Avant-propos
p. 9-13
Texte intégral
1Le nombre, la diversité et la qualité des articles de ces volumes de Mélanges témoignent du statut intellectuel et du rayonnement institutionnel et personnel de Pierre-François Moreau, qui publie et inspire depuis de longues années des travaux dans tous les domaines de l’histoire de la philosophie et des idées à l’époque moderne. Il était bon, néanmoins, que ces volumes soient constitués afin de concrétiser ce témoignage et d’exprimer la reconnaissance de ses collègues et amis qui travaillent dans ce domaine.
2Comme il ressort de l’ensemble des articles publiés ici, les travaux de Pierre-François portent surtout sur deux grands domaines de l’histoire de la philosophie et de l’histoire des idées à l’époque moderne : d’une part, la cohérence interne des systèmes philosophiques – et tout particulièrement de la philosophie de Spinoza – et, d’autre part, la façon dont les systèmes philosophiques s’expriment dans la culture de l’époque, la façon dont ils évoluent, se désagrègent et renaissent sous une autre figure, lorsque tel ensemble du système initial résiste et s’agence autrement avec une nouvelle cohérence.
3La thèse d’État de Pierre-François, soutenue sous la direction de Jean-Toussaint Desanti en 1991 et publiée sous le titre Spinoza. L’expérience et l’éternité (Paris, PUF, 1994, 2009, 2015), lui a assuré une stature et une reconnaissance internationales, consacrées récemment par la traduction anglaise, Experience and Eternity in Spinoza (texte édité et traduit par Roberto Boncardo, Edinburgh University Press, 2021). C’est en effet une très belle thèse, qui définit et illustre parfaitement, dans l’œuvre de Spinoza, l’objet des recherches futures de notre équipe. Le commentaire sur le Prologue du Traité de la réforme de l’entendement constitue l’analyse la plus dense, la plus fine et la plus brillante qui soit du rapport entre « littérature » et philosophie. Tout le fatras de la « vie commune » (plaisir, richesses, honneur), qui semblait devoir échapper à la philosophie et ne faire l’objet que de ce qu’il est convenu d’appeler « littérature » – disséquée ici en termes de ton, de situation et de registre – constitue précisément l’« expérience », analysée de façon à permettre la « conversion » à l’analyse de la raison et à la recherche du vrai bien. La structure rhétorique du Prologue sert la conceptualité philosophique. Sans cette expérience commune, sans le discours qu’elle fonde, la philosophie resterait un discours refermé sur lui-même : les concepts n’auraient pas de pertinence pour celui qui est, symétriquement, enfermé dans la vie commune. Sur le terrain de l’expérience, le discours ouvre un itinéraire, non pas vers une philosophie toute faite, mais vers l’élaboration des concepts, vers le « philosopher ».
4Maître-assistant à l’IUT de Troyes (1974-1985), maître de conférences à l’université de Paris-Sorbonne (1985-1992), élu professeur à l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud en 1992, Pierre-François est élu membre du conseil d’administration de l’ENS Lettres et sciences humaines (1993-2016) et membre de l’Institut universitaire de France (2008-2013). Il lance le grand projet d’une nouvelle édition critique de l’ensemble des œuvres de Spinoza : il a assuré plus particulièrement l’édition du Traité théologico-politique (vol. III : texte établi par Fokke Akkerman ; traduction et notes de Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, Paris, PUF, 1999) et de l’Éthique (vol. IV : texte établi par Fokke Akkerman et Piet Steenbakkers, traduction Pierre-François Moreau, annexes par Fabrice Audié, André Charrak et Pierre-François Moreau, Paris, PUF, 2020). L’édition de l’Éthique (Paris, PUF, 2020) a été une entreprise très complexe et elle a été accompagnée d’une large consultation d’éditeurs internationaux et de spécialistes ; elle s’appuie non seulement sur les Opera posthuma de 1677 et sur la version néerlandaise parue en même temps dans les Nagelate Schriften, mais aussi sur le manuscrit de 1675 – porté à Rome par Tschirnhaus – découvert en 2010 dans les archives du Vatican. Ce magnifique projet à long terme a été accompagné par l’organisation de travaux de recherche (séminaires, journées d’étude, colloques) et la direction de très nombreuses thèses, dont les auteurs ont fortement contribué aux présents Mélanges.
5Puisque l’ensemble de ces travaux porte sur les rapports entre philosophie et littérature, avec un intérêt marqué pour la naissance et la diffusion de la libre pensée, c’est tout naturellement sous l’aile de Pierre Bayle – grâce à notre amie commune Élisabeth Labrousse – que nous avons commencé notre collaboration en organisant, à l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud à partir de 1995, une série de journées d’étude consacrées aux rapports entre libre pensée (libertinage ou libertinisme) et philosophie. La problématique envisagée découlait en partie de la perspective faussée que la thèse de René Pintard imposait à toute étude sur le « libertinage érudit », dans la mesure où celui-ci était conçu dès l’abord comme marginal par rapport aux grands systèmes philosophiques – et il s’agissait surtout, à cette époque, d’un cartésianisme « au service de la foi » – et comme fondamentalement incohérent, parce qu’il était réduit au refus de la foi. Au fond, paradoxalement, la perspective de René Pintard ressemblait fortement à celle de Lucien Febvre, qui avait douté de la pertinence de la question de l’incroyance au temps de Rabelais. Dès lors, notre ambition était d’explorer la dynamique des rapports entre le libertinage et les systèmes philosophiques : quel est l’héritage de la philosophie ancienne (épicurienne, stoïque, sceptique) ? Quelle est l’influence des naturalistes italiens (Machiavel, Cremonini, Pomponazzi, Campanella, Vanini) sur la libre pensée française au xviie siècle ? Comment les libertins jouent-ils un rôle essentiel dans l’élaboration des stratégies qui donnent un sens et une orientation à la scène philosophique ? Ce questionnement se heurtait, à la fin des années 1990, au scepticisme d’une certaine école de philosophie universitaire, qui doutait de l’existence – et même de la possibilité – d’une philosophie de l’incroyance. Le périodique que nous avons créé pour la publication des actes de nos journées d’étude – toujours en vie – apporte une réponse, une réfutation, à ce déni et ces publications ont été accompagnées de celle des actes de colloques importants, dirigés par Pierre-François, sur l’héritage de la pensée antique au xviie siècle. Ceux-ci permettent de mieux saisir la portée du fait que les libres penseurs des xvie, xviie et xviiie siècles avaient sous la main – en grec, en latin et en traduction française – une expression ample et sophistiquée de la vision d’un « monde sans Dieu » et qu’ils s’en sont largement inspirés.
6En même temps, les séminaires organisés par Olivier Bloch à la Sorbonne sur les manuscrits philosophiques clandestins des xviie et xviiie siècles avaient donné lieu au lancement en 1992 de La Lettre clandestine. Bulletin [annuel] d’information sur la littérature philosophique clandestine de l’âge classique, dont le numéro 31 vient de paraître. L’importance de Spinoza – et du « spinozisme sans Spinoza » – dans les manuscrits philosophiques clandestins et l’intérêt propre de ce corpus, témoin privilégié de la naissance et de la diffusion de la libre pensée et de l’athéisme en France, a naturellement attiré l’attention de Pierre-François, qui a fait partie du comité scientifique de la revue avant d’en devenir le directeur en 2014. Dans cet univers très fécond, les découvertes se multiplient : l’inventaire des manuscrits atteint désormais plus de trois cents titres et des milliers de copies qui circulaient sous le manteau. Les recherches récentes confirment nos intuitions initiales sur l’influence des matérialistes anciens et des naturalistes italiens : le Theophrastus redivivus, publié par Guido Canziani et Gianni Paganini dès 1981-1982, se révèle être l’œuvre cachée de Guy Patin, doyen de la faculté de médecine de Paris : de plus, ce traité d’athéisme est la source des Réflexions malebranchistes et spinozistes attribuables à Camille Falconet (1715), qui constituent à leur tour une source capitale – inédite et inavouée – des premiers Discours de Jean-Jacques Rousseau. À la même époque, Yves de Vallone, ancien bénédictin de Saint-Maur, devenu calviniste, puis spinoziste, rédige Le Véritable Chrétien conduit par la raison éternelle (1705), qui s’appuie sur Malebranche et sur Spinoza dans sa définition de l’Être infiniment parfait, ainsi que sur Richard Simon et sur Spinoza pour tout ce qui concerne sa critique biblique : c’est un « anti-Fénelon » contemporain du Testament du curé Meslier. Ces recherches ont donné lieu en juin 2017, à l’initiative de Pierre-François et de Maria Susana Seguin, à la création d’une base de données de la philosophie cl@ndestine (http://philosophie-clandestine.huma-num.fr/), comportant la liste de tous les manuscrits connus à ce jour, accompagnés de leur transcription et d’une bibliographie des publications et des études – le tout étant libre d’accès à tout public. C’est une initiative capitale pour la diffusion de ces textes qui bouleversent les perspectives anciennes sur l’histoire des idées de l’époque classique en France.
7Le transfert de l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud à Lyon en 2000 marque une date importante dans la vie de notre équipe de recherche, puisque le Centre d’étude en rhétorique, philosophie et histoire des idées (CERPHI), fondé en 1992 à l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud par Pierre-François, est devenu l’une des équipes constituantes de notre Institut d’histoire de la pensée classique (IHPC), comprenant des équipes de Lyon, de Saint-Étienne et de Clermont-Ferrand – devenu désormais l’Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités (IHRIM : CNRS UMR 5317). Cette arrivée a enrichi notre équipe et intensifié les échanges dans les recherches philosophiques et littéraires, marquées tout particulièrement par les grands projets d’édition de Spinoza, de Montesquieu et de Bayle, ainsi que par la multiplication des axes de recherche. Pierre-François a pris la direction de cette équipe en 2006 ; il a fortement contribué à sa structuration et à la formalisation des procédures, facilitant ainsi la fusion en 2016 avec l’équipe LIRE de l’université de Lyon 2. L’équipe s’est épanouie sous la direction de Pierre-François et, sous celle d’Olivier Bara et désormais de Marina Mestre Zaragozá, elle s’est étoffée, comprenant désormais environ cent trente chercheurs et enseignants-chercheurs, vingt-trois ingénieurs, techniciens et personnels administratifs, et quelque cent trente doctorants, et nouant des relations avec de très nombreuses institutions internationales.
8Avec Jean-Claude Zancarini (ENS, UMR 5206 Triangle), Pierre-François a fondé en 2012 le LabEx COMOD (Constitution de la modernité), dont les travaux portent sur la rationalité qui gouverne l’émergence de l’ensemble des normes civiques des démocraties européennes. Pierre-François en a été le premier directeur (2012-2017). Le LabEx, dirigé depuis 2017 par Pierre Girard, réunit cinq UMR et une équipe d’accueil, de sorte qu’il regroupe quelque six cents chercheurs et enseignants-chercheurs, une fédération de recherche et cinq écoles doctorales. Le programme scientifique comporte trois axes principaux : la constitution réelle de la rationalité moderne et ses impensés, l’État et les religions, l’État et les citoyens. Il contribue ainsi fortement à renforcer les recherches sur la généalogie des concepts politiques modernes, permettant de saisir dans sa dynamique l’évolution de notre conception de l’État, de ses obligations et de ses prérogatives. Chaque année, des doctorants, post-doctorants et professeurs étrangers sont accueillis pour travailler sur des projets précis et participer aux séminaires et aux journées d’étude. Tous ceux qui connaissent le fonctionnement des organismes de recherche comprendront l’importance de cette activité et les lourdes responsabilités qu’elle engage. D’ailleurs, au-delà de cette activité intense de direction sur le plan régional, Pierre-François a été actif au sein du Conseil national des universités (1995-2011) et du Comité national de la recherche scientifique / CNRS (2008-2016). Il dirige aussi des collections de publications : La croisée des chemins (ENS Éditions), Philosophies (PUF), Travaux et documents du Groupe de recherches spinozistes (PUPS), Textes de philosophie (Classiques Garnier) ; il est membre du comité de rédaction des revues Astérion, Archives de philosophie et Revue de synthèse et membre du conseil d’administration de la Société d’études du xviiie siècle.
9Sur tous ces plans, la carrière de Pierre-François a été exemplaire, caractérisée par une exigence intellectuelle très élevée, une très grande sociabilité, une admirable capacité à éviter les polémiques stériles, un regard lucide sur la psychologie de groupe et un travail inlassable au service de la recherche. Il a fortement contribué à faire de notre UMR une équipe solide, active, intelligente et amicale – à sa propre image. C’est donc avec joie que j’ai saisi cette occasion de lui rendre – au nom de toute notre équipe – un hommage d’admiration et d’amitié.
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