Qu’est-ce qu’une époque ?
p. 91-94
Texte intégral
1On parle de xviie siècle, d’âge classique, d’époque baroque, de période (« durant la période de la guerre de Trente Ans ») et de temps (« Cervantès et son temps »). Tous ces termes marquent deux traits :
- On cherche à indiquer un ensemble plus vaste qu’un seul événement, une seule œuvre, un seul individu – donc à dépasser l’approche individualiste de l’histoire, qu’il s’agisse de l’histoire des idées ou de l’histoire tout court.
- Ce dépassement s’effectue à partir d’un point commun chronologique et non pas thématique. Cela dit, cette différence est à nuancer.
2Ces termes peuvent parfois être utilisés l’un pour l’autre, mais de fait, même si les frontières entre leurs champs sémantiques peuvent se chevaucher, l’usage paraît suggérer de possibles distinctions.
31) Quand on parle de période, on insiste vraiment sur la seule chronologie ; la période s’étend de telle date à telle date. On pourra au besoin trouver ensuite des caractéristiques à l’espace compris entre ces dates, mais elles viendront en second.
4Quand on parle de siècle, on s’attendrait à ce que ce caractère soit encore plus rigidement chronologique, puisque les dates sont imposées : le xviie siècle va de 1601 à 1700, le xviiie de 1701 à 1800, etc. Pourtant, les historiens éprouvent parfois le besoin de déplacer ces limites en fonction de quelques grands événements : la mort de Louis XIV, la fin de l’Empire et le début de la Première Guerre mondiale paraissent assez significatifs pour que l’on dise parfois que le xviiie siècle commence en 1715, le suivant en 1815 et le xxe en 1914.
5On peut franchir une étape supplémentaire lorsque l’on caractérise un siècle par une figure qui l’a particulièrement marqué : le siècle d’Auguste, le siècle de Louis XIV ; et il n’y a pas de raison pour que cette désignation se limite aux souverains : le siècle des Lumières, le siècle de Baudelaire.
6Cette dérive a un intérêt : elle montre que les dates ne suffisent pas lorsque l’on veut conceptualiser un peu le temps historique ; très vite, le contenu significatif se glisse dans la périodisation pour lui donner un sens plus déterminé qu’un simple changement d’année. Le problème est que ce contenu implique des choix qui, sans être subjectifs, sont marqués par la situation de celui qui les effectue : dire « le Siècle de Louis XIV », c’est juger (peut-être à juste titre) qu’à cette période, ce qui se passe en France détermine suffisamment ce qui se passe dans toute l’Europe ; et dire que le xixe siècle commence en 1815 revient à rejeter la Révolution et l’Empire dans une sorte de pré-modernité, alors que l’on pourrait au contraire choisir de faire commencer ce siècle en 1789, pour marque la sortie d’un monde ancien et l’entrée dans la modernité politique ; donc l’interprétation vient faire pression sur la description apparemment chronologique.
72) Si l’on en tire les conséquences, on peut choisir de parler de « temps », ce qui commence à effacer l’aspect purement chronologique puisque l’on ne détermine alors le temps que par le contenu que lui donne l’action ou l’œuvre d’un homme : beaucoup de thèses, naguère, s’intitulèrent « Voltaire et son temps », « Musset et son temps », etc. Le paradoxe est ici que le « temps » est vidé de sa dimension temporelle pour désigner plutôt soit une causalité collective (l’influence que son contexte a eue sur le personnage), soit une causalité individuelle (l’influence que le personnage exerça sur ses contemporains), soit une « couleur » non pas locale mais momentanée (on ne peut comprendre Musset si l’on n’est pas au courant de ce qui se passait autour de lui). Surtout, on voit s’y restaurer une approche nominaliste, car si l’on y parle d’un ensemble, c’est bien à partir d’un individu, et même de son nom, pris comme index et révélateur de ce qui l’entoure.
83) L’époque est une notion qui assume un aspect chronologique, mais de façon souple (elle est bien moins datée que le siècle ou la période), et qui se détermine surtout par un contenu, mais un contenu collectif, même si tel ou tel personnage y joue un rôle clef. L’époque baroque n’est pas le xviie siècle et elle n’est pas non plus l’époque du Bernin, même si l’œuvre de celui-ci contribue particulièrement à sa définition. La libération par rapport aux dates fait que l’époque baroque ou l’époque des Lumières peut commencer à des dates différentes dans les différents pays.
9La question est alors de savoir si le caractère qui détermine l’époque est suffisant pour en saturer le contenu : peut-on désigner toute une période par un seul trait (« classique », « romantique », « baroque ») ou bien faut-il admettre que le caractère principal implique des caractères secondaires qui peuvent éventuellement le contredire ? Par exemple, si l’on définit l’époque classique par l’ordre, la rationalité, la symétrie, que faire des poètes hétérodoxes, des précieux, des prophètes des Cévennes ? Faut-il admettre qu’ils ne représentent pas l’esprit de leur époque ? (C’est la solution que choisissent souvent les manuels, en rangeant dans des catégories comme « marginaux », « attardés » ou au contraire « précurseurs » ceux qui ne rentrent pas facilement dans les axes historiographiques qu’ils considèrent comme représentatifs.)
10Il y a alors deux façons plus fortes de résoudre ce problème. Soit de considérer que des gens ou des groupes qui vivent en même temps ne sont cependant pas contemporains ; leurs existences relèvent d’époques différentes, même si leurs vies sont simultanées. Soit de considérer qu’une époque se définit non pas par un trait unique, mais par une contradiction, et que les traits qui s’opposent présentent cependant une même unité ; quand on changera d’époque, le courant majoritaire et ses opposants seront périmés ensemble.
114) La logique définitionnelle qui fait que plus on cherche le contenu d’un siècle ou d’une époque, plus on s’éloigne de la chronologie, a un effet paradoxal : une fois que l’on a déterminé l’époque baroque de plus en plus par des contenus et de moins en moins par des dates, on finit par l’arracher complètement à l’histoire et, comme Wölfflin, par construire un « style » baroque, opposé au « style » classique à tous les moments de l’histoire. Il est donc logiquement antérieur, comme catégorie esthétique, à ses formes d’apparition dans tel ou tel siècle.
12Dans ce cas la notion d’époque n’a été qu’un champ d’expérience transitoire qui a servi à faire apparaître des catégories logiques sur un exemple particulier – exemple dont on peut se débarrasser une fois que la catégorie est dégagée. Alors telle figurine hellénistique, telle peinture de la fin de la Renaissance, ou tel dessin surréaliste sont tout aussi légitimement baroques qu’une statue du Bernin.
135) Si une époque est suffisamment longue, elle voit se succéder plusieurs générations qui répondront de façon différente à ses questions fondamentales, tout en demeurant dans le même espace intellectuel ou sensoriel. Les inflexions, que ces générations successives apporteront, pourront être vues par les contemporains comme un véritable changement d’époque alors qu’elles ne feront qu’en modifier le mode d’expression.
146) Au moment où une époque bascule dans une autre, on pourrait s’attendre à voir apparaître les éléments d’un commencement. Or ce que l’on constate souvent, ce sont plutôt des commencements rivaux, qui proposent des chemins différents pour construire la nouvelle époque. Finalement, certains sont effacés, ou absorbés par ce qui apparaîtra plus tard comme le commencement de cette époque. Dans ces moments de transition, les conflits entre ces commencements en concurrence peuvent apparaître aux yeux des contemporains comme plus importants, plus visibles, que le changement d’époque lui-même. En fait les contradictions du changement d’époque sont vécues alors à travers les contradictions entre commencements rivaux.
157) D’où viennent le nom et la qualification d’une époque ? Elle est souvent désignée et nommée par une autre, celle qui la suit et la conteste, ou bien par une autre encore qui se réclamera d’elle pour contester celle qui la précédait elle-même. Cela implique que la nomination et la caractérisation nous en apprennent plus sur les relations entre les deux époques que sur la détermination propre de celle qui est ainsi caractérisée. Un aspect particulier de ce phénomène est que l’époque caractérisante bouleverse parfois les hiérarchies de l’époque caractérisée, et valorise des auteurs ou des artistes qu’elle considère comme essentiels alors que de leur temps ils étaient vus comme marginaux – ou l’inverse.
168) Penser des époques, comme aussi des siècles ou des lieux, cela sert à repérer de grands mouvements dans l’histoire de la pensée et de la sensibilité. Mais, si l’on analyse assez finement époque, siècle, milieu, on peut poser une autre question, en sens inverse : quand un personnage arrive à l’âge adulte à telle date, en tel endroit, qu’est-ce qui l’attend ? qu’est-ce qui l’attend comme culture, habitude, mœurs, expression – mais aussi qu’est-ce qui l’attend en lui-même, que sa formation a déjà prédéterminé ? et, les mouvements du siècle étant ce qu’ils sont, qu’est-ce qui l’attend comme réception, lorsqu’à son tour il s’exprimera et qu’il reprendra ou changera quelque chose à ce qui était attendu ?
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