point, devient presque une expérience de pensée : l’hypothèse est plausible, suivant laquelle nous ne pourrions ni concevoir, ni représenter les qualités sensibles si elles n’étaient livrées au préalable dans la sensation. Il est donc pensable qu’elles ne soient rien dans les corps extérieurs, mais le pur produit d’une interaction entre ceux-ci et nos capacités perceptives.
7Deux difficultés apparaissent dès lors inévitablement. 1) Dans la mesure où, à ce stade de l’argumentation, Galilée ne réactive même pas l’antique distinction entre les sensibles communs et les sensibles propres (à laquelle, en revanche, Descartes accordera un poids notable9), qui donnerait à son propos le poids d’une expérience effective, la dichotomie des qualités paraît reposer, dans un premier temps, sur les seules contraintes de notre conception – or celle-ci, sans doute, n’est pas anhistorique. On peut penser que la circonscription des propriétés nécessaires est tributaire d’un certain état d’instrumentation conceptuelle, qui divise non point la réalité, mais les objets de la connaissance, en deux ordres : celui des propriétés du corps matériel auxquelles on sait appliquer les mathématiques et celui des qualités, qui se phénoménalisent dans les sens mais dont qu’on ne sait pas inscrire dans le même réseau de relations que la figure et le mouvement. Telle sera l’opinion de Whitehead : « La raison pour laquelle la bifurcation de la nature revient toujours furtivement dans la philosophie scientifique, est l’extrême difficulté à faire paraître la rougeur et la chaleur perçues dans le même système de relations que les molécules de carbone en mouvement, l’énergie de radiation qui en provient et les fonctions variées du corps matériel »10. La mathématisation ultérieure des qualités sensibles, en ce sens, déréaliserait en partie la dichotomie galiléenne.
82) Un autre problème vient de ce que l’ensemble du passage doit établir la fécondité de l’approche mécaniste, qui est capable d’atteindre les propriétés nécessaires des corps et d’expliquer sur cette base tout ce qui, en eux, participe à la production des qualia, même si les qualités sensibles requièrent par ailleurs le concours de nos sens pour apparaître en tant que telles. La question étant dès lors de savoir ce que pèse cet aspect des choses. On a voulu éviter une lecture récurrente des textes galiléens, qui projetterait sur eux des enjeux cartésiens, en affirmant que la doctrine exposée en ce point dans l’Essayeur répéterait un programme atomiste réduisant la cause des qualités sensibles au mouvement des corpuscules. Cet argument, où l’on tient pour négligeable le fait qu’il ne soit pas du tout question d’atomes dans l’Essayeur11, est-il malgré cela de grande portée ? On peut en douter. À dire le vrai, Descartes devra répondre, à propos de sa propre entreprise, de ce voisinage qu’une explication mécaniste présente nécessairement, au début du xviie siècle, avec la démarche des anciens atomistes12. Outre qu’il rappellera alors sa critique des atomes et du vide, il insistera sur le fait que, dans leur apparaître, les qualités sensibles ne ressemblent pas à leurs causes physiques et sont en réalité des modes de la chose pensante. S’agissant de Galilée, en revanche, y a-t-il lieu de soupçonner (avec C. Chauviré, par exemple) que les qualités sensibles ne sont rien d’autre, en fin de compte, que ce que le mécanisme atomiste peut atteindre ?
9De fait, Galilée affirme qu’elles ne sont, en tant que telles, que les mots par lesquels on désigne l’effet des corps extérieurs sur nos sens : « Car je crois que ces saveurs, odeurs, couleurs, etc., ne sont que des mots, et ne sont donc rien hors du corps vivant ». On a souvent négligé la seconde proposition qui, dans cette phrase, explicite la première : exister comme des mots ne signifie pas ici exister comme une entité mentale abstraite (une idée générale tirée de toute une gamme sensorielle), mais exister dans un corps sensible. Les qualia sont ici les traces, dans l’homme qui perçoit, des processus physiques qui les provoquent et, est-on tenté d’ajouter, elles ne ressemblent pas plus à leurs causes mécaniques que les mots ne ressemblent aux choses qu’ils désignent – nous y reviendrons.
10Le texte du Saggiatore, cependant, ne s’arrête pas là et l’analyse de l’expérience sensible lève, au moins dans une certaine mesure, la première difficulté. Un exemple décisif permet en effet de comprendre que la spécificité des qualités sensibles n’est pas seulement dégagée par contraste, via l’examen des conditions d’abstraction dans lesquelles nous pouvons concevoir les corps extérieurs. Il est très remarquable que, reprenant un phénomène dont Platon montrait déjà l’importance13, Galilée choisisse de parler des manifestations singulières du chatouillement, qui, dans le sentiment, se détache avec une netteté irrécusable d’un effet mécanique provoqué par une action toute voisine. Considérons ainsi le cas où le corps vivant « ressent, outre le toucher ordinaire, une autre affection à laquelle nous avons appliqué un nom particulier, le chatouillement – affection qui dépend entièrement de nous et en aucun cas de la main » qui s’applique légèrement à certaines parties du corps propre. Dans ces conditions, selon que telle ou telle zone du corps vivant et percevant est affectée, des causes similaires produiront des effets radicalement dissemblables : il arrive que des mouvements des corps extérieurs « donnent naissance à un chatouillement presque intolérable, alors que dans d’autres parties on les sentira à peine ». Soulignons la proximité entre le chatouillement et la douleur (il est quasi intolérable), dont l’apparition soudaine marque par un saut l’apparition de certains qualia.
11Comment ne pas apercevoir que ce modèle, établi par Galilée dans le contexte d’une promotion du mécanisme, sera repris par Descartes et les cartésiens (ainsi Malebranche, au livre I de la Recherche de la vérité) ? Certes et même si, selon nous, il ne faut pas s’y arrêter, nous devons marquer la différence entre les conceptions galiléenne et cartésienne du chatouillement : chez le Pisan, le saut qui fait passer de ce sentiment à la douleur dépend d’un déplacement dans les parties du corps propre qui sont affectées, tandis que chez Descartes, il est fonction de la résistance du composé psycho-physique à une impression variant en intensité. D’un côté, il y a un changement local dans l’application des mouvements extérieurs et, de l’autre, un changement intensif dans la grandeur de ces mouvements. Reste que, dans les deux cas, l’homme éprouve un contraste qualitatif fort, allant jusqu’à la contrariété pure et simple, cependant que le mouvement varie fort peu dans les corps qui touchent le nôtre. La dimension heuristique du chatouillement est de surcroît attestée dans le traitement des mêmes questions théoriques. Dans la première journée des Discours concernant deux sciences nouvelles14, Galilée mentionne le chatouillement pour expliquer que l’auditeur préfère certains intervalles plus composés que l’unisson (il est alors question très explicitement d’un critère de variété), alors que celui-ci occupe un rang plus élevé parmi les consonances si l’on s’en tient à l’explication mécanique de la perfection des intervalles musicaux – derechef, la titillatio place la qualité sensible à l’écart de l’explication mécaniste. Descartes, à son tour, appuiera l’examen de la théorie de la consonance sur les caractères du chatouillement dans le Traité de l’homme.
12Un dernier point doit être souligné. Bien que le chatouillement soit associé à une modification affective, plutôt qu’à un contenu représentatif de sensation, il est clair que, chez Galilée, l’écart en quoi il réside (car il se trouve plutôt dans le sens que dans la cause physique) permet de le recevoir pour emblème des autres qualia : « dès que l’on supprime le corps animé et sensitif [ce chatouillement] se réduit à un simple nom. Tel est le mode d’existence, et le seul, que possèdent à mon avis beaucoup des qualités que l’on attribue aux corps naturels, comme les saveurs, les odeurs, les couleurs et d’autres encore ». Sur ce point, Descartes rejoindra très rigoureusement Galilée, en soutenant conjointement un réductionnisme strict s’agissant des causes des qualités perçues et une conscience nette de la spécificité de ces qualia : « je présuppose que ces qualités sont seulement dans nos sens, ainsi que le chatouillement et la douleur, et non point dans les objets que nous sentons, dans lesquels il n’y a que certaines figures et mouvements, qui causent les sentiments qu’on nomme lumière, chaleur, etc. »15. Ce qui rend cet exemple très important consiste à nos yeux en ceci : le sol expérientiel sur lequel se constitue une pensée de la bifurcation entre les propriétés mécaniques et les qualia réside dans une expérience affective, et non dans le quasi-Gedankenexperiment sur lequel s’ouvre le texte du Saggiatore. Tout ne tient donc pas, dans le monde où s’édifie la pensée classique, à la mise en place d’un paradigme (voire d’une épistémè) de la représentation.
Le sensible par métaphore
13Dès lors que l’on évite de réduire la spécificité galiléenne des qualia à une affaire de dénomination, la question se pose de savoir pourquoi la bifurcation de deux ordres de réalités ne donne pas lieu à une formulation globale du problème de la connaissance, telle que Husserl la repère chez les grands auteurs classiques16. Cette question est d’autant plus opportune – et, pour tout dire, urgente – que d’autres textes galiléens informent directement, selon nous, certains arguments cardinaux de Descartes destinés à nourrir le doute portant sur la prétention des représentations à atteindre quelque chose d’extérieur.
14Plutôt que les documents expressément consacrés aux recherches de Galilée sur le mouvement, nous voulons consulter ici la première des Méditations métaphysiques et, plus précisément, la dernière séquence du déploiement du doute, dans laquelle sont abordées les « choses encore plus simples et plus universelles [simplicissimae et maxime generales res] »17 que les organes du corps. On a pris l’habitude de considérer que sont alors atteintes les natures simples des Regulae18. Or il nous semble pertinent d’ajouter à ces commentaires deux rappels et un rapprochement décisif dans notre perspective. 1) Frédéric de Buzon a montré19 que la liste des objets des sciences mathématiques pures reconquises dans la cinquième Méditation ne répète pas celle qui fut donnée dans la première – elle se distingue par la déréalisation des nombres et par l’admission du mouvement au rang d’objet privilégié de la mathesis pura. On passe ainsi, dans l’itinéraire des Méditations, d’une thèse sur la réduction (commune, selon Descartes) de toutes choses matérielles aux figures, à l’énoncé des vrais principes de la physique.
152) Comme nous l’avons montré ailleurs20, c’est précisément le même cheminement qui conduit Descartes, non seulement à critiquer Galilée (qui tolère de donner des règles de la chute dans des conditions d’abstraction inadmissibles du point de vue d’une conception claire et distincte des corps), mais encore à étendre les mêmes critiques à ses propres tentatives, qui trouvaient dans les Regulae leur épistémologie.
16Ces rappels étant produits, l’élément essentiel réside pour nous dans la source galiléenne d’une séquence cardinale du texte cartésien, qui, à notre connaissance ne fut pas mentionnée21. Dans la première Méditation, l’énumération des choses les plus simples, comprenant les natures simples matérielles, est introduite par une comparaison avec les couleurs qui fit l’objet de commentaires un peu décalés22. L’exemple des peintres introduit la réduction fondamentale de tous les corps à certaines choses simples et universelles, au rang desquelles on comptera « la nature corporelle en général et son étendue », ainsi que ses différents modes23. Et quand même on pousse la fantaisie des peintres au point d’extravagance où ils ne s’attacheraient plus à une quelconque ressemblance, mais où ils inventeraient quelque chose nouvelle, « à tout le moins les couleurs dont ils le composent doivent-elles être véritables ». Dans ce contexte, la gamme des couleurs est la métaphore des propriétés des corps étudiées dans les sciences relevant de la mathesis pura. Nous suggérons de rapprocher ce texte d’un passage du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde qui développe deux métaphores. La première, alphabétique, est un topos qu’une longue tradition a transmis : elle est empruntée aux atomistes et se retrouve d’ailleurs à la fin des Principes de la philosophie. Mais Galilée la complète par une comparaison originale avec le travail des peintres, qui ajoute à l’idée de composition élémentaire (les couleurs métaphorisent les propriétés à partir desquelles tout peut être expliqué dans les corps extérieurs) la dimension de la production d’une représentation des choses : « c’est exactement ainsi qu’un peintre, déclare Sagredo, avec les différentes couleurs simples, placées les unes à côté des autres sur sa palette, sait, mêlant un peu de l’une avec un peu de l’autre et encore un peu d’une troisième, figurer des hommes, des plantes, des édifices, des oiseaux, des poissons, en un mot imiter tous les objets visibles »24. La reprise de cette comparaison par Descartes indique assez que la science dont on part et qu’on révoque en doute, dans les Méditations, n’est pas seulement celle des Règles pour la direction de l’esprit, mais bien la « mathématico-physique » (l’expression est de Beeckman) à laquelle Descartes s’était essayé à propos de la chute des graves et qu’il découvrit finalement toute proche de Galilée.
17Il y a plus. Galilée lui-même, dans les lignes qui suivent, insiste clairement sur l’absence de ressemblance qui est la clef de cette représentation universelle : « rien de ce qu’il va imiter, aucune des parties ne doit avoir sa place parmi les couleurs, s’il veut pouvoir tout représenter avec elles ; si par exemple il y avait des plumes, elles ne pourraient servir à peindre que des oiseaux ou des plumets »25. Il n’est guère possible d’exprimer plus nettement qu’une absence de ressemblance est au principe de la représentation de toutes choses – ou, si l’on revient au Saggiatore, qu’il n’est nullement requis que les couleurs soient dans les corps pour apparaître à l’homme qui les voit. Descartes, en quelque sorte, élève au plan d’une enquête métaphysique le problème qu’il rencontre dans ces pages de Galilée.
Perspectives
18Ainsi le doute radical qui doit contenir la prétention des contenus de pensée à accéder à une réalité extérieure se trouve-t-il exprimé, selon nous, dans un discours empruntant à Galilée l’une de ses ressources les plus originales (l’exemple pictural). Et même s’il ne faut pas entendre dans cet écho une confirmation de la téléologie qui ordonne la Krisis de Husserl, on ne peut manquer de trouver dans la formulation cartésienne d’un problème de la connaissance l’une des suites possibles de la bifurcation du Saggiatore entre les propriétés des corps et les qualités sensibles – cette césure étant de surcroît illustrée, dans l’ouvrage de 1623, par la même affection que Descartes ou Malebranche donnent sans cesse en exemple, le chatouillement.
19Reste un fait têtu : l’opération conduisant à ce problème n’a pas lieu dans Galilée26. La variété et la précision de la réception cartésienne justifient amplement de se demander pourquoi. Reportons à d’autres circonstances l’exposé de notre hypothèse et contentons-nous des éléments préliminaires repérables dans le texte du Saggiatore sur lequel nous avons voulu fournir ici de nouveaux éclairages, car il livre un indice des raisons conduisant Galilée à dédramatiser la dichotomie qu’il lègue à la modernité philosophique. Plutôt que des raisons globales invérifiables, considérons le détail du texte et, plus précisément, la liste des propriétés des corps.
20On a l’habitude de suggérer un rapprochement partiel entre l’énumération galiléenne des propriétés essentielles de la matière et le dénombrement cartésien des attributs de la substance étendue. Même si nous tenons pour décisives certaines proximités, force est de constater qu’en ce point, elles se tiennent au niveau d’une dichotomie topique entre les causes mécaniques et les phénomènes sensibles, plutôt qu’elles ne résident dans l’inventaire précis des propriétés attachées au corps. Car il convient de souligner que, dans le texte du Saggiatore, Galilée ne se contente pas d’attribuer la grandeur à la nature matérielle – il confère un statut très éminent aux propriétés métriques dont l’espace physique est le siège, jusqu’à affirmer qu’elles entrent nécessairement dans notre conception des corps :
En vérité, je me sens poussé par la nécessité, aussitôt que je conçois un morceau de matière ou de substance corporelle, de l’imaginer doué d’étendue et de figure, de sorte qu’à l’égard des autres corps il soit grand ou petit, occupe telle ou telle place, à tel ou tel instant ; qu’il soit au repos ou en mouvement, qu’il touche ou non d’autres corps, qu’il soit simple ou multiple ; en bref, rien ne me permet d’imaginer un corps qui ne satisfasse à de telles conditions.
21Outre que, répétons-le, il n’est pas du tout question d’atomisme dans ce texte, le fait essentiel réside en ceci que les propriétés inséparables des corps dépendent des relations qu’ils entretiennent et, singulièrement, de celles qui déterminent le mouvement. Selon nous, Galilée fonde ici l’essence relativiste du mouvement dans la nature même des corps. Le seul effet du mouvement résidant dans le changement des apparences27, ce choix entraîne une conception de la phénoménalité telle que la considération de la multiplicité des repères s’y trouve nécessairement comprise. Le mouvement devient ainsi un phénomène commun à plusieurs observateurs et il trouve ici la condition d’une objectivité qu’il n’y a pas lieu de remettre en cause. Cette décision arrache le phénomène à la relation exclusive de l’apparence à sa cause : là réside, à nos yeux et fût-ce d’une manière encore virtuelle, le contournement (qui se poursuivra dans une certaine tradition aux siècles suivants) d’une version radicale du problème épistémologique. L’étude des réceptions – ou plutôt, pour reprendre le terme par lequel Pierre-François Moreau désigne les ressorts complexes de l’invention philosophique, celle des « démarcations » – permettra de mettre cette hypothèse à l’épreuve.
Notes de bas de page
1 Bien plus qu’à propos de Descartes, en tout cas, où, d’une part, les attributs du corps ne sont pas des qualités et où, d’autre part, les qualités perçues dans le sentiment n’ont pas lieu d’être tenues pour secondes.
2 E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale [notée Krisis], Paris, Gallimard, 1989, p. 62.
3 E. Cassirer, Le problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes, t. 1, De Nicolas de Cues à Bayle, traduction R. Fréreux, Paris, Cerf, 2004, p. 291.
4 Krisis, p. 63.
5 « La physique nous donne les sensations comme fonction des objets physiques. Mais l’épistémologie demande que les objets physiques soient présentés comme fonction des sensations » (Russell, Introduction aux Problèmes de philosophie, Paris, Payot, 1989, p. 9).
6 En ce qui concerne les sources qu’atteint Galilée dans sa théorie du sensible, on consultera entre autres G. Stabile, « Qualités primaires et qualités secondaires chez Galilée », Philosophies de la nature, O. Bloch dir., Paris, Publications de la Sorbonne, 2000 ; F. Chareix, Le mythe Galilée, Paris, PUF, 2002, p. 111-118.
7 Rappelons, s’il est besoin, l’hypothèse de P. Redondi sur les véritables raisons de la condamnation de Galilée, relatives à sa théorie du corps matériel ; Redondi, dans cette perspective, fait bien sûr une place importante aux pages du Saggiatore qui nous occupent : voir Galilée hérétique, traduction M. Aymard, Paris, Gallimard, 1983, par exemple p. 66 et suiv.
8 Opere di Galileo Galilei, A. Favaro éd., Florence, Edizione nazionale, G. Barberà, 1890-1909, notée Ed. Naz, avec indication du tome et de la page. Ici Ed. Naz. VI, p. 347-349 ; traduction C. Chauviré, Paris, Les Belles Lettres, 1980, p. 19-21.
9 Descartes, Principes de la philosophie, IV, 200, Œuvres, C. Adam et P. Tannery éd., nouvelle présentation par B. Rochot et P. Costabel, Paris, Vrin-CNRS, 1964-1974, notée AT avec le tome et la page : ici AT, IXb, 318.
10 A. N. Whitehead, Le concept de nature, Paris, Vrin, 1998, p. 70.
11 F. Buyse a en outre montré de quelle façon la conception du corps, dans le Saggiatore, se distingue des thèses atomistes (« The Distinction between Primary Properties and Secondary Qualities in Galileo Galilei’s Natural Philosophy », Cahiers du séminaire québécois en philosophie moderne / Working Papers of the Quebec Seminar in Early Modern Philosophy, 2015 [1], p. 20-43).
12 Descartes, Principes de la philosophie, IV, 202, AT, IXb, 320.
13 Platon, Philèbe, 47 a en particulier.
14 Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles, Première journée, Ed. Naz. VIII, p. 149 ; traduction Clavelin, Paris, Armand Colin, 1970, p. 87.
15 Descartes, À Chanut, 26 février 1649, AT, V, 292.
16 En variant les références, selon que l’on considère la Krisis (Hobbes) ou Philosophie première (où il appartient plutôt à Locke de tirer les suites de l’opération galiléenne).
17 AT, IX, 15.
18 J.-L. Marion va jusqu’à l’identification pure et simple : Sur la théologie blanche, Paris, PUF, 2009, p. 318 ; D. Kambouchner adopte une présentation plus nuancée : Les méditations métaphysiques de Descartes, t. I, Paris, PUF, 2005, p. 294 – mais la référence d’un texte à l’autre est en général admise.
19 F. de Buzon, La science cartésienne et son objet. Mathesis et phénomènes, Paris, Honoré Champion, 2013.
20 « Descartes lecteur de Galilée : une autocritique », Dix-septième siècle, no 242 : « Galilée-Descartes. Entre science et philosophie », 2009/1.
21 Nous l’avons dégagée dans le même article, sans fournir les éléments de problématisation qui suivent.
22 Curieusement, Gueroult voulait trouver dans la mention des couleurs une allusion à la troisième notion primitive (savoir l’union et sa manifestation dans l’appréhension des qualités sensibles).
23 AT, IX, 15.
24 Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Deuxième journée, Ed. Naz. VII, p. 135, traduction Fréreux, Paris, Seuil, 1992, p. 220.
25 Ibid., p. 221.
26 Au reste, dans son histoire du Problème de la connaissance, ce n’est pas du tout sous ce point de vue que Cassirer examine la place de Galilée dans la naissance des conceptions modernes.
27 Voir par exemple les commentaires de M. Clavelin, La philosophie naturelle de Galilée, Paris, Albin Michel, 1968, p. 235.
Auteur
-
André Charrak
université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (UMR 8103)
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