Chapitre 5
Quelle politisation de « l’avocat militant » ? L’exemple des micro-déplacements des membres du Syndicat des avocats de France (1972‑2012)
p. 105-124
Texte intégral
Dans une grande salle, les congressistes sont réunis autour de tables rondes disposées devant une scène. Le dîner, entrecoupé de brefs spectacles (par exemple une revue de l’Union des jeunes avocats du barreau de Rouen), s’éternise. Nous entendons, ici ou là, les membres du SAF débattre des particularités de leur barreau, exposer l’un de leurs dossiers, tenir de nouveau les débats entendus l’après-midi même, ou encore s’indigner de la récente politique gouvernementale à l’égard des banlieues. Tout d’un coup, quatre avocats dînant à la table sur notre gauche entament, le poing levé, un chant, bientôt repris par plusieurs membres du SAF dispersés dans la salle : « C’est la lutte finale / Groupons-nous et demain / L’Internationale / Sera le genre humain ». L’Internationale retentit dans un congrès d’avocats !1
1La scène ne se déroule pas au cours du rassemblement d’un parti politique ou d’une manifestation mais bien, en 2005, lors du congrès annuel du Syndicat des avocats de France (SAF). Insolite a priori, le fait même d’entonner un chant aussi connoté symboliquement témoigne à lui seul de cette « spécificité » revendiquée au sein du barreau par l’organisation professionnelle. Mais par-delà les affirmations identitaires qui se sont succédé depuis la création du Syndicat par des avocats communistes en 1973, comment rendre compte des métamorphoses de cette spécificité toujours proclamée ? Comment saisir et analyser la figure de l’avocat militant et son évolution sur quarante ans, la politisation de leurs activités professionnelles ou encore leur conception politique revendiquée de la profession d’avocat ? C’est bien la dimension politique des avocats, de leurs interventions et de leurs pratiques qui doit ici être interrogée. Schématiquement, les travaux des sociologues et des historiens peuvent se répartir selon trois catégories.
2D’abord, certains chercheurs, à l’instar de Gilles Le Béguec, s’évertuent à saisir, particulièrement au tournant du xxe siècle, les relations entre le barreau et le champ politique institutionnel2. Dans leurs travaux, ils présentent la profession d’avocat comme l’antichambre d’une carrière politique nationale. Ils usent alors du concept de « République des avocats »3, en insistant sur les compétences que partagent les avocats et les hommes politiques. Ensuite, certains sociologues considèrent le politique comme constitutif de l’identité professionnelle des avocats. Pour Lucien Karpik par exemple, représentant du political lawyering en France, le barreau libéral des xviiie et xixe siècles participe de l’émergence de la démocratie et du libéralisme politique4. Enfin, ces dernières années, les sociologues ont étudié les professionnels du droit en mobilisant le courant nord-américain du cause lawyering, initié au début des années 1990 par Austin Sarat et Stuart Scheingold. Ce courant est soucieux de rendre compte du rôle judiciaire et juridique des professionnels du droit, et singulièrement des avocats, dans les mobilisations sociales et la construction des causes. Au milieu des années 2000, à partir de ses travaux sur les avocats américains dans les années 1960 et 1970, Thomas Hilbink prolonge les analyses en termes de cause lawyering. En combinant trois critères (la « vision du système » de ces avocats, c’est-à-dire « les différentes façons de penser la démocratie et le rôle du gouvernement et du droit dans la société » ; leurs différentes « visions de la cause » ; et « les visions distinctes de leur travail »), le sociologue américain définit trois types de cause lawyers : les procéduriers (proceduralists), les élites ou avant-gardes (elite/vanguard) et les militants (grassroots)5. Importé en France, notamment par Liora Israël6 au début des années 2000, le cause lawyering a fait l’objet d’une utilisation plurielle. Sous l’expression générique de cause lawyers sont par exemple regroupés : les avocats proches de l’extrême gauche dans les années 1960 et 1970 ; ceux défendant les « faucheurs d’OGM » et usant du prétoire comme d’une tribune ; ou encore les avocats du PCF allant plaider, entre 1954 et 1962, sur le territoire algérien7.
3Les travaux français convoquant le cause lawyering présentent trois faiblesses, nous semble-t-il. D’une part, on sait peu de choses sur les « avocats militants » : qui sont-ils ? Quelle est leur pratique professionnelle quotidienne, c’est-à-dire leur activité en dehors de la prise en charge de dossiers considérés comme « militants » ? D’autre part, ces praticiens apparaissent esseulés. Peu de travaux mentionnent en effet leur appartenance (ou non) à une organisation du barreau8 et les éventuelles contraintes qu’elle engendre sur leurs activités professionnelle et militante. Enfin, le courant nord-américain ne saisit que l’importation de la politique dans la pratique professionnelle des avocats. On en sait en définitive peu (ou pas assez) sur leur éventuel engagement dans le champ politique à proprement parler, par exemple sur leurs possibles mandats.
4Les déplacements des professionnels du droit ont particulièrement retenu l’attention des chercheurs s’intéressant à l’Europe. Dans son analyse portant sur la construction de l’Union européenne, Antoine Vauchez considère ainsi les juristes (au premier rang desquels les magistrats et les avocats) comme « un vecteur essentiel de la dynamique d’intégration européenne », tant le droit en Europe est tout à la fois un langage central des débats, une compétence décisive pour espérer peser dans ces derniers et un principe de légitimation de l’ordre politique communautaire. Le politiste montre que les juristes détiennent une expertise spécifique et qu’ils occupent des positions multiples dans la politique communautaire, les définissant alors tout à la fois comme « une élite carrefour » et « une élite d’intermédiaires ». Plus encore, ces premiers juristes européens, véritables « courtiers » de la construction européenne, se distinguent avant tout par leur « circulation continue entre les différents pôles » de cette dernière, à telle enseigne que « s’il y a bien une “identité juridique européenne”, elle tient peut-être moins dans le patrimoine juridique commun que dans cet équipement professionnel partagé »9, lequel se caractérise notamment par les déplacements de ces juristes « de part et d’autre des frontières du privé et du public, du droit et de la politique, du national et du communautaire, qui structurent ordinairement les prises de position au sein de l’ensemble européen »10.
5Les avocats dont il est question dans cette contribution relèvent d’un genre bien différent des juristes analysés par Antoine Vauchez. Pour autant, si l’on suit le politiste qui considère la multipositionnalité et la circulation entre différentes sphères sociales comme les caractéristiques essentielles des professionnels du droit – invitant alors à ne pas considérer les savoir-faire juridiques uniquement comme une compétence technique, mais aussi comme une compétence sociale –, qu’en est-il des avocats du SAF revendiquant une conception politique de leur profession et de son exercice ?
6Pour analyser la conception politique des membres du Syndicat, les apports du cause lawyering doivent être couplés avec un autre concept, celui de politisation. La définition retenue est celle de Jacques Lagroye : « la politisation est une requalification des activités sociales les plus diverses, requalification qui résulte d’un accord pratique entre des agents sociaux enclins, pour de multiples raisons, à transgresser ou à remettre en cause la différenciation des espaces d’activité »11. Dans cette optique, nous postulons que la conception politique que les membres du SAF ont de leur profession renvoie à des formes de politisation variées selon les configurations historiques, selon les positions occupées dans le Syndicat et selon les syndicalistes eux-mêmes (appartenance générationnelle, notoriété, etc.). Pour rendre compte de leur conception politique de la profession d’avocat, nous revenons d’abord sur la création du SAF, nous dressons ensuite un portrait professionnel et militant des générations qui l’ont composé ou le composent, et nous analysons enfin trois scènes investies politiquement par ses membres12.
Le SAF, une organisation communiste au barreau
7Le SAF ne naît pas de rien en 1973. L’Organisation syndicale des avocats (OSA), initiée par l’avocat communiste Eddy Kenig, le précède en effet d’une année. Le 20 janvier 1972, ce membre de la fédération parisienne du Parti communiste français (PCF), secrétaire de la cellule Hajje au Palais de Justice, demande un entretien à la direction du Parti afin de discuter de problèmes « touchant plus particulièrement les avocats communistes ». Il propose au Parti « de prendre une initiative de portée nationale à l’égard du monde judiciaire ». Étayant sa demande, il précise que « les courants nouveaux au sein de la magistrature, la crise que connaît la profession d’avocat, ont créé une situation [permettant] de penser qu’une démarche du Parti tendant à nouer un dialogue avec les représentants les plus qualifiés de ces milieux pourrait être accueillie favorablement »13.
8Cette entreprise, qui s’inscrit dans le cadre du programme commun, se présente comme la traduction de la stratégie d’union de la gauche développée par le PCF, le PS et les radicaux de gauche au sein de la sphère judiciaire et juridique. Des contacts sont pris avec les avocats socialistes parisiens et une rencontre se tient au domicile d’Eddy Kenig le 9 mai 1972. Au début de l’été 1972, l’OSA ainsi créée publie dans La Gazette du Palais un manifeste intitulé « Pour une véritable organisation syndicale de défense de la profession d’avocat ». Ce manifeste inaugural, signé par une dizaine d’avocats, présente un argumentaire qui est à la fois politique et syndical. Si la « Justice est en crise » et que la responsabilité en incombe « au pouvoir en place » (« depuis 1958 », est-il précisé) et à « l’orientation de l’État », les intérêts professionnels ne sont pas pour autant oubliés : les récentes réformes de la profession et de l’aide judiciaire, la défense des barreaux, la condamnation des sociétés fiduciaires sont également évoquées, comme les intérêts des justiciables, pensés comme liés à ceux des avocats.
9La volonté d’instituer une organisation syndicale au barreau reste toutefois lettre morte jusqu’en mars-avril 1973. L’entreprise de l’OSA, bien qu’en phase avec l’esprit du programme commun, semble un échec. Dans un courrier du 28 février 1973 adressé à Eddy Kenig, l’avocat socialiste Claude Willard en donne les raisons : « Il faut reconnaître la réalité des faits : l’appel pour le syndicat n’a donné qu’un résultat très médiocre ». Exprimant sa « très grande réserve », il précise que les « camarades de [son] Parti ne viendront donc pas au syndicat ». Le 30 mars 1973, la réponse du secrétaire du comité du Palais de Justice du PCF à la section du PS incite les socialistes à reconsidérer leur position. Certes, est-il écrit, « aucun effort particulier de recrutement n’a été fait », mais surtout leur position donnera lieu à une interprétation essentiellement politique, car « elle sera perçue par les confrères comme une division de la gauche, comme le refus d’une action commune ». Bref, le retrait des avocats socialistes signifierait, au Palais, la fin de l’union de la gauche. La conclusion de cette lettre l’illustre : « L’unité de la gauche s’est exprimée lors des élections, elle se maintient et se développe, il est regrettable qu’un élément de division naisse au Palais, en contradiction avec les aspirations unitaires »14. L’espoir d’une organisation syndicale au barreau semble s’éteindre, du moins officiellement. En coulisses, les documents de l’OSA, détenus jusqu’alors par un avocat socialiste, sont remis en 1973 à deux avocats communistes, Francis Jacob et Claude Michel. Candidat à la députation, engagé à la fédération parisienne du PCF, Eddy Kenig les laisse entreprendre le « redémarrage du syndicat »15. L’OSA devient le SAF et quatre mille exemplaires du programme de ce nouveau syndicat sont édités et distribués dans les toques des avocats parisiens.
10Fervents défenseurs du programme commun, ces deux avocats communistes conçoivent bel et bien le Syndicat comme une extension de l’union de la gauche au sein de la sphère judiciaire et juridique. Le SAF procède ainsi d’un « projet politique », pour reprendre l’expression de Francis Jacob. La différence majeure entre l’OSA et le SAF, à leur création, tient au souci des fondateurs du second de recruter bien au-delà du barreau de Paris. Dès lors, ils n’auront de cesse d’élargir le recrutement aux barreaux de France afin de procéder à un véritable maillage territorial, et de concentrer leurs efforts sur le recrutement de jeunes avocats tout juste sortis de la faculté de droit. Finalement, la création du SAF fut bien une volonté de la direction du PCF, ou encore décidée « au niveau politique »16, selon les termes de Roland Rappaport. Toutefois, à partir de la fin des années 1970, des tensions entre le SAF et le PCF favorisent l’autonomisation du premier vis-à-vis du second, tandis que des événements nationaux et internationaux contribuent au désengagement communiste des fondateurs. À la fin des années 1970, de jeunes avocats tout juste entrés au barreau, membres ou proches de l’extrême gauche, dont les organisations s’autodissolvent, adhèrent alors au Syndicat.
11Face à la création du SAF, les organisations ou les instances professionnelles existantes ont peu réagi. Seule l’Association nationale des avocats (ANA), l’organisation professionnelle hégémonique, a répondu à la publication de l’OSA du début de l’été 1972. Elle semble vouloir cristalliser les mécontentements du barreau face à la constitution et à l’émergence d’une nouvelle organisation professionnelle. Son président publie un article au titre évocateur : « Découvrir l’Amérique ou le syndicalisme au Palais »17. Il est reproché aux avocats à l’initiative de l’OSA puis du SAF de mélanger les genres, de transgresser cette « distinction institutionnalisée » qu’est l’existence de sphères d’activité séparées. Cette transgression apparaît alors à l’ANA et à certains membres de la Conférence des bâtonniers comme un « détournement de finalités »18. Néanmoins, ces réactions relativement hostiles s’estompent rapidement. Aux prises de distance avec le PCF et à la transformation juridique du Syndicat en syndicat s’ajoutent plusieurs mobilisations du barreau qui consacrent en effet l’intégration professionnelle du SAF : celle de 1973 – pour dénoncer les propos du garde des Sceaux qui avait qualifié de « rebutante parce que payante » la première démarche au cabinet d’un avocat – puis celle de 1976 – contre deux décrets, l’un sur la codification de la procédure civile, l’autre sur la réforme du divorce –, auxquelles participent activement les syndicalistes ; ou encore, à la fin des années 1970, la défense de certains dissidents de l’Est tels qu’Anatoli Chtcharansky, Léonid Pliouchtch ou l’avocat Joseph Danisz.
12Cette brève histoire de la fondation du SAF révèle que le Syndicat que l’on connaît aujourd’hui n’a que peu à voir avec celui d’hier. Il apparaît alors utile à l’analyse de s’intéresser à ses membres et de distinguer, sur quarante ans, les différentes strates militantes en son sein. Autrement dit, qui sont les avocats du SAF, quelles sont leurs conceptions politiques de la profession et leurs pratiques professionnelles ?
Portrait professionnel et militant des générations du SAF
13Les générations militantes esquissées ici ne correspondent pas à des cohortes définies par l’âge, mais à des groupes façonnés d’un côté par les engagements politiques et militants intervenus dans les années de formation, et de l’autre par l’entrée au même moment dans la même profession et dans le même syndicat. Trois générations se distinguent : après celles des fondateurs communistes et des avocats d’extrême gauche apparaît celle des membres du barreau qui adhèrent au Syndicat dans les années 1980. La stylisation de ces trois générations et l’intérêt porté à leur pratique professionnelle révèlent la diversité des conceptions politiques de la profession revendiquées par ces membres du barreau et la pluralité des façons de se penser et d’être un avocat militant.
Au commencement : discours unitaire et prédominance des avocats communistes
14Au début des années 1970, deux groupes coexistent au sein des cellules communistes du Palais de Justice de Paris. Les membres de ces deux groupes ne se sont engagés au Parti ni pour les mêmes raisons ni au même moment19, et ne se sont pas inscrits au barreau à la même époque.
15Les aînés adhèrent au PCF durant la Seconde Guerre mondiale. Nombre d’entre eux sont juifs et voient dans ce geste le prolongement logique de leur engagement dans la Résistance à l’ennemi nazi. C’est dans un deuxième temps, parfois à la demande du PCF, qu’ils deviennent avocats. Alors que la fin de la guerre approche, la question de leur éventuelle reconversion se pose : que faire et devenir après avoir combattu l’ennemi nazi en tant que membre du Parti ? Le PCF constitue alors un véritable vecteur de reconversion. Devenus avocats, ces communistes mettent leurs qualités professionnelles au service du Parti : lors de la guerre d’Algérie, ils participent au pont aérien juridique établi sous l’égide du Secours populaire français pour défendre des militants ; ils exercent le droit social grâce à la captation de la clientèle que représente la CGT ; ils conseillent la rédaction de L’Humanité, etc. En somme, ces avocats d’origine modeste, qui doivent tout au Parti, semblent suivre (non sans vivre parfois quelques tensions dans leur for intérieur) les lignes politiques successivement adoptées par la direction du PCF. S’ils participent, par exemple, à l’aggiornamento du Parti à partir des années 1960 et sont partisans du programme commun, ils adoptent également la ligne de la fin de l’ouverture du Parti décidée par Georges Marchais à la fin des années 1970. Bien que ces avocats regardent avec bienveillance la création du SAF, aucun n’investit ses instances dirigeantes et seuls quelques-uns assistent à ses congrès.
16Les fondateurs du SAF, également d’origine modeste, se distinguent de leurs aînés par leurs modes d’entrée au PCF et au barreau. Ces cadets adhèrent au Parti à la fin des années 1940 et au début de la décennie suivante. Si la victoire de l’URSS et le rôle de l’Armée rouge dans la libération des camps de la mort rendent leur adhésion « évidente »20, notamment pour ceux de confession juive, tous prennent leur carte au cours de leurs études – qu’ils soient parisiens ou provinciaux, comme Francis Jacob et Claude Michel, arrivés à Paris pour poursuivre leurs études. Leur entrée au barreau ne s’effectue pas dès la fin de leurs études et l’obtention du certificat d’aptitude à la profession d’avocat (CAPA) : certains travaillent comme clerc d’avoué tandis que d’autres occupent des responsabilités liées au Parti (par exemple secrétaire du groupe communiste à l’Assemblée nationale). Tous accèdent au barreau au début des années 1960 et commencent leur activité chez l’un de leurs aînés confrères communistes. Par ailleurs, leur engagement politique et leur appartenance au Parti ne sont pas le gage de fonctions électives ultérieures. À cet égard, Francis Jacob et Roland Rappaport sont catégoriques : « le PC ne voulait pas »21. Leur pratique professionnelle se révèle être celle, classique, d’avocats membres du Parti. Ils exercent principalement le droit social, grâce à l’apport de la clientèle de la CGT ; certains se spécialisent dans le contentieux prud’homal tandis que d’autres privilégient la défense des grévistes.
17Fervents défenseurs du programme commun et de l’eurocommunisme, les fondateurs du SAF quittent le PCF à la fin des années 1970 – pour beaucoup, le discours de Georges Marchais justifiant l’invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques, prononcé le 11 janvier 1980, constitue « le déclic » de ce désengagement. Cet exit22 n’est pas sans conséquence professionnelle : ces avocats voient en effet une grande partie de leur clientèle les quitter. La captation de nouveaux clients, comme ceux qu’offrent des organisations telles que la Ligue des droits de l’homme (LDH), dont certains sont membres, leur permet alors de « refaire un cabinet »23. Par ailleurs, parallèlement à cet exercice « traditionnel » du métier, les fondateurs importent parfois la politique au sein du prétoire, par exemple dans les affaires relatives aux flagrants délits. Enfin, ils développent un exercice hors cabinet. « Sortir le droit du Palais » devient l’un des mots d’ordre du Syndicat, dès ses premières années d’existence. Cette « espèce d’utopie » aux yeux de « l’avocatrie »24 d’alors semble nécessaire et indispensable aux fondateurs. Si les organisations ouvrières en sont les principales bénéficiaires, « les grandes associations de défense des libertés » ne sont pas oubliées (MRAP, LICA, LDH)25.
18Les fondateurs du SAF partagent ainsi de nombreuses caractéristiques : milieu modeste, adhésion aux partis d’union de la gauche, inscription (différée) au barreau dans les années 1960, exercice du droit social et volonté d’importer le registre politique au sein de leur pratique professionnelle. La fin des années 1970 voit adhérer au Syndicat des avocats aux parcours bien différents.
Fin des années 1970 : l’adhésion des avocats d’extrême gauche
19Issus de milieux aisés de la fonction publique (leurs pères étaient magistrats, inspecteurs des impôts, etc.), catholiques ou protestants, les avocats qui vont adhérer au SAF à la fin des années 1970 poursuivent leurs études en faculté lorsque survient Mai 68. Les événements du printemps marquent leur entrée dans le militantisme politique. Si peu d’entre eux sont véritablement encartés, tous sont proches des organisations politiques du moment. Durant leurs études de droit (couplées bien souvent à un cursus de sociologie ou de psychologie), ces jeunes militants découvrent le Mouvement d’action judiciaire (MAJ) et y adhèrent au début des années 197026.
20Leur entrée dans l’avocature avec le CAPA, qui s’accompagne d’autres changements dans leur vie, marque le début de leur désengagement progressif des organisations politiques, notamment pour les plus encartés. Les militants parisiens de la LCR peuvent rejoindre la cellule créée au Palais – ils deviennent ainsi des trotskystes dans le monde judiciaire –, tandis que les provinciaux cessent en partie leurs activités militantes de terrain tout en conservant une activité de réflexion, en participant aux manifestations et en devenant, au niveau local, les conseils de ces organisations. Ces jeunes avocats éprouvent ainsi, sinon une incompatibilité, du moins une certaine tension entre les normes professionnelles et militantes. Leur inscription dans la sphère militante est réévaluée à l’aune de leur qualité d’avocat, et non plus d’étudiant ou de jeune juriste. Leur militantisme politique s’estompe progressivement à partir du milieu des années 1970, et ces jeunes avocats militent désormais au sein de la profession.
21La pratique professionnelle de ces jeunes avocats est multiforme. D’abord, ils se différencient de leurs confrères par la localisation de leurs cabinets. Ils s’installent en effet au sein de quartiers ou de départements populaires, selon qu’ils exercent en province ou en région parisienne, et développent des cabinets collectifs où « l’organisation [est] très égalitaire, les secrétaires [étant] payées comme [eux] »27. Ensuite, les dossiers considérés comme militants mobilisent ces jeunes avocats. Le traitement de ces dossiers nécessite selon eux une défense politique, ce qui ne manque pas d’interpeller leurs bâtonniers. Cette défense militante est en réalité tributaire de leurs lieux d’exercice. À Bordeaux, par exemple, ils plaident devant le Tribunal permanent des forces armées (TPFA), en Bretagne, ils prennent en charge les dossiers des indépendantistes, tandis qu’à Toulouse, ils sont les conseils des Paysans-Travailleurs (PT). Plus généralement, ces avocats importent au barreau, en les transformant en catégories juridiques, des causes discutées au sein du champ politique de l’époque : celles des femmes, des régionalismes, de l’environnement, de l’antinucléaire, etc. Par ailleurs, ils connaissent aussi un exercice professionnel classique. Leur pratique professionnelle militante ne suffit en effet pas toujours à « faire vivre » le cabinet. À côté des dossiers militants, ils prennent alors en charge ce qu’ils appellent des « dossiers alimentaires »28, par exemple en droit de la famille, notamment des divorces… ou comptent sur le revenu de leur conjoint. Enfin, ils investissent des domaines du droit existants et les appréhendent selon leur conception politique de la profession. Il en est ainsi du droit des mineurs, où il s’agit de « réinventer la défense »29, du droit pénal, pour être du côté de la défense et non des parties civiles, et du droit social, en captant la clientèle de la CFDT.
22Si des tensions existent avec leurs confrères, elles s’épuisent rapidement. Selon les termes de plusieurs avocats rencontrés, « le quotidien lisse ». Plus encore, l’arrivée de ces jeunes avocats permet, aux yeux de leurs confrères plus âgés, d’assurer les « bonnes œuvres » du barreau. « Les gauchistes de service » subissent une sorte d’obligation morale à rester fidèles à leurs prétentions morales et politiques. Les dossiers de diverses commissions de leur barreau ou relevant de l’aide judiciaire leur permettent alors de « faire rentrer de l’argent »30 tout en revendiquant leur conception politique de la profession et d’assurer la continuité de leur exercice militant.
23Ainsi, en même temps qu’ils se désengagent progressivement des organisations d’extrême gauche et qu’ils font le deuil de leurs idéaux de jeunesse, ces jeunes avocats confèrent une dimension politique à l’exercice de leur profession. Pour autant, leur volonté n’est pas de bouleverser la profession ou d’en subvertir les normes. Par exemple, ils ne contestent pas les ordres professionnels, quand bien même ils conseillent de jeunes médecins qui défient l’Ordre national en refusant de payer leurs cotisations. Autrement dit, ils n’entrent pas au barreau afin d’y créer une contre-profession, mais bien plutôt pour promouvoir un autre modèle professionnel. Leur investissement au sein des instances dirigeantes des ordres, à la fin des années 1970, en témoigne. Plus encore, ils se plient volontiers aux règles du jeu professionnel que supposent les élections au conseil de l’ordre. Cette entrée dans les conseils de l’ordre est parallèle à leur adhésion au SAF – ce qui n’est pas un hasard puisque ces élections réunissent, le plus souvent, des listes d’organisations professionnelles.
24La disparition du MAJ en 1978 provoque l’adhésion de ces jeunes membres du barreau au SAF, qui est désormais l’unique organisation de gauche au Palais. La réunion au sein du SAF d’anciens membres du PCF et d’organisations d’extrême gauche n’est pas sans engendrer quelques tensions. Néanmoins, les oppositions politiques de naguère sont remisées et les relations entre ces deux générations semblent dorénavant fondées sur « une réflexion [relative à leurs] pratiques professionnelles »31 et sur le partage d’une même culture professionnelle. Le profil de l’avocat du SAF se diversifie et ne se confond plus avec celui de ses fondateurs communistes, une tendance qui se renforce avec l’adhésion, au début des années 1980, d’avocats aux parcours très différents.
Des années 1980 à l’an 2000 : l’arrivée des militants de la « branche associative »
25Les avocats adhérant au SAF à partir des années 1980 ont un parcours militant bien différent de leurs aînés : tous se disent méfiants à l’égard des partis politiques – ce qui ne signifie pas qu’ils rejettent la politique – et ont été (ou sont) membres d’associations antiracistes et/ou humanitaires. Leurs pratiques professionnelles s’inscrivent dans le prolongement de leurs parcours militants.
26Issus de familles aisées, les avocats entrés au barreau durant la période 1980‑2000 et soucieux d’adhérer à une organisation professionnelle de gauche recensent les structures présentes au barreau. Le SAF étant l’unique organisation de gauche, ils y adhèrent, pour certains « par défaut ». Concevant leur entrée dans la profession d’avocat comme « la poursuite de leur engagement », leur adhésion au SAF leur permet alors de « faire des trucs concrets »32. Leur CAPA obtenu, leurs engagements associatifs (par exemple au sein de la LDH) leur permettent de trouver un stage puis une collaboration dans un cabinet, auprès d’un patron. Débutant dans la profession au sein de cabinets étiquetés « SAF » par leurs confrères, adhérant dans le même temps au Syndicat, ces jeunes praticiens exercent les domaines du droit du cabinet. Leur pratique professionnelle est alors liée aux engagements de leur patron, la socialisation professionnelle se couple ainsi à une socialisation politique.
27Les avocats de ces deux générations développent une même pratique professionnelle. D’abord, la suppression des juridictions d’exception dans les années 1980 et la raréfaction des dossiers de défense de militants devant les juridictions ordinaires les obligent à diversifier leurs pratiques judiciaires. L’arrivée au Syndicat de jeunes membres du barreau aux expériences politiques différentes de celles de leurs aînés va accompagner la conversion des types de défense caractérisant l’exercice des avocats militants. Dorénavant, c’est dans l’exercice ordinaire/quotidien que se lit l’engagement des membres du Syndicat. Dans cette pratique ordinaire, certains contentieux, relatifs aux Roms ou au statut de détenu par exemple, se substituent aux dossiers dits militants de naguère. Ces contentieux singuliers s’ajoutent au droit des étrangers, qui émerge dans les années 1980, comme marqueurs de leur engagement. Tous les avocats rencontrés mettent en avant leur intérêt pour le contentieux des étrangers, en insistant particulièrement sur la technicité que son exercice requiert. La revendication de cette technicité ne doit pas être uniquement lue dans une perspective stratégiste visant à revaloriser une matière au plus bas dans la hiérarchie des domaines du droit et perçue par leurs confrères comme intrinsèquement politique. En effet, à partir des années 1980, les avocats militants du SAF se pensent comme des techniciens du droit – une avocate parisienne se présente ainsi comme « une militante de la procédure »33. Ensuite, dans le prétoire, ils ne défendent pas une cause politique par-delà les intérêts stricto sensu de leurs clients. En revanche, ils plaident « la cause du droit », au travers notamment de l’évolution de la jurisprudence. Enfin, au-delà de leur activité judiciaire quotidienne, l’engagement de ces avocats se lit également dans une « délégation de défense ». Transmis par le bureau du Syndicat, qui se sera vu confier la défense de la cause, certains dossiers particuliers, comme les poursuites de militants de la Confédération paysanne prévenus de fauchage d’OGM et contraints à un prélèvement d’ADN, ont pour effet de conforter l’image militante des avocats choisis.
28En somme, les portraits générationnels révèlent que se penser « avocat militant du SAF » doit tout autant à un certain rapport à la profession et aux pratiques professionnelles développées qu’aux interactions, parfois quotidiennes, avec les confrères. Dans un barreau dominé par le droit des affaires, l’appartenance au Syndicat donne l’assurance de pouvoir vivre sa profession selon ses conceptions. Ainsi, les membres des générations militantes repérées ont reçu, selon des configurations particulières, une formation et une éducation syndicales par et dans l’organisation. Si ces avocats ont connu une socialisation militante avant d’adhérer à l’organisation, cette dernière fonctionne aussi – au travers des réunions syndicales, des journées de formation, des colloques, etc. – comme une instance de socialisation tout à la fois militante et professionnelle qui permet, in fine, de transmettre une certaine conception politique de la profession34. Mais les membres du SAF interviennent aussi dans d’autres sphères sociales que leur champ professionnel, effectuant ainsi des micro-déplacements.
Des micro-déplacements en acte : s’engager dans la vie bureaucratique du barreau et dans le champ politique
29L’observation des générations du SAF et de leurs pratiques professionnelles sur près de quarante ans permet de mettre à l’épreuve le cause lawyering et de combler quelques lacunes. Par ailleurs, le courant nord-américain ne saisit que l’importation de la politique dans la pratique professionnelle des avocats. Or, on a pu identifier trois scènes politiques investies par ces avocats : la participation à la vie bureaucratique du barreau, les interventions publiques locales et la détention d’un mandat politique local. Ces trois scènes renvoient à autant de micro-déplacements.
30La première scène politique qu’ils investissent est ce que nous appelons la « vie bureaucratique du barreau » : certains membres du Syndicat sont élus dans les instances de la profession, comme le bâtonnat, le conseil de l’ordre, ou encore le Conseil national des barreaux (CNB)35. Quelle est leur conception du rôle d’élu ?
31En accédant au bâtonnat de la Seine-Saint-Denis en 1975, C. Michel devient le premier « bâtonnier SAF ». Depuis la fin des années 1970, de nombreux syndicalistes ont été élus bâtonniers, tant dans les « petits » que dans les « gros » barreaux (à l’exception notable du barreau de Paris). Durant les entretiens, les « anciens » bâtonniers SAF mobilisent deux ressorts pour rendre compte de leur mandat de deux ans. D’une part, ils insistent sur le fait que le bâtonnier doit être consensuel (« le bâtonnier représente tous les avocats de son barreau », nous a-t-on répété). Dès lors, de nombreux bâtonniers SAF tout juste élus prennent leurs distances avec le Syndicat. Leur désinvestissement militant ne manque pas de faire réagir les dirigeants du Syndicat. Par exemple, au cours du bureau du 1er février 2008, le vice-président du Syndicat déclare : « Tu freines un peu quand tu es membre ordinal. On s’en rend compte dans les sections, quand les militants du SAF investissent les instances, ils ne s’investissent plus au SAF ». Les dirigeants du SAF se félicitent de compter des bâtonniers dans leurs rangs… tout en le regrettant. Lors du conseil syndical du 6 juin 2008, la présidente affirme ainsi : « On est une excellente école de formation de gouvernance à la profession… il y a une dispersion des forces, on est pompé par les ordres, mais j’insiste, il faut continuer à faire exister le SAF ». D’autre part, les avocats rencontrés revendiquent leur qualité de « bâtonnier SAF ». Ils justifient leur élection comme « la continuité de leur militantisme professionnel »36 et insistent alors sur leurs compétences, acquises au Syndicat, leur permettant de mener à bien leur bâtonnat.
32L’élection de certains membres du SAF ne se déroule pas sans heurts avec leurs confrères. Leur engagement politique passé est notamment examiné avec soin lors de la campagne. Ainsi, un avocat justifie sa non-élection au bâtonnat par ses années passées dans des organisations d’extrême gauche, tandis qu’un autre a été sommé, lors d’un débat, de déclarer qu’il n’était plus membre du PCF. Par ailleurs, une fois élus, certains tentent de redéfinir le rôle de bâtonnier. Un avocat se remémore par exemple son premier discours en tant que bâtonnier au conseil des prud’hommes. Dans l’extrait suivant, il révèle que, nouvellement élu, il n’a pas encore intériorisé le rôle de bâtonnier, et que ses confrères, qui ont des « attentes à l’égard du rôle »37 d’élu, n’ont pas manqué de le rappeler à l’ordre :
Il faut être consensuel oui, mais il ne faut pas aller dans la bêtise […] J’ai fait le premier discours au conseil des prud’hommes où là j’ai peut-être été un peu trop… après il y a des confrères qui m’ont dit… ça leur est arrivé un jour de me dire « oh putain la vache… », je dis « ouais là effectivement j’ai peut-être été un peu… » et donc j’ai eu quelques remontées en disant « la gauche a pris le pouvoir » et tout, donc bon… ce n’est pas un positionnement qui va être d’imposer aux autres aussi, il faut aussi respecter, donc je ne peux pas avoir le même discours quand je suis bâtonnier effectivement que ce que disent les représentants de la section où j’ai plus à être offensif et politique quoi donc…38
33Outre le bâtonnat, les membres du SAF sont également élus dans leur conseil de l’ordre. Rappelons que dès la fin des années 1970, les syndicalistes concluent localement des alliances avec les autres organisations professionnelles. Ces alliances syndicales, qui semblent désormais courantes, révèlent non seulement l’intégration du SAF au barreau, mais aussi l’intériorisation par ses membres des règles des jeux locaux. Toutefois, durant nos entretiens, les syndicalistes élus revendiquent une position singulière au sein de leur conseil de l’ordre. Une avocate parisienne estime ainsi être « la bonne conscience » de son conseil de l’ordre, tandis qu’une autre du sud-est de la France considère être un « ovni parmi ses confrères »39. Ces revendications « identitaires » permettent aux syndicalistes d’occuper leur poste d’élu sans renier pour autant leur engagement au SAF.
34Il en est de même pour les élus au CNB. Si, pour certains membres du SAF, le CNB se révèle être tantôt « une entité abstraite à Paris »40, tantôt « la réunion de la nomenklatura de la profession »41, le travail syndical « suggère [au contraire] l’importance de l’horizon et du tempo électoraux »42. L’organisation représentative est en effet au cœur des débats de nombreux conseils syndicaux observés. Lors des élections, chaque organisation présente une liste et un programme – la liste du SAF compte une trentaine d’avocats, dont seuls les dix premiers sont susceptibles d’être élus. Les avocats qui peuvent être élus sont tantôt des militants confirmés, qui ont déjà une longue carrière syndicale et professionnelle, tantôt des « jeunes » du conseil syndical, qui exercent bien souvent dans des « cabinets SAF ». Être en position éligible sur la liste présentée est le signe d’une reconnaissance syndicale. Dès lors, tous les avocats rencontrés dénoncent et condamnent les militants « utilisant la structure [syndicale] à des fins personnelles »43. Les membres du SAF, au CNB comme dans les conseils de l’ordre, siègent dans les commissions les moins prestigieuses (aide juridictionnelle, droit des étrangers, droit pénal d’urgence, etc.). Le « côté travailleur », « militant laboureur » des avocats du SAF justifie, pour tous les syndicalistes rencontrés, leur investissement dans ces diverses commissions.
35La deuxième scène identifiée renvoie aux interventions publiques des membres du SAF, qui contribuent à la production de leur notoriété au moins locale. Au cours de notre travail d’enquête, l’occasion nous a été donnée, à plusieurs reprises, d’assister à ces activités hors cabinet. En 2002-2003, par exemple, alors que les lois Sarkozy et Perben sont discutées au Parlement, quelques avocats du SAF nantais participent à des soirées-débats visant à les décrypter. Ces soirées font bien souvent l’objet d’un article dans la presse locale. En décembre 2002, trois questions excédant le strict cadre juridique sont posées à Franck Boezec, un avocat nantais bien connu spécialisé en droit pénal et en droit des étrangers : « Pourquoi le projet de loi Sarkozy représente-t-il, selon vous, un danger ; quelles sont les retombées sociales d’une telle loi ; pourquoi dîtes-vous que les chiffres de la délinquance sont faussés ? »44.
36Les interventions publiques de professionnels ont été au cœur, ces dernières années, de nombreuses recherches. Violaine Roussel s’est particulièrement intéressée aux prises de parole d’acteurs américains opposés à la guerre en Irak45. La sociologue constate leur « positionnement dual » : « D’un côté, ils affichent leur opposition aux décisions de l’administration Bush […]. De l’autre, et simultanément, ils revendiquent la protection de leur autonomie professionnelle »46. Ces acteurs cloisonnent, conclut-elle, leurs activités militantes et professionnelles, et s’interdisent le « mélange des genres »47. Seuls les artistes occupant des positions marginales dans leur sphère professionnelle peuvent « se dispenser de cette division des activités et s’afficher en tant qu’“artistes militants” »48. S’ils n’occupent pas de positions clairement marginales au barreau – leur élection au sein de ses instances représentatives en témoigne –, les avocats du Syndicat mélangent pourtant les genres. C’est bien en tant que professionnels du droit (c’est-à-dire détenteurs de compétences juridiques) et membres du SAF (c’est-à-dire comme « avocats de gauche ») qu’ils sont conviés à des débats organisés localement par des associations, qui sont toujours des sources potentielles de clients. Ces interventions dévoilent non seulement l’usage local de la « marque SAF » par ses membres, mais aussi le rôle de ces derniers auprès du public : les avocats du Syndicat participent en quelque sorte à leur « éducation » politico-juridique et à la diffusion de la raison juridique.
37La troisième scène identifiée renvoie à l’investissement des membres du SAF dans un mandat électif. Certains syndicalistes, particulièrement ceux de la deuxième génération, deviennent en effet conseillers municipaux. Entrés au barreau par militantisme politique, ils réinvestissent ainsi, près de trente ans après, le champ politique institutionnel local. Toutefois, aucun n’envisage une carrière politique nationale. C’est bien en qualité d’avocats qu’ils considèrent leur mandat et son exercice. Une avocate de la région parisienne nous explique l’apport de ses compétences juridiques pour une municipalité et, en retour, l’intérêt de son mandat pour son propre exercice professionnel.
Et vous êtes élue locale ?
Moi je suis conseiller municipal de base et puis je suis conseiller communautaire dans la communauté d’agglomérations, j’appartiens à une commission « voirie-propreté », etc., mais toutes des choses qui n’ont rien à voir, mais en même temps c’est vachement intéressant de comprendre comment ça se fait […].
Et être élue… parce qu’être avocat, c’était l’antichambre à une carrière politique.
Ah non, non, moi pas, mais en même temps vraiment je trouve ça intéressant, c’est un apprentissage d’une autre… c’est d’autres approches de problématiques finalement qu’on retrouve dans nos exercices professionnels […].49
38Leur investissement au sein du champ politique local renvoie à la figure de l’avocat de proximité, ou encore du quotidien, un rôle qu’ils revendiquent et endossent volontiers. Dans leur conception politique de la profession, elle représente la transposition d’une figure traditionnelle du barreau, celle de l’avocat dans la cité50.
39Ces micro-déplacements révèlent en fait que les membres du SAF sont engagés dans une même entreprise de valorisation de leur qualité d’avocat militant. À travers ces micro-déplacements, qui témoignent de leur circulation, ils participent à un double processus : d’un côté, ils contribuent à définir un modèle professionnel au sein du barreau, de l’autre, ils clôturent l’espace d’interprétation du concept d’avocat militant (ses engagements, sa pratique professionnelle, ses domaines du droit, etc.).
40Finalement, l’évocation des différentes générations qui ont composé ou qui composent le SAF nous a permis de saisir la conception politique de la profession d’avocat de ses membres et ses évolutions, et ce que recouvrait pour chacune la notion d’engagement et d’avocat militant. Naguère, l’engagement se vivait comme une totalité et les syndicalistes étaient repérés dans l’espace du barreau comme étant des communistes, des socialistes, des « gauchistes ». Aujourd’hui, ils ont acquis des réputations et il peut leur suffire de défendre une cause morale (par exemple « la cause des étrangers ») pour se présenter comme avocat militant. Les membres de ces trois générations se caractérisent notamment par des propriétés sociales et des expériences politiques bien différentes. Pour autant, il serait hâtif de définir l’évolution de leur engagement comme le passage d’un « militantisme total » à un « militantisme moral ». L’étude de ce dernier type de militantisme, aussi appelé « militantisme par conscience », importée en France par Emmanuelle Reynaud51, distingue, « parmi les membres actifs des mouvements sociaux, ceux qui tireraient un profit direct de la satisfaction escomptée des revendications et les membres par conscience […] mettant leur savoir-faire militant et leurs ressources personnelles au service d’une cause qui ne les concerne pas directement »52. D’une part, ce sont bien les propriétés sociales et les expériences politiques plurielles caractérisant les membres de chaque génération qui définissent le sens et les représentations que chacune d’elles investit dans la notion d’avocat militant. D’autre part, et surtout, les membres de la dernière génération sont directement concernés par la cause qu’ils défendent : outre que leur militantisme s’articule à une pratique professionnelle qui relève aussi de l’échange économique53, la cause défendue est bien la cause du droit.
Bibliographie
Israël Liora, À la gauche du droit. Mobilisations politiques du droit et de la justice en France (1968‑1981), Paris, Éditions de l’EHESS, 2020.
Karpik Lucien, Les avocats. Entre l’État, le public et le marché, xiiie‑xxe siècle, Paris, Gallimard, 1995.
Lagroye Jacques, « Les processus de politisation », La politisation, J. Lagroye dir., Paris, Belin, 2003, p. 359‑372.
Le Béguec Gilles, La République des avocats, Paris, Armand Colin, 2003.
Tonneau Jean-Philippe et Willemez Laurent dir., Pour une sociologie historique de la profession d’avocat. Bilan et nouvelles perspectives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, à paraître en 2025.
Vauchez Antoine, « Une élite d’intermédiaires. Genèse d’un capital juridique européen (1950-1970) », Actes de la recherche en sciences sociales, no 166‑167, 2007, p. 54‑65.
Willemez Laurent, « La “République des avocats”. 1848 : le mythe, le modèle et son endossement », La profession politique, xixe‑xxe siècles, M. Offerlé dir., Paris, Belin, 1999, p. 201‑229.
Notes de bas de page
1 Journal de terrain (Observations). Congrès du SAF à Rouen en 2005, samedi soir, soirée de « gala ».
2 Gilles Le Béguec, La République des avocats, Paris, Armand Colin, 2003.
3 Pour une discussion du concept, voir Laurent Willemez, « La “République des avocats”. 1848 : le mythe, le modèle et son endossement », La profession politique, xixe‑xxe siècles, M. Offerlé dir., Paris, Belin, 1999, p. 201‑229.
4 Lucien Karpik, Les avocats. Entre l’État, le public et le marché, xiiie‑xxe siècle, Paris, Gallimard, 1995.
5 Thomas Hilbink, Constructing Cause Lawyering. Professionnalism, Politics and Social Change in 1960s America, thèse de doctorat, Institute for Law and Society, New York University, 2006.
6 Liora Israël, « Usages militants du droit dans l’arène judiciaire : le cause lawyering », Droit et Société, no 49, 2001, p. 793‑824.
7 Liora Israël, À la gauche du droit. Mobilisations politiques du droit et de la justice en France (1968‑1981), Paris, Éditions de l’EHESS, 2020 ; Vanessa Codaccioni, Punir les opposants. PCF et procès politiques, 1947‑1962, Paris, CNRS Éditions, 2013.
8 À l’exception de quelques travaux, Laurent Willemez, « Engagement professionnel et fidélités militantes. Les avocats travaillistes dans la défense judiciaire des salariés », Politix, no 62, 2003, p. 145‑164 ; Jean-Philippe Tonneau, « Pratiques militantes d’un avocat travailliste contre des restructurations d’entreprises. Cinq cas de contestation judiciaire (1990-2000) », Politix, no 118, 2017, p. 77‑102.
9 Antoine Vauchez, « Une élite d’intermédiaires. Genèse d’un capital juridique européen (1950-1970) », Actes de la recherche en sciences sociales, no 166‑167, 2007, p. 65.
10 Ibid., p. 63. Voir aussi Antoine Vauchez, L’Union par le droit. L’invention d’un programme institutionnel pour l’Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 2013.
11 Jacques Lagroye, « Les processus de politisation », La politisation, J. Lagroye dir., Paris, Belin, 2003, p. 362.
12 Ce chapitre est issu de notre thèse, qui mobilise divers matériaux : des archives (du SAF, du PCF, de militants non professionnels du droit) ; des entretiens avec 60 membres du SAF, parfois répétés, soit un total de 80 entretiens ; des observations des manifestations organisées par le SAF pendant quatre ans. Jean-Philippe Tonneau, Le Syndicat des avocats de France (1972‑2012). Contribution à une socio-histoire du militantisme judiciaire, thèse de doctorat, université de Nantes, 2014.
13 Lettre d’Eddy Kenig au Comité central du PCF, 20/01/1972.
14 Lettre du secrétariat du comité du Palais de Justice du PCF à la section d’entreprise du PS du Palais de Justice de Paris, 30/03/1973.
15 Lettre de Claude Michel à un avocat parisien lui annonçant le « redémarrage du syndicat », 10/04/1973.
16 Entretien avec Roland Rappaport, Paris, 12/07/2005.
17 Alain Tinayre (président de l’ANA), « Découvrir l’Amérique ou le syndicalisme au Palais », La Gazette du Palais, 2e semestre, 1972, p. 459‑461.
18 J. Lagroye, « Les processus de politisation », chap. cité, p. 362.
19 Bernard Pudal, « Les communistes », Histoire des gauches en France, vol. 2 : xxe siècle : à l’épreuve de l’histoire, J.-J. Becker et G. Candar dir., Paris, La Découverte, 2004, p. 51‑75.
20 Entretien avec Francis Jacob, Paris, 28/01/2005.
21 Entretiens avec Francis Jacob (Paris, 28/01/2005) et Roland Rappaport (Paris, 12/07/2005).
22 Albert Otto Hirschman, Défection et prise de parole. Théorie et applications, C. Beysseirias trad., Paris, Fayard, 1995.
23 Entretien avec Francis Jacob, Paris, 28/01/2005.
24 Ibid.
25 « Rapport moral du Président au Congrès de 1974 », archives du SAF (1972‑1981).
26 Sur le MAJ, voir Jean-Philippe Tonneau, « L’engagement des avocats d’extrême gauche. L’exemple des membres du Mouvement d’action judiciaire dans les années 1970 », Figures de l’engagement. Formes, objets, trajectoires, J.-P. Higelé et L. Jacquot dir., Nancy, Presses universitaires de Nancy / Éditions universitaires de Lorraine, 2017, p. 41‑62.
27 Entretien avocat, région parisienne, 02/10/2009.
28 Entretien avocat, Sud-Ouest, 30/05/2013.
29 Entretien avocat, Sud-Ouest, 08/07/2008.
30 Entretien avocat, région parisienne, 27/10/2009.
31 Entretien avocate, région parisienne, 06/07/2009.
32 Entretien avocat, Paris, 14/09/2009.
33 Entretien avocate, Paris, 30/03/2009.
34 Jean-Philippe Tonneau, « Être formé et former, l’éducation militante des avocats engagés. L’exemple des membres du Syndicat des Avocats de France », Revue française de pédagogie, no 215, 2022, p. 33‑44.
35 On pourrait analyser ce type d’engagement comme un « militantisme institutionnel », voir le dossier « Militantismes institutionnels » du numéro 70 de la revue Politix (2005).
36 Entretien avocat, Rouen, 10/06/2009.
37 Rémi Lefebvre, « Se conformer à son rôle. Les ressorts de l’intériorisation institutionnelle », Sociologie de l’institution, J. Lagroye et M. Offerlé dir., Paris, Belin, 2011, p. 237.
38 Entretien avocat, Alençon, 28/10/2009.
39 Entretiens, 25/03/2009 et 08/07/2009.
40 Entretien avocate, Bordeaux, 09/07/2008.
41 Entretien avocate, région parisienne, 06/07/2009.
42 Frédéric Sawicki, « Partis politiques et mouvements sociaux : des interdépendances aux interactions et retour », Voix de la rue ou voie des urnes ? Mouvements sociaux et partis politiques, S. Luck et S. Dechézelles dir., Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 37.
43 Entretien avocat, Alençon, 28/10/2009.
44 « Trois questions à Franck Boezec », Presse Océan, 16/12/2002.
45 Violaine Roussel, Art vs war. Les artistes américains contre la guerre en Irak, Paris, Presses de Sciences Po, 2011.
46 Violaine Roussel, « Parler au nom de publics. Sociologie des prétentions à représenter de[s] célébrités américaines dans le contexte de la guerre en Irak », Sociétés contemporaines, no 74, 2009, p. 53.
47 Ibid.
48 Ibid.
49 Entretien avocate, région parisienne, 24/04/2009.
50 L. Karpik, Les avocats, ouvr. cité.
51 Emmanuelle Reynaud, « Le militantisme moral », La sagesse et le désordre. France 1980, H. Mendras dir., Paris, Gallimard, 1980, p. 271‑286.
52 Éric Agrikoliansky, « Carrières militantes et vocation à la morale : les militants de la LDH dans les années 1980 », Revue française de science politique, vol. 51, no 1‑2, 2001, p. 27‑28, note 5.
53 Jean-Philippe Tonneau, « Avocat en droit social : militer et défendre ? L’avocat militant en droit social et ses clients : division du travail et autonomie professionnelle », La nouvelle revue du travail, no 17, 2020.
Auteur
-
Jean-Philippe Tonneau
Université Paris Nanterre IDHE.S (UMR 8533)
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